Histoire Le philosophe péripatéticien grec Théophraste, auteur d'un Traité de l'ivresse au III e siècle av. J.-C., a parlé du vin, et comme le fit le médecin valencien Arnaud de Villeneuve plus tard, concocta toute une série de vins médicinaux : en Grèce antique, « on mêlait anciennement le vin tout autrement que de nos jours ; en effet, on ne versait pas l'eau sur le vin, mais leBalzac Splendeurs et misères des courtisanes Première partie. Comment aiment les filles Une vue du bal de l'Opéra En 1824, au dernier bal de l'Opéra, plusieurs masques furent frappés de la beauté d'un jeune homme qui se promenait dans les corridors et dans le foyer, avec l'allure des gens en quête d'une femme retenue au logis par des circonstances imprévues. Le secret de cette démarche, tour à tour indolente et pressée, n'est connu que des vieilles femmes et de quelques flâneurs émérites. Dans cet immense rendez-vous, la foule observe peu la foule, les intérêts sont passionnés, le Désoeuvrement lui-même est préoccupé. Le jeune dandy était si bien absorbé par son inquiète recherche qu'il ne s'apercevait pas de son succès les exclamations railleusement admiratives de masques, les étonnements sérieux, les mordants lazzis, les plus douces paroles, il ne les entendait pas, il ne les voyait point. Quoique sa beauté le classât parmi ces personnages exceptionnels qui viennent au bal de l'Opéra pour y avoir une aventure, et qui l'attendent comme on attendait un coup heureux à la Roulette quand Frascati vivait, il paraissait bourgeoisement sûr de sa soirée; il devait être le héros d'un de ces mystères à trois personnages qui composent tout le bal masqué de l'Opéra, et connus seulement de ceux qui y jouent leur rôle; car, pour les jeunes femmes qui viennent afin de pouvoir dire J'ai vu; pour les gens de province, pour les jeunes gens inexpérimentés, pour les étrangers, l'Opéra doit être alors le palais de la fatigue et de l'ennui. Pour eux, cette foule noire, lente et pressée, qui va, vient, serpente, tourne, retourne, monte, descend, et qui ne peut être comparée qu'à des fourmis sur leur tas de bois, n'est pas plus compréhensible que la Bourse pour un paysan bas-breton qui ignore l'existence du Grand-Livre. A de rares exceptions près, à Paris, les hommes ne se masquent point un homme en domino paraÃt ridicule. En ceci le génie de la nation éclate. Les gens qui veulent cacher leur bonheur peuvent aller au bal de l'Opéra sans y venir, et les masques absolument forcés d'y entrer en sortent aussitôt. Un spectacle des plus amusants est l'encombrement que produit à la porte, dès l'ouverture du bal, le flot des gens qui s'échappent aux prises avec ceux qui y montent. Donc, les hommes masqués sont des maris jaloux qui viennent espionner leurs femmes, ou des maris en bonne fortune qui ne veulent pas être espionnés par elles, deux situations également moquables. Or, le jeune homme était suivi, sans qu'il le sût, par un masque assassin, gros et court, roulant sur lui-même comme un tonneau. Pour tout habitué de l'Opéra, ce domino trahissait un administrateur, un agent de change, un banquier, un notaire, un bourgeois quelconque en soupçon de son infidèle. En effet, dans la très haute société, personne ne court après d'humiliants témoignages. Déjà plusieurs masques s'étaient montré en riant ce monstrueux personnage, d'autres l'avaient apostrophé, quelques jeunes s'étaient moqués de lui, sa carrure et son maintien annonçaient un dédain marqué pour ces traits sans portée; il allait où le menait le jeune homme, comme va un sanglier poursuivi qui ne se soucie ni des balles qui sifflent à ses oreilles, ni des chiens qui aboient après lui. Quoique au premier abord le plaisir et l'inquiétude aient pris la même livrée, l'illustre robe noire vénitienne, et que tout soit confus au bal de l'Opéra, les différents cercles dont se compose la société parisienne se retrouvent, se reconnaissent et s'observent. Il y a des notions si précises pour quelques initiés, que ce grimoire d'intérêts est lisible comme un roman qui serait amusant. Pour les habitués, cet homme ne pouvait donc pas être en bonne fortune, il eût infailliblement porté quelque marque convenue, rouge, blanche ou verte, qui signale les bonheurs apprêtés de longue main. S'agissait-il d'une vengeance? En voyant le masque suivant de si près un homme en bonne fortune, quelques désoeuvrés revenaient au beau visage sur lequel le plaisir avait mis sa divine auréole. Le jeune homme intéressait plus il allait, plus il réveillait de curiosités. Tout en lui signalait d'ailleurs les habitudes d'une vie élégante. Suivant une loi fatale de notre époque, il existe peu de différence, soit physique, soit morale, entre le plus distingué, le mieux élevé des fils d'un duc et pair, et ce charmant garçon que naguère la misère étreignait de ses mains de fer au milieu de Paris. La beauté, la jeunesse pouvaient masquer chez lui de profonds abÃmes, comme chez beaucoup de jeunes gens qui veulent jouer un rôle à Paris sans posséder le capital nécessaire à leurs prétentions, et qui chaque jour risquent le tout pour le tout en sacrifiant au dieu le plus courtisé dans cette cité royale, le Hasard. Néanmoins, sa mise, ses manières étaient irréprochables, il foulait le parquet classique du foyer en habitué de l'Opéra. Qui n'a pas remarqué que là , comme dans toutes les zones de Paris, il est une façon d'être qui révèle ce que vous êtes, ce que vous faites, d'où vous venez, et ce que vous voulez? - Le beau jeune homme! ici l'on peut se retourner pour le voir, dit un masque en qui les habitués du bal reconnaissaient une femme comme il faut. - Vous ne vous le rappelez pas? lui répondit l'homme qui lui donnait le bras, madame du Châtelet vous l'a cependant présenté... - Quoi! c'est ce fils d'apothicaire de qui elle s'était amourachée, qui s'est fait journaliste, l'amant de mademoiselle Coralie? - Je le croyais tombé trop bas pour jamais pouvoir se remonter, et je ne comprends pas comment il peut reparaÃtre dans le monde de Paris, dit le comte Sixte du Châtelet. - Il a un air de prince, dit le masque, et ce n'est pas cette actrice avec laquelle il vivait qui le lui aura donné; ma cousine, qui l'avait deviné, n'a pas su le débarbouiller; je voudrais bien connaÃtre la maÃtresse de ce Sargines, dites-moi quelque chose de sa vie qui puisse me permettre de l'intriguer. Ce couple qui suivait ce jeune homme en chuchotant fut alors particulièrement observé par le masque aux épaules carrées. - Cher monsieur Chardon, dit le préfet de la Charente en prenant le dandy par le bras, laissez-moi vous présenter une personne qui veut renouer connaissance avec vous... - Cher comte Châtelet, répondit le jeune homme, cette personne m'a appris combien était ridicule le nom que vous me donnez. Une Ordonnance du Roi m'a rendu celui de mes ancêtres maternels, les Rubempré. Quoique les journaux aient annoncé ce fait, il concerne un si pauvre personnage que je ne rougis point de le rappeler à mes amis, à mes ennemis et aux indifférents vous vous classerez où vous voudrez, mais je suis certain que vous ne désapprouverez point une mesure qui me fut conseillée par votre femme quand elle n'était encore que madame de Bargeton. Cette jolie épigramme, qui fit sourire la marquise, fit éprouver un tressaillement nerveux au préfet de la Charente. - Vous lui direz, ajouta Lucien, que maintenant je porte de gueules, au taureau furieux d'argent, dans le pré de sinople. - Furieux d'argent, répéta Châtelet. - Madame la marquise vous expliquera, si vous ne le savez pas, pourquoi ce vieil écusson est quelque chose de mieux que la clef de chambellan et les abeilles d'or de l'Empire qui se trouvent dans le vôtre, au grand désespoir de madame Châtelet, née Nègrepelisse d'Espard..., dit vivement Lucien. - Puisque vous m'avez reconnue, je ne puis plus vous intriguer, et ne saurais vous exprimer à quel point vous m'intriguez, lui dit à voix basse la marquise d'Espard tout étonnée de l'impertinence et de l'aplomb acquis par l'homme qu'elle avait jadis méprisé. - Permettez-moi donc, madame, de conserver la seule chance que j'aie d'occuper votre pensée en restant dans cette pénombre mystérieuse, dit-il avec le sourire d'un homme qui ne veut pas compromettre un bonheur sûr. La marquise ne put réprimer un petit mouvement sec en se sentant, suivant une expression anglaise, coupée par la précision de Lucien. - Je vous fais mon compliment sur votre changement de position, dit le comte du Châtelet à Lucien. - Et je le reçois comme vous me l'adressez, répliqua Lucien en saluant la marquise avec une grâce infinie. - Le fat! dit à voix basse le comte à madame d'Espard, il a fini par conquérir ses ancêtres. - Chez les jeunes gens, la fatuité, quand elle tombe sur nous, annonce presque toujours un bonheur très haut situé; car, entre vous autres, elle annonce la mauvaise fortune. Aussi voudrais-je connaÃtre celle de nos amies qui a pris ce bel oiseau sous sa protection; peut-être aurais-je alors la possibilité de m'amuser ce soir. Mon billet anonyme est sans doute une méchanceté préparée par quelque rivale, car il y est question de ce jeune homme; son impertinence lui aura été dictée espionnez-le. Je vais prendre le bras du duc de Navarreins, vous saurez bien me retrouver. Au moment où madame d'Espard allait aborder son parent, le masque mystérieux se plaça entre elle et le duc pour lui dire à l'oreille "Lucien vous aime, il est l'auteur du billet; votre préfet est son plus grand ennemi, pouvait-il s'expliquer devant lui?" L'inconnu s'éloigna, laissant madame d'Espard en proie à une double surprise. La marquise ne savait personne au monde capable de jouer le rôle de ce masque, elle craignait un piège, alla s'asseoir et se cacha. Le comte Sixte du Châtelet, à qui Lucien avait retranché son du ambitieux avec une affectation qui sentait une vengeance longtemps rêvée, suivit à distance ce merveilleux dandy, et rencontra bientôt un jeune homme auquel il crut pouvoir parler à coeur ouvert. - Eh! bien, Rastignac, avez-vous vu Lucien? Il a fait peau neuve. - Si j'étais aussi joli garçon que lui, je serais encore plus riche que lui, répondit le jeune élégant d'un ton léger mais fin qui exprimait une raillerie attique. - Non, lui dit à l'oreille le gros masque en lui rendant mille railleries pour une par la manière dont il accentua le monosyllabe. Rastignac, qui n'était pas homme à dévorer une insulte, resta comme frappé de la foudre, et se laissa mener dans l'embrasure d'une fenêtre par une main de fer, qu'il lui fut impossible de secouer. - Jeune coq sorti du poulailler de maman Vauquer, vous à qui le coeur a failli pour saisir les millions du papa Taillefer quand le plus fort de l'ouvrage était fait, sachez, pour votre sûreté personnelle, que si vous ne vous comportez pas avec Lucien comme avec un frère que vous aimeriez, vous êtes dans nos mains sans que nous soyons dans les vôtres. Silence et dévouement, ou j'entre dans votre jeu pour y renverser vos quilles. Lucien de Rubempré est protégé par le plus grand pouvoir d'aujourd'hui, l'Eglise. Choisissez entre la vie ou la mort. Votre réponse? Rastignac eut le vertige comme un homme endormi dans une forêt, et qui se réveille à côté d'une lionne affamée. Il eut peur, mais sans témoins les hommes les plus courageux s'abandonnent alors à la peur. - Il n'y a que lui pour savoir... et pour oser..., se dit-il à lui-même. Le masque lui serra la main pour l'empêcher de finir sa phrase "Agissez comme si c'était lui", dit-il. Autres masques Rastignac se conduisit alors comme un millionnaire sur la grande route, en se voyant mis en joue par un brigand il capitula. - Mon cher comte, dit-il à Châtelet vers lequel il revint, si vous tenez à votre position, traitez Lucien de Rubempré comme un homme que vous trouverez un jour placé beaucoup plus haut que vous ne l'êtes. Le masque laissa échapper un imperceptible geste de satisfaction, et se remit sur la trace de Lucien. - Mon cher, vous avez bien rapidement changé d'opinion sur son compte, répondit le préfet justement étonné. - Aussi rapidement que ceux qui sont au Centre et qui votent avec la Droite, répondit Rastignac à ce préfet-député dont la voix manquait depuis peu de jours au Ministère. - Est-ce qu'il y a des opinions, aujourd'hui, il n'y a plus que des intérêts, répliqua des Lupeaulx qui les écoutait. De quoi s'agit-il? - Du sieur de Rubempré, que Rastignac veut me donner pour un personnage, dit le député au Secrétaire-Général. - Mon cher comte, lui répondit des Lupeaulx d'un air grave, monsieur de Rubempré est un jeune homme du plus grand mérite, et si bien appuyé que je me croirais très heureux de pouvoir renouer connaissance avec lui. - Le voilà qui va tomber dans le guêpier des roués de l'époque, dit Rastignac. Les trois interlocuteurs se tournèrent vers un coin où se tenaient quelques beaux esprits, des hommes plus ou moins célèbres, et plusieurs élégants. Ces messieurs mettaient en commun leurs observations, leurs bons mots et leurs médisances, en essayant de s'amuser ou en attendant quelque amusement. Dans cette troupe si bizarrement composée se trouvaient des gens avec qui Lucien avait eu des relations mêlées de procédés ostensiblement bons et de mauvais services cachés. - Eh! bien, Lucien, mon enfant, mon cher amour, nous voilà rempaillé, rafistolé. D'où venons-nous? Nous avons donc remonté sur notre bête à l'aide des cadeaux expédiés du boudoir de Florine. Bravo, mon gars! lui dit Blondet en quittant le bras de Finot pour prendre familièrement Lucien par la taille et le serrer contre son coeur. Andoche Finot était le propriétaire d'une Revue où Lucien avait travaillé presque gratis, et que Blondet enrichissait par sa collaboration, par la sagesse de ses conseils et la profondeur de ses vues. Finot et Blondet personnifiaient Bertrand et Raton, à cette différence près que le chat de La Fontaine finit par s'apercevoir de sa duperie, et que, tout en se sachant dupé, Blondet servait toujours Finot. Ce brillant condottière de plume devait, en effet, être pendant longtemps esclave. Finot cachait une volonté brutale sous des dehors lourds, sous les pavots d'une bêtise impertinente, frottée d'esprit comme le pain d'un manoeuvre est frotté d'ail. Il savait engranger ce qu'il glanait, les idées et les écus, à travers les champs de la vie dissipée que mènent les gens de lettres et les gens d'affaires politiques. Blondet, pour son malheur, avait mis sa force à la solde de ses vices et de sa paresse. Toujours surpris par le besoin, il appartenait au pauvre clan des gens éminents qui peuvent tout pour la fortune d'autrui sans rien pouvoir pour la leur, des Aladins qui se laissent emprunter leur lampe. Ces admirables conseillers ont l'esprit perspicace et juste quand il n'est pas tiraillé par l'intérêt personnel. Chez eux, c'est la tête et non le bras qui agit. De là le décousu de leurs moeurs, et de là le blâme dont les accablent les esprits inférieurs. Blondet partageait sa bourse avec le camarade qu'il avait blessé la veille; il dÃnait, trinquait, couchait avec celui qu'il égorgerait le lendemain. Ses amusants paradoxes justifiaient tout. En acceptant le monde entier comme une plaisanterie, il ne voulait pas être pris au sérieux. Jeune, aimé, presque célèbre, heureux, il ne s'occupait pas, comme Finot, d'acquérir la fortune nécessaire à l'homme âgé. Le courage le plus difficile est peut-être celui dont avait besoin Lucien en ce moment pour couper Blondet comme il venait de couper madame d'Espard et Châtelet. Malheureusement, chez lui, les jouissances de la vanité gênaient l'exercice de l'orgueil, qui certes est le principe de beaucoup de grandes choses. Sa vanité avait triomphé dans sa précédente rencontre il s'était montré riche, heureux et dédaigneux avec deux personnes qui jadis l'avaient dédaigné pauvre et misérable; mais un poète pouvait-il, comme un diplomate vieilli, rompre en visière à deux soi-disant amis qui l'avaient accueilli dans sa misère, chez lesquels il avait couché durant les jours de détresse? Finot, Blondet et lui s'étaient avilis de compagnie, ils avaient roulé dans des orgies qui ne dévoraient pas que l'argent de leurs créanciers. Comme ces soldats qui ne savent pas placer leur courage, Lucien fit alors ce que font bien des gens de Paris, il compromit de nouveau son caractère en acceptant une poignée de main de Finot, en ne se refusant pas à la caresse de Blondet. Quiconque a trempé dans le journalisme, ou y trempe encore, est dans la nécessité cruelle de saluer les hommes qu'il méprise, de sourire à son meilleur ennemi, de pactiser avec les plus fétides bassesses, de se salir les doigts en voulant payer ses agresseurs avec leur monnaie. On s'habitue à voir faire le mal, à le laisser passer; on commence par l'approuver, on finit par le commettre. A la longue, l'âme, sans cesse maculée par de honteuses et continuelles transactions, s'amoindrit, le ressort des pensées nobles se rouille, les gonds de la banalité s'usent et tournent d'eux-mêmes. Les Alcestes deviennent des Philintes, les caractères se détrempent, les talents s'abâtardissent, la foi dans les belles oeuvres s'envole. Tel qui voulait s'enorgueillir de ses pages se dépense en de tristes articles que sa conscience lui signale tôt ou tard comme autant de mauvaises actions. On était venu, comme Lousteau, comme Vernou, pour être un grand écrivain, on se trouve un impuissant folliculaire. Aussi ne saurait-on trop honorer les gens chez qui le caractère est à la hauteur du talent, les d'Arthez qui savent marcher d'un pied sûr à travers les écueils de la vie littéraire. Lucien ne sut rien répondre au patelinage de Blondet, dont l'esprit exerçait d'ailleurs sur lui d'irrésistibles séductions, qui conservait l'ascendant du corrupteur sur l'élève, et qui d'ailleurs était bien posé dans le monde par sa liaison avec la comtesse de Montcornet. - Avez-vous hérité d'un oncle? lui dit Finot d'un air railleur. - J'ai mis, comme vous, les sots en coupes réglées, lui répondit Lucien sur le même ton. - Monsieur aurait une Revue, un journal quelconque? reprit Andoche Finot avec la suffisance impertinente que déploie l'exploitant envers son exploité. - J'ai mieux, répliqua Lucien dont la vanité blessée par la supériorité qu'affectait le rédacteur en chef lui rendit l'esprit de sa nouvelle position. - Et, qu'avez-vous, mon cher?... - J'ai un Parti. - Il y a le parti Lucien? dit en souriant Vernou. - Finot, te voilà distancé par ce garçon-là , je te l'ai prédit. Lucien a du talent, tu ne l'as pas ménagé, tu l'as roué. Repens-toi, gros butor, reprit Blondet. Fin comme le musc, Blondet vit plus d'un secret dans l'accent, dans le geste, dans l'air de Lucien; tout en l'adoucissant, il sut donc resserrer par ces paroles la gourmette de la bride. Il voulait connaÃtre les raisons du retour de Lucien à Paris, ses projets, ses moyens d'existence. - A genoux devant une supériorité que tu n'auras jamais, quoique tu sois Finot! reprit-il. Admets monsieur, et sur-le-champ, au nombre des hommes forts à qui l'avenir appartient, il est des nôtres! Spirituel et beau, ne doit-il pas arriver par tes quibuscumque viis? Le voilà dans sa bonne armure de Milan, avec sa puissante dague à moitié tirée, et son pennon arboré! Tudieu! Lucien, où donc as-tu volé ce joli gilet? Il n'y a que l'amour pour savoir trouver de pareilles étoffes. Avons-nous un domicile? Dans ce moment j'ai besoin de savoir les adresses de mes amis, je ne sais où coucher. Finot m'a mis à la porte pour ce soir, sous le vulgaire prétexte d'une bonne fortune. - Mon cher, répondit Lucien, j'ai mis en pratique un axiome avec lequel on est sûr de vivre tranquille Fuge, late, tace. Je vous laisse. - Mais je ne te laisse pas que tu ne t'acquittes envers moi d'une dette sacrée, ce petit souper, hein? dit Blondet qui donnait un peu trop dans la bonne chère et qui se faisait traiter quand il se trouvait sans argent. - Quel souper? reprit Lucien en laissant échapper un geste d'impatience. - Tu ne t'en souviens pas? Voilà où je reconnais la prospérité d'un ami il n'a plus de mémoire. - Il sait ce qu'il nous doit, je suis garant de son coeur, reprit Finot en saisissant la plaisanterie de Blondet. - Rastignac, dit Blondet en prenant le jeune élégant par le bras au moment où il arrivait en haut du foyer, et auprès de la colonne où se tenaient les soi-disant amis, il s'agit d'un souper vous serez des nôtres... A moins que monsieur, reprit-il sérieusement en montrant Lucien, ne persiste à nier une dette d'honneur; il le peut. - Monsieur de Rubempré, je le garantis, en est incapable, dit Rastignac qui pensait à tout autre chose qu'à une mystification. - Voilà Bixiou, s'écria Biondet, il en sera rien de complet sans lui. Sans lui, le vin de Champagne m'empâte la langue, et je trouve tout fade, même le piment des épigrammes. - Mes amis, dit Bixiou, je vois que vous êtes réunis autour de la merveille du jour. Notre cher Lucien recommence les Métamorphoses d'Ovide. De même que les dieux se changeaient en de singuliers légumes et autres, pour séduire des femmes, il a changé le Chardon en gentilhomme pour séduire, quoi? Charles X! Mon petit Lucien, dit-il en le prenant par un bouton de son habit, un journaliste qui passe grand seigneur mérite un joli charivari. A leur place, dit l'impitoyable railleur en montrant Finot et Vernou, je t'entamerais dans leur petit journal; tu leur rapporterais une centaine de francs, dix colonnes de bons mots. - Bixiou, dit Blondet, un Amphitryon nous est sacré vingt-quatre heures auparavant et douze heures après la fête notre illustre ami nous donne à souper. - Comment! comment! reprit Bixiou; mais quoi de plus nécessaire que de sauver un grand nom de l'oubli, que de doter l'indigente aristocratie d'un homme de talent? Lucien, tu as l'estime de la Presse, de laquelle tu étais le plus bel ornement, et nous te soutiendrons. Finot, un entrefilet aux premiers-Paris! Blondet, une tartine insidieuse à la quatrième page de ton journal! Annonçons l'apparition du plus beau livre de l'époque, l'Archer de Charles IX! Supplions Dauriat de nous donner bientôt les Marguerites, ces divins sonnets du Pétrarque français! Portons notre ami sur le pavois de papier timbré qui fait et défait les réputations! - Si tu veux à souper, dit Lucien à Blondet pour se défaire de cette troupe qui menaçait de se grossir, il me semble que tu n'avais pas besoin d'employer l'hyperbole et la parabole avec un ancien ami, comme si c'était un niais. A demain soir, chez Lointier, dit-il vivement en voyant venir une femme vers laquelle il s'élança. - Oh! oh! oh! dit Bixiou sur trois tons et d'un air railleur en paraissant reconnaÃtre le masque au-devant duquel allait Lucien, ceci mérite confirmation. La Torpille Et il suivit le joli couple, le devança, l'examina d'un oeil perspicace, et revint à la grande satisfaction de tous ces envieux intéressés à savoir d'où provenait le changement de fortune de Lucien. - Mes amis, vous connaissez de longue main la bonne fortune du sire de Rubempré, leur dit Bixiou, c'est l'ancien rat de des Lupeaulx. L'une des perversités maintenant oubliées, mais en usage au commencement de ce siècle, était le luxe des rats. Un rat, mot déjà vieilli, s'appliquait à un enfant de dix à onze ans, comparse à quelque théâtre, surtout à l'Opéra, que les débauchés formaient pour le vice et l'infamie. Un rat était une espèce de page infernal, un gamin femelle à qui se pardonnaient les bons tours. Le rat pouvait tout prendre; il fallait s'en défier comme d'un animal dangereux, il introduisait dans la vie un élément de gaieté, comme jadis les Scapin, les Sganarelle et les Frontin dans l'ancienne comédie. Un rat était trop cher il ne rapportait ni honneur, ni profit, ni plaisir; la mode des rats passa si bien, qu'aujourd'hui peu de personnes savaient ce détail intime de la vie élégante avant la Restauration, jusqu'au moment où quelques écrivains se sont emparés du rat comme d'un sujet neuf. - Comment, Lucien, après avoir eu Coralie tuée sous lui, nous ravirait la Torpille? dit Blondet. En entendant ce nom, le masque aux formes athlétiques laissa échapper un mouvement qui, bien que concentré, fut surpris par Rastignac. - Ce n'est pas possible! répondit Finot, la Torpille n'a pas un liard à donner, elle a emprunté, m'a dit Nathan, mille francs à Florine. - Oh! messieurs, messieurs!... dit Rastignac en essayant de défendre Lucien contre de si odieuses imputations. - Eh! bien, s'écria Vernou, l'ancien entretenu de Coralie est-il donc si bégueule?... - Oh! ces mille francs-là , dit Bixiou, me prouvent que notre ami Lucien vit avec la Torpille. - Quelle perte irréparable fait l'élite de la littérature, de la science, de l'art et de la politique! dit Blondet. La Torpille est la seule fille de joie en qui s'est rencontrée l'étoffe d'une belle courtisane; l'instruction ne l'avait pas gâtée, elle ne sait ni lire ni écrire elle nous aurait compris. Nous aurions doté notre époque d'une de ces magnifiques figures aspasiennes sans lesquelles il n'y a pas de grand siècle. Voyez comme la Dubarry va bien au dix-huitième siècle, Ninon de Lenclos au dix-septième, Marion de Lorme au seizième, Impéria au quinzième, Flora à la république romaine, qu'elle fit son héritière, et qui put payer la dette publique avec cette succession! Que serait Horace sans Lydie, Tibulle sans Délie, Catulle sans Lesbie, Properce sans Cynthie, Démétrius sans Lamie, qui fait aujourd'hui sa gloire? - Blondet, parlant de Démétrius dans le foyer de l'Opéra, me semble un peu trop Débats, dit Bixiou à l'oreille de son voisin. - Et sans toutes ces reines, que serait l'empire des Césars? disait toujours Blondet. Laïs, Rhodope sont la Grèce et l'Egypte. Toutes sont d'ailleurs la poésie des siècles où elles ont vécu. Cette poésie, qui manque à Napoléon, car la veuve de sa grande armée est une plaisanterie de caserne, n'a pas manqué à la Révolution, qui a eu madame Tallien! Maintenant, en France où c'est à qui trônera, certes, il y a un trône vacant! A nous tous, nous pouvions faire une reine. Moi, j'aurais donné une tante à la Torpille, car sa mère est trop authentiquement morte au champ du déshonneur; du Tillet lui aurait payé un hôtel, Lousteau une voiture, Rastignac des laquais, des Lupeaulx un cuisinier, Finot des chapeaux Finot ne put réprimer un mouvement en recevant cette épigramme à bout portant, Vernou lui aurait fait des réclames, Bixiou lui aurait fait ses mots! L'aristocratie serait venue s'amuser chez notre Ninon, où nous aurions appelé les artistes sous peine d'articles mortifères. Ninon IIe aurait été magnifique d'impertinence, écrasante de luxe. Elle aurait eu des opinions. On aurait lu chez elle quelque chef-d'oeuvre dramatique défendu qu'on aurait au besoin fait faire exprès. Elle n'aurait pas été libérale, une courtisane est essentiellement monarchique. Ah! quelle perte! elle devait embrasser tout son siècle, elle aime avec un petit jeune homme! Lucien en fera quelque chien de chasse! - Aucune des puissances femelles que tu nommes n'a barboté dans la rue, dit Finot, et ce joli rat a roulé dans la fange. - Comme la graine d'un lis dans son terreau, reprit Vernou, elle s'y est embellie, elle y a fleuri. De là vient sa supériorité. Ne faut-il pas avoir tout connu pour créer le rire et la joie qui tiennent à tout? - Il a raison, dit Lousteau qui jusqu'alors avait observé sans parler, la Torpille sait rire et faire rire. Cette science des grands auteurs et des grands acteurs appartient à ceux qui ont pénétré toutes les profondeurs sociales. A dix-huit ans, cette fille a déjà connu la plus haute opulence, la plus basse misère, les hommes à tous les étages. Elle tient comme une baguette magique avec laquelle elle déchaÃne les appétits brutaux si violemment comprimés chez les hommes qui ont encore du coeur en s'occupant de politique ou de science, de littérature ou d'art. Il n'y a pas de femme dans Paris qui puisse dire comme elle à l'Animal "Sors!..." Et l'Animal quitte sa loge, et il se roule dans les excès; elle vous met à table jusqu'au menton, elle vous aide à boire, à fumer. Enfin cette femme est le sel chanté par Rabelais et qui, jeté sur la matière, l'anime et l'élève jusqu'aux merveilleuses régions de l'Art sa robe déploie des magnificences inouïes, ses doigts laissent tomber à temps leurs pierreries, comme sa bouche les sourires; elle donne à toute chose l'esprit de la circonstance; son jargon pétille de traits piquants; elle a le secret des onomatopées les mieux colorées et les plus colorantes; elle... - Tu perds cent sous de feuilleton, dit Bixiou en interrompant Lousteau, la Torpille est infiniment mieux que tout cela vous avez tous été plus ou moins ses amants, nul de vous ne peut dire qu'elle a été sa maÃtresse; elle peut toujours vous avoir, vous ne l'aurez jamais. Vous forcez sa porte, vous avez un service à lui demander... - Oh! elle est plus généreuse qu'un chef de brigands qui fait bien ses affaires, et plus dévouée que le meilleur camarade de collège, dit Blondet on peut lui confier sa bourse et son secret. Mais ce qui me la faisait élire pour reine, c'est son indifférence bourbonienne pour le favori tombé. - Elle est comme sa mère, beaucoup trop chère, dit des Lupeaulx. La belle Hollandaise aurait avalé les revenus de l'archevêque de Tolède, elle a mangé deux notaires... - Et nourri Maxime de Trailles quand il était page, dit Bixiou. - La Torpille est trop chère, comme RaphaÃl, comme Carême, comme Taglioni, comme Lawrence, comme Boule, comme tous les artistes de génie étaient trop chers..., dit Blondet. - Jamais Esther n'a eu cette apparence de femme comme il faut, dit alors Rastignac en montrant le masque à qui Lucien donnait le bras. Je parie pour madame de Sérisy. - Il n'y a pas de doute, reprit du Châtelet, et la fortune de monsieur de Rubempré s'explique. - Ah! l'Eglise sait choisir ses lévites, quel joli secrétaire d'ambassade il fera! dit des Lupeaulx. - D'autant plus, reprit Rastignac, que Lucien est un homme de talent. Ces messieurs en ont eu plus d'une preuve, ajouta-t-il en regardant Blondet, Finot et Lousteau. - Oui, le gars est taillé pour aller loin, dit Lousteau qui crevait de jalousie, d'autant plus qu'il a ce que nous nommons de l'indépendance dans les idées... - C'est toi qui l'as formé, dit Vernou - Eh! bien, répliqua Bixiou en regardant des Lupeaulx, j'en appelle aux souvenirs de monsieur le secrétaire-général et maÃtre des requêtes; ce masque est la Torpille, je gage un souper... - Je tiens le pari, dit Châtelet intéressé à savoir la vérité. - Allons, des Lupeaulx, dit Finot, voyez à reconnaÃtre les oreilles de votre ancien rat. - Il n'y a pas besoin de commettre un crime de lèse-masque, reprit Bixiou, la Torpille et Lucien vont revenir jusqu'à nous en remontant le foyer, je m'engage alors à vous prouver que c'est elle. - Il est donc revenu sur l'eau, notre ami Lucien, dit Nathan qui se joignit au groupe, je le croyais retourné dans l'Angoumois pour le reste de ses jours. A-t-il découvert quelque secret contre les Anglais? - Il a fait ce que tu ne feras pas de sitôt, répondit Rastignac, il a tout payé. Le gros masque hocha la tête en signe d'assentiment. - En se rangeant à son âge, un homme se dérange bien, il n'a plus d'audace, il devient rentier, reprit Nathan. - Oh! celui-là sera toujours grand seigneur, et il aura toujours en lui une hauteur d'idées qui le mettra au-dessus de bien des hommes soi-disant supérieurs, répondit Rastignac. En ce moment, journalistes, dandies, oisifs, tous examinaient, comme des maquignons examinent un cheval à vendre, le délicieux objet de leur pari. Ces juges vieillis dans la connaissance des dépravations parisiennes, tous d'un esprit supérieur et chacun à des titres différents, également corrompus, également corrupteurs, tous voués à des ambitions effrénées, habitués à tout supposer, à tout deviner, avaient les yeux ardemment fixés sur une femme masquée, une femme qui ne pouvait être déchiffrée que par eux. Eux et quelques habitués du bal de l'Opéra savaient seuls reconnaÃtre, sous le long linceul du domino noir, sous le capuchon, sous le collet tombant qui rendent les femmes méconnaissables, la rondeur des formes, les particularités du maintien et de la démarche, le mouvement de la taille, le port de la tête, les choses les moins saisissables aux yeux vulgaires et les plus faciles à voir pour eux. Malgré cette enveloppe informe, ils purent donc reconnaÃtre le plus émouvant des spectacles, celui que présente à l'oeil une femme animée par un véritable amour. Que ce fût la Torpille, la duchesse de Maufrigneuse ou madame de Sérisy, le dernier ou le premier échelon de l'échelle sociale, cette créature était une admirable création, l'éclair des rêves heureux. Ces vieux jeunes gens, aussi bien que ces jeunes vieillards, éprouvèrent une sensation si vive qu'ils envièrent à Lucien le privilège sublime de cette métamorphose de la femme en déesse. Le masque était là comme s'il eût été seul avec Lucien, il n'y avait plus pour cette femme dix mille personnes, une atmosphère lourde et pleine de poussière; non; elle était sous la voûte céleste des Amours, comme les madones de RaphaÃl sont sous leur ovale filet d'or. Elle ne sentait point les coudoiements, la flamme de son regard partait par les deux trous du masque et se ralliait aux yeux de Lucien, enfin le frémissement de son corps semblait avoir pour principe le mouvement même de son ami. D'où vient cette flamme qui rayonne autour d'une femme amoureuse et qui la signale entre toutes? d'où vient cette légèreté de sylphide qui semble changer les lois de la pesanteur? Est-ce l'âme qui s'échappe? Le bonheur a-t-il des vertus physiques? L'ingénuité d'une vierge, les grâces de l'enfance se trahissaient sous le domino. Quoique séparés et marchant, ces deux êtres ressemblaient à ces groupes de Flore et Zéphire savamment enlacés par les plus habiles statuaires; mais c'était plus que de la sculpture, le plus grand des arts, Lucien et son joli domino rappelaient ces anges occupés de fleurs ou d'oiseaux, et que le pinceau de Gian-Bellini a mis sous les images de la Virginité-mère; Lucien et cette femme appartenaient à la Fantaisie, qui est au-dessus de l'Art comme la cause est au-dessus de l'effet. Quand cette femme, qui oubliait tout, fut à un pas du groupe, Bixiou cria "Esther?" L'infortunée tourna vivement la tête comme une personne qui s'entend appeler, reconnut le malicieux personnage, et baissa la tête comme un agonisant qui a rendu le dernier soupir. Un rire strident partit, et le groupe fondit au milieu de la foule comme une troupe de mulots effrayés, qui du bord d'un chemin rentrent dans leurs trous. Rastignac seul ne s'en alla pas plus loin qu'il ne le devait pour ne pas avoir l'air de fuir les regards étincelants de Lucien, il put admirer deux douleurs également profondes quoique voilées d'abord la pauvre Torpille abattue comme par un coup de foudre, puis le masque incompréhensible, le seul du groupe qui fût resté. Esther dit un mot à l'oreille de Lucien au moment où ses genoux fléchirent, et Lucien disparut avec elle en la soutenant. Rastignac suivit du regard ce joli couple, en demeurant abÃmé dans ses réflexions. - D'où lui vient ce nom de Torpille? lui dit une voix sombre qui l'atteignit aux entrailles, car elle n'était plus déguisée. - C'est bien lui qui s'est encore échappé..., dit Rastignac à part. - Tais-toi ou je t'égorge, répondit le masque en prenant une autre voix. Je suis content de toi, tu as tenu ta parole, aussi as-tu plus d'un bras à ton service. Sois désormais muet comme la tombe; et avant de te taire, réponds à ma demande. - Eh! bien, cette fille est si attrayante qu'elle aurait engourdi l'empereur Napoléon, et qu'elle engourdirait quelqu'un de plus difficile à séduire toi! répondit Rastignac en s'éloignant. - Un instant, dit le masque. Je vais te montrer que tu dois ne m'avoir jamais vu nulle part. L'homme se démasqua, Rastignac hésita pendant un moment ne trouvant rien du hideux personnage qu'il avait jadis connu dans la Maison Vauquer. - Le diable vous a permis de tout changer en vous, moins vos yeux qu'on ne saurait oublier, lui dit-il. La main de fer lui serra le bras pour lui recommander un silence éternel. A trois heures du matin, des Lupeaulx et Finot trouvèrent l'élégant Rastignac à la même place, appuyé sur la colonne où l'avait laissé le terrible masque. Rastignac s'était confessé à lui-même il avait été le prêtre et le pénitent, le juge et l'accusé. Il se laissa emmener à déjeuner, et revint chez lui parfaitement gris, mais taciturne. Un paysage parisien La rue de Langlade, de même que les rues adjacentes, sépare le Palais-Royal et la rue de Rivoli. Cette partie d'un des plus brillants quartiers de Paris conservera longtemps la souillure qu'y ont laissée les monticules produits par les immondices du vieux Paris, et sur lesquels il y eut autrefois des moulins. Ces rues étroites, sombres et boueuses, où s'exercent des industries peu soigneuses de leurs dehors, prennent à la nuit une physionomie mystérieuse et pleine de contrastes. En venant des endroits lumineux de la rue Saint-Honoré, de la rue Neuve-des-Petits-Champs et de la rue de Richelieu, où se presse une foule incessante, où reluisent les chefs-d'oeuvre de l'Industrie, de la Mode et des Arts, tout homme à qui le Paris du soir est inconnu serait saisi d'une terreur triste en tombant dans le lacis de petites rues qui cercle cette lueur reflétée jusque sur le ciel. Une ombre épaisse succède à des torrents de gaz. De loin en loin, un pâle réverbère jette sa lueur incertaine et fumeuse qui n'éclaire plus certaines impasses noires. Les passants vont vite et sont rares. Les boutiques sont fermées, celles qui sont ouvertes ont un mauvais caractère c'est un cabaret malpropre et sans lumière, une boutique de lingère qui vend de l'eau de Cologne. Un froid malsain pose sur vos épaules son manteau moite. Il passe peu de voitures. Il y a des coins sinistres, parmi lesquels se distingue la rue de Langlade, le débouché du passage Saint-Guillaume et quelques tournants de rues. Le Conseil municipal n'a pu rien faire encore pour laver cette grande léproserie, car la prostitution a depuis longtemps établi là son quartier général. Peut-être est-ce un bonheur pour le monde parisien que de laisser à ces ruelles leur aspect ordurier. En y passant pendant la journée, on ne peut se figurer ce que toutes ces rues deviennent à la nuit; elles sont sillonnées par des êtres bizarres qui ne sont d'aucun monde; des formes à demi nues et blanches meublent les murs, l'ombre est animée. Il se coule entre la muraille et le passant des toilettes qui marchent et qui parlent. Certaines portes entrebâillées se mettent à rire aux éclats. Il tombe dans l'oreille de ces paroles que Rabelais prétend s'être gelées et qui fondent. Des ritournelles sortent d'entre les pavés. Le bruit n'est pas vague, il signifie quelque chose quand il est rauque, c'est une voix; mais s'il ressemble à un chant, il n'a plus rien d'humain, il approche du sifflement. Il part souvent des coups de sifflet. Enfin les talons de botte ont je ne sais quoi de provoquant et de moqueur. Cet ensemble de choses donne le vertige. Les conditions atmosphériques y sont changées on y a chaud en hiver et froid en été. Mais, quelque temps qu'il fasse, cette nature étrange offre toujours le même spectacle le monde fantastique d'Hoffmann le Berlinois est là . Le caissier le plus mathématique n'y trouve rien de réel après avoir repassé les détroits qui mènent aux rues honnêtes où il y a des passants, des boutiques et des quinquets. Plus dédaigneuse ou plus honteuse que les reines et que les rois du temps passé, qui n'ont pas craint de s'occuper des courtisanes, l'administration ou la politique moderne n'ose plus envisager en face cette plaie des capitales. Certes, les mesures doivent changer avec les temps, et celles qui tiennent aux individus et à leur liberté sont délicates; mais peut-être devrait-on se montrer large et hardi sur les combinaisons purement matérielles, comme l'air, la lumière, les locaux. Le moraliste, l'artiste et le sage administrateur regretteront les anciennes Galeries de Bois du Palais-Royal où se parquaient ces brebis qui viendront toujours où vont les promeneurs; et ne vaut-il pas mieux que les promeneurs aillent où elles sont? Qu'est-il arrivé? Aujourd'hui les parties les plus brillantes des boulevards, cette promenade enchantée, sont interdites le soir à la famille. La Police n'a pas su profiter des ressources offertes, sous ce rapport, par quelques Passages, pour sauver la voie publique. La fille brisée par un mot au bal de l'Opéra demeurait, depuis un mois ou deux, rue de Langlade, dans une maison d'ignoble apparence. Accolée au mur d'une immense maison, cette construction, mal plâtrée, sans profondeur et d'une hauteur prodigieuse, tire son jour de la rue et ressemble assez à un bâton de perroquet. Un appartement de deux pièces s'y trouve à chaque étage. Cette maison est desservie par un escalier mince, plaqué contre la muraille et singulièrement éclairé par des châssis qui dessinent extérieurement la rampe, et où chaque palier est indiqué par un plomb, l'une des plus horribles particularités de Paris. La boutique et l'entresol appartenaient alors à un ferblantier, le propriétaire demeure au premier, les quatre autres étages étaient occupés par des grisettes très décentes qui obtenaient du propriétaire et de la portière une considération et des complaisances nécessitées par la difficulté de louer une maison si singulièrement bâtie et située. La destination de ce quartier s'explique par l'existence d'une assez grande quantité de maisons semblables à celle-ci, dont ne veut pas le Commerce, et qui ne peuvent être exploitées que par des industries désavouées, précaires ou sans dignité. Intérieur aussi connu des uns qu'inconnu des autres A trois heures après-midi, la portière, qui avait vu mademoiselle Esther ramenée mourante par un jeune homme à deux heures du matin, venait de tenir conseil avec la grisette logée à l'étage supérieur, laquelle, avant de monter en voiture pour se rendre à quelque partie de plaisir, lui avait témoigné son inquiétude sur Esther elle ne l'avait pas entendue remuer. Esther dormait sans doute encore, mais ce sommeil semblait suspect. Seule dans sa loge, la portière regrettait de ne pouvoir aller s'enquérir de ce qui se passait au quatrième étage, où se trouvait le logement de mademoiselle Esther. Au moment où elle se décidait à confier au fils du ferblantier la garde de sa loge, espèce de niche pratiquée dans un enfoncement de mur, à l'entresol, un fiacre s'arrêta. Un homme enveloppé dans un manteau de la tête aux pieds, avec une évidente intention de cacher son costume ou sa qualité, en sortit et demanda mademoiselle Esther. La portière fut alors entièrement rassurée, le silence et la tranquillité de la recluse lui semblèrent parfaitement expliqués. Lorsque le visiteur monta les degrés au-dessus de la loge, la portière remarqua les boucles d'argent qui décoraient ses souliers, elle crut avoir aperçu la frange noire d'une ceinture de soutane; elle descendit et questionna le cocher, qui répondit sans parler, et la portière comprit encore. Le prêtre frappa, ne reçut aucune réponse, entendit de légers soupirs, et força la porte d'un coup d'épaule, avec une vigueur que lui donnait sans doute la charité, mais qui chez tout autre aurait paru être de l'habitude. Il se précipita dans la seconde pièce, et vit, devant une sainte Vierge en plâtre colorié, la pauvre Esther agenouillée, ou mieux, tombée sur elle-même, les mains jointes. La grisette expirait. Un réchaud de charbon consumé disait l'histoire de cette terrible matinée. Le capuchon et le mantelet du domino se trouvaient à terre. Le lit n'était pas défait. La pauvre créature, atteinte au coeur d'une blessure mortelle, avait tout disposé sans doute à son retour de l'Opéra. Une mèche de chandelle, figée dans la mare que contenait la bobèche du chandelier, apprenait combien Esther avait été absorbée par ses dernières réflexions. Un mouchoir trempé de larmes prouvait la sincérité de ce désespoir de Madeleine, dont la pose classique était celle de la courtisane irréligieuse. Ce repentir absolu fit sourire le prêtre. Inhabile à mourir, Esther avait laissé sa porte ouverte sans calculer que l'air des deux pièces voulait une plus grande quantité de charbon pour devenir irrespirable; la vapeur l'avait seulement étourdie; l'air frais venu de l'escalier la rendit par degrés au sentiment de ses maux. Le prêtre demeura debout, perdu dans une sombre méditation, sans être touché de la divine beauté de cette fille, examinant ses premiers mouvements comme si c'eût été quelque animal. Ses yeux allaient de ce corps affaissé à des objets indifférents avec une apparente indifférence. Il regarda le mobilier de cette chambre, dont le carreau rouge, frotté, froid, était mal caché par un méchant tapis qui montrait la corde. Une couchette en bois peint, d'un vieux modèle, enveloppée de rideaux en calicot jaune à rosaces rouges; un seul fauteuil et deux chaises également en bois peint, et couvertes du même calicot qui avait aussi fourni les draperies de la fenêtre; un papier à fond gris moucheté de fleurs, mais noirci par le temps et gras; une table à ouvrage en acajou; la cheminée encombrée d'ustensiles de cuisine de la plus vile espèce, deux falourdes entamées, un chambranle en pierre sur lequel étaient çà et là quelques verroteries mêlées à des bijoux, à des ciseaux; une pelote salie, des gants blancs et parfumés, un délicieux chapeau jeté sur le pot à l'eau, un châle de Ternaux qui bouchait la fenêtre, une robe élégante pendue à un clou, un petit canapé, sec, sans coussins; d'ignobles socques cassés et des souliers mignons, des brodequins à faire envie à une reine, des assiettes de porcelaine commune ébréchées où se voyaient les restes du dernier repas, et encombrées de couverts en maillechort, l'argenterie du pauvre à Paris; un corbillon plein de pommes de terre et du linge à blanchir, puis par-dessus un frais bonnet de gaze; une mauvaise armoire à glace ouverte et déserte, sur les tablettes de laquelle se voyaient des reconnaissances du Mont-de-Piété tel était l'ensemble de choses lugubres et joyeuses, misérables et riches, qui frappait le regard. Ces vestiges de luxe dans ces tessons, ce ménage si bien approprié à la vie bohémienne de cette fille abattue dans ses linges défaits comme un cheval mort dans son harnais, sous son brancard cassé, empêtré dans ses guides, ce spectacle étrange faisait-il penser le prêtre? Se disait-il qu'au moins cette créature égarée devait être désintéressée pour accoupler une telle pauvreté avec l'amour d'un jeune homme riche? Attribuait-il le désordre du mobilier au désordre de la vie? Eprouvait-il de la pitié, de l'effroi? Sa charité s'émouvait-elle? Qui l'eût vu, les bras croisés, le front soucieux, les lèvres crispées, l'oeil âpre, l'aurait cru préoccupé de sentiments sombres, haineux, de réflexions qui se contrariaient, de projets sinistres. Il était, certes, insensible aux jolies rondeurs d'un sein presque écrasé sous le poids du buste fléchi et aux formes délicieuses de la Vénus accroupie qui paraissaient sous le noir de la jupe, tant la mourante était rigoureusement ramassée sous elle-même; l'abandon de cette tête, qui vue par derrière, offrait au regard la nuque blanche, molle et flexible, les belles épaules d'une nature hardiment développée, ne l'émouvait point; il ne relevait pas Esther, il ne semblait pas entendre les aspirations déchirantes par lesquelles se trahissait le retour à la vie il fallut un sanglot terrible et le regard effrayant que lui lança cette fille pour qu'il daignât la relever et la porter sur le lit avec une facilité qui révélait une force prodigieuse. - Lucien! dit-elle en murmurant. - L'amour revient, la femme n'est pas loin, dit le prêtre avec une sorte d'amertume. La victime des dépravations parisiennes aperçut alors le Costume de son libérateur, et dit, avec le sourire de l'enfant quand il met la main sur une chose enviée "Je ne mourrai donc pas sans m'être réconciliée avec le ciel!" - Vous pourrez expier vos fautes, dit le prêtre en lui mouillant le front avec de l'eau et lui faisant respirer une burette de vinaigre qu'il trouva dans un coin. - Je sens que la vie, au lieu de m'abandonner, afflue en moi, dit-elle après avoir reçu les soins du prêtre et en lui exprimant sa gratitude par des gestes pleins de naturel. Cette attrayante pantomime, que les Grâces auraient déployée pour séduire, justifiait parfaitement le surnom de cette étrange fille. - Vous sentez-vous mieux? demanda l'ecclésiastique en lui donnant à boire un verre d'eau sucrée. Cet homme semblait être au fait de ces singuliers ménages, il en connaissait tout. Il était là comme chez lui. Ce privilège d'être partout chez soi n'appartient qu'aux rois, aux filles et aux voleurs. La confession d'un rat - Quand vous serez tout à fait bien, reprit ce singulier prêtre après une pause, vous me direz les raisons qui vous ont portée à commettre votre dernier crime, ce suicide commencé. - Mon histoire est bien simple, mon père, répondit-elle. Il y a trois mois, je vivais dans le désordre où je suis née. J'étais la dernière des créatures et la plus infâme, maintenant je suis seulement la plus malheureuse de toutes. Permettez-moi de ne rien vous raconter de ma pauvre mère, morte assassinée... - Par un capitaine, dans une maison suspecte, dit le prêtre en interrompant sa pénitente... Je connais votre origine, et sais que si une personne de votre sexe peut jamais être excusée de mener une vie honteuse, c'est vous à qui les bons exemples ont manqué. - Hélas! je n'ai pas été baptisée, et n'ai reçu les enseignements d'aucune religion. - Tout est donc encore réparable, reprit le prêtre, pourvu que votre foi, votre repentir soient sincères et sans arrière-pensée. - Lucien et Dieu remplissent mon coeur, dit-elle avec une touchante ingénuité. - Vous auriez pu dire Dieu et Lucien, répliqua le prêtre en souriant. Vous me rappelez l'objet de ma visite. N'omettez rien de ce qui concerne ce jeune homme. - Vous venez pour lui? demanda-t-elle avec une expression amoureuse qui eût attendri tout autre prêtre. Oh! il s'est douté du coup. - Non, répondit-il, ce n'est pas de votre mort, mais de votre vie que l'on s'inquiète. Allons, expliquez-moi vos relations. - En un mot, dit-elle. La pauvre fille tremblait au ton brusque de l'ecclésiastique, mais en femme que la brutalité ne surprenait plus depuis longtemps. - Lucien est Lucien, reprit-elle, le plus beau jeune homme, et le meilleur des êtres vivants; mais si vous le connaissez, mon amour doit vous sembler bien naturel. Je l'ai rencontré par hasard, il y a trois mois, à la Porte-Saint-Martin où j'étais allée un jour de sortie; car nous avions un jour par semaine dans la maison de madame Meynardie où j'étais. Le lendemain, vous comprenez bien que je me suis affranchie sans permission. L'amour était entré dans mon coeur, et m'avait si bien changée qu'en revenant du théâtre, je ne me reconnaissais plus moi-même je me faisais horreur. Jamais Lucien n'a pu rien savoir. Au lieu de lui dire où j'étais, je lui ai donné l'adresse de ce logement où demeurait alors une de mes amies qui a eu la complaisance de me le céder. Je vous jure ma parole sacrée... - Il ne faut point jurer. - Est-ce donc jurer que de donner sa parole sacrée! Eh! bien, depuis ce jour j'ai travaillé dans cette chambre, comme une perdue, à faire des chemises à vingt-huit sous de façon, afin de vivre d'un travail honnête. Pendant un mois, je n'ai mangé que des pommes de terre, pour rester sage et digne de Lucien, qui m'aime et me respecte comme la plus vertueuse des vertueuses. J'ai fait ma déclaration en forme à la Police, pour reprendre mes droits et je suis soumise à deux ans de surveillance. Eux, qui sont si faciles pour vous inscrire sur les registres d'infamie, deviennent d'une excessive difficulté pour vous en rayer. Tout ce que je demandais au ciel était de protéger ma résolution. J'aurai dix-neuf ans au mois d'avril à cet âge il y a de la ressource. Il me semble, à moi, que je ne suis née qu'il y a trois mois... Je priais le bon Dieu tous les matins, et lui demandais de permettre que jamais Lucien ne connût ma vie antérieure. J'ai acheté cette Vierge que vous voyez; je la priais à ma manière, vu que je ne sais point de prières; je ne sais ni lire, ni écrire, je ne suis jamais entrée dans une église, je n'ai jamais vu le bon Dieu qu'aux processions, par curiosité. - Que dites-vous donc à la Vierge? - Je lui parle comme je parle à Lucien, avec ces élans d'âme qui le font pleurer. - Ah! il pleure? - De joie, dit-elle vivement. Pauvre chat! nous nous entendons si bien que nous avons une même âme! Il est si gentil si caressant, si doux de coeur, d'esprit et de manières...! Il dit qu'il est poète, moi je dis qu'il est Dieu... Pardon! mais, vous autres prêtres, vous ne savez pas ce que c'est que l'amour. Il n'y a d'ailleurs que nous qui connaissions assez les hommes pour apprécier un Lucien. Un Lucien, voyez-vous, est aussi rare qu'une femme sans péché; quand on le rencontre, on ne peut plus aimer que lui voilà . Mais à un pareil être, il faut sa pareille. Je voulais donc être digne d'être aimée par mon Lucien. De là , est venu mon malheur. Hier, à l'Opéra, j'ai été reconnue par des jeunes gens qui n'ont pas plus de coeur qu'il n'y a de pitié chez les tigres; encore m'entendrai-je avec un tigre! Le voile d'innocence que j'avais est tombé; leurs rires m'ont fendu la tête et le coeur. Ne croyez pas m'avoir sauvée, je mourrai de chagrin. - Votre voile d'innocence?... dit le prêtre, vous avez donc traité Lucien avec la dernière rigueur? - Oh! mon père, comment vous, qui le connaissez, me faites-vous une semblable question! répondit-elle en lui jetant un sourire superbe. On ne résiste pas à un Dieu. - Ne blasphémez pas, dit l'ecclésiastique d'une voix douce. Personne ne peut ressembler à Dieu; l'exagération va mal au véritable amour, vous n'aviez pas pour votre idole un amour pur et vrai. Si vous aviez éprouvé le changement que vous vous vantez d'avoir subi, vous eussiez acquis les vertus qui sont l'apanage de l'adolescence, vous auriez connu les délices de la chasteté, les délicatesses de la pudeur, ces deux gloires de la jeune fille. Vous n'aimez pas. Esther fit un geste d'effroi que vit le prêtre, et qui n'ébranla point l'impassibilité de ce confesseur. - Oui, vous l'aimez pour vous et non pour lui, pour les plaisirs temporels qui vous charment, et non pour l'amour en lui-même; si vous vous en êtes emparée ainsi, vous n'aviez pas ce tremblement sacré qu'inspire un être sur qui Dieu a mis le cachet des plus adorables perfections avez-vous songé que vous le dégradiez par votre impureté passée, que vous alliez corrompre un enfant par ces épouvantables délices qui vous ont mérité votre surnom, glorieux d'infamie? Vous avez été inconséquente avec vous-même et avec votre passion d'un jour... - D'un jour! répéta-t-elle en levant les yeux. - De quel nom appeler un amour qui n'est pas éternel, qui ne nous unit pas, jusque dans l'avenir du chrétien, avec celui que nous aimons? - Ah! je veux être catholique, cria-t-elle d'un ton sourd et violent qui lui eût obtenu sa grâce de Notre Sauveur. - Est-ce une fille qui n'a reçu ni le baptême de l'Eglise ni celui de la science, qui ne sait ni lire, ni écrire, ni prier, qui ne peut faire un pas sans que les pavés ne se lèvent pour l'accuser, remarquable seulement par le fugitif privilège d'une beauté que la maladie enlèvera demain peut-être; est-ce cette créature avilie, dégradée, et qui connaissait sa dégradation... ignorante et moins aimante, vous eussiez été plus excusable..., est-ce la proie future du suicide et de l'enfer, qui pouvait être la femme de Lucien de Rubempré? Chaque phrase était un coup de poignard qui entrait à fond de coeur. A chaque phrase, les sanglots croissants, les larmes abondantes de la fille au désespoir attestaient la force avec laquelle la lumière entrait à la fois dans son intelligence pure comme celle d'un sauvage, dans son âme enfin réveillée, dans sa nature sur laquelle la dépravation avait mis une couche de glace boueuse, qui fondait alors au soleil de la foi. - Pourquoi ne suis-je pas morte! était la seule idée qu'elle exprimait au milieu des torrents d'idées qui ruisselaient dans sa cervelle en la ravageant. - Ma fille, dit le terrible juge, il est un amour qui ne s'avoue point devant les hommes, et dont les confidences sont reçues avec des sourires de bonheur par les anges. - Lequel? - L'amour sans espoir quand il inspire la vie, quand il y met le principe des dévouements, quand il ennoblit tous les actes par la pensée d'arriver à une perfection idéale. Oui, les anges approuvent cet amour, il mène à la connaissance de Dieu. Se perfectionner sans cesse pour se rendre digne de celui qu'on aime, lui faire mille sacrifices secrets, l'adorer de loin, donner son sang goutte à goutte, lui immoler son amour-propre, ne plus avoir ni orgueil ni colère avec lui, lui dérober jusqu'à la connaissance des jalousies atroces qu'il échauffe au coeur, lui donner tout ce qu'il souhaite, fût-ce à notre détriment, aimer ce qu'il aime, avoir toujours le visage tourné vers lui pour le suivre sans qu'il le sache; cet amour, la religion vous l'eût pardonné, il n'offensait ni les lois humaines ni les lois divines, et conduisait dans une autre voie que celle de vos sales voluptés. En entendant cet horrible arrêt exprimé par un mot et quel mot? et de quel accent fut-il accompagné? Esther fut en proie à une défiance assez légitime. Ce mot fut comme un coup de tonnerre qui trahit un orage près de fondre. Elle regarda ce prêtre, et il lui prit le saisissement d'entrailles qui tord le plus courageux en face d'un danger imminent et soudain. Aucun regard n'aurait pu lire ce qui se passait alors en cet homme; mais pour les plus hardis il y aurait eu plus à frémir qu'à espérer à l'aspect de ses yeux, jadis clairs et jaunes comme ceux des tigres, et sur lesquels les austérités et les privations avaient mis un voile semblable à celui qui se trouve sur les horizons au milieu de la canicule la terre est chaude et lumineuse, mais le brouillard la rend indistincte, vaporeuse, elle est presque invisible. Une gravité toute espagnole, des plis profonds que les mille cicatrices d'une horrible petite vérole rendaient hideux et semblables à des ornières déchirées, sillonnaient sa figure olivâtre et cuite par le soleil. La dureté de cette physionomie ressortait d'autant mieux qu'elle était encadrée par la sèche perruque du prêtre qui ne se soucie plus de sa personne, une perruque pelée et d'un noir rouge à la lumière. Son buste d'athlète, ses mains de vieux soldat, sa carrure, ses fortes épaules appartenaient à ces caryatides que les architectes du Moyen Age ont employées dans quelques palais italiens, et que rappellent imparfaitement celles de la façade du théâtre de la Porte Saint-Martin. Les personnes les moins clairvoyantes eussent pensé que les passions les plus chaudes ou des accidents peu communs avaient jeté cet homme dans le sein de l'Eglise; certes, les plus étonnants coups de foudre avaient pu seuls le changer, si toutefois une pareille nature était susceptible de changement. Ce que c'est que les filles Les femmes qui ont mené la vie alors si violemment répudiée par Esther arrivent à une indifférence absolue sur les formes extérieures de l'homme. Elles ressemblent au critique littéraire d'aujourd'hui, qui, sous quelques rapports, peut leur être comparé, et qui arrive à une profonde insouciance des formules d'art il a tant lu d'ouvrages, il en voit tant passer, il s'est tant accoutumé aux pages écrites, il a subi tant de dénouements, il a vu tant de drames, il a tant fait d'articles sans dire ce qu'il pensait, en trahissant si souvent la cause de l'art en faveur de ses amitiés et de ses inimitiés, qu'il arrive au dégoût de toute chose et continue néanmoins à juger. Il faut un miracle pour que cet écrivain produise une oeuvre, de même que l'amour pur et noble exige un autre miracle pour éclore dans le coeur d'une courtisane. Le ton et les manières de ce prêtre, qui semblait échappé d'une toile de Zurbaran, parurent si hostiles à cette pauvre fille, à qui la forme importait peu, qu'elle se crut moins l'objet d'une sollicitude que le sujet nécessaire d'un plan. Sans pouvoir distinguer entre le patelinage de l'intérêt personnel et l'onction de la charité, car il faut bien être sur ses gardes pour reconnaÃtre la fausse monnaie que donne un ami, elle se sentit comme entre les griffes d'un oiseau monstrueux et féroce qui tombait sur elle après avoir plané longtemps et, dans son effroi, elle dit ces paroles d'une voix alarmée "je croyais les prêtres chargés de nous consoler, et vous m'assassinez!" A ce cri de l'innocence, l'ecclésiastique laissa échapper un geste, et fit une pause; il se recueillit avant de répondre. Pendant cet instant, ces deux personnages si singulièrement réunis s'examinèrent à la dérobée. Le prêtre comprit la fille, sans que la fille pût comprendre le prêtre. Il renonça sans doute à quelque dessein qui menaçait la pauvre Esther, et revint à ses idées premières. - Nous sommes les médecins des âmes, dit-il d'une voix douce, et nous savons quels remèdes conviennent à leurs maladies. - Il faut pardonner beaucoup à la misère, dit Esther. Elle crut s'être trompée, se coula à bas de son lit, se prosterna aux pieds de cet homme, baisa sa soutane avec une profonde humilité, et releva vers lui des yeux baignés de larmes. - Je croyais avoir beaucoup fait, dit-elle. - Ecoutez, mon enfant? votre fatale réputation a plongé dans le deuil la famille de Lucien; on craint, et avec quelque justesse, que vous ne l'entraÃniez dans la dissipation, dans un monde de folies... - C'est vrai, c'est moi qui l'avais amené au bal pour l'intriguer. - Vous êtes assez belle pour qu'il veuille triompher en vous aux yeux du monde, vous montrer avec orgueil et faire de vous comme un cheval de parade. S'il ne dépensait que son argent!... mais il dépensera son temps, sa force; il perdra le goût des belles destinées qu'on veut lui faire. Au lieu d'être un jour ambassadeur, riche, admiré, glorieux, il aura été, comme tant de ces gens débauchés qui ont noyé leurs talents dans la boue de Paris, l'amant d'une femme impure. Quant à vous, vous auriez repris plus tard votre première vie, après être un moment montée dans une sphère élégante, car vous n'avez point en vous cette force que donne une bonne éducation pour résister au vice et penser à l'avenir. Vous n'auriez pas mieux rompu avec vos compagnes que vous n'avez rompu avec les gens qui vous ont fait honte à l'Opéra, ce matin. Les vrais amis de Lucien, alarmés de l'amour que vous lui inspirez, ont suivi ses pas, ont tout appris. Pleins d'épouvante, ils m'ont envoyé vers vous pour sonder vos dispositions et décider de votre sort; mais s'ils sont assez puissants pour débarrasser la voie de ce jeune homme d'une pierre d'achoppement, ils sont miséricordieux. Sachez-le, ma fille une personne aimée de Lucien a des droits à leur respect, comme un vrai chrétien adore la fange où, par hasard, rayonne la lumière divine. Je suis venu pour être l'organe de la pensée bienfaisante; mais si je vous eusse trouvée entièrement perverse, et armée d'effronterie, d'astuce, corrompue jusqu'à la moelle, sourde à la voix du repentir, je vous eusse abandonnée à leur colère. Cette libération civile et politique, si difficile à obtenir, que la Police a raison de tant retarder dans l'intérêt de la Société même, et que je vous ai entendu souhaiter avec l'ardeur des vrais repentirs, la voici, dit le prêtre en tirant de sa ceinture un papier de forme administrative. On vous a vue hier, cette lettre d'avis est datée d'aujourd'hui vous voyez combien sont puissants les gens que Lucien intéresse. A la vue de ce papier, les tremblements convulsifs que cause un bonheur inespéré agitèrent si ingénument Esther, qu'elle eut sur les lèvres un sourire fixe qui ressemblait à celui des insensés. Le prêtre s'arrêta, regarda cette enfant pour voir si, privée de l'horrible force que les gens corrompus tirent de leur corruption même, et revenue à sa frêle et délicate nature primitive, elle résisterait à tant d'impressions. Courtisane trompeuse, Esther eût joué la comédie; mais, redevenue innocente et vraie, elle pouvait mourir, comme un aveugle opéré peut reperdre la vue en se trouvant frappé par un jour trop vif. Cet homme vit donc en ce moment la nature humaine à fond, mais il resta dans un calme terrible par sa fixité c'était une Alpe froide, blanche et voisine du ciel, inaltérable et sourcilleuse, aux flancs de granit, et cependant bienfaisante. Les filles sont des êtres essentiellement mobiles, qui passent sans raison de la défiance la plus hébétée à une confiance absolue. Elles sont, sous ce rapport, au-dessous de l'animal. Extrêmes en tout, dans leurs joies, dans leurs désespoirs, dans leur religion, dans leur irréligion; presque toutes deviendraient folles si la mortalité qui leur est particulière ne les décimait, et si d'heureux hasards n'élevaient quelques-unes d'entre elles au-dessus de la fange où elles vivent. Pour pénétrer jusqu'au fond des misères de cette horrible vie, il faudrait avoir vu jusqu'où la créature peut aller dans la folie sans y rester, en admirant la violente extase de la Torpille aux genoux de ce prêtre. La pauvre fille regardait le papier libérateur avec une expression que Dante a oubliée, et qui surpassait les inventions de son Enfer. Mais la réaction vint avec les larmes. Esther se releva, jeta ses bras autour du cou de cet homme, pencha la tête sur son sein, y versa des pleurs, baisa la rude étoffe qui couvrait ce coeur d'acier, et sembla vouloir y pénétrer. Elle saisit cet homme, lui couvrit les mains de baisers; elle employa, mais dans une sainte effusion de reconnaissance, les chatteries de ses caresses, lui prodigua les noms les plus doux, lui dit, au travers de ses phrases sucrées, mille et mille fois "Donnez-le-moi!" avec autant d'intonations différentes; elle l'enveloppa de ses tendresses, le couvrit de ses regards avec une rapidité qui le saisit sans défense; enfin, elle finit par engourdir sa colère. Le prêtre connut comment cette fille avait mérité son surnom; il comprit combien il était difficile de résister à cette charmante créature, il devina tout à coup l'amour de Lucien et ce qui devait avoir séduit le poète. Une passion semblable cache, entre mille attraits, un hameçon lancéolé qui pique surtout l'âme élevée des artistes. Ces passions, inexplicables pour la foule, sont parfaitement expliquées par cette soif du beau idéal qui distingue les êtres créateurs. N'est-ce pas ressembler un peu aux anges chargés de ramener les coupables à des sentiments meilleurs, n'est-ce pas créer que de purifier un pareil être? Quel allèchement que de mettre d'accord la beauté morale et la beauté physique! Quelle jouissance d'orgueil, si l'on réussit Quelle belle tâche que celle qui n'a d'autre instrument que l'amour! Ces alliances, illustrées d'ailleurs par l'exemple d'Aristote, de Socrate, de Platon, d'Alcibiade, de Céthégus, de Pornpée et si monstrueuses aux yeux du vulgaire, sont fondées sur le sentiment qui a porté Louis XIV à bâtir Versailles, qui jette les hommes dans toutes les entreprises ruineuses convertir les miasmes d'un marais en un monceau de parfums entouré d'eaux vives; mettre un lac sur une colline, comme fit le prince de Conti à Nointel, ou les vues de la Suisse à Cassan, comme le fermier-général Bergeret Enfin c'est l'Art qui fait irruption dans la Morale. Le prêtre, honteux d'avoir cédé à cette tendresse, repoussa vivement Esther, qui s'assit honteuse aussi, car il lui dit "Vous êtes toujours courtisane." Et il remit froidement la lettre dans sa ceinture. Comme un enfant qui n'a qu'un désir en tête, Esther ne cessa de regarder l'endroit de la ceinture où était le papier. Le rat devient une madeleine - Mon enfant, reprit le prêtre après une pause, votre mère était juive, et vous n'avez pas été baptisée, mais vous n'avez pas non plus été menée à la synagogue vous êtes dans les limbes religieuses où sont les petits enfants... - Les petits enfants! répéta-t-elle d'une voix attendrie. - ...Comme vous êtes, dans les cartons de la Police, un chiffre en dehors des êtres sociaux, dit en continuant le prêtre impassible. Si l'amour, vu par une échappée, vous a fait croire, il y a trois mois, que vous naissiez, vous devez sentir que depuis ce jour vous êtes vraiment en enfance. Il faut donc vous conduire comme si vous étiez une enfant; vous devez changer entièrement, et je me charge de vous rendre méconnaissable. D'abord, vous oublierez Lucien. La pauvre fille eut le coeur brisé par cette parole; elle leva les yeux sur le prêtre et fit un signe de négation; elle fut incapable de parler, en retrouvant encore le bourreau dans le sauveur. - Vous renoncerez à le voir, du moins, reprit-il. Je vous conduirai dans une maison religieuse où les jeunes filles des meilleures familles reçoivent leur éducation; vous y deviendrez catholique, vous y serez instruite dans la pratique des exercices chrétiens, vous y apprendrez la religion; vous pourrez en sortir une jeune fille accomplie, chaste, pure, bien élevée, si... Cet homme leva le doigt et fit une pause. - Si, reprit-il, vous vous sentez la force de laisser ici la Torpille. - Ah! cria la pauvre enfant pour qui chaque parole avait été comme la note d'une musique au son de laquelle les portes du paradis se fussent lentement ouvertes, ah! s'il était possible de verser ici tout mon sang et d'en prendre un nouveau!... - Ecoutez-moi. Elle se tut. - Votre avenir dépend de la puissance de votre oubli. Songez à l'étendue de vos obligations une parole, un geste qui décèlerait la Torpille tue la femme de Lucien; un mot dit en rêve, une pensée involontaire, un regard immodeste, un mouvement d'impatience, un souvenir de dérèglement, une omission, un signe de tête qui révélerait ce que vous savez ou qui a été su pour votre malheur... - Allez, allez, mon père, dit la fille avec une exaltation de sainte, marcher avec des souliers de fer rouge et sourire, vivre vêtue d'un corset armé de pointes et conserver la grâce d'une danseuse, manger du pain saupoudré de cendre, boire de l'absinthe, tout sera doux, facile! Elle retomba sur ses genoux, elle baisa les souliers du prêtre, elle y fondit en larmes et les mouilla, elle étreignit les jambes et s'y colla, murmurant des mots insensés au travers des pleurs que lui causait la joie. Ses beaux et admirables cheveux blonds ruisselèrent et firent comme un tapis sous les pieds de ce messager céleste, qu'elle trouva sombre et dur quand, en se relevant, elle le regarda. - En quoi vous ai-je offensé? dit elle tout effrayée. J'ai entendu parler d'une femme comme moi qui avait lavé de parfums les pieds de Jésus-Christ. Hélas! la vertu m'a faite si pauvre que je n'ai plus que mes larmes à vous offrir. - Ne m'avez-vous pas entendu? répondit-il d'une voix cruelle. Je vous dis qu'il faut pouvoir sortir de la maison où je vous conduirai, si bien changée au physique et au moral, que nul de ceux ou de celles qui vous ont connue ne puisse vous crier "Esther!" et vous faire retourner la tête. Hier, l'amour ne vous avait pas donné la force de si bien enterrer la fille de joie qu'elle ne reparût jamais, elle reparaÃt encore dans une adoration qui ne va qu'à Dieu. - Ne vous a-t-il pas envoyé vers moi? Dit-elle. - Si, durant votre éducation, vous étiez aperçue de Lucien, tout serait perdu, reprit-il, songez-y bien. - Qui le consolera? dit-elle. - De quoi le consoliez vous? demanda le prêtre d'une voix où, pour la première fois de cette scène, il y eut un tremblement nerveux. - Je ne sais pas, il est souvent venu triste. - Triste? reprit le prêtre; il vous a dit pourquoi? - Jamais, répondit-elle. - Il était triste d'aimer une fille comme vous, s'écria-t-il. - Hélas! il devait l'être, reprit-elle avec une humilité profonde, je suis la créature la plus méprisable de mon sexe, et je ne pouvais trouver grâce à ses yeux que par la force de mon amour. - Cet amour doit vous donner le courage de m'obéir aveuglément. Si je vous conduisais immédiatement dans la maison où se fera votre éducation, ici tout le monde dirait à Lucien que vous vous êtes en allée, aujourd'hui dimanche, avec un prêtre; il pourrait être sur votre voie. Dans huit jours, la portière, ne me voyant pas revenir, m'aura pris pour ce que je ne suis pas. Donc, un soir, comme d'aujourd'hui en huit, à sept heures, vous sortirez furtivement et vous monterez dans un fiacre qui vous attendra en bas de la rue des Frondeurs. Pendant ces huit jours évitez Lucien; trouvez des prétextes, faites-lui défendre la porte, et, quand il viendra, montez chez une amie; je saurai si vous l'avez revu, et, dans ce cas, tout est fini, je ne reviendrai même pas. Ces huit jours vous sont nécessaires pour vous faire un trousseau décent et pour quitter votre mine de prostituée, dit-il en déposant une bourse sur la cheminée. Il y a dans votre air, dans vos vêtements, ce je ne sais quoi si bien connu des Parisiens qui leur dit ce que vous êtes. N'avez-vous jamais rencontré par les rues, sur les boulevards, une modeste et vertueuse jeune personne marchant en compagnie de sa mère? - Oh! oui, pour mon malheur. La vue d'une mère et de sa fille est un de nos plus grands supplices, elle réveille des remords cachés dans les replis de nos coeurs et qui nous dévorent!... Je ne sais que trop ce qui me manque. - Eh! bien, vous savez comment vous devez être dimanche prochain, dit le prêtre en se levant. - Oh! dit-elle, apprenez-moi une vraie prière avant de partir, afin que je puisse prier Dieu. C'était une chose touchante que de voir ce prêtre faisant répéter à cette fille l'Ave Maria et le Pater noster en français. - C'est bien beau! dit Esther quand elle eut une fois répété sans faute ces deux magnifiques et populaires expressions de la foi catholique. - Comment vous nommez-vous? demanda-t-elle au prêtre quand il lui dit adieu. - Carlos Herrera, je suis Espagnol et banni de mon pays. Esther lui prit la main et la baisa. Ce n'était plus une courtisane, mais un ange qui se relevait d'une chute. Un portrait que Titien eut voulu peindre Dans une maison célèbre par l'éducation aristocratique et religieuse qui s'y donne, au commencement du mois de mars de cette année, un lundi matin, les pensionnaires aperçurent leur jolie troupe augmentée d'une nouvelle venue dont la beauté triompha sans contestation, non seulement de ses compagnes, mais des beautés particulières qui se trouvaient parfaites chez chacune d'elles. En France, il est extrêmement rare pour ne pas dire impossible, de rencontrer les trente fameuses perfections décrites en vers persans sculptés, dit-on, dans le sérail, et qui sont nécessaires à une femme pour être entièrement belle. En France, s'il y a peu d'ensemble, il y a de ravissants détails. Quant à l'ensemble imposant que la statuaire cherche à rendre, et qu'elle a rendu dans quelques compositions rares, comme la Diane et la Callipyge, il est le privilège de la Grèce et de l'Asie-Mineure. Esther venait de ce berceau du genre humain, la patrie de la beauté sa mère était juive. Les juifs, quoique si souvent dégradés par leur contact avec les autres peuples, offrent parmi leurs nombreuses tribus des filons où s'est conservé le type sublime des beautés asiatiques. Quand ils ne sont pas d'une laideur repoussante, ils présentent le magnifique caractère des figures arméniennes. Esther eût remporté le prix au sérail, elle possédait les trente beautés harmonieusement fondues. Loin de porter atteinte au fini des formes, à la fraÃcheur de l'enveloppe, son étrange vie lui avait communiqué le je ne sais quoi de la femme ce n'est plus le tissu lisse et serré des fruits verts, et ce n'est pas encore le ton chaud de la maturité, il y a de la fleur encore. Quelques jours de plus passés dans la dissolution, elle serait arrivée à l'embonpoint. Cette richesse de santé, cette perfection de l'animal chez une créature à qui la volupté tenait lieu de la pensée doit être un fait éminent aux yeux des physiologistes. Par une circonstance rare, pour ne pas dire impossible chez les très jeunes filles, ses mains, d'une incomparable noblesse, étaient molles, transparentes et blanches comme les mains d'une femme en couches de son second enfant. Elle avait exactement le pied et les cheveux si justement célèbres de la duchesse de Berri, des cheveux qu'aucune main de coiffeur ne pouvait tenir, tant ils étaient abondants, et si longs, qu'en tombant à terre ils y formaient des anneaux, car Esther possédait cette moyenne taille qui permet de faire d'une femme une sorte de joujou, de la prendre, quitter, reprendre et porter sans fatigue. Sa peau fine comme du papier de Chine et d'une chaude couleur d'ambre nuancée par des veines rouges, était luisante sans sécheresse, douce sans moiteur. Nerveuse à l'excès, mais délicate en apparence, Esther attirait soudain l'attention par un trait remarquable dans les figures que le dessin de RaphaÃl a le plus artistement coupées, car RaphaÃl est le peintre qui a le plus étudié, le mieux rendu la beauté juive. Ce trait merveilleux était produit par la profondeur de l'arcade sous laquelle l'oeil roulait comme dégagé de son cadre, et dont la courbe ressemblait par sa netteté l'arête d'une voûte. Quand la jeunesse revêt de ses teintes pures et diaphanes ce bel arc, surmonté de sourcils à racines perdues; quand la lumière en se glissant dans le sillon circulaire de dessous, y reste d'un rose clair, il y a là des trésors de tendresse à contenter un amant, des beautés désespérer la peinture. C'est le dernier effort de la nature que ces plis lumineux où l'ombre prend des teintes dorées, que ce tissu qui a la consistance d'un nerf et la flexibilité de la plus délicate membrane. L'oeil au repos est là -dedans comme un oeuf miraculeux dans un nid de brins de soie. Mais plus tard cette merveille devient d'une horrible mélancolie, quand les passions ont charbonné ces contours si déliés, quand les douleurs ont ridé ce réseau de fibrilles. L'origine d'Esther se trahissait dans cette coupe orientale de ses yeux à paupières turques, et dont la couleur était un gris d'ardoise qui contractait, aux lumières, la teinte bleue des ailes noires du corbeau. L'excessive tendresse de son regard pouvait seule en adoucir l'éclat. Il n'y a que les races venues des déserts qui possèdent dans l'oeil le pouvoir de la fascination sur tous, car une femme fascine toujours quelqu'un. Leurs yeux retiennent sans doute quelque chose de l'infini qu'ils ont contemplé. La nature, dans sa prévoyance, a-t-elle donc armé leurs rétines de quelque tapis réflecteur, pour leur permettre de soutenir le mirage des sables, les torrents du soleil et l'ardent cobalt de l'éther? ou les êtres humains prennent-ils, comme les autres, quelque chose aux milieux dans lesquels ils se développent, et gardent-ils pendant des siècles les qualités qu'ils en tirent! Cette grande solution du problème des races est peut-être dans la question elle-même a. Les instincts sont des faits vivants dont la cause gÃt dans une nécessité subie. Les variétés animales sont le résultat de l'exercice de ces instincts. Pour se convaincre de cette vérité tant cherchée, il suffit d'étendre aux troupeaux d'hommes l'observation récemment faite sur les troupeaux de moutons espagnols et anglais qui, dans les prairies de plaines où l'herbe abonde, paissent serrés les uns contre les autres, et se dispersent sur les montagnes où l'herbe est rare. Arrachez à leurs pays ces deux espèces de moutons, transportez-les en Suisse ou en France le mouton de montagne y paÃtra séparé, quoique dans une prairie basse et touffue; les moutons de plaine y paÃtront l'un contre l'autre, quoique sur une Alpe. Plusieurs générations réforment à peine les instincts acquis et transmis. A cent ans de distance, l'esprit de la montagne reparaÃt dans un agneau réfractaire, comme, après dix-huit cents ans de bannissement, l'Orient brillait dans les yeux et dans la figure d'Esther. Ce regard n'exerçait point de fascination terrible, il jetait une douce chaleur, il attendrissait sans étonner, et les plus dures volontés se fondaient sous sa flamme. Esther avait vaincu la haine, elle avait étonné les dépravés de Paris, enfin ce regard et la douceur de sa peau suave lui avaient mérité le surnom terrible qui venait de lui faire prendre sa mesure dans la tombe. Tout, chez elle, était en harmonie avec ces caractères de la péri des sables ardents. Elle avait le front ferme et d'un dessin fier. Son nez, comme celui des Arabes, était fin, mince, à narines ovales, bien placées, retroussées sur les bords. Sa bouche rouge et fraÃche était une rose qu'aucune flétrissure ne déparait, les orgies n'y avaient point laissé de traces. Le menton, modelé comme si quelque sculpteur amoureux en eût poli le contour, avait la blancheur du lait. Une seule chose à laquelle elle n'avait pu remédier trahissait la courtisane tombée trop bas ses ongles déchirés qui voulaient du temps pour reprendre une forme élégante, tant ils avaient été déformés par les soins les plus vulgaires du ménage. Les jeunes pensionnaires commencèrent par jalouser ces miracles de beauté, mais elles finirent par les admirer. La première semaine ne se passa point sans qu'elles se fussent attachées à la naïve Esther, car elles s'intéressèrent aux secrets malheurs d'une fille de dix-huit ans qui ne savait ni lire ni écrire, à qui toute science, toute instruction était nouvelle, et qui allait procurer à l'archevêque la gloire de la conversion d'une Juive au catholicisme, au couvent la fête de son baptême. Elles lui pardonnèrent sa beauté en se trouvant supérieures à elle par l'éducation. Esther eut bientôt pris les manières, la douceur de voix, le port et les attitudes de ces filles si distinguées; enfin elle retrouva sa nature première. Le changement devint si complet que, à sa première visite, Herrera fut surpris, lui que rien au monde ne paraissait devoir surprendre, et les supérieures le complimentèrent sur sa pupille. Ces femmes n'avaient jamais, dans leur carrière d'enseignement, rencontré naturel plus aimable, douceur plus chrétienne, modestie plus vraie, ni si grand désir d'apprendre. Lorsqu'une fille a souffert les maux qui avaient accablé la pauvre pensionnaire et qu'elle attend une récompense comme celle que l'Espagnol offrait à Esther, il est difficile qu'elle ne réalise pas ces miracles des premiers jours de l'Eglise que les Jésuites renouvelèrent au Paraguay. - Elle est édifiante, dit la supérieure en la baisant au front. Ce mot, essentiellement catholique, dit tout. Une nostalgie Pendant les récréations, Esther questionnait avec mesure ses compagnes sur les choses du monde les plus simples, et qui pour elle étaient comme les premiers étonnements de la vie pour un enfant. Quand elle sut qu'elle serait habillée de blanc le jour de son baptême et de sa première communion, qu'elle aurait un bandeau de satin blanc, des rubans blancs, des souliers blancs, des gants blancs; qu'elle serait coiffée de noeuds blancs, elle fondit en larmes au milieu de ses compagnes étonnées. C'était le contraire de la scène de Jephté sur la montagne. La courtisane eut peur d'être comprise, elle rejeta cette horrible mélancolie sur la joie que ce spectacle lui causait par avance. Comme il y a certes aussi loin des moeurs qu'elle quittait aux moeurs qu'elle prenait qu'il y a de distance entre l'état sauvage et la civilisation, elle avait la grâce et la naïveté, la profondeur, qui distinguent la merveilleuse héroïne des Puritains d'Amérique. Elle avait aussi, sans le savoir elle-même, un amour au coeur qui la rongeait, un amour étrange, un désir plus violent chez elle qui savait tout, qu'il ne l'est chez une vierge qui ne sait rien, quoique ces deux désirs eussent la même cause et la même fin. Pendant les premiers mois a, la nouveauté d'une vie recluse, les surprises de l'enseignement, les travaux qu'on lui apprenait, les pratiques de la religion, la ferveur d'une sainte résolution, la douceur des affections qu'elle inspirait, enfin l'exercice des facultés de l'intelligence réveillée, tout lui servit à comprimer ses souvenirs, même les efforts de la nouvelle mémoire qu'elle se faisait; car elle avait autant à désapprendre qu'à apprendre. Il existe en nous plusieurs mémoires; le corps, l'esprit ont chacun la leur; et la nostalgie, par exemple, est une maladie de la mémoire physique. Pendant le troisième mois, la violence de cette âme vierge, qui tendait à pleines ailes vers le paradis, fut donc, non pas domptée, mais entravée par une sourde résistance dont la cause était ignorée d'Esther elle-même. Comme les moutons d'Ecosse, elle voulait paÃtre à l'écart, elle ne pouvait vaincre les instincts développés par la débauche. Les rues boueuses de Paris qu'elle avait abjurées la rappelaient-elles? Les chaÃnes de ses horribles habitudes rompues tenaient-elles à elle par des scellements oubliés, et les sentait-elle comme, selon les médecins, les vieux soldats souffrent encore dans les membres qu'ils n'ont plus? Les vices et leurs excès avaient-ils si bien pénétré jusqu'à sa moelle que les eaux saintes n'atteignaient pas encore le démon caché là ? La vue de celui pour qui s'accomplissaient tant d'efforts angéliques était-elle nécessaire à celle à qui Dieu devait pardonner de mêler l'amour humain à l'amour sacré? L'un l'avait conduite à l'autre. Se faisait-il en elle un déplacement de la force vitale, et qui entraÃnait des souffrances nécessaires? Tout est doute et ténèbres dans une situation que la science a dédaigné d'examiner en trouvant le sujet trop immoral et trop compromettant, comme si le médecin et l'écrivain, le prêtre et le politique n'étaient pas au-dessus du soupçon. Cependant un médecin arrêté par la mort a eu le courage de commencer des études laissées incomplètes. Peut-être la noire mélancolie à laquelle Esther fut en proie, et qui obscurcissait sa vie heureuse, participait-elle de toutes ces causes; et incapable de les deviner, peut-être souffrait-elle comme souffrent les malades qui ne connaissent ni la médecine ni la chirurgie. Le fait est bizarre. Une nourriture abondante et saine substituée à une détestable nourriture inflammatoire ne sustentait pas Esther. Une vie pure et régulière, partagée en travaux modérés exprès et en récréations, mise à la place d'une vie désordonnée où les plaisirs étaient aussi horribles que les peines, cette vie brisait la jeune pensionnaire. Le repos le plus frais, les nuits calmes qui remplaçaient des fatigues écrasantes et les agitations les plus cruelles, donnaient une fièvre dont les symptômes échappaient au doigt et à l'oeil de l'infirmière. Enfin, le bien, le bonheur succédant au mal et à l'infortune, la sécurité à l'inquiétude, étaient aussi funestes à Esther que ses misères passées l'eussent été à ses jeunes compagnes. Implantée dans la corruption, elle s'y était développée. Sa patrie infernale exerçait encore son empire, malgré les ordres souverains d'une volonté absolue. Ce qu'elle haïssait était pour elle la vie a, ce qu'elle aimait la tuait. Elle avait une si ardente foi que sa piété réjouissait l'âme. Elle aimait à prier. Elle avait ouvert son âme aux clartés de la vraie religion, qu'elle recevait sans efforts, sans doutes. Le prêtre qui la dirigeait était dans le ravissement, mais chez elle le corps contrariait l'âme à tout moment. On prit des carpes à un étang bourbeux pour les mettre dans un bassin de marbre et dans de belles eaux claires, afin de satisfaire un désir de madame de Maintenon qui les nourrissait des bribes de la table royale. Les carpes dépérissaient. Les animaux peuvent être dévoués, mais l'homme ne leur communiquera jamais la lèpre de la flatterie. Un courtisan remarqua cette muette opposition dans Versailles. "Elles sont comme moi, répliqua cette reine inédite, elles regrettent leurs vases obscures." Ce mot est toute l'histoire d'Esther. Par moments, la pauvre fille était poussée à courir dans les magnifiques jardins du couvent, elle allait affairée d'arbre en arbre, elle se jetait désespérément aux coins obscurs en y cherchant, quoi? elle ne le savait pas, mais elle succombait au démon, elle coquetait avec les arbres, elle leur disait des paroles qu'elle ne prononçait point. Elle se coulait parfois le long des murs, le soir, comme une couleuvre, sans châle, les épaules nues. Souvent à la chapelle, durant les offices, elle restait les yeux fixés sur le crucifix, et chacun l'admirait, les larmes la gagnaient; mais elle pleurait de rage; au lieu des images sacrées qu'elle voulait voir, les nuits flamboyantes où elle conduisait l'orgie comme Habeneck conduit au Conservatoire une symphonie de Beethoven, ces nuits rieuses et lascives, coupées de mouvements nerveux, de rires inextinguibles, se dressaient échevelées, furieuses, brutales. Elle était au-dehors suave comme une vierge qui ne tient à la terre que par sa forme féminine, au dedans s'agitait une impériale Messaline. Elle seule était dans le secret de ce combat du démon contre l'ange; quand la supérieure la grondait d'être plus artistement coiffée que la règle ne le voulait, elle changeait sa coiffure avec une adorable et prompte obéissance, elle était prête à couper ses cheveux si sa mère le lui eût ordonné. Cette nostalgie avait une grâce touchante dans une fille qui aimait mieux périr que de retourner aux pays impurs. Elle pâlit, changea, maigrit. La supérieure modéra l'enseignement, et prit cette intéressante créature auprès d'elle pour la questionner. Esther était heureuse, elle se plaisait infiniment avec ses compagnes; elle ne se sentait attaquée en aucune partie vitale, mais sa vitalité était essentiellement attaquée. Elle ne regrettait rien, elle ne désirait rien. La supérieure, étonnée des réponses de sa pensionnaire, ne savait que penser en la voyant en proie à une langueur dévorante. Le médecin fut appelé lorsque l'état de la jeune pensionnaire parut grave, mais ce médecin ignorait la vie antérieure d'Esther et ne pouvait la soupçonner; il trouva la vie partout, la souffrance n'était nulle part. La malade répondit à renverser toutes les hypothèses. Restait une manière d'éclaircir les doutes du savant qui s'attachait à une affreuse idée Esther refusa très obstinément de se prêter à l'examen du médecin. La supérieure en appela, dans ce danger, à l'abbé Herrera. L'Espagnol vint, vit l'état désespéré d'Esther, et causa pendant un moment à l'écart avec le docteur. Après cette confidence, l'homme de science déclara à l'homme de foi que le seul remède était un voyage en Italie. L'abbé ne voulut pas que ce voyage se fit avant le baptême et la première communion d'Esther. - Combien faut-il de temps encore? demanda le médecin. - Un mois, répondit la supérieure. - Elle sera morte, répliqua le docteur. - Oui, mais en état de grâce et sauvée, dit l'abbé. La question religieuse domine en Espagne les questions politiques, civiles et vitales; le médecin ne répliqua donc rien à l'Espagnol, il se tourna vers la supérieure; mais le terrible abbé le prit alors par le bras pour l'arrêter. - Pas un mot, monsieur! dit-il. Le médecin, quoique religieux et monarchique, jeta sur Esther un regard plein de pitié tendre. Cette fille était belle comme un lis penché sur sa tige. - A la grâce de Dieu, donc! s'écria-t-il en sortant. Le jour même de cette consultation, Esther fut emmenée par son protecteur au Rocher-de-Cancale, car le désir de la sauver avait suggéré les plus étranges expédients à ce prêtre; il essaya de deux excès un excellent dÃner qui pouvait rappeler à la pauvre fille ses orgies, l'Opéra qui lui présenterait quelques images mondaines. Il fallut son écrasante autorité pour décider la jeune sainte à de telles profanations. Herrera se déguisa si complètement en militaire qu'Esther eut peine à le reconnaÃtre; il eut soin de faire prendre un voile à sa compagne, et la plaça dans une loge où elle put être cachée aux regards. Ce palliatif, sans danger pour une innocence si sérieusement reconquise, fut promptement épuisé. La pensionnaire éprouva du dégoût pour les dÃners de son protecteur, une répugnance religieuse pour le théâtre, et retomba dans sa mélancolie. - Elle meurt d'amour pour Lucien, se dit Herrera qui voulut sonder la profondeur de cette âme et savoir tout ce qu'on en pouvait exiger. Il vint donc un moment où cette pauvre fille n'était plus soutenue que par sa force morale, et où le corps allait céder. Le prêtre calcula ce moment avec l'affreuse sagacité pratique apportée autrefois par les bourreaux dans leur art de donner la question. Il trouva sa pupille au jardin, assise sur un banc, le long d'une treille que caressait le soleil d'avril; elle paraissait avoir froid et s'y réchauffer; ses camarades regardaient avec intérêt sa pâleur d'herbe flétrie, ses yeux de gazelle mourante, sa pose mélancolique. Esther se leva pour aller au devant de l'Espagnol par un mouvement qui montra combien elle avait peu de vie, et, disons-le, peu de goût pour la vie. Cette pauvre Bohémienne, cette fauve hirondelle blessée excita pour la seconde fois la pitié de Carlos Herrera. Ce sombre ministre, que Dieu ne devait employer qu'à l'accomplissement de ses vengeances, accueillit la malade par un sourire qui exprimait autant d'amertume que de douceur, autant de vengeance que de charité. Instruite à la méditation, à des retours sur elle-même depuis sa vie quasi monastique, Esther éprouva, pour la seconde fois, un sentiment de défiance à la vue de son protecteur; mais, comme à la première, elle fut aussitôt rassurée par sa parole. - Eh! bien, ma chère enfant, disait-il, pourquoi ne m'avez-vous jamais parlé de Lucien? - Je vous avais promis, répondit-elle en tressaillant de la tête aux pieds par un mouvement convulsif, je vous avais juré de ne point prononcer ce nom. - Vous n'avez cependant pas cessé de penser à lui. - Là , monsieur, est ma seule faute. A toute heure je pense à lui, et quand vous vous êtes montré, je me disais à moi-même ce nom. - L'absence vous tue? Pour toute réponse, Esther inclina la tête à la manière des malades qui sentent déjà l'air de la tombe. - Le revoir?... dit-il - Ce serait vivre, répondit-elle. - Pensez-vous à lui d'âme seulement? - Ah! monsieur, l'amour ne se partage point. - Fille de la race maudite! j'ai fait tout pour te sauver, je te rends à ta destinée tu le reverras! - Pourquoi donc injuriez-vous mon bonheur? Ne puis-je aimer Lucien et pratiquer la vertu, que j'aime autant que je l'aime? Ne suis-je pas prête à mourir ici pour elle, comme je serais prête à mourir pour lui? Ne vais-je pas expirer pour ces deux fanatismes, pour la vertu qui me rendait digne de lui, pour lui qui m'a jetée dans les bras de la vertu? Oui, prête à mourir sans le revoir, prête à vivre en le revoyant. Dieu me jugera. Ses couleurs étaient revenues, sa pâleur avait pris une teinte dorée. Esther eut encore une fois sa grâce. - Le lendemain du jour où vous vous serez lavée dans les eaux du baptême, vous reverrez Lucien, et si vous croyez pouvoir vivre vertueuse en vivant pour lui, vous ne vous séparerez plus. Le prêtre fut obligé de relever Esther, dont les genoux avaient plié. La pauvre fille était tombée comme si la terre eût manqué sous ses pieds, l'abbé l'assit sur le banc, et quand elle retrouva la parole, elle lui dit "Pourquoi pas aujourd'hui?" - Voulez-vous dérober à Monseigneur le triomphe de votre baptême et de votre conversion? Vous êtes trop près de Lucien pour n'être pas loin de Dieu. - Oui je ne pensais plus à rien l - Vous ne serez jamais d'aucune religion, dit le prêtre avec un mouvement de profonde ironie. - Dieu est bon, reprit-elle, il lit dans mon coeur. Vaincu par la délicieuse naïveté qui éclatait dans la voix, le regard, les gestes et l'attitude d'Esther, Herrera l'embrassa sur le front pour la première fois. - Les libertins t'avaient bien nommée tu séduiras Dieu le père. Encore quelques jours, il le faut, et après, vous serez libres tous deux. - Tous deux! Répéta-t-elle avec une joie extatique. Cette scène, vue à distance, frappa les pensionnaires et les supérieures, qui crurent avoir assisté à quelque opération magique, en comparant Esther à elle-même. L'enfant toute changée vivait. Elle reparut dans sa vraie nature d'amour, gentille, coquette, agaçante, gaie; enfin elle ressuscita! Beaucoup de réflexions Herrera demeurait rue Cassette, près de Saint-Sulpice, église à laquelle il s'était attaché. Cette église, d'un style dur et sec, allait à cet Espagnol dont la religion tenait de celle des Dominicains. Enfant perdu de la politique astucieuse de Ferdinand VII, il desservait la cause constitutionnelle, en sachant que ce dévouement ne pourrait jamais être récompensé qu'au rétablissement du Rey netto. Et Carlos Herrera s'était donné corps et âme à la camarilla au moment où les Cortès ne paraissaient pas devoir être renversées. Pour le monde, cette conduite annonçait une âme supérieure. L'expédition du duc d'Angoulême avait eu lieu, le roi Ferdinand régnait, et Carlos Herrera n'allait pas réclamer le prix de ses services à Madrid. Défendu contre la curiosité par un silence diplomatique, il donna pour cause à son séjour à Paris, sa vive affection pour Lucien de Rubempré, et à laquelle ce jeune homme devait déjà l'ordonnance du Roi relative à son changement de nom. Herrera vivait d'ailleurs comme vivent traditionnellement les prêtres employés à des missions secrètes, fort obscurément. Il accomplissait ses devoirs religieux à Saint-Suplice, ne sortait que pour affaires, toujours le soir et en voiture. La journée était remplie pour lui par la sieste espagnole, qui place le sommeil entre les deux repas, et prend ainsi tout le temps pendant lequel Paris est tumultueux et affairé. Le cigare espagnol jouait aussi son rôle, et consumait autant de temps que de tabac. La paresse est un masque aussi bien que la gravité, qui est encore de la paresse. Herrera demeurait dans une aile de la maison, au second étage, et Lucien occupait l'autre aile. Ces deux appartements étaient à la fois séparés et réunis par un grand appartement de réception dont la magnificence antique convenait également au grave ecclésiastique et au jeune poète. La cour de cette maison était sombre. De grands arbres touffus ombrageaient le jardin. Le silence et la discrétion se rencontrent dans les habitations choisies par les prêtres. Le logement d'Herrera sera décrit en deux mots une cellule. Celui de Lucien, brillant de luxe et muni des recherches du confort, réunissait tout ce qu'exige la vie élégante d'un dandy, poète, écrivain, ambitieux, vicieux, à la fois orgueilleux et vaniteux, plein de négligence et souhaitant l'ordre, un de ces génies incomplets qui ont quelque puissance pour désirer, pour concevoir, ce qui est peut-être la même chose, mais qui n'ont aucune force pour exécuter. A eux deux, Lucien et Herrera formaient un politique. Là sans doute était le secret de cette union. Les vieillards chez qui l'action de la vie s'est déplacée et s'est transportée dans la sphère des intérêts, sentent souvent le besoin d'une jolie machine, d'un acteur jeune et passionné pour accomplir leurs projets. Richelieu chercha trop tard une belle et blanche figure à moustaches pour la jeter aux femmes qu'il devait amuser. Incompris par de jeunes étourdis, il fut obligé de bannir la mère de son maÃtre et d'épouvanter la reine, après avoir essayé de se faire aimer de l'une et de l'autre, sans être de taille à plaire à des reines. Quoi qu'on fasse, il faut toujours, dans une vie ambitieuse, se heurter contre une femme au moment où l'on s'attend le moins à pareille rencontre. Quelque puissant que soit un grand politique, il lui faut une femme à opposer à la femme, de même que les Hollandais usent le diamant par le diamant. Rome, au moment de sa puissance, obéissait à cette nécessité. Voyez aussi comme la vie de Mazarin, cardinal italien, fut autrement dominatrice que celle de Richelieu, cardinal français? Richelieu trouve une opposition chez les grands seigneurs, il y met la hache; il meurt à la fleur de son pouvoir, usé par ce duel où il n'avait qu'un capucin pour second. Mazarin est repoussé par la Bourgeoisie et par la Noblesse réunies, armées, parfois victorieuses, et qui font fuir la royauté; mais le serviteur d'Anne d'Autriche n'ôte la tête à personne, sait vaincre la France entière et forme Louis XIV, qui acheva l'oeuvre de Richelieu en étranglant la Noblesse avec des lacets dorés dans le grand sérail de Versailles. Madame de Pompadour morte, Choiseul est perdu. Herrera s'était-il pénétré de ces hautes doctrines? S'était-il rendu justice à lui-même plus tôt que ne l'avait fait Richelieu? Avait-il choisi dans Lucien un Cinq-Mars, mais un Cinq-Mars fidèle? Personne ne pouvait répondre à ces questions ni mesurer l'ambition de cet Espagnol comme on ne pouvait prévoir quelle serait sa fin. Ces questions faites par ceux qui purent jeter un regard sur cette union, pendant longtemps secrète, tendaient à percer un mystère horrible que Lucien ne connaissait que depuis quelques jours. Carlos était ambitieux pour deux, voilà ce que sa conduite démontrait aux personnages qui le connaissaient, et qui tous croyaient que Lucien était l'enfant naturel de ce prêtre. Quinze mois après son apparition à l'Opéra, qui le jeta trop tôt dans un monde où l'abbé ne voulait le voir qu'au moment où il aurait achevé de l'armer contre le monde, Lucien avait trois beaux chevaux dans son écurie, un coupé pour le soir, un cabriolet et un tilbury pour le matin. Il mangeait en ville. Les Prévisions d'Herera s'étaient réalisées la dissipation s'était emparée de son élève, mais il avait jugé nécessaire de faire diversion à l'amour insensé que ce jeune homme gardait au coeur pour Esther. Après avoir dépensé quarante mille francs environ, chaque folie avait ramené Lucien plus vivement à la Torpille, il la cherchait avec obstination; et, ne la trouvant pas, elle devenait pour lui ce qu'est le gibier pour le chasseur. Herrera pouvait-il connaÃtre la nature de l'amour d'un poète? Une fois que ce sentiment a gagné chez un de ces grands petits hommes la tête, comme il a embrasé le coeur et pénétré les sens, ce poète devient aussi supérieur à l'humanité par l'amour qu'il l'est par la puissance de sa fantaisie. Devant à un caprice de la génération intellectuelle la faculté rare d'exprimer la nature par des images où il empreint à la fois le sentiment et l'idée, il donne à son amour les ailes de son esprit - il sent et il peint, il agit et médite, il multiplie ses sensations par la pensée, il triple la félicité présente par l'aspiration de l'avenir et par les souvenances du passé; il y mêle les exquises jouissances d'âme qui le rendent le prince des artistes. La passion d'un poète devient alors un grand poème où souvent les proportions humaines sont dépassées. Le poète ne met-il pas alors sa maÃtresse beaucoup plus haut que les femmes ne veulent être logées? Il change, comme le sublime chevalier de la Manche, une fille des champs en princesse. Il use pour lui-même de la baguette avec laquelle il touche toute chose pour la faire merveilleuse, et il grandit ainsi les voluptés par l'adorable monde de l'idéal. Aussi cet amour est-il un modèle de passion il est excessif en tout, dans ses espérances, dans ses désespoirs, dans ses colères, dans ses mélancolies, dans ses joies; il vole, il bondit, il rampe, il ne ressemble à aucune des agitations qu'éprouve le commun des hommes; il est à l'amour bourgeois ce qu'est l'éternel torrent des Alpes aux ruisseaux des plaines. Ces beaux génies sont si rarement compris qu'ils se dépensent en faux espoirs, ils se consument à la recherche de leurs idéales maÃtresses, ils meurent presque toujours comme de beaux insectes parés à plaisir pour les fêtes de l'amour par la plus poétique des natures et qui sont écrasés vierges sous le pied d'un passant; mais, autre danger! lorsqu'ils rencontrent la forme qui répond à leur esprit et qui souvent est une boulangère, ils font comme RaphaÃl, ils font comme le bel insecte ils meurent auprès de la Fornarina. Lucien en était là . Sa nature poétique, nécessairement extrême en tout, en bien comme en mal, avait deviné l'ange dans la fille, plutôt frottée de corruption que corrompue il la voyait toujours blanche, ailée, pure et mystérieuse, comme elle s'était faite pour lui, devinant qu'il la voulait ainsi. Un ami Vers la fin du mois de mai 1825, Lucien avait perdu toute sa vivacité; il ne sortait plus, dÃnait avec Herrera, demeurait pensif, travaillait, lisait la collection des traités diplomatiques, restait assis à la turque sur un divan et fumait trois ou quatre houka par jour. Son groom était plus occupé à nettoyer les tuyaux de ce bel instrument et à les parfumer, qu'à lisser le poil des chevaux et à les harnacher de roses pour les courses au Bois. Le jour où l'Espagnol vit le front de Lucien pâli, où il aperçut les traces de la maladie dans les folies de l'amour comprimé, il voulut aller au fond de ce coeur d'homme sur lequel il avait assis sa vie. Par une belle soirée où Lucien, assis dans un fauteuil, contemplait machinalement le coucher du soleil à travers les arbres du jardin, en y jetant le voile de sa fumée de parfums par des souffles égaux et prolongés, comme font les fumeurs préoccupés, il fut tiré de sa rêverie par un profond soupir. Il se retourna et vit l'abbé debout, les bras croisés. - Tu étais là ! dit le poète. - Depuis longtemps, répondit le prêtre, mes pensées ont suivi l'étendue des tiennes... Lucien comprit ce mot. - Je ne me suis jamais donné pour une nature de bronze comme est la tienne. La vie est pour moi tour à tour un paradis et un enfer; mais quand, par hasard, elle n'est ni l'un ni l'autre, elle m'ennuie, et je m'ennuie... - Comment peut-on s'ennuyer quand on a tant de magnifiques espérances devant soi... - Quand on ne croit pas à ces espérances, ou quand elles sont trop voilées... - Pas de bêtises!... dit le prêtre. Il est bien plus digne de toi et de moi de m'ouvrir ton coeur. Il y a entre nous ce qu'il ne devait jamais y avoir un secret! Ce secret dure depuis seize mois. Tu aimes une femme. - Après... - Une fille immonde, nommée la Torpille... - Eh! bien? - Mon enfant, je t'avais permis de prendre une maÃtresse, mais une femme de la cour, jeune, belle, influente, au moins comtesse. Je t'avais choisi madame d'Espard, afin d'en faire sans scrupule un instrument de fortune; car elle ne t'aurait jamais perverti le coeur, elle te l'aurait laissé libre... Aimer une prostituée de la dernière espèce, quand on n'a pas, comme les rois, le pouvoir de l'anoblir, est une faute énorme. - Suis-je le premier qui ait renoncé à l'ambition pour suivre la pente d'un amour effréné? - Bon! fit le prêtre en ramassant le bochettino du houka que Lucien avait laissé tomber par terre et le lui rendant, je comprends l'épigramme. Ne peut-on réunir l'ambition et l'amour? Enfant, tu as dans le vieil Herrera une mère dont le dévouement est absolu... - Je le sais, mon vieux, dit Lucien en lui prenant la main et en la lui secouant. - Tu as voulu les joujoux de la richesse, tu les as. Tu veux briller, je te dirige dans la voie du pouvoir, je baise des mains bien sales pour te faire avancer, et tu avanceras. Encore quelque temps, il ne te manquera rien de ce qui plaÃt aux hommes et aux femmes. Efféminé par tes caprices tu es viril par ton esprit j'ai tout conçu de toi, je te pardonne tout. Tu n'as qu'à parler pour satisfaire tes passions d'un jour. J'ai agrandi ta vie en y mettant ce qui la fait adorer par le plus grand nombre, le cachet de la politique et de la domination. Tu seras aussi grand que tu es petit; mais il ne faut pas briser le balancier avec lequel nous battons monnaie. Je te permets tout, moins les fautes qui tueraient ton avenir. Quand je t'ouvre les salons du faubourg Saint-Germain, je te défends de te vautrer dans les ruisseaux! Lucien! je serai comme une barre de fer dans ton intérêt, je souffrirai tout de toi, pour toi. Ainsi donc, j'ai converti ton manque de touche au jeu de la vie en une finesse de joueur habile... Lucien leva la tête par un mouvement d'une brusquerie furieuse. - J'ai enlevé la Torpille! - Toi? s'écria Lucien. Dans un accès de rage animale, le poète se leva, jeta le bochettino d'or et de pierreries à la face du prêtre, qu'il poussa assez violemment pour renverser cet athlète. - Moi, dit l'Espagnol en se relevant et en gardant sa gravité terrible. La perruque noire était tombée. Un crâne poli comme une tête de mort rendit à cet homme sa vraie physionomie; elle était épouvantable. Lucien resta sur son divan, les bras pendants, accablé, regardant l'abbé d'un air stupide, - Je l'ai enlevée, reprit le prêtre, - Qu'en as-tu fait? Tu l'as enlevée le lendemain du bal masqué... - Oui, le lendemain du jour où j'ai vu insulter un être qui t'appartenait par des drôles à qui je ne voudrais pas donner mon pied dans... - Des drôles, dit Lucien en l'interrompant, dis des monstres, auprès de qui ceux que l'on guillotine sont des anges. Sais-tu ce que la pauvre Torpille a fait pour trois d'entre eux? Il y en a un qui a été, pendant deux mois, son amant elle était pauvre et cherchait son pain dans le ruisseau; lui n'avait pas le sou, il était comme moi, quand tu m'as rencontré, bien près de la rivière; mon gars se relevait la nuit, il allait à l'armoire où étaient les restes du dÃner de cette fille, et il les mangeait elle a fini par découvrir ce manège; elle a compris cette honte, elle a eu soin de laisser beaucoup de restes, elle était bien heureuse; elle n'a dit cela qu'à moi, dans son fiacre, au retour de l'Opéra. Le second avait volé, mais avant qu'on ne pût s'apercevoir du vol, elle a pu lui prêter la somme qu'il a pu restituer et qu'il a toujours oublié de rendre à cette pauvre enfant. Quant au troisième, elle a fait sa fortune en jouant une comédie où éclate le génie de Figaro; elle a passé pour sa femme et s'est faite la maÃtresse d'un homme tout-puissant qui la croyait la plus candide des bourgeoises. A l'un la vie, à l'autre l'honneur, au dernier la fortune, qui est aujourd'hui tout cela! Et voilà comme elle a été récompensée par eux. - Veux-tu qu'ils meurent? dit Herrera qui avait une larme dans les yeux. - Allons, te voilà bien! je te connais... - Non, apprends tout, poète rageur, dit le prêtre, la Torpille n'existe plus... Lucien s'élança sur Herrera si vigoureusement pour le prendre à la gorge, que tout autre homme eût été renversé; mais le bras de l'Espagnol maintint le poète. - Ecoute donc, dit-il froidement. J'en ai fait une femme chaste, pure, bien élevée, religieuse, une femme comme il faut; elle est dans le chemin de l'instruction. Elle peut, elle doit devenir, sous l'empire de ton amour, une Ninon, une Marion de Lorme, une Dubarry, comme le disait ce journaliste à l'Opéra. Tu l'avoueras pour ta maÃtresse ou tu resteras derrière le rideau de ta création, ce qui sera plus sage! L'un ou l'autre parti t'apportera profit et orgueil, plaisir et progrès; mais si tu es aussi grand politique que grand poète, Esther ne sera qu'une fille pour toi, car plus tard elle nous tirera peut-être d'affaire, elle vaut son pesant d'or. Bois, mais ne te grise pas. Si je n'avais pas pris les rênes de ta passion, où en serais-tu aujourd'hui? Tu aurais roulé avec la Torpille dans la fange des misères d'où je t'ai tiré. Tiens, lis, dit Herrera aussi simplement que Talma dans Manlius qu'il n'avait jamais vu. Un papier tomba sur les genoux du poète, et le tira de l'extatique surprise où l'avait plongé cette terrifiante réponse, il le prit et lut la première lettre écrite par mademoiselle Esther. "A monsieur l'abbé Carlos Herrera. Mon cher protecteur, ne croirez-vous pas que chez moi la reconnaissance passe avant l'amour, en voyant que c'est à vous rendre grâce que j'emploie, pour la première fois, la faculté d'exprimer mes pensées, au lieu de la consacrer à peindre un amour que Lucien a peut-être oublié? Mais je vous dirai à vous, homme divin, ce que je n'oserais lui dire à lui, qui, pour mon bonheur, tient encore à la terre. La cérémonie d'hier a versé les trésors de la grâce en moi, je remets donc ma destinée en vos mains. Dussé-je mourir en restant loin de mon bien-aimé, je mourrai purifiée comme la Madeleine, et mon âme deviendra pour lui la rivale de son ange gardien. Oublierai-je jamais la fête d'hier? Comment vouloir abdiquer le trône glorieux où je suis montée? Hier, j'ai lavé toutes mes souillures dans l'eau du baptême, et j'ai reçu le corps sacré de notre Sauveur; je suis devenue l'un de ses tabernacles. En ce moment, j'ai entendu les chants des anges, je n'étais plus une femme, je naissais à une vie de lumière, au milieu des acclamations de la terre, admirée par le monde, dans un nuage d'encens et de prières qui enivrait, et parée comme une vierge pour un époux céleste. En me trouvant, ce que je n'espérais jamais, digne de Lucien, j'ai abjuré tout amour impur, et ne veux pas marcher dans d'autres voies que celles de la vertu. Si mon corps est plus faible que mon âme, qu'il périsse. Soyez l'arbitre de ma destinée, et, si je meurs, dites à Lucien que je suis morte pour lui en naissant à Dieu. Ce dimanche soir." Lucien leva sur l'abbé ses yeux mouillés de larmes. - Tu connais l'appartement de la grosse Caroline Bellefeuille, rue Taitbout, reprit l'Espagnol. Cette fille, abandonnée par son magistrat, était dans un effroyable besoin, elle allait être saisie; j'ai fait acheter son domicile en bloc, elle en est sortie avec ses nippes. Esther, cet ange qui voulait monter au ciel, y est descendue et t'attend. En ce moment, Lucien entendit dans la cour ses chevaux qui piaffaient, il n'eut pas la force d'exprimer son admiration pour un dévouement que lui seul pouvait apprécier; il se jeta dans les bras de l'homme qu'il avait outragé, répara tout par un seul regard et par la muette effusion de ses sentiments; puis il franchit les escaliers, jeta l'adresse d'Esther à l'oreille de son tigre, et les chevaux partirent comme si la passion de leur maÃtre eût animé leurs jambes. Où l'on apprend qu'il n'y avait pas de prêtre dans l'abbé Herrera Le lendemain, un homme, qu'à son habillement les passants pouvaient prendre pour un gendarme déguisé, se promenait rue Taitbout, en face d'une maison, comme s'il attendait la sortie de quelqu'un; son pas était celui des hommes agités. Vous rencontrerez souvent, dans Paris, de ces promeneurs passionnés, vrais gendarmes qui guettent un garde national réfractaire, des recors qui prennent leurs mesures pour une arrestation, des créanciers méditant une avanie à leur débiteur qui s'est claquemuré, des amants ou des maris jaloux et soupçonneux, des amis en faction pour compte d'amis; mais vous rencontrerez bien rarement une face éclairée par les sauvages et rudes pensées qui animaient celle du sombre athlète allant et venant sous les fenêtres de mademoiselle Esther avec la songeuse précipitation d'un ours en cage. A midi, une croisée s'ouvrit pour laisser passer la main d'une femme de chambre qui en poussa les volets rembourrés de coussins. Quelques instants après, Esther en déshabillé vint respirer l'air, elle s'appuyait sur Lucien; qui les eût vus, les aurait pris pour l'original d'une suave vignette anglaise. Esther aperçut tout d'abord les yeux de basilic du prêtre espagnol, et. la pauvre créature, atteinte comme d'une balle, jeta un cri d'effroi. - Voilà le terrible prêtre, dit-elle en le montrant à Lucien. - Luit dit-il en souriant, il n'est pas plus prêtre que toi... - Qu'est-il donc alors? dit-elle effrayée. - Eh! c'est un vieux Lascar qui ne croit qu'au diable, dit Lucien. Saisie par un être moins dévoué qu'Esther, cette lueur jetée sur les secrets du faux prêtre aurait pu perdre à jamais Lucien. En allant de la fenêtre de leur chambre à coucher dans la salle à manger où leur déjeuner venait d'être servi, les deux amants rencontrèrent Carlos Herrera. - Que viens-tu faire ici? lui dit brusquement Lucien. - Vous bénir, répondit cet audacieux personnage en arrêtant le couple et le forçant à rester dans le petit salon de l'appartement. Ecoutez-moi, mes amours? Amusez-vous, soyez heureux, c'est très bien. Le bonheur à tout prix, voilà ma doctrine. Mais toi, dit-il à Esther, toi que j'ai tirée de la boue et que j'ai savonnée, âme et corps, tu n'as pas la prétention de te mettre en travers sur le chemin de Lucien?... Quant à toi, mon petit, reprit-il après une pause en regardant Lucien, tu n'es plus assez poète pour te laisser aller à une nouvelle Coralie. Nous faisons de la prose. Que peut devenir l'amant d'Esther? Rien. Esther peut-elle être madame de Rubempré? Non. Eh! bien, le monde, ma petite, dit-il en mettant sa main dans celle d'Esther qui frissonna comme si quelque serpent l'eût enveloppée, le monde doit ignorer que vous vivez; le monde doit surtout ignorer qu'une mademoiselle Esther aime Lucien, et que Lucien est épris d'elle... Cet appartement sera votre prison, ma petite. Si vous voulez sortir, et votre santé l'exigera, vous vous promènerez pendant la nuit, aux heures où vous ne pourrez point être vue; car votre beauté, votre jeunesse et la distinction que vous avez acquise au couvent seraient trop promptement remarquées dans Paris. Le jour où qui que ce soit au monde, dit-il avec un terrible accent accompagné d'un plus terrible regard, saurait que Lucien est votre amant ou que vous êtes sa maÃtresse, ce jour serait l'avant-dernier de vos jours. On a obtenu à ce cadet-là une ordonnance qui lui a permis de porter le nom et les armes de ses ancêtres maternels. Mais ce n'est pas tout! le titre de marquis ne nous a pas été rendu; et, pour le reprendre, il doit épouser une fille de bonne maison en faveur de qui le Roi nous fera cette grâce. Cette alliance mettra Lucien dans le monde de la Cour. Cet enfant, de qui j'ai su faire un homme, deviendra d'abord secrétaire d'ambassade; plus tard, il sera ministre dans quelque petite cour d'Allemagne, et, Dieu ou moi ce qui vaut mieux aidant, il ira s'asseoir quelque jour sur les bancs de la pairie... - Ou sur les bancs... dit Lucien en interrompant cet homme. - Tais-toi, s'écria Carlos en couvrant avec sa large main la bouche de Lucien. Un pareil secret à une femme!... lui souffla-t-il dans l'oreille. - Esther, une femme?... s'écria l'auteur des Marguerites. - Encore des sonnets! dit l'Espagnol, ou des sornettes. Tous ces anges-là redeviennent femmes, tôt ou tard; or, la femme a toujours des moments où elle est à la fois singe et enfant! deux êtres qui nous tuent en voulant rire. - Esther, mon bijou, dit-il à la jeune pensionnaire épouvantée, je vous ai trouvé pour femme de chambre une créature qui m'appartient comme si elle était ma fille. Vous aurez pour cuisinière une mulâtresse, ce qui donne un fier ton à une maison. Avec Europe et Asie, vous pourrez vivre ici pour un billet de mille francs par mois, tout compris, comme une reine... de théâtre. Europe a été couturière, modiste et comparse, Asie a servi un milord gourmand. Ces deux créatures seront pour vous comme deux fées. En voyant Lucien très petit garçon devant cet être, coupable au moins d'un sacrilège et d'un faux, cette femme, sacrée par son amour, sentit alors au fond de son coeur une terreur profonde. Sans répondre, elle entraÃna Lucien dans la chambre où elle lui dit "Est-ce le diable?" - C'est bien pis... pour moi! reprit-il vivement. Mais, si tu m'aimes, tâche d'imiter le dévouement de cet homme, et obéis-lui sous peine de mort... - De mort?... dit-elle encore plus effrayée, - De mort, répéta Lucien. Hélas! ma petite biche, aucune mort ne saurait se comparer à celle qui m'atteindrait, si... Esther pâlit en entendant ces paroles et se sentit défaillir. - Eh! bien? leur cria ce faussaire sacrilège, vous n'avez donc pas encore effeuillé toutes vos marguerites? Esther et Lucien reparurent, et la pauvre fille dit, sans oser regarder l'homme mystérieux "Vous serez obéi comme on obéit à Dieu, monsieur." - Bien! Répondit-il, vous pourrez être, pendant quelque temps, très heureuse, et... vous n'aurez que des toilettes de chambre et de nuit à faire, ce sera très économique. Deux fameux chiens de garde Et les deux amants se dirigèrent vers la salle à manger; mais le protecteur de Lucien fit un geste pour arrêter le joli couple, qui s'arrêta. - Je viens de vous parler de vos gens, mon enfant, dit-il à Esther, je dois vous les présenter. L'Espagnol sonna deux fois. Les deux femmes, qu'il nommait Europe et Asie, apparurent, et il fut facile de voir la cause de ces surnoms. Asie, qui paraissait être née à l'Ãle de Java, offrait au regard, pour l'épouvanter, ce visage cuivré particulier aux Malais, plat comme une planche, et où le nez semble avoir été rentré par une compression violente. L'étrange disposition des os maxillaires donnait au bas de cette figure une ressemblance avec la face des singes de la grande espèce. Le front, quoique déprimé, ne manquait pas d'une intelligence produite par l'habitude de la ruse. Deux petits yeux ardents conservaient le calme de ceux des tigres, mais ils ne regardaient point en face. Asie semblait avoir peur d'épouvanter son monde. Les lèvres, d'un bleu pâle, laissaient passer des dents d'une blancheur éblouissante, mais entrecroisées. L'expression générale de cette physionomie animale était la lâcheté. Les cheveux, luisants et gras, comme la peau du visage, bordaient de deux bandes noires un foulard très riche. Les oreilles, excessivement jolies, avaient deux grosses perles brunes pour ornement. Petite, courte, ramassée, Asie ressemblait à ces créations falotes que se permettent les Chinois sur leurs écrans, ou plus exactement, à ces idoles hindoues dont le type ne paraÃt pas devoir exister, mais que les voyageurs finissent par trouver. En voyant ce monstre, paré d'un tablier blanc sur une robe de stoff, Esther eut le frisson. - Asie! dit l'Espagnol vers qui cette femme leva la tête par un mouvement qui n'est comparable qu'à celui du chien regardant son maÃtre, voilà votre maÃtresse... Et il montra du doigt Esther en peignoir. Asie regarda cette jeune fée avec une expression quasi douloureuse; mais en même temps une lueur étouffée entre ses petits cils pressés partit comme la flammèche d'un incendie sur Lucien qui, vêtu d'une magnifique robe de chambre ouverte, d'une chemise en toile de Frise et d'un pantalon rouge, un bonnet turc sur sa tête d'où ses cheveux blonds sortaient en grosses boucles, offrait une image divine. Le génie italien peut inventer de raconter Othello, le génie anglais peut le mettre en scène; mais la nature seule a le droit d'être dans un seul regard plus magnifique et plus complète que l'Angleterre et l'Italie dans l'expression de la jalousie. Ce regard, surpris par Esther, lui fit saisir l'Espagnol par le bras et y imprimer ses ongles comme eût fait un chat qui se retient pour ne pas tomber dans un précipice où il ne voit pas de fond. L'Espagnol dit alors trois ou quatre mots d'une langue inconnue à ce monstre asiatique, qui vint s'agenouiller en rampant aux pieds d'Esther, et les lui baisa. - C'est, dit l'Espagnol à Esther, non pas une cuisinière, mais un cuisinier qui rendrait Carême fou de jalousie. Asie sait tout faire en cuisine. Elle vous accommodera un simple plat de haricots à vous mettre en doute si les anges ne sont pas descendus pour y ajouter des herbes du ciel. Elle ira tous les matins à la Halle elle-même, et se battra comme un démon qu'elle est, afin d'avoir les choses au plus juste prix; elle lassera les curieux par sa discrétion. Comme vous passerez pour être allée aux Indes, Asie vous aidera beaucoup à rendre cette fable possible, car c'est une de ces Parisiennes qui naissent pour être du pays d'où elles veulent être. Mais mon avis n'est pas que vous soyez étrangère... - Europe, qu'en dis-tu?... Europe formait un contraste parfait avec Asie, car elle était la soubrette la plus gentille que jamais Monrose ait pu souhaiter pour adversaire sur le théâtre. Svelte, en apparence étourdie, au minois de belette, le nez en vrille, Europe offrait à l'observation une figure fatiguée par les corruptions parisiennes, la blafarde figure d'une fille nourrie de pommes crues, lymphatique et fibreuse, molle et tenace. Son petit pied en avant, les mains dans les poches de son tablier, elle frétillait tout en restant immobile, tant elle avait d'animation. A la fois grisette et figurante, elle devait, malgré sa jeunesse, avoir déjà fait bien des métiers. Perverse comme toutes les Madelonnettes ensemble, elle pouvait avoir volé ses parents et frôlé les bancs de la Police correctionnelle. Asie inspirait une grande épouvante; mais on la connaissait tout entière en un moment, elle descendait en ligne droite de Locuste; tandis qu'Europe inspirait une inquiétude qui ne pouvait que grandir à mesure qu'on se servait d'elle; sa corruption semblait ne pas avoir de bornes; elle devait, comme dit le peuple, savoir faire battre des montagnes. - Madame pourrait être de Valenciennes, dit Europe d'un petit ton sec, j'en suis. Monsieur, dit-elle à Lucien d'un air pédant, veut-il nous apprendre le nom qu'il compte donner à madame? - Madame Van Bogseck, répondit l'Espagnol en retournant aussitôt le nom d'Esther. Madame est une Juive originaire de Hollande, veuve d'un négociant et malade d'une maladie de foie rapportée de Java... Pas grande fortune, afin de ne pas exciter la curiosité. - De quoi vivre, six mille francs de rente, et nous nous plaindrons de ses lésineries, dit Europe. - C'est cela, fit l'Espagnol en inclinant la tête. Satanées farceuses! Reprit-il d'un son de voix terrible en surprenant en Asie et en Europe des regards qui lui déplurent, vous savez ce que je vous ai dit? Vous servez une reine, vous lui devez le respect qu'on doit à une reine, vous lui serez dévouées autant qu'à moi. Ni le portier, ni les voisins, ni les locataires, enfin personne au monde ne doit savoir ce qui se passe ici. C'est à vous à déjouer toutes les curiosités, s'il s'en éveille. Et madame, ajouta-t-il en mettant sa large main velue sur le bras d'Esther, madame ne doit pas commettre la plus légère imprudence, vous l'en empêcheriez au besoin, mais... toujours respectueusement. Europe, c'est vous qui serez en relation avec le dehors pour la toilette de madame, et vous y travaillerez afin d'aller à l'économie. Enfin, que personne, pas même les gens les plus insignifiants, ne mette les pieds dans l'appartement. A vous deux, il faut savoir y tout faire. - Ma petite belle, dit-il à Esther, quand vous voudrez sortir le soir en voiture, vous le direz à Europe, elle sait où aller chercher vos gens, car vous aurez un chasseur, et de ma façon, comme ces deux esclaves. Esther et Lucien ne trouvaient pas un mot à dire, ils écoutaient l'Espagnol et regardaient les deux sujets précieux auxquels il donnait ses ordres. A quel secret devaient-ils la soumission, le dévouement écrits sur ces deux visages, l'un si méchamment mutin, l'autre si profondément cruel? Il devina les pensées d'Esther et de Lucien, qui paraissaient engourdis comme l'eussent été Paul et Virginie à l'aspect de deux horribles serpents, et il leur dit de sa bonne voix à l'oreille "Vous pouvez compter sur elles comme sur moi même; n'ayez aucun secret pour elles, ça les flattera. - Va servir, ma petite Asie, dit-il à la cuisinière; et toi, ma mignonne, mets un couvert, dit-il à Europe, c'est bien le moins que ces enfants donnent à déjeuner à papa." Quand les deux femmes eurent fermé la porte, et que l'Espagnol entendit Europe allant et venant, il dit à Lucien et à la jeune fille, en ouvrant sa large main "Je les tiens!" Mot et geste qui faisaient frémir. - Où donc les as-tu trouvées? s'écria Lucien. - Eh! parbleu, répondit cet homme, je ne les ai pas cherchées au pied des trônes! Europe sort de la boue et a peur d'y entrer... Menacez-les de monsieur l'abbé quand elles ne vous satisferont pas, et vous les verrez tremblant comme des souris à qui l'on parle d'un chat. Je suis un dompteur de bêtes féroces, ajouta-t-il en souriant. - Vous me faites l'effet du démon! s'écria gracieusement Esther en se serrant contre Lucien. - Mon enfant, j'ai tenté de vous donner au ciel; mais la fille repentie sera toujours une mystification pour l'Eglise s'il s'en trouvait une, elle redeviendrait courtisane dans le Paradis... Vous y avez gagné de vous faire oublier et de ressembler à une femme comme il faut; car vous avez appris là -bas ce que vous n'auriez jamais pu savoir dans la sphère infâme où vous viviez... Vous ne me devez rien, fit-il en voyant une délicieuse expression de reconnaissance sur la figure d'Esther, j'ai tout fait pour lui... Et il montra Lucien... Vous êtes fille, vous resterez fille, vous mourrez fille; car, malgré les séduisantes théories des éleveurs de bêtes, on ne peut devenir ici-bas que ce qu'on est. L'homme aux bosses a raison. Vous avez la bosse de l'amour. L'Espagnol était, comme on le voit, fataliste, ainsi que Napoléon, Mahomet et beaucoup de grands politiques. Chose étrange, presque tous les hommes d'action inclinent à la Fatalité, de même que la plupart des penseurs inclinent à la Providence. - Je ne sais pas ce que je suis, répondit Esther avec une douceur d'ange; mais j'aime Lucien, et je mourrai l'adorant. - Venez déjeuner, dit brusquement l'Espagnol, et priez Dieu que Lucien ne se marie pas promptement, car alors vous ne le reverriez plus. - Son mariage serait ma mort, dit-elle. Elle laissa passer ce faux prêtre le premier afin de pouvoir se hausser jusqu'à l'oreille de Lucien, sans être vue. - Est-ce ta volonté, dit-elle, que je reste sous la puissance de cet homme qui me fait garder par ces deux hyènes? Lucien inclina la tête. La pauvre fille réprima sa tristesse et parut joyeuse; mais elle fut horriblement oppressée. Il fallut plus d'un an de soins constants et dévoués pour qu'elle s'habituât ces deux terribles créatures, que Carlos Herrera nommait les deux chiens de garde. Chapitre ennuyeux car il explique quatre ans de bonheur La conduite de Lucien, depuis son retour à Paris, fut marquée au coin d'une politique si profonde qu'il devait exciter et qu'il excita la jalousie de tous ses anciens amis, envers lesquels il n'exerça pas d'autre vengeance que de les faire enrager par ses succès, par sa tenue irréprochable, et par sa façon de laisser les gens à distance. Ce poète si communicatif, si expansif, devint froid et réservé. De Marsay, ce type adopté par la jeunesse parisienne, n'apportait pas dans ses discours ou dans ses actions plus de mesure que n'en avait Lucien. Quant à de l'esprit, le journaliste avait jadis fait ses preuves. De Marsay, à qui bien des gens opposaient Lucien avec complaisance en donnant la préférence au poète, eut la petitesse de s'en taquiner. Lucien, très en faveur auprès des hommes qui exerçaient le pouvoir, abandonna si bien toute pensée de gloire littéraire, qu'il fut insensible au succès de son roman, republié sous son vrai titre de l'Archer de Charles IX, et au bruit que fit son recueil de sonnets intitulé les Marguerites vendu par Dauriat en une semaine. - C'est un succès posthume, répondit-il en riant à mademoiselle des Touches qui le complimentait. Le terrible Espagnol maintenait sa créature avec un bras de fer dans la ligne au bout de laquelle les fanfares et les profits de la victoire attendent le politique patient. Lucien avait pris l'appartement de garçon de Beaudenord, sur le quai Malaquais, afin de se rapprocher de la rue Taitbout, et son conseil s'était logé dans trois chambres de la même maison, au quatrième étage. Lucien n'avait plus qu'un cheval de selle et de cabriolet, un domestique et un palefrenier. Quand il ne dÃnait pas en ville, il dÃnait chez Esther. Carlos Herrera surveillait si bien les gens au quai Malaquais, que Lucien ne dépensait pas en tout dix mille francs par an. Dix mille francs suffisaient à Esther, grâce au dévouement constant, inexplicable d'Europe et d'Asie. Lucien employait d'ailleurs les plus grandes précautions pour aller rue Taitbout ou pour en sortir. Il n'y venait jamais qu'en fiacre, les stores baissés, et faisait toujours entrer la voiture. Aussi, sa passion pour Esther et l'existence du ménage de la rue Taithout, entièrement inconnues dans le monde, ne nuisirent-elles aucune de ses entreprises ou de ses relations; jamais un mot indiscret ne lui échappa sur ce sujet délicat. Ses fautes en ce genre avec Coralie, lors de son premier séjour à Paris, lui avaient donné de l'expérience. Sa vie offrit d'abord cette régularité de bon ton sous laquelle on peut cacher bien des mystères il restait dans le inonde tous les soirs jusqu'à une heure du matin; on le trouvait chez lui de dix heures à une heure après-midi; puis il allait au bois de Boulogne et faisait des visites jusqu'à cinq heures. On le voyait rarement à pied, il évitait ainsi ses anciennes connaissances. Quand il fut salué par quelque journaliste ou par quelqu'un de ses anciens camarades, il répondit d'abord par une inclination de tête assez polie pour qu'il fût impossible de se fâcher, mais où perçait un dédain profond qui tuait la familiarité française. Il se débarrassa promptement ainsi des gens qu'il ne voulait plus avoir connus. Une vieille haine l'empêchait d'aller chez madame d'Espard, qui, plusieurs fois, avait voulu l'avoir chez elle; s'il la rencontrait chez la duchesse de Maufrigneuse ou chez mademoiselle des Touches, chez la comtesse de Montcornet, ou ailleurs, il se montrait d'une exquise politesse avec elle. Cette haine, égale chez madame d'Espard, obligeait Lucien à user de prudence, car on verra comment il l'avait avivée en se permettant une vengeance qui, d'ailleurs, lui valut une forte semonce de Carlos Herrera. - Tu n'es pas encore assez puissant pour te venger de qui que ce soit, lui avait dit l'Espagnol. Quand on est en route, par un ardent soleil, on ne s'arrête pas pour cueillir la plus belle fleur... Il y avait trop d'avenir et trop de supériorité vraie chez Lucien pour que les jeunes gens, que son retour à Paris et sa fortune inexplicable offusquaient ou froissaient, ne fussent pas enchantés de lui jouer un mauvais tour. Lucien, qui se savait beaucoup d'ennemis, n'ignorait pas ces mauvaises dispositions chez ses amis. Aussi l'abbé mettait-il admirablement son fils adoptif en garde contre les traÃtrises du monde, contre les imprudences si fatales à la jeunesse. Lucien devait raconter et racontait tous les soirs à l'abbé les plus petits événements de la journée. Grâce aux conseils de ce mentor, il déjouait la curiosité la plus habile, celle du monde. Gardé par un sérieux anglais, fortifié par les redoutes qu'élève la circonspection des diplomates, il ne laissait à personne le droit ou l'occasion de jeter l'oeil sur ses affaires. Sa jeune et belle figure avait fini par être, dans le monde, impassible comme une figure de princesse en cérémonie. Vers le milieu de l'année 1829, il fut question de son mariage avec la fille aÃnée de la duchesse de Grandlieu, qui n'avait alors pas moins de quatre filles à établir. Personne ne mettait en doute que le Roi ne fÃt, à propos de cette alliance, la faveur de rendre à Lucien le titre de marquis. Ce mariage allait décider la fortune politique de Lucien, qui probablement serait nommé ministre auprès d'une cour d'Allemagne. Depuis trois ans surtout, la vie de Lucien avait été d'une sagesse inattaquable; aussi de Marsay avait-il dit de lui ce mot singulier "Ce garçon doit avoir derrière lui quelqu'un de bien fort!" Lucien était ainsi devenu presque un personnage. Sa passion pour Esther l'avait d'ailleurs aidé beaucoup à jouer son rôle d'homme grave. Une habitude de ce genre garantit les ambitieux de bien des sottises; en ne tenant à aucune femme, ils ne se laissent pas prendre aux réactions du physique sur le moral. Quant au bonheur dont jouissait Lucien, c'était la réalisation des rêves du poète sans le sou, à jeun, dans un grenier. Esther, l'idéal de la courtisane amoureuse, tout en rappelant à Lucien Coralie, l'actrice avec laquelle il avait vécu pendant une année, l'effaçait complètement. Toutes les femmes aimantes et dévouées inventent la réclusion, l'incognito, la vie de la perle au fond de la mer; mais, chez la plupart d'entre elles, c'est un de ces charmants caprices qui font un sujet de conversation, une preuve d'amour qu'elles rêvent de donner et qu'elles ne donnent pas; tandis qu'Esther, toujours au lendemain de sa première félicité, vivant à toute heure sous le premier regard incendiaire de Lucien, n'eut pas, en quatre ans, un mouvement de curiosité. Son esprit tout entier, elle l'employait à rester dans les termes du programme tracé par la main fatale de l'Espagnol. Bien plus! au milieu des plus enivrantes délices, elle n'abusa pas du pouvoir illimité que prêtent aux femmes aimées les désirs renaissants d'un amant pour faire à Lucien une interrogation sur Herrera, qui, d'ailleurs, l'épouvantait toujours elle n'osait pas penser à lui. Les savants bienfaits de ce personnage inexplicable, à qui certainement Esther devait et sa grâce de pensionnaire, et ses façons de femme comme il faut, et sa régénération, semblaient à la pauvre fille être des avances de l'enfer. - Je paierai tout cela quelque jour, se disait-elle avec effroi. Pendant toutes les belles nuits, elle sortait en voiture de louage. Elle allait, avec une célérité, sans doute imposée par l'abbé, dans un de ces charmants bois qui sont autour de Paris, à Boulogne, Vincennes, Romainville ou Ville-d'Avray, souvent avec Lucien, quelquefois seule avec Europe. Elle s'y promenait sans avoir peur, car elle était accompagnée, quand elle se trouvait sans Lucien, par un grand chasseur vêtu comme les chasseurs les plus élégants, armé d'un vrai couteau, et dont la physionomie autant que la sèche musculature annonçaient un terrible athlète. Cet autre gardien était pourvu, selon la mode anglaise, d'une canne, appelée bâton de longueur, que connaissent les bâtonistes, et avec laquelle ils peuvent défier plusieurs assaillants. En conformité d'un ordre donné par l'abbé, jamais Esther n'avait dit un mot à ce chasseur. Europe, quand madame voulait revenir, jetait un cri; le chasseur sifflait le cocher, qui se trouvait toujours à une distance convenable. Lorsque Lucien se promenait avec Esther, Europe et le chasseur restaient cent pas d'eux, comme deux de ces pages infernaux dont parlent les Mille et une Nuits, et qu'un enchanteur donne à ses protégés. Les Parisiens, et surtout les Parisiennes, ignorent les charmes d'une promenade au milieu des bois par une belle nuit. Le silence, les effets de lune, la solitude ont l'action calmante des bains. Ordinairement Esther partait à dix heures, se promenait de minuit à une heure, et rentrait à deux heures et demie. Il ne faisait jamais jour chez elle avant onze heures. Elle se baignait, procédait à cette toilette minutieuse, ignorée de la plupart des femmes de Paris, car elle veut trop de temps, et ne se pratique guère que chez les courtisanes, les lorettes ou les grandes dames qui toutes ont leur journée à elles. Elle n'était prête que quand Lucien venait, et s'offrait toujours à ses regards comme une fleur nouvellement éclose. Elle n'avait de souci que du bonheur de son poète; elle était à lui comme une chose à lui, c'est-à -dire qu'elle lui laissait la plus entière liberté. Jamais elle ne jetait un regard au-delà de la sphère où elle rayonnait; l'abbé le lui avait bien recommandé, car il entrait dans les plans de ce profond politique que Lucien eût des bonnes fortunes. Le bonheur n'a pas d'histoire, et les conteurs de tous les pays l'ont si bien compris que cette phrase Ils furent heureux! termine toutes les aventures d'amour. Aussi ne peut-on qu'expliquer les moyens de ce bonheur vraiment fantastique au milieu de Paris. Ce fut le bonheur sous sa plus belle forme, un poème, une symphonie de quatre ans! Toutes les femmes diront "C'est beaucoup!" Ni Esther ni Lucien n'avaient dit "C'est trop!" Enfin, la formule Ils furent heureux, fut pour eux encore plus explicite que dans les contes de fées, car ils n'eurent pas d'enfants. Ainsi, Lucien pouvait coqueter dans le monde, s'abandonner à ses caprices de poète et, disons le mot, aux nécessités de sa position. Il rendit, pendant le temps où il faisait lentement son chemin, des services secrets à quelques hommes politiques en coopérant à leurs travaux. Il fut en ceci d'une grande discrétion. Il cultiva beaucoup la société de madame de Sérisy, avec laquelle il était, au dire des salons, du dernier bien. Madame de Sérisy avait enlevé Lucien à la duchesse de Maufrigneuse, qui, dit-on, n'y tenait plus, un de ces mots par lesquels les femmes se vengent d'un bonheur envié. Lucien était, pour ainsi dire, dans le giron de la Grande-Aumônerie, et dans l'intimité de quelques femmes amies de l'archevêque de Paris. Modeste et discret, il attendait avec patience. Aussi le mot de Marsay, qui s'était alors marié et qui faisait mener à sa femme la vie que menait Esther, contenait-il plus qu'une observation. Mais les dangers sous-marins de la position de Lucien s'expliqueront assez dans le courant de cette histoire. Comment un Loup-cervier rencontra le rat, et ce qui en advint Dans ces circonstances, par une belle nuit du mois d'août, le baron de Nucingen revenait à Paris de la terre d'un banquier étranger établi en France, et chez lequel il avait dÃné. Cette terre est à huit lieues de Paris, en pleine Brie. Or, comme le cocher du baron s'était vanté d'y mener son maÃtre et de le ramener avec ses chevaux, ce cocher prit la liberté d'aller lentement quand la nuit fut venue. En entrant dans le bois de Vincennes, voici la situation des bêtes, des gens et du maÃtre. Littéralement abreuvé à l'office de l'illustre autocrate du Change, le cocher, complètement ivre, dormait, tout en tenant les guides, à faire illusion aux passants. Le valet, assis derrière, ronflait comme une toupie d'Allemagne, pays des petites figures en bois sculpté, des grands Reinganum et des toupies. Le baron voulut penser; mais, dès le pont de Gournay, la douce somnolence de la digestion lui avait fermé les yeux. A la mollesse des guides, les chevaux comprirent l'état du cocher; ils entendirent la basse continue du valet en vigie à l'arrière, ils se virent les maÃtres, et profitèrent de ce petit quart d'heure de liberté pour marcher à leur fantaisie. En esclaves intelligents, ils offrirent aux voleurs l'occasion de dévaliser l'un des plus riches capitalistes de France, le plus profondément habile de ceux qu'on a fini par nommer assez énergiquement des Loups-cerviers. Enfin, devenus les maÃtres et attirés par cette curiosité que tout le monde a pu remarquer chez les animaux domestiques, ils s'arrêtèrent, dans un rond-point quelconque, devant d'autres chevaux à qui sans doute ils dirent en langue de cheval "A qui êtes-vous? Que faites-vous? Etes-vous heureux?" Quand la calèche ne roula plus, le baron assoupi s'éveilla. Il crut d'abord n'avoir pas quitté le parc de son confrère; puis il fut surpris par une vision céleste qui le trouva sans son arme habituelle, le calcul. Il faisait un clair de lune si magnifique qu'on aurait pu tout lire, même un journal du soir. Par le silence des bois, et, à cette lueur pure, le baron vit une femme seule qui, tout en montant dans une voiture de louage, regarda le singulier spectacle de cette calèche endormie. A la vue de cet ange, le baron de Nucingen fut comme illuminé par une lumière intérieure. En se voyant admirée, la jeune femme abaissa son voile avec un geste d'effroi. Un chasseur jeta un cri rauque dont la signification fut bien comprise par le cocher, car la voiture fila comme une flèche. Le vieux banquier ressentit une émotion terrible le sang qui lui revenait des pieds charriait du feu à sa tête, sa tête renvoyait des flammes au coeur; la gorge se serra. Le malheureux craignit une indigestion, et, malgré cette appréhension capitale, il se dressa sur ses pieds. - Hau crante callot! fichi pédate ki tord! Cria-t-il. Sante frante si di haddrappe cedde foidire. A ces mots, cent francs, le cocher se réveilla, le valet de l'arrière les entendit sans doute dans son sommeil. Le baron répéta l'ordre, le cocher mit les chevaux au grand galop, et réussit à rattraper, à la barrière du Trône, une voiture à peu près semblable à celle où Nucingen avait vu la divine inconnue, mais où se prélassait le premier commis de quelque riche magasin, avec une femme comme il faut de la rue Vivienne. Cette méprise consterna le baron. - Zi chaffais âmné Chorche prononcez George, au lier te doi, crosse pette, ile aurede pien si droufer cedde phâmme, dit-il au domestique pendant que les commis visitaient la voiture. - Eh! monsieur le baron, le diable était, je crois, derrière, sous forme d'heiduque, et il m'a substitué cette voiture à la sienne. - Le tiapie n'egssisde boinde, dit le baron. Le baron de Nucingen avouait alors soixante ans, les femmes lui étaient devenues parfaitement indifférentes, et, à plus forte raison, la sienne. Il se vantait de n'avoir jamais connu l'amour qui fait faire des folies. Il regardait comme un bonheur d'en avoir fini avec les femmes, desquelles il disait, sans se gêner, que la plus angélique ne valait pas ce qu'elle coûtait, même quand elle se donnait gratis. Il passait pour être si complètement blasé, qu'il n'achetait plus, à raison d'une couple de mille francs par mois, le plaisir de se faire tromper. De sa loge à l'Opéra, ses yeux froids plongeaient tranquillement sur le Corps de Ballet. Pas une oeillade ne partait pour ce capitaliste de ce redoutable essaim de vieilles jeunes filles et de jeunes vieilles femmes, l'élite des plaisirs parisiens. Amour naturel, amour postiche et d'amour-propre, amour de bienséance et de vanité; amour-goût, amour décent et conjugal, amour excentrique, le baron avait acheté tout, avait connu tout, excepté le véritable amour. Cet amour venait de fondre sur lui comme un aigle sur sa proie, comme il fondit sur Gentz, le confident de le prince de Metternich. On sait toutes les sottises que ce vieux diplomate fit pour Fanny Elssler dont les répétitions l'occupaient beaucoup plus que les intérêts européens. La femme qui venait de bouleverser cette caisse doublée de fer, appelée Nucingen, lui était apparue comme une de ces femmes uniques dans une génération. Il n'est pas sûr que la maÃtresse du Titien, que la Mona Lisa de Léonard de Vinci, que la Fornarina de RaphaÃl fussent aussi belles que la sublime Esther, en qui l'oeil le plus exercé du Parisien le plus observateur n'aurait pu reconnaÃtre le moindre vestige qui rappelât la courtisane. Aussi le baron fut-il surtout étourdi par cet air de femme noble et grande qu'Esther, aimée, environnée de luxe, d'élégance et d'amour, avait au plus haut degré. L'amour heureux est la Sainte-Ampoule des femmes, elles deviennent toutes alors fières comme des impératrices. Le baron alla, pendant huit nuits de suite, au bois de Vincennes, puis au bois de Boulogne, puis dans les bois de Ville-d'Avray, puis dans le bois de Meudon, enfin dans tous les environs de Paris, sans pouvoir rencontrer Esther. Cette sublime figure juive qu'il disait être eine viguire te la Piple, était toujours devant ses yeux. A la fin de la quinzaine, il perdit l'appétit. Delphine de Nucingen et sa fille Augusta, que la baronne commençait à montrer, ne s'aperçurent pas tout d'abord du changement qui se fit chez le baron. La mère et la fille ne voyaient monsieur de Nucingen que le matin au déjeuner et le soir au dÃner, quand ils dÃnaient tous à la maison, ce qui n'arrivait qu'aux jours où Delphine avait du monde. Mais, au bout de deux mois, pris par une fièvre d'impatience et en proie à un état semblable à celui que donne la nostalgie, le baron, surpris de l'impuissance du million, maigrit et parut si profondément atteint, que Delphine espéra secrètement devenir veuve. Elle se mit à plaindre assez hypocritement son mari, et fit rentrer sa fille à l'intérieur. Elle assomma son mari de questions; il répondit comme répondent les Anglais attaqués du spleen, il ne répondit presque pas. Delphine de Nucingen donnait un grand dÃner tous les dimanches. Elle avait pris ce jour-là pour recevoir, après avoir remarqué que, dans le grand monde, personne n'allait au spectacle, et que cette journée était assez généralement sans emploi. L'invasion des classes marchandes ou bourgeoises rend le dimanche presque aussi sot à Paris qu'il est ennuyeux à Londres. La baronne invita donc l'illustre Desplein à dÃner pour pouvoir faire une consultation malgré le malade, car Nucingen disait se porter à merveille. Keller, Rastignac, de Marsay, du Tillet, tous les amis de la maison avaient fait comprendre à la baronne qu'un homme comme Nucingen ne devait pas mourir à l'improviste; ses immenses affaires exigeaient des précautions, il fallait savoir absolument à quoi s'en tenir. Ces messieurs furent priés à ce dÃner, ainsi que le comte de Gondreville, beau-père de François Keller, le chevalier d'Espard, des Lupeaulx, le docteur Bianchon, celui de ses élèves que Desplein aimait le plus, Beaudenord et sa femme, le comte et la comtesse de Montcornet, Blondet, mademoiselle des Touches et Conti; puis enfin Lucien de Rubempré pour qui Rastignac avait, depuis cinq ans, conçu la plus vive amitié; mais par ordre, comme on dit en style d'affiches. Le désespoir d'une caisse - Nous ne nous débarrasserons pas facilement de celui-là , dit Blondet à Rastignac, quand il vit entrer dans le salon Lucien plus beau que jamais et mis d'une façon ravissante. - Il vaut mieux s'en faire un ami, car il est redoutable, dit Rastignac. - Lui? dit de Marsay. Je ne reconnais de redoutables que les gens dont la position est claire, et la sienne est plus inattaquée qu'inattaquable! Voyons! de quoi vit-il? D'où lui vient sa fortune? il a, j'en suis sûr, une soixantaine de mille francs de dettes. - Il a trouvé dans un prêtre espagnol un protecteur fort riche, et qui lui veut du bien, répondit Rastignac. - Il épouse mademoiselle de Grandlieu l'aÃnée, dit mademoiselle des Touches. - Oui, mais, dit le chevalier d'Espard, on lui demande d'acheter une terre d'un revenu de trente mille francs pour assurer la fortune qu'il doit reconnaÃtre à sa future, et il lui faut un million, ce qui ne se trouve sous le pied d'aucun Espagnol. - C'est cher, car Clotilde est bien laide, dit la baronne. Madame de Nucingen se donnait le genre d'appeler mademoiselle de Grandlieu par son petit nom, comme si elle, née Goriot, hantait cette société. - Non, répliqua du Tillet, la fille d'une duchesse n'est jamais laide pour nous autres, surtout quand elle apporte le titre de marquis et un poste diplomatique; mais le plus grand obstacle de ce mariage est l'amour insensé de madame de Sérisy pour Lucien, elle doit lui donner beaucoup d'argent. - Je ne m'étonne plus de voir Lucien si grave; car madame de Sérisy ne lui donnera certes pas un million pour lui faire épouser mademoiselle de Grandlieu. Il ne sait sans doute pas comment se tirer de cette position, reprit de Marsay. - Oui, mais mademoiselle de Grandlieu l'adore, dit la comtesse de Montcornet, et, avec l'aide de la jeune personne, il aura peut-être de meilleures conditions. - Que fera-t-il de sa soeur et de son beau-frère d'Angoulême? demanda le chevalier d'Espard. - Mais, répondit Rastignac, sa soeur est riche, et il l'appelle aujourd'hui madame Séchard de Marsac. - S'il y a des difficultés, il est bien joli garçon, dit Bianchon en se levant pour saluer Lucien - Bonjour, cher ami, dit Rastignac en échangeant une chaleureuse poignée de main avec Lucien. De Marsay salua froidement après avoir été salué le premier par Lucien. Avant le dÃner, Desplein et Bianchon qui, tout en plaisantant le baron de Nucingen, l'examinaient, reconnurent que sa maladie était entièrement morale; mais personne n'en put deviner la cause, tant il paraissait impossible que ce profond politique de la Bourse pût être amoureux. Quand Bianchon, en ne voyant plus que l'amour pour expliquer l'état pathologique du banquier, en dit deux mots à Delphine de Nucingen, elle sourit en femme qui depuis longtemps sait à quoi s'en tenir sur son mari. Après dÃner cependant, quand on descendit au jardin, les intimes de la maison cernèrent le banquier et voulurent éclaircir ce cas extraordinaire en entendant Bianchon affirmer que Nucingen devait être amoureux. - Savez-vous, baron, lui dit de Marsay, que vous avez maigri considérablement? et l'on vous soupçonne de violer les lois de la nature financière. - Chamais! dit le baron. - Mais si, répliqua de Marsay. On ose prétendre que vous êtes amoureux. - C'esde frai, répondit piteusement Nucingen. Chai Zoubire abbrest kèque chausse t'ingonni. - Vous êtes amoureux, vous?... Vous êtes un fat! dit le chevalier d'Espard. - Hêdre hâmûreusse à mon hâche cheu zai piène que rienne n'ai blis ritiquille; mai ké foullez-vous? êde! - D'une femme du monde? demanda Lucien. - Mais, dit de Marsay, le baron ne peut maigrir ainsi que pour un amour sans espoir, il a de quoi acheter toutes les femmes qui veulent ou qui peuvent se vendre. - Cheu neu la gonnès boind, répondit le baron. Et cheu buis fûs le tire buisque montame ti Nichingen ai tan lé salon. Chiskissi, cheu n'ai boin si ceu qu'edait l'amûre. L'amûre? jeu groid que c'esd te maicrir. - Où l'avez-vous rencontrée, cette jeune innocente? demanda Rastignac. - An foidire, hâ minouid, au pois de Finzennes. - Son signalement? dit de Marsay. - Eine jabot de casse plange, foile planc... eine viguire fraiment piplique! de veu, eine tain t'Oriend. - Vous rêviez! dit en souriant Lucien. - C'est frai, cheu tormais comme ein govre... ein govre blain, dit-il en se reprenant, gar Zédaite en refenand de tinner à la gambagne te mon hâmi... - Etait-elle seule? dit du Tillet en interrompant le Loup-cervier. - Ui, dit le baron d'un ton dolent, zauv ein heidicq terrière la foidire ed eine fâme te jampre... - Lucien a l'air de la connaÃtre, s'écria Rastignac en saisissant un sourire de l'amant d'Esther. - Qui est-ce qui ne connaÃt pas les femmes capables d'aller à minuit à la rencontre de Nucingen? dit Lucien en pirouettant. - Enfin, ce n'est pas une femme qui aille dans le monde? demanda le chevalier d'Espard, car le baron aurait reconnu l'heiduque. - Che neu l'ai fue nille bard, répondit le baron, et foillà quarante chours queu cheu la vais gerger bar la bolice qui neu droufe bas. - Il vaut mieux qu'elle vous coûte quelques centaines de mille francs que de vous coûter la vie, et à votre âge, une passion sans aliment est dangereuse, dit Desplein, on peut en mourir. - Ui, répondit Nucingen à Desplein, ce que che manche neu meu nurride boind, l'air me semple mordel. Che fais au pois te Finzennes, foir la blace i che l'ai fue!... Ed foilà ma fie! Cheu n'ai bas pi m'oguiber tu ternier eimbrunt cheu m'an sis rabbordé à mes gonvrères ki onte i biddié te moi... Bir ein million, che foudrais gonnèdre cedde phâmme, ch'y cagnerais, car cheu neu fais blis à la Pirse... Temantez à ti Dilet. - Oui, répondit du Tillet, il a le dégoût des affaires, il change, c'est signe de mort. - Zigne t'amûr, reprit Nucingen, bir moi, c'esde eine même chausse! La naïveté de ce vieillard, qui n'était plus Loup-cervier, et qui, pour la première fois de sa vie, apercevait quelque chose de plus saint et de plus sacré que l'or, émut cette compagnie de gens blasés les uns échangèrent des sourires, les autres regardèrent Nucingen en exprimant cette pensée dans leur physionomie "Un homme si fort en arriver là !..." Puis chacun revint au salon en causant de cet événement. C'était en effet un événement de nature à produire la plus grande sensation. Madame de Nucingen se mit à rire quand Lucien lui découvrit le secret du banquier; mais en entendant les moqueries de sa femme, le baron la prit par le bras et l'emmena dans l'embrasure d'une fenêtre. - Montame, lui dit-il à voix basse, aiche chamai titte ein mod té moquerie sir fos bassions, pir ké fis fis moguiez tes miennes? Ein ponne fame aiteraid son mari à ze direr t'avvaire sante sè môguer te lui, gomme fus le vaiddes... D'après la description du vieux banquier, Lucien avait reconnu son Esther. Déjà très fâché d'avoir vu son sourire remarqué, il profita du moment de causerie générale qui a lieu pendant le service du café pour disparaÃtre. - Qu'est donc devenu monsieur de Rubempré? dit la baronne de Nucingen. - Il est fidèle à sa devise Quid me continebit? répondit Rastignac. - Ce qui veut dire Qui peut me retenir? ou Je suis indomptable, à votre choix, reprit de Marsay. - Au moment où monsieur le baron parlait de son inconnue, Lucien a laissé échapper un sourire qui me ferait croire qu'elle est de sa connaissance, dit Horace Bianchon sans savoir le danger d'une observation si naturelle. - Pon! se dit en lui-même le Loup-cervier. Semblable à tous les malades désespérés, il acceptait tout ce qui paraissait être un espoir, et il se promit de faire espionner Lucien, par d'autres gens que ceux de Louchard, le plus habile Garde du Commerce de Paris, à qui, depuis quinze jours, il s'était adressé. Un abÃme sous le bonheur d'Esther Avant de se rendre chez Esther, Lucien devait aller à l'hôtel de Grandlieu passer les deux heures qui rendaient mademoiselle Clotilde-Frédérique de Grandlieu la fille la plus heureuse du faubourg Saint-Germain. La prudence qui caractérisait la conduite de ce jeune ambitieux lui conseilla d'instruire aussitôt Carlos Herrera de l'effet produit par le sourire que lui avait arraché le portrait d'Esther, tracé par le baron de Nucingen. L'amour du baron pour Esther, et l'idée qu'il avait eue de mettre la police à la recherche de son inconnue, étaient d'ailleurs des événements assez importants à communiquer à l'homme qui avait cherché sous la soutane l'asile que jadis les criminels trouvaient dans les églises. Et, de la rue Saint-Lazare, où demeurait en ce temps le banquier, à la rue Saint-Dominique, où se trouve l'hôtel de Grandlieu, le chemin de Lucien le menait devant son chez-soi du quai Malaquais. Lucien trouva son terrible ami fumant son bréviaire, c'est-à -dire culottant une pipe avant de se coucher. Cet homme, plus étrange qu'étranger, avait fini par renoncer aux cigares espagnols, qu'il trouva trop doux. - Ceci devient sérieux, répondit l'Espagnol quand Lucien lui eut tout raconté. Le baron, qui se sert de Louchard pour chercher la petite, aura bien l'esprit de mettre un recors à tes trousses, et tout serait connu. Je n'ai pas trop de la nuit et de la matinée pour préparer les cartes de la partie que je vais jouer contre ce baron, à qui je dois démontrer avant tout l'impuissance de la police. Quand notre Loup-cervier aura perdu tout espoir de trouver sa brebis, je me charge de la lui vendre ce qu'elle vaut pour lui... - Vendre Esther? s'écria Lucien dont le premier mouvement était toujours excellent. - Tu oublies donc notre position? s'écria Carlos Herrera. Lucien baissa la tête. - Plus d'argent, reprit l'Espagnol, et soixante mille francs de dettes à payer! Si tu veux épouser Clotilde de Grandlieu, tu dois acheter une terre d'un million pour assurer le douaire de ce laideron. Eh! bien, Esther est un gibier après lequel je vais faire courir ce Loup-cervier de manière à le dégraisser d'un million. Ça me regarde... - Esther ne voudra jamais. - Ça me regarde. - Elle en mourra. - Ça regarde les Pompes Funèbres. D'ailleurs, après?... s'écria ce sauvage personnage en arrêtant les élégies de Lucien par la manière dont il se posa. - Combien y a-t-il de généraux morts à la fleur de l'âge pour l'empereur Napoléon? dernanda-t-il à Lucien après un moment de silence. On trouve toujours des femmes! En 1821, pour toi, Coralie n'avait pas sa pareille, Esther ne s'en est pas moins rencontrée. Après cette fille, viendra... sais-tu qui?... la femme inconnue! Voilà , de toutes les femmes, la plus belle, et tu la chercheras dans la capitale où le gendre du duc de Grandlieu sera ministre et représentera le roi de France... Et puis, dis donc, monsieur l'enfant, Esther en mourra-t-elle? Enfin, le mari de mademoiselle de Grandlieu peut-il conserver Esther? D'ailleurs laisse-moi faire, tu n'as pas l'ennui de penser à tout ça me regarde. Seulement tu te passeras d'Esther pendant une semaine ou deux, et tu n'en iras pas moins rue Taitbout. Allons, va roucouler sur ta planche de salut, et joue bien ton rôle, glisse à Clotilde la lettre incendiaire que tu as écrite ce matin, et rapporte-m'en une un peu chaude! Elle se dédommage de ses privations par l'écriture, cette fille ça me va! Tu retrouveras Esther un peu triste, mais dis-lui d'obéir. Il s'agit de notre livrée de vertu, de nos casaques d'honnêteté, du paravent derrière lequel les grands cachent toutes leurs infamies... Il s'agit de mon beau moi, de toi qui ne dois jamais être soupçonné. Le hasard nous a mieux servis que ma pensée, qui, depuis deux mois, travaillait dans le vide. En jetant ces terribles phrases une à une, comme des coups de pistolet, Carlos Herrera s'habillait et se disposait à sortir. - Ta joie est visible, s'écria Lucien, tu n'as jamais aimé la pauvre Esther, et tu vois arriver avec délices le moment de te débarrasser d'elle. - Tu ne t'es jamais lassé de l'aimer, n'est-ce pas?... eh! bien, je ne me suis jamais lassé de l'exécrer. Mais n'ai-je pas agi toujours comme si j'étais attaché sincèrement à cette fille, moi qui, par Asie, tenais sa vie entre mes mains! Quelques mauvais champignons dans un ragoût, et tout eût été dit... Mademoiselle Esther vit, cependant!... elle est heureuse!... sais-tu pourquoi? parce que tu l'aimes! Ne fais pas l'enfant. Voici quatre ans que nous attendons un hasard pour ou contre nous, eh! bien, il faut déployer plus que du talent pour éplucher le légume que nous jette aujourd'hui le sort il y a dans ce coup de roulette du bon et du mauvais, comme dans tout. Sais-tu à quoi je pensais au moment où tu es entré? - Non... - A me rendre, ici comme à Barcelone, héritier d'une vieille dévote, à l'aide d'Asie... - Un crime? - Il ne restait plus que cette ressource pour assurer ton bonheur. Les créanciers se remuent. Une fois poursuivi par des huissiers et chassé de l'hôtel de Grandlieu, que serais-tu devenu? L'échéance du diable serait arrivée. Carlos Herrera peignit par un geste le suicide d'un homme qui se jette à l'eau, puis il arrêta sur Lucien un de ces regards fixes et pénétrants qui font entrer la volonté des gens forts dans l'âme des gens faibles. Ce regard fascinateur, qui eut pour effet de détendre toute résistance, annonçait entre Lucien et son conseil, non seulement des secrets de vie et de mort, mais encore des sentiments aussi supérieurs aux sentiments ordinaires que cet homme l'était à la bassesse de sa position. Contraint à vivre en dehors du monde où la loi lui interdisait à jamais de rentrer, épuisé par le vice et par de furieuses, par de terribles résistances, mais doué d'une force d'âme qui le rongeait, ce personnage ignoble et grand, obscur et célèbre, dévoré surtout d'une fièvre de vie, revivait dans le corps élégant de Lucien dont l'âme était devenue la sienne. Il se faisait représenter dans la vie sociale par ce poète, auquel il donnait sa consistance et sa volonté de fer. Pour lui, Lucien était plus qu'un fils, plus qu'une femme aimée, plus qu'une famille, plus que sa vie, il était sa vengeance; aussi, comme les âmes fortes tiennent plus à un sentiment qu'à l'existence, se l'était-il attaché par des liens indissolubles. Après avoir acheté la vie de Lucien au moment où ce poète au désespoir faisait un pas vers le suicide, il lui avait proposé l'un de ces pactes infernaux qui ne se voient que dans les romans, mais dont la possibilité terrible a souvent été démontrée aux Assises par de célèbres drames judiciaires. En prodiguant à Lucien toutes les joies de la vie parisienne, en lui prouvant qu'il pouvait se créer encore un bel avenir, il en avait fait sa chose. Aucun sacrifice ne coûtait d'ailleurs à cet homme étrange, dès qu'il s'agissait de son second lui-même. Au milieu de sa force, il était si faible contre les fantaisies de sa créature qu'il avait fini par lui confier ses secrets. Peut-être fut-ce un lien de plus entre eux que cette complicité purement morale? Depuis le jour où la Torpille fut enlevée, Lucien savait sur quelle horrible base reposait son bonheur. Cette soutane de prêtre espagnol cachait Jacques Collin, une des célébrités du Bagne, et qui, dix ans auparavant, vivait sous le nom bourgeois de Vautrin dans la Maison Vauquer, où Rastignac et Bianchon se trouvèrent en pension. Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, évadé de Rochefort presque aussitôt qu'il y fut réintégré, mit à profit l'exemple donné par le fameux comte de Sainte-Hélène; mais en modifiant tout ce que l'action hardie de Coignard eut de vicieux. Se substituer à un honnête homme et continuer la vie du forçat est une proposition dont les deux termes sont trop contradictoires pour qu'il ne s'en dégage pas un dénouement funeste, à Paris surtout; car, en s'implantant dans une famille, un condamné décuple les dangers de cette substitution. Pour être à l'abri de toute recherche, ne faut-il pas d'ailleurs se mettre plus haut que ne sont situés les intérêts ordinaires de la vie? Un homme du monde est soumis à des hasards qui pèsent rarement sur les gens sans contact avec le monde. Aussi la soutane est-elle le plus sûr des déguisements, quand on peut le compléter par une vie exemplaire, solitaire et sans action. - Donc, je serai prêtre, se dit ce mort civil qui voulait absolument revivre sous une forme sociale et satisfaire des passions aussi étranges que lui. La guerre civile que la constitution de 1812 alluma en Espagne, où s'était rendu cet homme d'énergie, lui fournit les moyens de tuer secrètement le véritable Carlos Herrera dans une embuscade. Bâtard d'un grand seigneur et abandonné depuis longtemps par son père, ignorant à quelle femme il devait le jour, ce prêtre était chargé d'une mission politique en France par le roi Ferdinand VII, à qui un évêque l'avait proposé. L'évêque, le seul homme qui s'intéressât à Carlos Herrera, mourut pendant le voyage que cet enfant perdu de l'Eglise faisait de Cadix à Madrid et de Madrid en France. Heureux d'avoir rencontré cette individualité si désirée, et dans les conditions où il la voulait, Jacques Collin se fit des blessures au dos pour effacer les fatales lettres, et changea son visage à l'aide de réactifs chimiques. En se métamorphosant ainsi devant le cadavre du prêtre avant de l'anéantir, il put se donner quelque ressemblance avec son Sosie. Pour achever cette transmutation presque aussi merveilleuse que celle dont il est question dans le conte arabe où le derviche a conquis le pouvoir d'entrer, lui vieux, dans un jeune corps par des paroles magiques, le forçat, qui parlait espagnol, apprit autant de latin qu'un prêtre andalou devait en savoir. Banquier des trois bagnes, Collin était riche des dépôts confiés à sa probité connue, et forcée d'ailleurs entre de tels associés, une erreur se solde à coups de poignard. A ces fonds, il joignit l'argent donné par l'évêque à Carlos Herrera. Avant de quitter l'Espagne, il put s'emparer du trésor d'une dévote de Barcelone à laquelle il donna l'absolution, en lui promettant d'opérer la restitution des sommes provenues d'un assassinat commis par elle, et d'où provenait la fortune de cette pénitente. Devenu prêtre, chargé d'une mission secrète qui devait lui valoir les plus puissantes recommandations à Paris, Jacques Collin, résolu à ne rien faire pour compromettre le caractère dont il s'était revêtu, s'abandonnait aux chances de sa nouvelle existence, quand il rencontra Lucien sur la route d'Angoulême à Paris. Ce garçon parut au faux abbé devoir être un merveilleux instrument de pouvoir; il le sauva du suicide, en lui disant "Donnez-vous à un homme de Dieu comme on se donne au diable, et vous aurez toutes les chances d'une nouvelle destinée. Vous vivrez comme en rêve, et le pire réveil sera la mort que vous vouliez vous donner..." L'alliance de ces deux êtres, qui n'en devaient faire qu'un seul, reposa sur ce raisonnement plein de force, que Carlos Herrera cimenta d'ailleurs par une complicité savamment amenée. Doué du génie de la corruption, il détruisit l'honnêteté de Lucien en le plongeant dans des nécessités cruelles et en l'en tirant par des consentements tacites à des actions mauvaises ou infâmes qui le laissaient toujours pur, loyal, noble aux yeux du monde. Lucien était la splendeur sociale à l'ombre de laquelle voulait vivre le faussaire. - Je suis l'auteur, tu seras le drame; si tu ne réussis pas, c'est moi qui serai sifflé, lui dit-il le jour où il lui avoua le sacrilège de son déguisement. Carlos alla prudemment d'aveu en aveu, mesurant l'infamie des confidences à la force de ses progrès et aux besoins de Lucien. Aussi, Trompe-la-Mort ne livra-t-il son dernier secret qu'au moment où l'habitude des jouissances parisiennes, les succès, la vanité satisfaite lui avaient asservi le corps et l'âme de ce poète si faible. Là où jadis Rastignac, tenté par ce démon, avait résisté, Lucien succomba, mieux manoeuvré, plus savamment compromis, vaincu surtout par le bonheur d'avoir conquis une éminente position. Le Mal, dont la configuration poétique s'appelle le Diable, usa envers cet homme à moitié femme de ses plus attachantes séductions, et lui demanda peu d'abord en lui donnant beaucoup. Le grand argument de Carlos fut cet éternel secret promis par Tartuffe à Rimire. Les preuves réitérées d'un dévouement absolu, semblable à celui de Séide pour Mahomet, achevèrent cette oeuvre horrible de la conquête de Lucien par un Jacques Collin. En ce moment, non seulement Esther et Lucien avaient dévoré tous les fonds confiés à la probité du banquier des bagnes, qui s'exposait pour eux à de terribles redditions de comptes, mais encore le dandy, le faussaire et la courtisane avaient des dettes. Au moment où Lucien allait réussir, le plus petit caillou sous le pied d'un de ces trois êtres pouvait donc faire crouler le fantastique édifice d'une fortune si audacieusement bâtie. Au bal de l'Opéra, Rastignac avait reconnu le Vautrin de la Maison Vauquer, mais il se savait mort en cas d'indiscrétion, aussi l'amant de madame de Nucingen échangeait-il avec Lucien des regards où la peur se cachait de part et d'autre sous des semblants d'amitié. Dans le moment du danger, Rastignac aurait évidemment fourni avec le plus grand plaisir la voiture qui eût mené Trompe-la-Mort à l'échafaud. Chacun doit maintenant deviner de quelle sombre joie Carlos fut saisi en apprenant l'amour du baron Nucingen, et en saisissant dans une seule pensée tout le parti qu'un homme de sa trempe devait tirer de la pauvre Esther. - Va, dit-il à Lucien, le diable protège son aumônier. - Tu fumes sur une poudrière. - Incedo per ignes! répondit Carlos en souriant, c'est mon métier. L'hôtel de Grandlieu La maison de Grandlieu s'est partagée en deux branches vers le milieu du dernier siècle d'abord la maison ducale condamnée à finir, puisque le duc actuel n'a eu que des filles; puis les vicomtes de Grandlieu qui doivent hériter du titre et des armes de leur branche aÃnée. La branche ducale porte de gueules, à trois doullouères, ou haches d'armes d'or mises en fasce, avec le fameux Caveo non Timeo! pour devise, qui est toute l'histoire de cette maison. L'écusson des vicomtes est écartelé de Navarreins qui est de gueules, à la fasce crénelée d'or, et timbré du casque de chevalier avec - Grands faits, Grand lieu! pour devise. La vicomtesse actuelle, veuve depuis 1813, a un fils et une fille. Quoique revenue quasi ruinée de l'émigration, elle a retrouvé, par suite du dévouement d'un avoué, de Derville, une fortune assez considérable. Rentrés en 1804, le duc et la duchesse de Grandlieu furent l'objet des coquetteries de l'Empereur; aussi Napoléon, qui les eut à sa cour, rendit-il tout ce qui se trouvait à la maison de Grandlieu dans le Domaine, environ quarante mille livres de rente. De tous les grands seigneurs du faubourg Saint-Germain qui se laissèrent séduire par Napoléon, le duc et la duchesse une Ajuda de la branche aÃnée, alliée aux Bragance furent les seuls qui ne renièrent pas l'Empereur ni ses bienfaits. Louis XVIII eut égard à cette fidélité lorsque le faubourg Saint-Germain en fit un crime aux Grandlieu; mais peut-être, en ceci, Louis XVIII voulait-il uniquement taquiner Monsieur. On regardait comme probable le mariage du jeune vicomte de Grandlieu avec Marie-Athénaïs, la dernière fille du duc, alors âgée de neuf ans. Sabine, l'avant-dernière, épousa le baron du Guénic, après la Révolution de Juillet. Joséphine, la troisième, devint madame d'Ajuda-Pinto, quand le marquis perdit sa première femme, mademoiselle de Rochefide. L'aÃnée avait pris le voile en 1822. La seconde, mademoiselle Clotilde-Frédérique, en ce moment, à l'âge de vingt-sept ans, était profondément éprise de Lucien de Rubempré. Il ne faut pas demander si l'hôtel du duc de Grandlieu, l'un des plus beaux de la rue Saint-Dominique, exerçait mille prestiges sur l'esprit de Lucien; toutes les fois que la porte immense tournait sur ses gonds pour laisser entrer son cabriolet, il éprouvait cette satisfaction de vanité dont a parlé Mirabeau. - Quoique mon père ait été simple pharmacien à l'Houmeau, j'entre pourtant là ... Telle était sa pensée. Aussi eût-il commis bien d'autres crimes que ceux de son alliance avec un faussaire pour conserver le droit de monter les quelques marches du perron, pour s'entendre annoncer "Monsieur de Rubempré!" dans le grand salon à la Louis XIV, fait du temps de Louis XIV sur le modèle de ceux de Versailles, où se trouvait cette société d'élite, la crème de Paris, nommée alors le petit Château. La noble portugaise, une des femmes qui aimait le moins à sortir de chez elle, était la plupart du temps entourée de ses voisins les Chaulieu, les Navarreins, les Lenoncourt. Souvent la jolie baronne de Macurner née Chaulieu, la duchesse de Maufrigneuse, madame d'Espard, madame de Camps, mademoiselle des Touches, alliée aux Grandlieu qui sont de Bretagne, se trouvaient en visite, allant au bal ou revenant de l'Opéra. Le vicomte de Grandlieu, le duc de Rhétoré, le marquis de Chaulieu, qui devait être un jour duc de Lenoncourt-Chaulieu, sa femme Madeleine de Mortsauf, petite-fille du duc de Lenoncourt, le marquis d'Ajuda-Pinto, le prince de Blamont-Chauvry, le marquis de Beauséant, le vidame de Pamiers, les Vandenesse, le vieux prince de Cadignan et son fils le duc de Maufrigneuse, étaient les habitués de ce salon grandiose où l'on respirait l'air de la cour, où les manières, le ton, l'esprit s'harmoniaient à la noblesse des maÃtres dont la grande tenue aristocratique avait fini par faire oublier leur servage napoléonien. La vieille duchesse d'Uxelles, la mère de la duchesse de Maufrigneuse, était l'oracle de ce salon, où madame de Sérisy n'avait jamais pu se faire admettre, quoique née de Ronquerolles. Amené par madame de Maufrigneuse, qui avait fait agir sa mère en faveur de Lucien de qui elle avait été folle pendant deux ans, ce séduisant poète s'y maintenait grâce à l'influence de la Grande Aumônerie de France et à l'aide de l'archevêque de Paris. Il ne fut admis toutefois qu'après avoir obtenu l'ordonnance qui lui rendit le nom et les armes de la maison de Rubempré. Le duc de Rhétoré, le chevalier d'Espard, quelques autres encore, jaloux de Lucien, indisposaient périodiquement contre lui le duc de Grandlieu en lui racontant des anecdotes prises aux antécédents de Lucien; mais la dévote duchesse, entourée déjà par les sommités de l'Eglise, et Clotilde de Grandlieu le soutinrent. Lucien expliqua d'ailleurs ces inimitiés par son aventure avec la cousine de madame d'Espard, madame de Bargeton, devenue comtesse Châtelet. Puis; en sentant la nécessité de se faire adopter par une famille si puissante, et poussé par son conseil intime à séduire Clotilde, Lucien eut le courage des parvenus il vint là cinq jours sur les sept de la semaine, il avala gracieusement les couleuvres de l'envie, il soutint les regards impertinents, il répondit spirituellement aux railleries. Son assiduité, le charme de ses manières, sa complaisance finirent par neutraliser les scrupules et par amoindrir les obstacles. Toujours au mieux chez la duchesse de Maufrigneuse dont les lettres brûlantes, écrites pendant le cours de sa passion, étaient gardées par Carlos Herrera, l'idole de madame de Sérisy, bien vu chez mademoiselle des Touches, Lucien, content d'être admis dans ces trois maisons, apprit de son Espagnol à mettre la plus grande réserve dans ses relations. - On ne peut pas se dévouer à plusieurs maisons à la fois, lui disait son conseiller intime. Qui va partout ne trouve d'intérêt vif nulle part. Les grands ne protègent que ceux qui rivalisent avec leurs meubles, ceux qu'ils voient tous les jours, et qui savent leur devenir quelque chose de nécessaire, comme le divan sur lequel on s'assied. Habitué à regarder le salon des Grandlieu comme son champ de bataille, Lucien réservait son esprit, ses bons mots, les nouvelles et ses grâces de courtisan pour le temps qu'il y passait le soir. Insinuant, caressant, prévenu par Clotilde des écueils à éviter, il flattait les petites passions de monsieur de Grandlieu. Après avoir commencé par envier le bonheur de la duchesse de Maufrigneuse, Clotilde devint éperdument amoureuse de Lucien. En apercevant tous les avantages d'une pareille alliance, Lucien joua son rôle d'amoureux comme l'eût joué Armand, le dernier jeune premier de la Comédie-Française. Il écrivait à Clotilde des lettres qui certes étaient des chefs-d'oeuvre littéraires de premier ordre et Clotilde y répondait en luttant de génie dans l'expression de cet amour furieux sur le papier, car elle ne pouvait aimer que de cette façon. Lucien allait à la messe à Saint-Thomas-d'Aquin tous les dimanches, il se donnait pour fervent catholique, il se livrait à des prédications monarchiques et religieuses qui faisaient merveille. Il écrivait d'ailleurs dans les journaux dévoués à la Congrégation des articles excessivement remarquables, sans vouloir en recevoir aucun prix, sans y mettre d'autre signature qu'un L. Il fit des brochures politiques, demandées ou par le roi Charles X, ou par la Grande Aumônerie, sans exiger la moindre récompense. - Le Roi, disait-il, a déjà tant fait pour moi, que je lui dois mon sang. Aussi, depuis quelques jours, était-il question d'attacher Lucien au cabinet du premier ministre en qualité de secrétaire particulier; mais madame d'Espard mit tant de gens en campagne contre Lucien, que le maÃtre Jacques de Charles X hésitait à prendre cette résolution. Non seulement la position de Lucien n'était pas assez nette, et ces mots "De quoi vit-il?" que chacun avait sur les lèvres à mesure qu'il s'élevait, demandaient une réponse; mais encore la curiosité bienveillante comme la curiosité malicieuse allaient d'investigations en investigations, et trouvaient plus d'un défaut à la cuirasse de cet ambitieux. Clotilde de Grandlieu servait à son père et à sa mère d'espion innocent. Quelques jours auparavant, elle avait pris Lucien pour causer dans l'embrasure d'une fenêtre, et l'instruire des objections de la famille. - Ayez une terre d'un million, et vous aurez ma main, telle a été la réponse de ma mère, avait dit Clotilde. - Ils te demanderont plus tard d'où provient ton argent, avait dit Carlos à Lucien quand Lucien lui reporta ce prétendu dernier mot. - Mon beau-frère doit avoir fait fortune, avait fait observer Lucien, nous aurons en lui un éditeur responsable. - Il ne manque donc plus que le million, s'était écrié Carlos, j'y songerai. Pour bien expliquer la position de Lucien à l'hôtel de Grandlieu, jamais il n'y avait dÃné. Ni Clotilde, ni la duchesse d'Uxelles, ni madame de Maufrigneuse, qui resta toujours excellente pour Lucien, ne purent obtenir du vieux duc cette faveur, tant le gentilhomme conservait de défiance sur celui qu'il appelait le sire de Rubempré. Cette nuance, aperçue par toute la société de ce salon, causait de vives blessures à l'amour-propre de Lucien, qui s'y sentait seulement toléré. Le monde a le droit d'être exigeant, il est si souvent trompé! Faire figure à Paris sans avoir une fortune connue, sans une industrie avouée, est une position que nul artifice ne peut rendre pendant longtemps soutenable. Aussi, Lucien, en s'élevant, donnait-il une force excessive à cette objection "De quoi vit-il?" Il avait été forcé de dire chez madame de Sérisy, à laquelle il devait l'appui du Procureur-général Granville et d'un ministre d'Etat, le comte Octave de Bauvan, président à une cour souveraine "Je m'endette horriblement." En entrant dans la cour de l'hôtel où se trouvait la légitimation de ses vanités, il se disait avec amertume, en pensant à la délibération de Trompe-la-Mort "J'entends tout craquer sous mes pieds!" Il aimait Esther, et il voulait mademoiselle de Grandlieu pour femme! Etrange situation! Il fallait vendre l'une pour avoir l'autre. Un seul homme pouvait faire ce trafic sans que l'honneur de Lucien en souffrÃt, cet homme était le faux Espagnol ne devaient-ils pas être aussi discrets l'un que l'autre, l'un envers l'autre? On n'a pas dans la vie deux pactes de ce genre où chacun est tour à tour dominateur et dominé. Lucien chassa les nuages qui obscurcissaient son front, il entra gai, radieux dans les salons de l'hôtel de Grandlieu. Une fille de bonne maison En ce moment, les fenêtres étaient ouvertes, les senteurs du jardin parfumaient le salon, la jardinière qui en occupait le milieu offrait aux regards sa pyramide de fleurs. La duchesse, assise dans un coin, sur un sofa, causait avec la duchesse de Chaulieu. Plusieurs femmes composaient un groupe remarquable par diverses attitudes empreintes des différentes expressions que chacune d'elles donnait à une douleur jouée. Dans le monde, personne ne s'intéresse à un malheur ni à une souffrance, tout y est parole. Les hommes se promenaient dans le salon, ou dans le jardin. Clotilde et Joséphine s'occupaient autour de la table à thé. Le vidame de Pamiers, le duc de Grandlieu, le marquis d'Ajuda-Pinto, le duc de Maufrigneuse, faisaient leur wisk dans un coin. Quand Lucien fut annoncé, il traversa le salon et alla saluer la duchesse, à laquelle il demanda raison de l'affliction peinte sur son visage. - Madame de Chaulieu vient de recevoir une affreuse nouvelle son gendre, le baron de Macumer, l'ex-duc de Soria, vient de mourir. Le jeune duc de Soria et sa femme, qui étaient allés à Chantepleurs y soigner leur frère, ont écrit ce triste événement. Louise est dans un état navrant. - Une femme n'est pas deux fois aimée dans sa vie comme Louise l'était par son mari, dit Madeleine de Mortsauf. - Ce sera une riche veuve, reprit la vieille duchesse d'Uxelles en regardant Lucien dont le visage garda son impassibilité. - Pauvre Louise, fit madame d'Espard, je la comprends et je la plains. La marquise d'Espard eut l'air songeur d'une femme pleine d'âme et de coeur. Quoique Sabine de Grandlieu n'eût que dix ans, elle leva sur sa mère un oeil intelligent dont le regard presque moqueur fut réprimé par un coup d'oeil de sa mère. C'est ce qui s'appelle bien élever ses enfants. - Si ma fille résiste à ce coup-là , dit madame de Chaulieu de l'air le plus maternel, son avenir m'inquiétera. Louise est très romanesque. - Je ne sais pas, dit la vieille duchesse d'Uxelles, de qui nos filles ont pris ce caractère-là ?... - Il est difficile, dit un vieux cardinal, de concilier aujourd'hui le coeur et les convenances. Lucien, qui n'avait pas un mot à dire, alla vers la table à thé, faire ses compliments à mesdemoiselles de Grandlieu. Quand le poète fut à quelques pas du groupe de femmes, la marquise d'Espard se pencha pour pouvoir parler à l'oreille de la duchesse de Grandlieu. - Vous croyez donc que ce garçon-là aime beaucoup votre chère Clotilde? lui dit-elle. La perfidie de cette interrogation ne peut être comprise qu'après l'esquisse de Clotilde. Cette jeune personne, de vingt-sept ans, était alors debout. Cette attitude permettait au regard moqueur de la marquise d'Espard d'embrasser la taille sèche et mince de Clotilde qui ressemblait parfaitement à une asperge. Le corsage de la pauvre fille était si plat qu'il n'admettait pas les ressources coloniales de ce que les modistes appellent des fichus menteurs. Aussi Clotilde, qui se savait de suffisants avantages dans son nom, loin de prendre la peine de déguiser ce défaut, le faisait-elle héroïquement ressortir. En se serrant dans ses robes, elle obtenait l'effet du dessin roide et net que les sculpteurs du Moyen-Age ont cherché dans leurs statuettes dont le profil tranche sur le fond des niches où ils les ont mises dans les cathédrales. Clotilde avait cinq pieds quatre pouces. S'il est permis de se servir d'une expression familière qui, du moins, a le mérite de bien se faire comprendre, elle était tout jambes. Ce défaut de proportion donnait à son buste quelque chose de difforme. Brune de teint, les cheveux noirs et durs, les sourcils très fournis, les yeux ardents et encadrés dans des orbites déjà charbonnées, la figure arquée comme un premier quartier de lune et dominée par un front proéminent, elle offrait la caricature de sa mère, l'une des plus belles femmes du Portugal. La nature se plaÃt à ces jeux-là . On voit souvent, dans les familles, une soeur d'une beauté surprenante et dont les traits offrent, chez le frère, une laideur achevée, quoique tous deux se ressemblent. Clotilde avait sur sa bouche, excessivement rentrée, une expression de dédain stéréotypée. Aussi ses lèvres dénonçaient-elles plus que tout autre trait de son visage les secrets mouvements de son coeur, car l'affection leur imprimait une expression charmante, et d'autant plus remarquable que ses joues trop brunes pour rougir, que ses yeux noirs toujours durs ne disaient jamais rien. Malgré tant de désavantages, malgré sa prestance de planche, elle tenait de son éducation et de sa race un air de grandeur, une contenance fière, enfin tout ce qu'on a nommé si justement le je ne sais quoi, peut-être dû à la franchise de son costume et qui signalait en elle une fille de bonne maison. Elle tirait parti de ses cheveux, dont la force, le nombre et la longueur pouvaient passer pour une beauté. Sa voix, qu'elle avait cultivée, jetait des charmes. Elle chantait à ravir. Clotilde était bien la jeune personne dont on dit "Elle a de beaux yeux", ou "Elle a un charmant caractère!" A quelqu'un qui lui disait à l'anglaise "Votre Grâce", elle répondit "Appelez-moi Votre Minceur." - Pourquoi n'aimerait-on pas - ma pauvre Clotilde? répondit la duchesse à la marquise. Savez-vous ce qu'elle me disait hier? "Si je suis aimée par ambition, je me charge de me faire aimer pour moi-même!" Elle est spirituelle et ambitieuse, il y a des hommes à qui ces deux qualités plaisent. Quant à lui, ma chère, il est beau comme un rêve; et s'il peut racheter la terre de Rubempré, le Roi lui rendra, par égard pour nous, le titre de marquis... Après tout, sa mère est la dernière Rubempré... - Pauvre garçon, où prendra-t-il un million? dit la marquise. - Ceci n'est pas notre affaire, reprit la duchesse; mais, à coup sûr, il est incapable de le voler... Et, d'ailleurs, nous ne donnerions pas Clotilde à un intrigant ni à un malhonnête homme, fût-il beau, fût-il poète et jeune comme monsieur de Rubempré. - Vous venez tard, dit Clotilde en souriant avec une grâce infinie à Lucien. - Oui, j'ai dÃné en ville. - Vous allez beaucoup dans le monde depuis quelques jours, dit-elle en cachant sa jalousie et ses inquiétudes sous un sourire. - Dans le monde?... reprit Lucien, non, j'ai seulement, par le plus grand des hasards, dÃné toute la semaine chez des banquiers, aujourd'hui chez Nucingen, hier chez du Tiflet, et avant-hier chez les Keller... On voit que Lucien avait bien su prendre le ton de spirituelle impertinence des grands seigneurs. - Vous avez bien des ennemis, lui dit Clotilde en lui présentant et avec quelle grâce! une tasse de thé. On est venu dire à mon père que vous jouissiez de soixante mille francs de dettes, que d'ici à quelque temps vous auriez Sainte-Pélagie pour château de plaisance. Et si vous saviez ce que toutes ces calomnies me valent... Tout cela tombe sur moi. Je ne vous parle pas de ce que je souffre mon père a des regards qui me crucifient, mais de ce que vous devez souffrir, si cela se trouvait, le moins du monde, vrai... - Ne vous préoccupez point de ces niaiseries, aimez-moi comme je vous aime, et faites-moi crédit de quelques mois, répondit Lucien en replaçant sa tasse vide sur le plateau d'argent ciselé. - Ne vous montrez pas à mon père, il vous dirait quelque impertinence; et comme vous ne le souffririez pas, nous serions perdus... Cette méchante marquise d'Espard lui a dit que votre mère avait gardé les femmes en couches, et que votre soeur était repasseuse... - Nous avons été dans la plus profonde misère, répondit Lucien à qui des larmes vinrent aux yeux. Ceci n'est pas de la calomnie, mais de la bonne médisance. Aujourd'hui ma soeur est plus que millionnaire, et ma mère est morte depuis deux ans... On avait réservé ces renseignements pour le moment où je serais sur le point de réussir ici... - Mais qu'avez-vous fait à madame d'Espard? - J'ai eu l'imprudence de raconter plaisamment, chez madame de Sérisy, devant messieurs de Bauvan et de Granville, l'histoire du procès qu'elle faisait pour obtenir l'interdiction de son mari, le marquis d'Espard, et qui m'avait été confiée par Bianchon. L'opinion de monsieur de Granville, appuyé par Bauvan et Sérisy, a fait changer celle du Garde-des-sceaux. L'un et l'autre, ils ont reculé devant la Gazette des Tribunaux, devant le scandale, et la marquise a eu sur les doigts dans les motifs du jugement qui a mis fin à cette horrible affaire. Si monsieur de Sérisy a commis une indiscrétion qui m'a fait de la marquise une ennemie mortelle, j'y ai gagné sa protection, celle du Procureur-général et du comte Octave de Bauvan à qui madame de Sérisy a dit le péril où ils m'avaient mis en laissant deviner la source d'où venaient leurs renseignements. Monsieur le marquis d'Espard a eu la maladresse de me faire une visite en me regardant comme la cause du gain de cet infâme procès. - Je vais nous délivrer de madame d'Espard, dit Clotilde. - Eh! comment? s'écria Lucien. - Ma mère invitera les petits d'Espard qui sont charmants et déjà bien grands. Le père et ses deux fils chanteront ici vos louanges, nous sommes bien sûrs de ne jamais voir leur mère... - Oh! Clotilde, vous êtes adorable, et si je ne vous aimais pas pour vous-même, je vous aimerais pour votre esprit. - Ce n'est pas de l'esprit, dit-elle en mettant tout son amour sur ses lèvres. Adieu. Soyez quelques jours sans venir. Quand vous me verrez à Saint-Thomas-d'Aquin avec une écharpe rose, mon père aura changé d'humeur. Vous avez une réponse collée au dos du fauteuil sur lequel vous êtes, elle vous consolera peut-être de ne pas nous voir. Mettez la lettre que vous m'apportez dans mon mouchoir... Cette jeune personne avait évidemment plus de vingt-sept ans. La maison d'une bonne fille Lucien prit un fiacre à la rue de la Planche, le quitta sur les boulevards, en prit un autre à la Madeleine et lui recommanda de demander la porte rue Taitbout. A onze heures, en entrant chez Esther, il la trouva tout en pleurs, mais mise comme elle se mettait pour lui faire fête! Elle attendait son Lucien couchée sur un divan de satin blanc broché de fleurs jaunes, vêtue d'un délicieux peignoir en mousseline des Indes, à noeuds de rubans couleur cerise, sans corset, les cheveux simplement attachés sur sa tête, les pieds dans de jolies pantoufles de velours doublées de satin cerise, toutes les bougies allumées et le houka prêt; mais elle n'avait pas fumé le sien, qui restait sans feu devant elle, comme un indice de sa situation. En entendant ouvrir les portes, elle essuya ses larmes, bondit comme une gazelle et enveloppa Lucien de ses bras comme un tissu qui, saisi par le vent, s'entortillerait à un arbre. - Séparés, dit-elle, est-il vrai?... - Bah! pour quelques jours, répondit Lucien. Esther lâcha Lucien et retomba sur le divan comme morte. En ces situations, la plupart des femmes babillent comme des perroquets! Ah! elles vous aiment!... Après cinq ans, elles sont au lendemain de leur premier jour de bonheur, elles ne peuvent pas vous quitter, elles sont sublimes d'indignation, de désespoir, d'amour, de colère, de regrets, de terreur, de chagrin, de pressentiments! Enfin, elles sont belles comme une scène de Shakespeare. Mais, sachez-le bien! ces femmes-là n'aiment pas. Quand elles sont tout ce qu'elles disent être, quand enfin elles aiment véritablement, elles font comme fit Esther, comme font les enfants, comme fait le véritable amour; Esther ne disait pas une parole, elle gisait la face dans les coussins, et pleurait à chaudes larmes. Lucien, lui, s'efforçait de soulever Esther et lui parlait. - Mais, enfant, nous ne sommes pas séparés... Comment, après bientôt quatre ans de bonheur, voilà ta manière de prendre une absence? Eh! qu'ai-je donc fait à toutes ces filles-là ?... se dit-il en se souvenant d'avoir été aimé ainsi par Coralie. - Ah! monsieur, vous êtes bien beau, dit Europe.. Les sens ont leur beau idéal. Quand à ce beau si séduisant se joignent la douceur de caractère, la poésie qui distinguaient Lucien, on peut concevoir la folle passion de ces créatures éminemment sensibles aux dons naturels extérieurs, et si naïves dans leur admiration. Esther sanglotait doucement, et restait dans une pose où se trahissait une extrême douleur. - Mais, petite bête, dit Lucien, ne t'a-t-on pas dit qu'il s'agissait de ma vie!... A ce mot dit exprès par Lucien, Esther se dressa comme une bête fauve, ses cheveux dénoués entourèrent sa sublime figure comme d'un feuillage. Elle regarda Lucien d'un oeil fixe. - De ta vie!... s'écria-t-elle en levant les bras et en les laissant retomber par un geste qui n'appartient qu'aux filles en danger. Mais c'est vrai, le mot de ce sauvage parle de choses graves. Elle tira de sa ceinture un méchant papier, mais elle vit Europe, et lui dit "Laisse-nous, ma fille." Quand Europe eut fermé la porte "Tiens, voici ce qu'il m'écrit", reprit-elle en tendant à Lucien une lettre que Carlos venait d'envoyer et que Lucien lut à haute voix. "Vous partirez demain à cinq heures du matin, on vous conduira chez un Garde au fond de la forêt de Saint-Germain, vous y occuperez une chambre au premier étage. Ne sortez pas de cette chambre jusqu'à ce que je le permette, vous n'y manquerez de rien. Le Garde et sa femme sont sûrs. N'écrivez pas à Lucien. Ne vous mettez pas à la fenêtre pendant le jour; mais vous pouvez vous promener pendant la nuit sous la conduite du Garde, si vous avez envie de marcher. Tenez les stores baissés pendant la route il s'agit de la vie de Lucien. "Lucien viendra ce soir vous dire adieu, brûlez ceci devant lui..." Lucien brûla sur-le-champ ce billet à la flamme d'une bougie. - Ecoute, mon Lucien, dit Esther après avoir entendu la lecture de ce billet comme un criminel écoute celle de son arrêt de mort, je ne te dirai pas que je t'aime, ce serait une bêtise... Voici cinq ans bientôt qu'il me semble aussi naturel de t'aimer que de respirer, de vivre... Le premier jour où mon bonheur a commencé sous la protection de cet être inexplicable, qui m'a mise ici comme on met une petite bête curieuse dans une cage, j'ai su que tu devais te marier. Le mariage est un élément nécessaire de ta destinée, et Dieu me garde d'arrêter les développements de ta fortune. Ce mariage est ma mort. Mais je ne t'ennuierai point; je ne ferai pas comme les grisettes qui se tuent à l'aide d'un réchaud de charbon, j'en ai eu assez d'une fois; et, deux fois, ça écoeure, comme dit Mariette. Non je m'en irai bien loin, hors de France. Asie a des secrets de son pays, elle m'a promis de m'apprendre à mourir tranquillement. On se pique, paf! tout est fini. Je ne demande qu'une seule chose, mon ange adoré, c'est de ne pas être trompée. J'ai mon compte de la vie j'ai eu, depuis le jour où je t'ai vu en 1824, jusqu'aujourd'hui, plus de bonheur qu'il n'en tient dans dix existences de femmes heureuses. Ainsi, prends-moi pour ce que je suis une femme aussi forte que faible. Dis-moi "Je me marie". Je ne te demande plus qu'un adieu bien tendre, et tu n'entendras plus jamais parler de moi... Il y eut un moment de silence après cette déclaration, dont la sincérité ne peut se comparer qu'à la naïveté des gestes et de l'accent. - S'agit-il de ton mariage? dit-elle en plongeant un de ces regards fascinateurs et brillants, comme la lame d'un poignard dans les yeux bleus de Lucien. - Voici dix-huit mois que nous travaillons à mon mariage, et il n'est pas encore conclu, répondit Lucien, je ne sais pas quand il pourra se conclure; mais il ne s'agit pas de cela, ma chère petite... il s'agit de l'abbé, de moi, de toi... nous sommes sérieusement menacés... Nucingen t'a vue... - Oui, dit-elle, à Vincennes, il m'a donc reconnue?... - Non, répondit Lucien, mais il est amoureux de toi à en perdre sa caisse. Après dÃner, quand il t'a dépeinte en parlant de votre rencontre, j'ai laissé échapper un sourire involontaire, imprudent, car je suis au milieu du monde comme le sauvage au milieu des pièges d'une tribu ennemie. Carlos, qui m'évite la peine de penser, trouve cette situation dangereuse, il se charge de rouer Nucingen si Nucingen s'avise de nous espionner, et le baron en est bien capable; il m'a parlé de l'impuissance de la police. Tu as allumé un incendie dans une vieille cheminée pleine de suie... - Et que veut faire ton Espagnol? dit Esther tout doucement. - Je n'en sais rien, il m'a dit de dormir sur mes deux oreilles, répondit Lucien sans oser regarder Esther. - S'il en est ainsi, j'obéis avec cette soumission canine dont je fais profession, dit Esther qui passa son bras à celui de Lucien et l'emmena dans sa chambre en lui disant "As-tu bien dÃné, mon Lulu, chez cet infâme Nucingen?" - La cuisine d'Asie empêche de trouver un dÃner bon, quelque célèbre que soit le chef de la maison où l'on dÃne; mais Carême avait fait le dÃner comme tous les dimanches. Lucien comparait involontairement Esther à Clotilde. La maÃtresse était si belle, si constamment charmante qu'elle n'avait pas encore laissé approcher le monstre qui dévore les plus robustes amours la satiété! - Quel dommage, se dit-il, de trouver sa femme en deux volumes! d'un côté, la poésie, la volupté, l'amour, le dévouement, la beauté, la gentillesse... Esther furetait comme furètent les femmes avant de se coucher, elle allait et revenait, elle papillonnait en chantant. Vous eussiez dit d'un colibri. - ...De l'autre, la noblesse du nom, la race, les honneurs, le rang, la science du monde!... Et aucun moyen de les réunir en une seule personne! s'écria Lucien. Le lendemain, à sept heures du matin, en s'éveillant dans cette charmante chambre rose et blanche, le poète se trouva seul. Quand il eut sonné, la fantastique Europe accourut. - Que veut monsieur? - Esther! - Madame est partie à quatre heures trois quarts. D'après les ordres de monsieur l'abbé, j'ai reçu franc de port un nouveau visage. - Une femme?... - Non, monsieur, une Anglaise... une de ces femmes qui vont en journée la nuit, et nous avons ordre de la traiter comme si c'était madame qu'est-ce que monsieur veut faire de cette bringue-là ?... Pauvre madame, a-t-elle pleuré quand elle est montée en voiture... "Enfin, il le faut!... s'est-elle écriée. J'ai quitté ce pauvre chat pendant qu'il dormait, m'a-t-elle dit en essuyant ses larmes; Europe, s'il m'avait regardée ou s'il avait prononcé mon nom, je serais restée, quitte à mourir avec lui..." Tenez, monsieur, j'aime tant madame, que je ne lui ai pas montré sa remplaçante; il y a bien des femmes de chambre qui lui en auraient donné le crève-coeur. - L'inconnue est donc là ?... - Mais, monsieur, elle était dans la voiture qui a emmené madame, et je l'ai cachée dans ma chambre, selon ses instructions... - Est-elle bien? - Aussi bien que peut l'être une femme d'occasion, mais elle n'aura pas de peine à jouer son rôle, si monsieur y met du sien, dit Europe en s'en allant chercher la fausse Esther. Monsieur de Nucingen à l'oeuvre La veille, avant de se coucher, le tout-puissant banquier avait donné ses ordres à son valet de chambre qui, dès sept heures, introduisait le fameux Louchard, le plus habile des Gardes du Commerce dans un petit salon où vint le baron en robe de chambre et en pantoufles... - Fus fus êdes mogué te moi! dit-il en réponse aux salutations du Garde. - Ça ne pouvait pas être autrement, monsieur le baron. Je tiens à ma Charge, et j'ai eu l'honneur de vous dire que je ne pouvais pas me mêler d'une affaire étrangère à mes fonctions. Que vous ai-je promis? de vous mettre en relation avec celui de nos agents qui m'a paru le plus capable de vous servir. Mais monsieur le baron connaÃt les démarcations qui existent entre les gens de différents métiers... Quand on bâtit une maison, on ne fait pas faire à un menuisier ce qui regarde le serrurier. Eh! bien, il y a deux polices la Police Politique, la Police Judiciaire. Jamais les agents de la Police Judiciaire ne se mêlent de la Police Politique, et vice versa. Si vous vous adressiez au chef de la Police Politique, il lui faudrait une autorisation du ministre pour s'occuper de votre affaire, et vous n'oseriez pas l'expliquer au Directeur général de la police du Royaume. Un agent qui ferait de la police pour son compte perdrait sa place. Or, la Police Judiciaire est tout aussi circonspecte que la Police Politique. Ainsi personne, au Ministère de l'Intérieur ou à la Préfecture, ne marche que dans l'intérêt de l'Etat ou dans l'intérêt de la Justice. S'agit-il d'un complot ou d'un crime, eh! mon Dieu, les chefs vont être à vos ordres; mais comprenez donc, monsieur le baron, qu'ils ont d'autres chats à fouetter que de s'occuper des cinquante mille amourettes de Paris. Quant à nous autres, nous ne devons nous mêler que de l'arrestation des débiteurs; et dès qu'il s'agit d'autre chose, nous nous exposons énormément dans le cas où nous troublerions la tranquillité de qui que ce soit. Je vous ai envoyé un de mes gens, mais en vous disant que je n'en répondais pas; vous lui avez dit de vous trouver une femme dans Paris, Contenson vous a carotté un billet de mille, sans seulement se déranger. Autant valait chercher une aiguille dans la rivière que de chercher dans Paris une femme soupçonnée d'aller au bois de Vincennes, et dont le signalement ressemblait à celui de toutes les jolies femmes de Paris. - Gondanzon Contenson, dit le baron, ne bouffait-ile bas me tire la féridé, au lier te me garodder ein pilet te mile vrancs? - Ecoutez, monsieur le baron, dit Louchard, voulez-vous me donner mille écus, je vais vous donner... vous vendre un conseil. - Faud-il mile égus le gonzeil? demanda Nucingen. - Je ne me laisse pas attraper, monsieur le baron, répondit Louchard. Vous êtes amoureux, vous voulez découvrir l'objet de votre passion, vous en séchez comme une laitue sans eau. Il est venu chez vous hier, m'a dit votre valet de chambre, deux médecins qui vous trouvent en danger; moi seul puis vous mettre entre les mains d'un homme habile.... Eh! que diable! si votre vie ne valait pas mille écus... - Tiddes-moi le nom de cedde ôme habile, et gondez sir ma chénérosité! Louchard prit son chapeau, salua, s'en alla. - Tiaple t'homme! s'écria Nucingen, fennez?... dennez - Prenez garde, dit Louchard avant de prendre l'argent, que je vous vends purement et simplement un renseignement. Je vous donnerai le nom, l'adresse du seul homme capable de vous servir, mais c'est un maÃtre... - Fa de vaire viche! s'écria Nucingen, il n'y a que le nom te Varschild qui faille mile égus, ed encore quant ille ette zigné au pas t'ein pilet... - Ch'ovre mile vrancs? Louchard, petit finaud qui n'avait pu traiter d'aucune charge d'avoué, de notaire, d'huissier, ni d'agréé, guigna le baron d'une manière significative. - Pour vous, c'est mille écus ou rien, vous les reprendrez en quelques secondes à la Bourse, lui dit-il. - Ch'ovre mile vrancs!... répéta le baron. - Vous marchanderiez une mine d'or! dit Louchard en saluant et se retirant. - Ch'aurai l'attresse pir ein pilet de sainte sant vrancs, s'écria le baron qui dit à son valet de chambre de lui envoyer son secrétaire. Turcaret n'existe plus. Aujourd'hui le plus grand comme le plus petit banquier déploie son astuce dans les moindres choses il marchande les arts, la bienfaisance, l'amour, il marchanderait au pape une absolution. Ainsi en écoutant parler Louchard, Nucingen avait rapidement pensé que Contenson, étant le bras droit du Garde du Commerce, devait savoir l'adresse de ce MaÃtre en espionnage. Contenson lâcherait pour cinq cents francs ce que Louchard voulait vendre mille écus. Cette rapide combinaison prouve énergiquement que si le coeur de cet homme restait envahi par l'amour, la tête restait encore celle d'un Loup-cervier. - Hâlez fis-même, mennesier, dit le baron à son secrétaire, ghez Condanzon, l'esbion te Lichart, le Carte ti Gommerce, maisse hâlez an gaprioledde, pien fidde, et hamnez-leu eingondinend. Chattends!... Vus basserez bar la borde ti chartin. - Foissi la gleve, gar il edde idile que berzonne ne foye cet homme-là ghez moi. Fous l'introtuirez tans la bedide paffillon ti chartin. Dâgez te vaire ma gommission afec indellichance. On vint parler d'affaires à Nucingen; mais il attendait Contenson, il rêvait d'Esther, il se disait qu'avant peu de temps il reverrait la femme à laquelle il avait dû des émotions inespérées. Et il renvoya tout le monde avec des paroles vagues, avec des promesses à double sens. Contenson lui paraissait l'être le plus important de Paris, il regardait à tout moment dans son jardin. Enfin, après avoir donné l'ordre de fermer sa porte, il se fit servir son déjeuner dans le pavillon qui se trouvait à l'un des angles de son jardin. Dans les bureaux, la conduite, les hésitations du plus madré, du plus clairvoyant, du plus politique des banquiers de Paris, paraissaient inexplicables. - Qu'a donc le patron? disait un Agent de change à l'un des premiers commis. - On ne sait pas, il paraÃt que sa santé donne des inquiétudes; hier, madame la baronne a réuni les docteurs Desplein et Bianchon... Un jour, des étrangers voulurent voir Newton dans un moment où il était occupé à médicamenter un de ses chiens nommé Beauty, qui lui perdit, comme on sait, un immense travail, et à laquelle Beauty était une chienne il ne dit pas autre chose que "Ah! Beauty, tu ne sais pas ce que tu viens de détruire..." Les étrangers s'en allèrent en respectant les travaux du grand homme. Dans toutes les existences grandioses, on trouve une petite chienne Beauty. Quand le maréchal de Richelieu vint saluer Louis XV, après la prise de Mahon, un des plus grands faits d'armes du dix-huitième siècle, le Roi lui dit "Vous savez la grande nouvelle?... ce pauvre Lansmatt est mort!" Lansmatt était un concierge au fait des intrigues du Roi. Jamais les banquiers de Paris ne surent les obligations qu'ils avaient à Contenson. Cet espion fut cause que Nucingen laissa conclure une affaire immense où sa part était faite et qu'il leur abandonna. Tous les jours le Loup-cervier pouvait viser une fortune avec l'artillerie de la Spéculation, tandis que l'Homme était aux ordres du bonheur! Contenson Le célèbre banquier prenait du thé, grignotait quelques tartines de beurre en homme dont les dents n'étaient plus aiguisées par l'appétit depuis longtemps, quand il entendit une voiture arrêtant à la petite porte de son jardin. Bientôt le secrétaire de Nucingen lui présenta Contenson, qu'il n'avait pu trouver que dans un café près de Sainte-Pélagie, où l'agent déjeunait du pourboire donné par un débiteur incarcéré avec certains égards qui se paient. Contenson, voyez-vous, était tout un poème, un poème parisien. A son aspect, vous eussiez deviné de prime abord que le Figaro de Beaumarchais, le Mascarille de Molière, les Frontin de Marivaux et les Lafleur de Dancourt, ces grandes expressions de l'audace dans la friponnerie, de la ruse aux abois, du stratagème renaissant de ses ficelles coupées, sont quelque chose de médiocre en comparaison de ce colosse d'esprit et de misère. Quand, à Paris, vous rencontrez un type, ce n'est plus un homme, c'est un spectacle! ce n'est plus un moment de la vie, mais une existence, plusieurs existences! Cuisez trois fois dans un four un buste de plâtre, vous obtenez une espèce d'apparence bâtarde de bronze florentin; eh! bien, les éclairs de malheurs innombrables, les nécessités de positions terribles avaient bronzé la tête de Contenson comme si la lueur d'un four eût, par trois fois, déteint sur son visage. Les rides très pressées ne pouvaient plus se déplisser, elles formaient des plis éternels, blancs au fond. Cette figure jaune était tout rides. Le crâne, semblable à celui de Voltaire, avait l'insensibilité d'une tête de mort, et, sans quelques cheveux à l'arrière, on eût douté qu'il fût celui d'un homme vivant. Sous un front immobile, s'agitaient sans rien exprimer, des yeux de Chinois exposés sous verre à la porte d'un magasin de thé, des yeux factices qui jouent la vie, et dont l'expression ne change jamais. Le nez, camus comme celui de la mort, narguait le Destin, et la bouche, serrée comme celle d'un avare, était toujours ouverte et néanmoins discrète comme le rictus d'une boite à lettres. Calme comme un sauvage, les mains hâlées, Contenson, petit homme sec et maigre, avait cette attitude diogénique pleine d'insouciance qui ne peut jamais se plier aux formes du respect. Et quels commentaires de sa vie et de ses moeurs n'étaient pas écrits dans son costume, pour ceux qui savent déchiffrer un costume?... Quel pantalon surtout!... un pantalon de recors, noir et luisant comme l'étoffe dite voile avec laquelle on fait les robes d'avocats!... un gilet acheté au Temple, mais à châle et brodé!... un habit d'un noir rouge!... Et tout cela brossé, quasi propre, orné d'une montre attachée par une chaÃne en chrysocale. Contenson laissait voir une chemise de percale jaune, plissée, sur laquelle brillait un faux diamant en épingle! Le col de velours ressemblait à un carcan, sur lequel débordaient les plis rouges d'une chair de caraïbe. Le chapeau de soie était luisant comme du satin, mais la coiffe eût rendu de quoi faire deux lampions si quelque épicier l'eût acheté pour le faire bouillir. Ce n'est rien que d'énumérer ces accessoires, il faudrait pouvoir peindre l'excessive prétention que Contenson savait leur imprimer. Il y avait je ne sais quoi de coquet dans le col de l'habit, dans le cirage tout frais des bottes à semelles entrebâillées, qu'aucune expression française ne peut rendre. Enfin, pour faire entrevoir ce mélange de tons si divers, un homme d'esprit aurait compris, à l'aspect de Contenson, que, si au lieu d'être mouchard il eût été voleur, toutes ces guenilles, au lieu d'attirer le sourire sur les lèvres, eussent fait frissonner d'horreur. Sur le costume, un observateur se fût dit "Voilà un homme infâme, il boit, il joue, il a des vices, mais il ne se soûle pas, mais il ne triche pas, ce n'est ni un voleur, ni un assassin." Et Contenson était vraiment indéfinissable jusqu'à ce que le mot espion fût venu dans la pensée. Cet homme avait fait autant de métiers inconnus qu'il y en a de connus. Le fin sourire de ses lèvres pâles, le clignement de ses yeux verdâtres, la petite grimace de son nez camus, disaient qu'il ne manquait pas d'esprit. Il avait un visage de fer blanc, et l'âme devait être comme le visage. Aussi ses mouvements de physionomie étaient-ils des grimaces arrachées par la politesse, plutôt que l'expression de ses mouvements intérieurs. Il eût effrayé, s'il n'eût pas fait tant rire. Contenson, un des plus curieux produits de l'écume qui surnage aux bouillonnements de la cuve parisienne, où tout est en fermentation, se piquait surtout d'être philosophe. Il disait sans amertume "J'ai de grands talents, mais on les a pour rien, c'est comme si j'étais un crétin!" Et il se condamnait au lieu d'accuser les hommes. Trouvez beaucoup d'espions qui n'aient pas plus de fiel que n'en avait Contenson? - Les circonstances sont contre nous, répétait-il à ses chefs, nous pouvions être du cristal, nous restons grain de sable, voilà tout. Son cynisme en fait de costume avait un sens, il ne tenait pas plus à son habillement de ville que les acteurs ne tiennent au leur; il excellait à se déguiser, à se grimer; il eût donné des leçons à Frédérick LemaÃtre, car il pouvait se faire dandy quand il le fallait. Il avait dû jadis dans la jeunesse appartenir à la société débraillée des gens à petites maisons. Il manifestait une profonde antipathie pour la Police Judiciaire, car il avait appartenu sous l'Empire à la police de Fouché, qu'il regardait comme un grand homme. Depuis la suppression du Ministère de la Police, il avait pris pour pis-aller la partie des arrestations commerciales; mais ses capacités connues, sa finesse en faisaient un instrument précieux, et les chefs inconnus de la Police Politique avaient maintenu son nom sur leurs listes. Contenson, de même que ses camarades, n'était qu'un des comparses du drame dont les premiers rôles appartenaient à leurs chefs, quand il s'agissait d'un travail politique. Jusqu'où la passion conduit - Hâlés fis-en, dit Nucingen en renvoyant son secrétaire par un geste. - Pourquoi cet homme est-il dans un hôtel et moi dans un garni..., se disait Contenson. Il a trois fois roué ses créanciers, il a volé, moi je n'ai jamais pris un denier... J'ai plus de talent qu'il n'en a... - Gondanson, mon bedid, dit le baron, vûs m'affesse garoddé ein pilet de mile vrancs... - Ma maÃtresse devait à Dieu et au diable... - Ti has eine maÃtresse? s'écria Nucingen en regardant Contenson avec une admiration mêlée d'envie. - Je n'ai que soixante-six ans, répondit Contenson en homme que le Vice avait maintenu jeune, comme un fatal exemple - Et que vaid-elle? - Elle m'aide, dit Contenson. Quand on est voleur et qu'on est aimé par une honnête femme, ou elle devient voleuse, ou l'on devient honnête homme. Moi, je suis resté mouchard. - Ti has pessoin t'archant, tuchurs! demanda Nucingen. Toujours, répondit Contenson en souriant, c'est mon état d'en désirer, comme le vôtre est d'en gagner; nous pouvons nous entendre ramassez-m'en, je me charge de le dépenser. Vous serez le puits et moi le seau... - Feux-tu cagner ein pilet te saint sante vrancs? - Belle question! mais suis-je bête?... Vous ne me l'offrez pas pour réparer l'injustice de la fortune à mon égard. - Di tutte, ché le choins au pilet te mile ké ti m'has ghibbé; ça vait kinse sante vrancs ke che de tonne. - Bien, vous me donnez les mille francs que j'ai pris, et vous ajoutez cinq cents francs... - C'esde pien ça, fit Nucingen en hochant la tête. - Ça ne fait toujours que cinq cents francs, dit imperturbablement Contenson. - A tonner?... répondit le baron. - A prendre. Eh! bien, contre quelle valeur monsieur le baron échange-t-il cela? - On m'a did qu'il y affait à Baris ein ôme gapable te tégoufrir la phâme que chaime, et que tu sais son hatresse... Envin ein maÃdre en esbionache? - C'est vrai... - Eh! pien, tonne moi l'hatresse, et ti hâs les saint sante vrancs. - Voir? répondit vivement Contenson. - Les foissi, reprit le baron en tirant un billet de sa poche. - Eh! bien, donnez, dit Contenson en tendant la main. - Tonnant, tonnant, hâlons foir l'ôme, et ti bas l'archant, gar ti bourrais me fendre peaugoup t'atresses à ce prix-là . Contenson se mit à rire. - Au fait, vous avez le droit de penser cela de moi, dit-il ayant l'air de se gourmander. Plus notre état est canaille, plus il y faut de probité. Mais, voyez-vous, monsieur le baron, mettez six cents francs, et je vous donnerai un bon conseil. - Tonne, et vie-toi à ma chenerosidé... - Je me risque, dit Contenson; mais je joue gros jeu. En police, voyez-vous, il faut aller sous terre. Vous dites Allons, marchons!... Vous êtes riche, vous croyez que tout cède à l'argent. L'argent est bien quelque chose. Mais avec de l'argent, selon les deux ou trois hommes forts de notre partie, on n'a que des hommes. Et il existe des choses, auxquelles on ne pense point, qui ne peuvent pas s'acheter!... On ne soudoie pas le hasard. Aussi, en bonne police, ça ne se fait-il pas ainsi. Voulez-vous vous montrer avec moi en voiture? on sera rencontré. On a le hasard tout aussi bien pour soi que contre soi. - Frai? dit le baron. - Dame! oui, monsieur. C'est un fer à cheval ramassé dans la rue qui a mené le Préfet de police à la découverte de la machine infernale. Eh! bien, quand nous irions ce soir, à la nuit, en fiacre chez monsieur de Saint-Germain, il ne se soucierait pas plus de vous voir entrant chez lui que vous d'être vu y allant. - C'esd chiste, dit le baron. - Ah! c'est le fort des forts, le second du fameux Corentin, le bras droit de Fouché, que d'aucuns disent son fils naturel, il l'aurait eu étant prêtre; mais c'est des bêtises Fouché savait être prêtre, comme il a su être ministre. Eh! bien, vous ne ferez pas travailler cet homme-là , voyez-vous, à moins de dix billets de mille francs... pensez-y... Mais votre affaire sera faite, et bien faite. Ni vu ni connu, comme on dit. Je devrai prévenir monsieur de Saint-Germain, et il vous assignera quelque rendez-vous dans un, endroit où personne ne pourra rien voir ni rien entendre, car il court des dangers à faire de la police pour le compte des particuliers. Mais, que voulez-vous?... c'est un brave homme, le roi des hommes, et un homme qui a essuyé de grandes persécutions, et pour avoir sauvé la France, encore!... comme moi, comme tous ceux qui l'ont sauvée! - Ai pien, di m'égriras l'hire tu Percher, dit le baron en souriant de cette vulgaire plaisanterie. - Monsieur le baron ne me graisse pas la patte?... dit Contenson avec un air à la fois humble et menaçant. - Chan, cria le baron à son jardinier, fa temanter fint vrancs à Cheorche, et abborde-les moi... - Si monsieur le baron n'a pas d'autres renseignements que ceux qu'il m'a donnés, je doute cependant que le maÃtre puisse lui être utile. - Chen ai t'audres! répondit le baron d'un air fin. - J'ai l'honneur de saluer monsieur le baron, dit Contenson en prenant la pièce de vingt francs, j'aurai l'honneur de venir dire à Georges où monsieur devra se trouver ce soir, car il ne faut jamais rien écrire en bonne police. - C'edde trolle gomme ces caillarts onte de l'esbrit, se dit le baron, c'edde en bolice, dou gomme tans les avvaires. Le père des CanquoÃlles En quittant le baron, Contenson alla tranquillement de la rue Saint-Lazare à la rue Saint-Honoré, jusqu'au café David; il y regarda par les carreaux et aperçut un vieillard connu là sous le nom de père CanquoÃlle. Le café David, situé rue de la Monnaie au coin de la rue Saint-Honoré, a joui pendant les trente premières années de ce siècle d'une sorte de célébrité, circonscrite d'ailleurs au quartier dit des Bourdonnais. Là se réunissaient les vieux négociants retirés ou les gros commerçants encore en exercice les Camusot, les Lebas, les Pillerault les Popinot, quelques propriétaires comme le petit père Molineux. On y voyait de temps en temps le vieux père Guillaume qui y venait de la rue du Colombier. On y parlait politique entre soi, mais prudemment, car l'opinion du café David était le libéralisme. On s'y racontait les cancans du quartier, tant les hommes éprouvent le besoin de se moquer les uns des autres!... Ce café, comme tous les cafés d'ailleurs, avait son personnage original dans ce père CanquoÃlle, qui y venait depuis l'année 1811, et qui paraissait être si parfaitement en harmonie avec les gens probes réunis là , que personne ne se gênait pour parler politique en sa présence. Quelquefois ce bonhomme, dont la simplicité fournissait beaucoup de plaisanteries aux habitués, avait disparu pour un ou deux mois; mais ses absences, toujours -attribuées à ses infirmités ou à sa vieillesse, car il parut dès 1811 avoir passé l'âge de soixante ans, n'étonnaient jamais personne. - Qu'est donc devenu le père CanquoÃlle?... disait-on à la dame du comptoir. - J'ai dans l'idée, répondait-elle, qu'un beau jour nous apprendrons sa mort par les Petites-Affiches. Le père CanquoÃlle donnait dans sa prononciation un perpétuel certificat de son origine, il disait une estatue, espécialle, le peuble et ture pour turc. Son nom était celui d'un petit bien appelé Les CanquoÃlles, mot qui signifie hanneton dans quelques provinces, et situé dans le département de Vaucluse, d'où il était venu. On avait fini par dire CanquoÃlle au lieu de des CanquoÃlles, sans que le bonhomme s'en fâchât, la noblesse lui semblait morte en 1793; d'ailleurs le fief des CanquoÃlles ne lui appartenait pas, il était cadet d'une branche cadette. Aujourd'hui la mise du père CanquoÃlle semblerait étrange; mais de 1811 à 1820, elle n'étonnait personne. Ce vieillard portait des souliers à boucles en acier à facettes, des bas de soie à raies circulaires alternativement blanches et bleues, une culotte en pou-de-soie à boucles ovales pareilles à celle des souliers, quant à la façon. Un gilet blanc à broderie, un vieil habit de drap verdâtre-marron à boutons de métal et une chemise à jabot plissé dormant complétaient ce costume. A moitié du jabot brillait un médaillon en or où se voyait sous verre un petit temple en cheveux, une de ces adorables petitesses de sentiment qui rassurent les hommes, tout comme un épouvantail effraie les moineaux. La plupart des hommes, comme les animaux, s'effraient et se rassurent avec des riens. La culotte du père CanquoÃlle se soutenait par une boucle qui, selon la mode du dernier siècle, la serrait au-dessus de l'abdomen. De la ceinture pendaient parallèlement deux chaÃnes d'acier composées de plusieurs chaÃnettes, et terminées par un paquet de breloques. Sa cravate blanche était tenue par derrière au moyen d'une petite boucle en or. Enfin sa tête neigeuse et poudrée se parait encore, en 1816, du tricorne municipal que portait aussi monsieur Try, Président du tribunal. Ce chapeau, si cher au vieillard, le père CanquoÃlle l'avait remplacé depuis peu le bonhomme crut devoir ce sacrifice à son temps par cet ignoble chapeau rond contre lequel personne n'ose réagir. Une petite queue, serrée dans un ruban, décrivait dans le dos de l'habit une trace circulaire où la crasse disparaissait sous une fine tombée de poudre. En vous arrêtant au trait distinctif du visage, un nez plein de gibbosités, rouge et digne de figurer dans un plat de truffes, vous eussiez supposé un caractère facile, niais et débonnaire à cet honnête vieillard essentiellement gobe-mouche, et vous en eussiez été la dupe, comme tout le café David, où jamais personne n'avait examiné le front observateur, la bouche sardonique et les yeux froids de ce vieillard dodeliné par les vices, calme comme un Vitellius dont le ventre impérial reparaissait, pour ainsi dire, palingénésiquement. En 1816, un jeune commis voyageur, nommé Gaudissart, habitué du café David, se grisa de onze heures à minuit avec un officier à demi-solde. Il eut l'imprudence de parler d'une conspiration ourdie contre les Bourbons, assez sérieuse et près d'éclater. On ne voyait plus dans le café que le père CanquoÃlle qui semblait endormi, deux garçons qui sommeillaient, et la dame du comptoir. Dans les vingt-quatre heures Gaudissart fut arrêté la conspiration était découverte. Deux hommes périrent sur l'échafaud. Ni Gaudissart, ni personne ne soupçonna jamais le brave père CanquoÃlle d'avoir éventé la mèche. On renvoya les garçons, on s'observa pendant un an, et l'on s'effraya de la Police, de concert avec le père CanquoÃlle qui parlait de déserter le café David, tant il avait horreur de la police. Contenson entra dans le café, demanda un petit verre d'eau-de-vie, ne regarda pas le père CanquoÃlle occupé à lire les journaux; seulement, quand il eut lampé son verre d'eau-de-vie, il prit la pièce d'or du baron, et appela le garçon en frappant trois coups secs sur la table. La dame du comptoir et le garçon examinèrent la pièce d'or avec un soin très injurieux pour Contenson; mais leur défiance était autorisée par l'étonnement que causait à tous les habitués l'aspect de Contenson. - Cet or est-il le produit d'un vol ou d'un assassinat?... Telle était la pensée de quelques esprits forts et clairvoyants qui regardaient Contenson par-dessous leurs lunettes tout en ayant l'air de lire leur journal. Contenson, qui voyait tout et ne s'étonnait jamais de rien, s'essuya dédaigneusement les lèvres avec un foulard où il n'y avait que trois reprises, reçut le reste de sa monnaie, empocha tous les gros sous dans son gousset dont la doublure, jadis blanche, était aussi noire que le drap du pantalon, et n'en laissa pas un seul au garçon. - Quel gibier de potence! dit le père CanquoÃlle à monsieur Pillerault son voisin. - Bah! répondit à tout le café monsieur Camusot qui seul n'avait pas montré le moindre étonnement, c'est Contenson, le bras droit de Louchard, notre Garde du Commerce. Les drôles ont peut-être quelqu'un à pincer dans le quartier... Un quart d'heure après, le bonhomme CanquoÃlle se leva, prit son parapluie, et s'en alla tranquillement. N'est-il pas nécessaire d'expliquer quel homme terrible et profond se cachait sous l'habit du père CanquoÃlle, de même que l'abbé Carlos recélait Vautrin? Ce Méridional, né aux CanquoÃlles, le seul domaine de sa famille, assez honorable d'ailleurs, avait nom Peyrade. Il appartenait en effet à la branche cadette de la maison de La Peyrade, une vieille mais pauvre famille du Comtat, qui possède encore la petite terre de la Peyrade. Il était venu, lui septième enfant, à pied à Paris, avec deux écus de six livres dans sa poche, en 1772, à l'âge de dix-sept ans, poussé par les vices d'un tempérament fougueux, par la brutale envie de parvenir qui attire tant de Méridionaux dans la capitale, quand ils ont compris que la maison paternelle ne pourra jamais fournir les rentes de leurs passions. On comprendra toute la jeunesse de Peyrade en disant qu'en 1782 il était le confident, le héros de la Lieutenance-générale de police, où il fut très estimé par messieurs Lenoir et d'Albert, les deux derniers lieutenants-généraux. La Révolution n'eut pas de police, elle n'en avait pas besoin. L'espionnage, alors assez général, s'appela civisme. Le Directoire, gouvernement un peu plus régulier que celui du Comité de Salut public, fut obligé de reconstituer une police, et le Premier Consul acheva la création par la Préfecture de police et par le Ministère de la Police générale. Peyrade, l'homme des traditions, créa le personnel, de concert avec un homme appelé Corentin, beaucoup plus fort que Peyrade d'ailleurs, quoique plus jeune, et qui ne fut un homme de génie que dans les souterrains de la police. En 1808, les immenses services que rendit Peyrade furent récompensés par sa nomination au poste éminent de Commissaire général de police à Anvers. Dans la pensée de Napoléon, cette espèce de préfecture de police équivalait à un ministère de la police chargé de surveiller la Hollande. Au retour de la campagne de 1809, Peyrade fut enlevé d'Anvers par un ordre du cabinet de l'Empereur, amené en poste à Paris entre deux gendarmes, et jeté à la Force. Deux mois après, il sortit de prison cautionné par son ami Corentin, après avoir toutefois subi, chez le Préfet de police, trois interrogatoires de chacun six heures. Peyrade devait-il sa disgrâce à l'activité miraculeuse avec laquelle il avait secondé Fouché dans la défense des côtes de la France, attaquées par ce qu'on a, dans le temps, nommé l'expédition de Walcheren, et dans laquelle le duc d'Otrante déploya des capacités dont s'effraya l'Empereur? Ce fut probable dans le temps pour Fouché; mais aujourd'hui que tout le monde sait ce qui se passa dans ce temps au Conseil des ministres convoqué par Cambacérès, c'est une certitude. Tous foudroyés par la nouvelle de la tentative de l'Angleterre, qui rendait à Napoléon l'expédition de Boulogne, et surpris sans le maÃtre alors retranché dans l'Ãle de Lobau, où l'Europe le croyait perdu, les ministres ne savaient quel parti prendre. L'opinion générale fut d'expédier un courrier à l'Empereur; mais Fouché seul osa tracer le plan de campagne qu'il mit d'ailleurs à exécution. - "Agissez comme vous voudrez, lui dit Cambacérès; mais moi qui tiens à ma tête, j'expédie un rapport à l'Empereur." On sait quel absurde prétexte prit l'Empereur, à son retour, en plein Conseil d'Etat, pour disgracier son ministre et le punir d'avoir sauvé la France sans lui. Depuis ce jour, l'Empereur doubla l'inimitié du prince de Talleyrand de celle du duc d'Otrante, les deux seuls grands politiques dus à la Révolution, et qui peut-être eussent sauvé Napoléon en 1813. On prit, pour mettre Peyrade à l'écart, le vulgaire prétexte de concussion il avait favorisé la contrebande en partageant quelques profits avec le haut commerce. Ce traitement était rude pour un homme qui devait le bâton de maréchal du Commissariat général à de grands services rendus. Cet homme, vieilli dans la pratique des affaires, possédait les secrets de tous les gouvernements depuis l'an 1775, époque de son entrée à la Lieutenance-générale de police. L'Empereur, qui se croyait assez fort pour créer des hommes à son usage, ne tint aucun compte des représentations qui lui furent faites plus tard en faveur d'un homme considéré comme un des plus sûrs, des plus habiles et des plus fins de ces génies inconnus, chargés de veiller à la sûreté des Etats. Il crut pouvoir remplacer Peyrade par Contenson; mais Contenson était alors absorbé par Corentin à son profit. Peyrade fut d'autant plus cruellement atteint, que, libertin et gourmand, il se trouvait relativement aux femmes dans la situation d'un pâtissier qui aimerait les friandises. Ses habitudes vicieuses étaient devenues chez lui la nature même il ne pouvait plus se passer de bien dÃner, de jouer, de mener enfin cette vie de grand seigneur sans faste à laquelle s'adonnent tous les gens de facultés puissantes, et qui se sont fait un besoin de distractions exorbitantes. Puis, il avait jusqu'alors grandement vécu sans jamais être tenu à représentation, mangeant à même, car on ne comptait jamais ni avec lui ni avec Corentin, son ami. Cyniquement spirituel, il aimait d'ailleurs son état, il était philosophe. Enfin, un espion, à quelque étage qu'il soit dans la machine de la police, ne peut pas plus qu'un forçat revenir à une profession dite honnête ou libérale. Une fois marqués, une fois immatriculés, les espions et les condamnés ont pris, comme les diacres, un caractère indélébile. Il est des êtres auxquels l'Etat Social imprime des destinations fatales. Pour son malheur, Peyrade s'était amouraché d'une jolie petite fille, un enfant qu'il avait la certitude d'avoir eu lui-même d'une actrice célèbre, à laquelle il rendit un service et qui en fut reconnaissante pendant trois mois. Peyrade, qui fit revenir son enfant d'Anvers, se vit donc sans ressources dans Paris, avec un secours annuel de douze cents francs accordé par la Préfecture de police au vieil élève de Lenoir. Il se logea rue des Moineaux, au quatrième, dans un petit appartement de cinq pièces, pour deux cent cinquante francs. Les mystères de la Police Si jamais un homme doit sentir l'utilité, les douceurs de l'amitié, n'est-ce pas le lépreux moral appelé par la foule un espion, par le peuple un mouchard, par l'administration un agent? Peyrade et Corentin étaient donc amis comme Oreste et Pylade. Peyrade avait formé Corentin, comme Vien forma David; mais l'élève surpassa promptement le maÃtre. Ils avaient commis ensemble plus d'une expédition. Voir Une Ténébreuse Affaire. Peyrade, heureux d'avoir deviné le mérite de Corentin, l'avait lancé dans la carrière en lui préparant un triomphe. Il força son élève à se servir d'une maÃtresse qui le dédaignait comme d'un hameçon à prendre un homme. Voir Les Chouans. Et Corentin avait à peine alors vingt-cinq ans!... Corentin, resté l'un des généraux dont le Ministre de la police est le Connétable, avait gardé, sous le duc de Rovigo, la place éminente qu'il occupait sous le duc d'Otrante. Or, il en était alors de la Police Générale comme de la Police Judiciaire. A chaque affaire un peu vaste, on passait des forfaits, pour ainsi dire, avec les trois, quatre ou cinq agents capables. Le ministre, instruit de quelque complot, averti de quelque machination, n'importe comment, disait à l'un des colonels de sa police "Que vous faut-il pour arriver à tel résultat?" Corentin, Contenson répondaient après un mûr examen "Vingt, trente, quarante mille francs." Puis, une fois l'ordre donné d'aller en avant, tous les moyens et les hommes à employer étaient laissés au choix et au jugement de Corentin ou de l'agent désigné. La Police judiciaire agissait d'ailleurs ainsi pour la découverte des crimes avec le fameux Vidocq. La Police Politique, de même que la Police Judiciaire, prenait ses hommes principalement parmi les agents connus, immatriculés, habituels, et qui sont comme les soldats de cette force secrète si nécessaire aux gouvernements, malgré les déclamations des philanthropes ou des moralistes à petite morale. Mais l'excessive confiance due aux deux ou trois généraux de la trempe de Peyrade et de Corentin impliquait, chez eux, le droit d'employer des personnes inconnues, toujours néanmoins à charge de rendre compte au Ministère dans les cas graves. Or, l'expérience, la finesse de Peyrade étaient trop précieuses à Corentin, qui, la bourrasque de 1810 passée, employa son vieil ami, le consulta toujours, et subvint largement à ses besoins. Corentin trouva moyen de donner environ mille francs par mois à Peyrade. De son côté, Peyrade rendit d'immenses services à Corentin. En 1816, Corentin, à propos de la découverte de la conspiration où devait tremper le bonapartiste Gaudissart, essaya de faire réintégrer Peyrade à la Police Générale du Royaume; mais une influence inconnue écarta Peyrade. Voici pourquoi. Dans leur désir de se rendre nécessaires, Peyrade, Corentin et Contenson, à l'instigation du duc d'Otrante, avaient organisé, pour le compte de Louis XVIII, une Contre-Police dans laquelle Contenson et les agents de première force furent employés. Louis XVIII mourut, instruit de secrets qui resteront des secrets pour les historiens les mieux informés. La lutte de la Police Générale du Royaume et de la Contre-Police du Roi engendra d'horribles affaires dont le secret a été gardé par quelques échafauds. Ce n'est ici ni le lieu ni l'occasion d'entrer dans des détails à ce sujet, car les Scènes de la Vie Parisienne ne sont pas les Scènes de la Vie Politique; il suffit de faire apercevoir quels étaient les moyens d'existence de celui qu'on appelait le bonhomme CanquoÃlle au café David, par quels fils il se rattachait au pouvoir terrible et mystérieux de la Police. De 1817 à 1822, Corentin, Contenson, Peyrade et leurs agents eurent pour mission d'espionner souvent le Ministre lui-même. Ceci peut expliquer pourquoi le Ministère refusa d'employer Peyrade et Contenson sur qui Corentin, à leur insu, fit tomber les soupçons des ministres, afin d'utiliser son ami, quand sa réintégration lui parut impossible. Les ministres eurent alors confiance en Corentin, ils le chargèrent de surveiller Peyrade, ce qui fit sourire Louis XVIII. Corentin et Peyrade restaient alors entièrement les maÃtres du terrain. Contenson, pendant longtemps attaché à Peyrade, le servait encore. Il s'était mis au service de Gardes du Commerce par les ordres de Corentin et de Peyrade. En effet, par suite de cette espèce de fureur qu'inspire une profession exercée avec amour, ces deux généraux aimaient à placer leurs plus habiles soldats dans tous les endroits où les renseignements pouvaient abonder. D'ailleurs, les vices de Contenson, ses habitudes dépravées qui l'avaient fait tomber plus bas que ses deux amis, exigeaient tant d'argent, qu'il lui fallait beaucoup de besogne. Contenson, sans commettre aucune indiscrétion, avait dit à Louchard qu'il connaissait le seul homme capable de satisfaire le baron de Nucingen. Peyrade était, en effet, le seul agent qui pouvait faire impunément de la police pour le compte d'un particulier. Louis XVIII mort, Peyrade perdit non seulement toute son importance, mais encore les bénéfices de sa position d'Espion Ordinaire de Sa Majesté. En se croyant indispensable, il avait continué son train de vie. Les femmes, la bonne chère et le Cercle des Etrangers avaient préservé de toute économie un homme qui jouissait, comme tous les gens taillés pour les vices, d'une constitution de fer. Mais, de 1826 à 1829, près d'atteindre soixante-quatorze ans, il enrayait, selon son expression. D'année en année, Peyrade avait vu son bien-être diminuant. Il assistait aux funérailles de la Police, il voyait avec chagrin le gouvernement de Charles X en abandonnant les bonnes traditions. De session en session, la Chambre rognait les allocations nécessaires à l'existence de la Police, en haine de ce moyen de gouvernement et par parti pris de moraliser cette institution. - C'est comme si l'on voulait faire la cuisine en gants blancs, disait Peyrade à Corentin. Corentin et Peyrade apercevaient 1830 dès 1822. Ils connaissaient la haine intime que Louis XVIII portait à son successeur, ce qui explique son laisser-aller avec la branche cadette, et sans laquelle son règne et sa politique seraient une énigme sans mot. En vieillissant, son amour pour sa fille naturelle avait grandi chez Peyrade. Pour elle, il s'était mis sous sa forme bourgeoise, car il voulait marier sa Lydie à quelque honnête homme. Aussi, depuis trois ans surtout, voulait-il se caser, soit à la Préfecture de police, soit à la Direction de la Police Générale du Royaume, dans quelque place ostensible, avouable. Il avait fini par inventer une place dont la nécessité se ferait, disait-il à Corentin, sentir tôt ou tard. Il s'agissait de créer à la Préfecture de police un Bureau dit de renseignements, qui serait un intermédiaire entre la Police de Paris proprement dite, la Police judiciaire et la Police du Royaume afin de faire profiter la Direction Générale de toutes ces forces disséminées. Peyrade seul pouvait, à son âge, après cinquante-cinq ans de discrétion, être l'anneau qui rattacherait les trois polices, être enfin l'archiviste à qui la Politique et la justice s'adresseraient pour s'éclairer en certains cas. Peyrade espérait ainsi rencontrer, Corentin aidant, une occasion d'attraper une dot et un mari pour sa petite Lydie. Corentin avait déjà parlé de cette affaire au Directeur Général de la Police du Royaume, sans parler de Peyrade, et le Directeur Général, un Méridional, jugeait nécessaire de faire venir la proposition de la Préfecture. Au moment où Contenson avait frappé trois coups avec sa pièce d'or sur la table du café, signal qui voulait dire "J'ai à vous parler", le doyen des hommes de police était à penser à ce problème "Par quel personnage, par quel intérêt faire marcher le Préfet de police actuel?" Et il avait l'air d'un imbécile étudiant son Courrier français. - Notre pauvre Fouché, se disait-il en cheminant le long de la rue Saint-Honoré, ce grand homme est mort! nos intermédiaires avec Louis XVIII sont en disgrâce! D'ailleurs, comme le disait Corentin hier, on ne croit plus à l'agilité ni à l'intelligence d'un septuagénaire... Ah! pourquoi me suis-je habitué à dÃner chez Véry, à boire des vins exquis... à chanter la Mère Godichon... à jouer quand j'ai de l'argent! Pour s'assurer une position, il ne suffit pas d'avoir de l'esprit, comme dit Corentin, il faut encore de l'esprit de conduite! Ce cher monsieur Lenoir m'a bien prédit mon sort quand il s'est écrié, à propos de l'affaire du Collier "Vous ne serez jamais rien!" en apprenant que je n'étais pas resté sous le lit de la fille Oliva. Le ménage d'un espion Si le vénérable père CanquoÃlle on l'appelait le père CanquoÃlle dans sa maison était resté rue des Moineaux, au quatrième étage, croyez qu'il avait trouvé, dans la disposition du local, des bizarreries qui favorisaient l'exercice de ses terribles fonctions. Sise au coin de la rue Saint-Roch, sa maison se trouvait sans voisinage d'un côté. Comme elle était partagée en deux portions, au moyen de l'escalier, il existait, à chaque étage, deux chambres complètement isolées. Ces deux chambres étaient situées du coté de la rue Saint-Roch. Au-dessus du quatrième étage s'étendaient des mansardes dont l'une servait de cuisine, et dont l'autre était l'appartement de l'unique servante du père CanquoÃlle, une Flamande nommée Katt, qui avait nourri Lydie. Le père CanquoÃlle avait fait sa chambre à coucher de la première des deux pièces séparées, et de la seconde son cabinet. Un gros mur mitoyen isolait ce cabinet par le fond. La croisée, qui voyait sur la rue des Moineaux, faisait face à un mur d'encoignure sans fenêtre. Or, comme toute la largeur de la chambre de Peyrade les séparait de l'escalier, les deux amis ne craignaient aucun regard, aucune oreille, en causant d'affaires dans ce cabinet fait exprès pour leur affreux métier. Par précaution, Peyrade avait mis un lit de paille, une thibaude et un tapis très épais dans la chambre de la Flamande, sous prétexte de rendre heureuse la nourrice de son enfant. De plus, il avait condamné la cheminée, en se servant d'un poêle dont le tuyau sortait par le mur extérieur sur la rue Saint-Roch. Enfin, il avait étendu sur le carreau plusieurs tapis, afin d'empêcher les locataires de l'étage inférieur de saisir aucun bruit. Expert en moyens d'espionnage, il sondait le mur mitoyen, le plafond et le plancher une fois par semaine, et les visitait comme un homme qui veut tuer les insectes importuns. La certitude d'être là , sans témoins ni auditeurs, avait fait choisir ce cabinet à Corentin pour salle de délibération quand il ne délibérait pas chez lui. Le logement de Corentin n'était connu que du Directeur Général de la Police du Royaume et de Peyrade, il y recevait les personnages que le Ministère ou le Château prenaient pour intermédiaires dans les circonstances graves; mais aucun agent, aucun homme en sous-ordre n'y venait, et il combinait les choses du métier chez Peyrade. Dans cette chambre sans aucune apparence se tramèrent des plans, se prirent des résolutions qui fourniraient d'étranges annales et des drames curieux, si les murs pouvaient parler. Là s'analysèrent, de 1816 à 1826, d'immenses intérêts. Là se découvrirent dans leur germe les événements qui devaient peser sur la France. Là , Peyrade et Corentin, aussi prévoyants, mais plus instruits que Belart, le Procureur général, se disaient dès 1819 "Si Louis XVIII ne veut pas frapper tel ou tel coup, se défaire de tel prince, il exècre donc son frère? il veut donc lui léguer une révolution?" La porte de Peyrade était ornée d'une ardoise sur laquelle il trouvait parfois des marques bizarres, des chiffres écrits à la craie. Cette espèce d'algèbre infernale offrait aux initiés des significations très claires. En face de l'appartement si mesquin de Peyrade, celui de Lydie était composé d'une antichambre, d'un petit salon, d'une chambre à coucher et d'un cabinet de toilette... La porte de Lydie, comme celle de la chambre de Peyrade, était composée d'une tôle de quatre lignes d'épaisseur, placée entre deux fortes planches en chêne, armées de serrures et d'un système de gonds qui les rendaient aussi difficiles à forcer que des portes de prison. Aussi, quoique la maison fût une de ces maisons à allée, à boutique et sans portier, Lydie vivait-elle là sans avoir rien à craindre. La salle à manger, le petit salon, la chambre, dont toutes les croisées avaient des jardins aériens, étaient d'une propreté flamande et pleine de luxe. La nourrice flamande n'avait jamais quitté Lydie, qu'elle appelait sa fille. Toutes deux elles allaient à l'église avec une régularité qui donnait du bonhomme CanquoÃlle une excellente opinion à l'épicier royaliste établi dans la maison, au coin de la rue des Moineaux et de la rue Neuve Saint-Roch, et dont la famille, la cuisine, les garçons occupaient le premier étage et l'entresol. Au second étage vivait le propriétaire, et le troisième était loué, depuis vingt ans, par un lapidaire. Chacun des locataires avait la clef de la porte bâtarde. L'épicière recevait d'autant plus complaisamment les lettres et les paquets adressés à ces trois paisibles ménages, que le magasin d'épiceries était pourvu d'une boite aux lettres. Sans ces détails, les étrangers et ceux à qui Paris est connu n'auraient pu comprendre le mystère et la tranquillité, l'abandon et la sécurité qui faisaient de cette maison une exception parisienne. Dès minuit, le père CanquoÃlle pouvait ourdir toutes les trames, recevoir des espions et des ministres, des femmes et des filles, sans que qui que ce soit au monde s'en aperçût. Peyrade, de qui la Flamande avait dit à la cuisinière de l'épicier "Il ne ferait pas de mal à une mouche!" passait pour le meilleur des hommes. Il n'épargnait rien pour sa fille. Lydie, après avoir eu Schmucke pour maÃtre de musique, était musicienne à pouvoir composer. Elle savait laver une seppia, peindre à la gouache et à l'aquarelle. Peyrade dÃnait tous les dimanches avec sa fille. Ce jour-là le bonhomme était exclusivement père. Religieuse sans être dévote, Lydie faisait ses pâques et allait à confesse tous les mois. Néanmoins, elle se permettait de temps en temps la petite partie de spectacle. Elle se promenait aux Tuileries quand il faisait beau. Tels étaient tous ses plaisirs, car elle menait la vie la plus sédentaire. Lydie, qui adorait son père, en ignorait entièrement les sinistres capacités et les occupations ténébreuses. Aucun désir n'avait troublé la vie pure de cette enfant si pure. Svelte, belle comme sa mère, douée d'une voix délicieuse, d'un minois fin, encadré par de beaux cheveux blonds, elle ressemblait à ces anges plus mystiques que réels, posés par quelques peintres primitifs au fond de leurs Saintes Familles. Le regard de ses yeux bleus semblait verser un rayon du ciel sur celui qu'elle favorisait d'un coup d'oeil. Sa mise chaste, sans exagération d'aucune mode, exhalait un charmant parfum de bourgeoisie. Figurez-vous un vieux satan, père d'un ange, et se rafraÃchissant à ce divin contact, vous aurez une idée de Peyrade et de sa fille. Si quelqu'un eût sali ce diamant, le père aurait inventé, pour l'engloutir, un de ces formidables traquenards où se prirent, sous la Restauration, des malheureux qui portèrent leurs têtes sur l'échafaud. Mille écus suffisaient à Lydie et à Katt, celle qu'elle appelait sa bonne. En entrant par le haut de la rue des Moineaux, Peyrade aperçut Contenson; il le dépassa, monta le premier, entendit les pas de son agent dans l'escalier, et l'introduisit avant que la Flamande n'eût mis le nez à la porte de sa cuisine. Une sonnette que faisait partir une porte à claire-voie, placée au troisième étage où demeurait le lapidaire, avertissait les locataires du troisième et du quatrième quand il montait quelqu'un pour eux. il est inutile de dire que, dès minuit, Peyrade cotonnait le battant de cette sonnette. - Qu'y a-t-il donc de si pressé, Philosophe? Philosophe était le surnom que Peyrade donnait à Contenson, et que méritait cet Epictète des Mouchards. Ce nom Contenson cachait hélas! un des plus anciens noms de la féodalité normande. Voir Les Frères de la Consolation. - Mais il y a quelque chose comme dix mille à prendre. - Qu'est-ce? de la politique? - Non, une niaiserie! Le baron de Nucingen, vous savez, ce vieux voleur patenté, hennit après une femme qu'il a vue au bois de Vincennes, et il faut la lui trouver, ou il meurt d'amour... L'on a fait une consultation de médecins hier, à ce que m'a dit son valet de chambre... Je lui ai déjà soutiré mille francs, sous prétexte de chercher l'infante. Et Contenson raconta la rencontre de Nucingen et d'Esther, en ajoutant que le baron avait quelques renseignements nouveaux. - Va, dit Peyrade, nous trouverons cette Dulcinée; dis au baron de venir en voiture ce soir aux Champs-Elysées, avenue Gabriel, au coin de l'allée de Marigny. Peyrade mit Contenson à la porte, et frappa chez sa fille comme il fallait frapper pour être admis. Il entra joyeusement, le hasard venait de lui jeter un moyen d'avoir enfin la place qu'il désirait. Il se plongea dans un bon fauteuil à la Voltaire après avoir embrassé Lydie au front, et lui dit "Joue-moi quelque chose..." Lydie lui joua un morceau écrit, pour le piano, par Beethoven. - C'est bien joué cela, ma petite biche, dit-il en prenant sa fille entre ses genoux, sais-tu que nous avons vingt et un ans? Il faut se marier, car notre père a plus de soixante-dix ans... - Je suis heureuse ici, répondit-elle. - Tu n'aimes que moi, moi si laid, si vieux? demanda Peyrade. - Mais qui veux-tu donc que j'aime? - Je dÃne avec toi, ma petite biche, préviens-en Katt. Je songe à nous établir, à prendre une place et à te chercher un mari digne de toi... quelque bon jeune homme, plein de talent, de qui tu puisses être fière un jour... - Je n'en ai vu qu'un encore qui m'ait plu pour mari... - Tu en as vu un?... - Oui, aux Tuileries, reprit Lydie, il passait, il donnait le bras à la comtesse de Sérisy. Il se nomme?... Lucien de Rubempré!.. J'étais assise sous un tilleul avec Katt, ne pensant à rien. Il y avait à côté de moi deux dames qui se sont dit "Voilà madame de Sérisy et le beau Lucien de Rubempré." Moi, j'ai regardé le couple que ces deux dames regardaient. "Ah! ma chère, a dit l'autre, il y a des femmes qui sont bien heureuses!.. On lui passe tout, à celle-ci, parce qu'elle est née Ronquerolles, et que son mari a le pouvoir. - Mais, ma chère, a répondu l'autre dame, Lucien lui coûte cher..." Qu'est-ce que cela veut dire, papa? - C'est des bêtises, comme en disent les gens du monde, répondit Peyrade à sa fille d'un air de bonhomie. Peut-être faisaient-elles allusion à des événements politiques. - Enfin, vous m'avez interrogée, je vous réponds. Si vous voulez me marier, trouvez-moi un mari qui ressemble à ce jeune homme-là ... - Enfant! répondit le père, la beauté chez les hommes n'est pas toujours le signe de la bonté. Les jeunes gens doués d'un extérieur agréable ne rencontrent aucune difficulté au début de la vie, ils ne déploient alors aucun talent, ils sont corrompus par les avances que leur fait le monde, et il leur faut payer plus tard les intérêts de leurs qualités!... Je voudrais te trouver ce que les bourgeois, les riches et les imbéciles laissent sans secours ni protection... - Qui, mon père? - Un homme de talent inconnu... Mais, va, mon enfant chéri, j'ai les moyens de fouiller tous les greniers de Paris et d'accomplir ton programme en présentant à ton amour un homme aussi beau que le mauvais sujet dont tu me parles, mais plein d'avenir, un de ces hommes signalés à la gloire et à la fortune... Oh! je n'y songeais point! je dois avoir un troupeau de neveux, et dans le nombre il peut s'en trouver un digne de toi!... Je vais écrire ou faire écrire en Provence! Chose étrange! en ce moment un jeune homme, mourant de faim et de fatigue, venant à pied du département de Vaucluse, un neveu du père CanquoÃlle, entrait par la Barrière d'Italie, à la recherche de son oncle. Dans les rêves de la famille à qui le destin de cet oncle était inconnu, Peyrade offrait un texte d'espérances on le croyait revenu des Indes avec des millions! Stimulé par ces romans du coin du feu, ce petit-neveu, nommé Théodose, avait entrepris un voyage de circumnavigation à la recherche de l'oncle fantastique. Trois hommes aux prises Après avoir savouré les bonheurs de sa paternité pendant quelques heures, Peyrade, les cheveux lavés et teints sa poudre était un déguisement, vêtu d'une bonne grosse redingote de drap bleu boutonnée jusqu'au menton, couvert d'un manteau noir, chaussé de grosses bottes à fortes semelles et muni d'une carte particulière, marchait à pas lents le long de l'avenue Gabriel, où Contenson, déguisé en vieille marchande des quatre saisons, le rencontra devant les jardins de l'Elysée-Bourbon. - Monsieur de Saint-Germain, lui dit Contenson en donnant à son ancien chef son nom de guerre, vous m'avez fait gagner cinq cents faces francs; mais si je suis venu me poster là , c'est pour vous dire que le damné baron, avant de me les donner, est allé prendre des renseignements à la maison la Préfecture. - J'aurai besoin de toi, sans doute, répondit Peyrade. Vois nos numéros 7, 10 et 21, nous pourrons employer ces hommes-là sans qu'on s'en aperçoive, ni à la Police, ni à la Préfecture. Contenson alla se replacer auprès de la voiture où monsieur de Nucirigen attendait Peyrade. - Je suis monsieur de Saint-Germain, dit le Méridional au baron, en s'élevant jusqu'à la portière. - Hé! pien, mondez afec moi, répondit le baron qui donna l'ordre de marcher vers l'Arc de Triomphe de l'Etoile. - Vous êtes allé à la Préfecture, monsieur le baron? ce n'est pas bien... Peut-on savoir ce que vous avez dit à monsieur le Préfet, et ce qu'il vous a répondu? demanda Peyrade. - Affant te tonner sainte cente vrancs à ein trôle gomme Godenzon, ch'édais pien aisse de saffoir s'il lès affait cagnés... Chais, zimblement tidde au brevet de bolice que che zouhhaiddais ambloyer ein achent ti nom te Beyrate à l'édrancher tans eine mission téligade, et si che bouffais affoir en loui eine gonffiance ilimidée... Le brevet m'a rébonti que visse édiez ein tes plis hapiles ômes et tes plis ônêdes. C'esde tutte l'à vvaire. - Monsieur le baron veut-il me dire de quoi il s'agit, maintenant qu'on lui a révélé mon vrai nom?... Quand le baron eut expliqué longuement et verbeusement dans son affreux patois de juif polonais, et sa rencontre avec Esther, et le cri du chasseur qui se trouvait derrière la voiture, et ses vains efforts, il conclut en racontant ce qui s'était passé la veille chez lui, le sourire échappé à Lucien de Rubempré, la croyance de Bianchon et de quelques dandies, relativement à une accointance entre l'inconnue et ce jeune homme. - Ecoutez, monsieur le baron, vous me remettrez d'abord dix mille francs en acompte sur les frais, car pour vous, dans cette affaire, il s'agit de vivre; et, comme votre vie est une manufacture d'affaires, il ne faut rien négliger pour vous trouver cette femme. Ah! vous êtes pincé! - Ui, che zuis binzé... - S'il faut davantage, je vous le dirai, baron; fiez-vous à moi, reprit Peyrade. Je ne suis pas, comme vous pouvez le croire, un espion... J'étais, en 1807, Commissaire général de police à Anvers, et maintenant que Louis XVIII est mort, je puis vous confier que, pendant sept ans, j'ai dirigé sa contre-police... On ne marchande donc pas avec moi. Vous comprenez bien, monsieur le baron, qu'on ne peut pas faire le devis des consciences à acheter avant d'avoir étudié une affaire. Soyez sans inquiétude, je réussirai. Ne croyez pas que vous me satisferez avec une somme quelconque, je veux autre chose pour récompense... - Bourfi que ce ne soid bas ein royaume? ... dit le baron. - C'est moins que rien pour vous. - Ça me fa! - Vous connaissez les Keller? - Paugoub. - François Keller est le gendre du comte de Gondreville et le comte de Gondreville a dÃné chez vous hier avec son gendre. - Ki tiaple beut fus tire... s'écria le baron. Ce sera Chorche ki pafarte tuchurs. Peyrade se mit à rire. Le banquier conçut alors d'étranges soupçons sur son domestique, en remarquant ce sourire. - Le comte de Gondreville est tout à fait en position de m'obtenir une place que je désire avoir à la Préfecture de police, et sur la création de laquelle le Préfet aura, sous quarante-huit heures, un mémoire, dit Peyrade en continuant. Demandez la place pour moi, faites que le comte de Gondreville veuille se mêler de cette affaire, en y mettant de la chaleur, et vous reconnaÃtrez ainsi le service que je vais vous rendre. Je ne veux de vous que votre parole, car, si vous y manquiez, vous maudiriez tôt ou tard le jour où vous êtes né... foi de Peyrade... - Je fus tonne ma barole t'honner te vaire le bossiple... - Si je ne faisais que le possible pour vous, ce ne serait pas assez. - Hé pien, ch'achirai vrangement. - Franchement... Voilà tout ce que je veux, dit Peyrade, et la franchise est le seul présent un peu neuf que nous puissions nous faire, l'un et l'autre. - Vranchement, répéta le baron. U foullez-vûs que che vis remedde? - Au bout du pont Louis XVI. - Au bond te la Jambre, dit le baron à son valet de pied qui vint à la portière. - Che fais tonc affoir l'eingonnie... se dit le baron en s'en allant. - Quelle bizarrerie, se disait Peyrade en retournant à pied au Palais-Royal où il se proposait d'essayer de tripler les dix mille francs pour faire une dot à Lydie. Me voilà obligé d'examiner les petites affaires du jeune homme dont un regard a ensorcelé ma fille. C'est sans doute un de ces hommes qui ont l'oeil à femme, se dit-il en employant une des expressions du langage particulier qu'il avait fait à son usage, et dans lesquelles ses observations, celles de Corentin se résumaient par des mots où la langue était souvent violée, mais par cela même, énergiques et pittoresques. En rentrant chez lui, le baron de Nucingen ne se ressemblait pas à lui-même; il étonna ses gens et sa femme, il leur montrait une face colorée, animée, il était gai. - Gare à nos actionnaires, dit du Tillet à Rastignac. On prenait en ce moment le thé dans le petit salon de Delphine de Nucingen, au retour de l'Opéra. - Ui, reprit en souriant le baron qui saisit la plaisanterie de son compère, chébroufe l'enfie de vaire tes avvaires... - Vous avez donc vu votre inconnue? demanda madame de Nucingen. - Non, répondit-il, che n'ai que l'esboir te la droufer. - Aime-t-on jamais sa femme ainsi?... s'écria madame de Nucingen en ressentant un peu de jalousie ou feignant d'en avoir. - Quand vous l'aurez à vous, dit du Tillet au baron, vous nous ferez souper avec elle, car je suis bien curieux d'examiner la créature qui a pu vous rendre aussi jeune que vous l'êtes. - C'esde eine cheffe-d'oeivre te la gréation, répondit le vieux banquier. - Il va se faire attraper comme un mineur, dit Rastignac à l'oreille de Delphine. - Bah! il gagne bien assez d'argent pour... - Pour en rendre un peu, n'est-ce pas!... dit du Tillet en interrompant la baronne. Nucingen se promenait dans le salon comme si ses jambes le gênaient. - Voilà le moment de lui faire payer vos nouvelles dettes, dit Rastignac à l'oreille de la baronne. En ce moment même, Carlos, venu rue Taitbout pour faire ses dernières recommandations à Europe qui devait jouer le principal rôle dans la comédie inventée pour trômper le baron de Nucingen, s'en allait plein d'espérance. Il fut accompagné jusqu'au boulevard par Lucien, assez inquiet de voir ce demi-démon si parfaitement déguisé, que lui-même ne l'avait reconnu qu'à sa voix. - Où diable as-tu trouvé une femme plus belle qu'Esther? demanda-t-il à son corrupteur. - Mon petit, ça ne se trouve pas à Paris. Ces teints-là ne se fabriquent pas en France. - C'est-à -dire que tu m'en vois encore étourdi... La Vénus Callipyge n'est pas si bien faite! On se damnerait pour elle... Mais où l'as-tu prise? - C'est la plus belle fille de Londres. Ivre de gin, elle a tué son amant dans un accès de jalousie... L'amant est un misérable de qui la police de Londres est débarrassée, et l'on a, pour quelque temps, envoyé cette créature à Paris, afin de laisser oublier l'affaire... La drôlesse a été très bien élevée. C'est la fille d'un ministre, elle parle le français comme si c'était sa langue maternelle; elle ne sait et ne pourra jamais savoir ce qu'elle fait là . On lui a dit que si elle te plaisait, elle pourrait te manger des millions; mais que tu étais jaloux comme un tigre, et on lui a donné le programme de l'existence d'Esther. Elle ne connaÃt pas ton nom. - Mais si Nucingen la préférait à Esther... - Ah! t'y voilà venu... s'écria Carlos. Tu as peur aujourd'hui de ne pas voir s'accomplir ce qui t'effrayait tant hier! Sois tranquille. Cette fille blonde et blanche a les yeux bleus; c'est le contraire de la belle juive, et il n'y a que les yeux d'Esther qui puissent remuer un homme aussi pourri que Nucingen. Tu ne pouvais pas cacher un laideron, que diable! Quand cette poupée aura joué son rôle, je l'enverrai, sous la conduite-d'une personne sûre, à Rome ou à Madrid, où elle fera des passions. - Puisque nous ne l'avons que pour peu de temps, dit Lucien, j'y retourne... - Va, mon fils, amuse-toi... Demain tu auras un jour de plus. Moi, j'attends quelqu'un que j'ai chargé de savoir ce qui se passe chez le baron de Nucingen. - Qui? - La maÃtresse de son valet de chambre, car enfin faut-il savoir à tout moment ce qui se passe chez l'ennemi. A minuit, Paccard, le chasseur d'Esther, trouva Carlos sur le pont des Arts, l'endroit le plus favorable à Paris pour se dire deux mots qui ne doivent pas être entendus. Tout en causant, le chasseur regardait d'un côté pendant que son maÃtre regardait de l'autre. - Le baron est allé ce matin à la Préfecture de police, de quatre à cinq heures, dit le chasseur, et il s'est vanté ce soir de trouver la femme qu'il a vue au bois de Vincennes, on la lui a promise... - Nous serons observés! dit Carlos, mais par qui?... - On s'est déjà servi de Louchard, le Garde du Commerce. - Ce serait un enfantillage, répondit Carlos. Nous n'avons que la Brigade de sûreté, la Police judiciaire à craindre; et du moment où elle ne marche pas, nous pouvons marcher, nous!... - Il y a autre chose! - Quoi? - Les amis du pré... J'ai vu hier La Pouraille... il a refroidi un ménage et il a dix mille thunes de cinq balles... en or! - On l'arrêtera, dit Jacques Collin, c'est l'assassinat de la rue Boucher. - Quel est l'ordre? dit Paccard de l'air respectueux que devait avoir un maréchal en venant prendre le mot d'ordre de Louis XVIII. - Vous sortirez tous les soirs à dix heures, répondit Carlos, vous irez bon train au bois de Vincennes, dans les bois de Meudon et de Ville-d'Avray. Si quelqu'un vous observe ou vous suit, laisse-toi faire, sois liant, causant, corruptible. Tu parleras de la jalousie de Rubempré, qui est fou de madame, et qui surtout, ne veut pas qu'on sache dans le monde qu'il a une maÃtresse de ce genre-là ... - Suffit! Faut-il s'armer?... - Jamais! dit vivement Carlos. Une arme!... à quoi cela sert-il? à faire des malheurs. Ne te sers dans aucun cas de ton couteau de chasseur. Quand on peut casser les jambes à l'homme le plus fort par le coup que je t'ai montré!... quand on peut se battre avec trois argousins armés avec la certitude d'en mettre deux à terre avant qu'ils n'aient tiré leurs briquets, que craint-on? N'as-tu pas ta canne?... - C'est juste! dit le chasseur. Paccard, qualifié de Vieille-Garde, de Fameux-Lapin, de Bon-là , homme à jarret de fer, à bras d'acier, à favoris italiens, à chevelure artiste, à barbe de sapeur, à figure blême et impassible comme celle de Contenson, gardait sa fougue en dedans, et jouissait d'une tournure de tambour major qui déroutait le soupçon. Un échappé de Poissy ou de Melun n'a pas cette fatuité sérieuse et cette croyance en son mérite. Giafar de l'Aaroun al Raschild du Bagne, il lui témoignait l'amicale admiration que Peyrade avait pour Corentin. Ce colosse, excessivement fendu, sans beaucoup de poitrine et sans trop de chair sur les os, allait sur ses deux longues quilles d'un pas grave. Jamais la droite ne se mouvait sans que l'oeil droit examinât les circonstances extérieures avec cette rapidité placide particulière au voleur et à l'espion. L'oeil gauche imitait l'oeil droit. Un pas, un coup d'oeil! Sec, agile, prêt à tout et à toute heure, sans une ennemie intime appelée la liqueur des braves, Paccard eût été complet, disait Carlos, tant il possédait à fond les talents indispensables à l'homme en guerre avec la société; mais le maÃtre avait réussi à convaincre l'esclave de faire la part au feu en ne buvant que le soir. En rentrant, Paccard absorbait l'or liquide que lui versait à petits coups une fille de grès à grosse panse venue de Dantzick - On ouvrira l'oeil, dit Paccard en remettant son magnifique chapeau à plumes après avoir salué celui qu'il nommait Son confesseur. Voilà par quels événements des hommes aussi forts que l'étaient, chacun dans leur sphère, Jacques Collin, Peyrade et Corentin, arrivèrent à se trouver aux prises sur le même terrain, et à déployer leur génie dans une lutte où chacun combattit pour sa passion ou pour ses intérêts. Ce fut un de ces combats ignorés mais terribles, où il se dépense en talent, en haine, en irritations, en marches et contremarches, en ruses, autant de puissance qu'il en faut pour établir une fortune. Nucingen sur le point d'être heureux s'adonne à la toilette Hommes et moyens, tout fut secret du côté de Peyrade, que son ami Corentin seconda dans cette expédition, une niaiserie pour eux. Ainsi, l'histoire est muette à ce sujet, comme elle est muette sur les véritables causes de bien des révolutions. Mais voici le résultat. Cinq jours après l'entrevue de monsieur Nucingen avec Peyrade aux Champs-Elysées, un matin, un homme d'une cinquantaine d'années, doué de cette figure de blanc de céruse que la vie du monde donne aux diplomates, habillé de drap bleu, d'une tournure assez élégante, ayant presque l'air d'un ministre d'Etat, descendit d'un cabriolet splendide en en jetant les guides à son domestique. Il demanda si le baron de Nucingen était visible, au valet qui se tenait sur une banquette du péristyle, et qui lui en ouvrit respectueusement la magnifique porte en glaces. - Le nom de monsieur?... dit le domestique. - Dites à monsieur le baron que je viens de l'avenue Gabriel, répondit Corentin. S'il y a du monde, gardez-vous bien de prononcer ce nom-là tout haut, vous vous feriez mettre à la porte. Une minute après, le valet revint et conduisit Corentin dans le cabinet du baron, par les appartements intérieurs. Corentin échangea son regard impénétrable contre un regard de même nature avec le banquier, et ils se saluèrent convenablement. - Monsieur le baron, dit-il, je viens au nom de Peyrade... - Pien, fit le baron en allant pousser les verrous aux deux portes. - La maÃtresse de monsieur de Rubempré demeure rue Taitbout, dans l'ancien appartement de mademoiselle de Bellefeuille, l'ex-maÃtresse de monsieur de Granville, le Procureur-général. - Ah! si brès te moi, s'écria le baron, gomme c'ed trôle. - Je n'ai pas de peine à croire que vous soyez fou de cette magnifique personne, elle m'a fait plaisir à voir, répondit Corentin. Lucien est si jaloux de cette fille qu'il lui défend de se montrer; et il est bien aimé d'elle, car depuis quatre ans qu'elle a succédé à la Bellefeuille, et dans son mobilier et dans son état, jamais les voisins, ni le portier, ni les locataires de la maison n'ont pu l'apercevoir. L'infante ne se promène que la nuit. Quand elle part, les stores de la voiture sont baissés, et madame est voilée. Lucien n'a pas seulement des raisons de jalousie pour cacher cette femme il doit se marier à Clotilde de Grandlieu, et il est le favori intime actuel de madame de Sérisy. Naturellement il tient et à sa maÃtresse d'apparat et à sa fiancée. Ainsi, vous êtes le maÃtre de la position, car Lucien sacrifiera son plaisir à ses intérêts et à sa vanité. Vous êtes riche, il s'agit probablement de votre dernier bonheur, soyez généreux. Vous arriverez à vos fins par la femme de chambre. Donnez une dizaine de mille francs à la soubrette, elle vous cachera dans la chambre à coucher de sa maÃtresse; et pour vous, ça vaut bien ça! Aucune figure de rhétorique ne peut peindre le débit saccadé, net, absolu de Corentin; aussi le baron le remarquait-il en manifestant de l'étonnement, une expression qu'il avait depuis longtemps défendue à son visage impassible. - Je viens vous demander cinq mille francs pour mon ami, qui a laissé tomber cinq de vos billets de banque... un petit malheur! reprit Corentin avec le plus beau ton de commandement. Peyrade connaÃt trop bien son Paris pour faire des frais d'affiches, et il a compté sur vous. Mais ceci n'est pas le plus important, dit Corentin en se reprenant de manière à ôter à la demande d'argent toute gravité. Si vous ne voulez pas avoir du chagrin dans vos vieux jours, obtenez à Peyrade la place qu'il vous a demandée, et vous pouvez la lui faire obtenir facilement. Le Directeur Général de la police du Royaume a dû recevoir hier une note à ce sujet. Il ne s'agit que d'en faire parler au Préfet de police par Gondreville. Hé! bien, dites à Malin comte de Gondreville, qu'il s'agit d'obliger un de ceux qui l'ont su débarrasser de messieurs de Simeuse, et il marchera... - Voici, monsieur, dit le baron en prenant cinq billets de mille francs et les présentant à Corentin. - La femme de chambre a pour bon ami un grand chasseur nommé Paccard, qui demeure rue de Provence, chez un carrossier, et qui se loue comme chasseur à ceux qui se donnent des airs de prince. Vous arriverez à la femme de chambre de madame Van Bogseck par Paccard, un grand drôle de Piémontais qui aime assez le vermout. Evidemment cette confidence, élégamment jetée en Post-Scriptum, était le prix des cinq mille francs. Le baron cherchait à deviner à quelle race appartenait Corentin, en qui son intelligence lui disait assez qu'il voyait plutôt un directeur d'espionnage qu'un espion; mais Corentin resta pour lui ce qu'est, pour un archéologue, une inscription à laquelle il manque au moins les trois quarts des lettres. - Gommend se nomme la phâme te jambre? demanda-t-il. - Eugénie, répondit Corentin qui salua le baron et sortit. Le baron de Nucingen, transporté de joie, abandonna ses affaires, ses bureaux, et remonta chez lui dans l'heureux état où se trouve un jeune homme de vingt ans qui jouit en perspective d'un premier rendez-vous avec une première maÃtresse. Le baron prit tous les billets de mille francs de sa caisse particulière, une somme avec laquelle il aurait pu faire le bonheur d'un village, cinquante-cinq mille francs! et il les mit à même dans la poche de son habit. Mais la prodigalité des millionnaires ne peut se comparer qu'à leur avidité pour le gain. Dès qu'il s'agit d'un caprice, d'une passion, l'argent n'est plus rien pour les Crésus il leur est en effet plus difficile d'avoir des caprices que de l'or. Une jouissance est la plus grande rareté de cette vie rassasiée, pleine des émotions que donnent les grands coups de la Spéculation, et sur lesquelles ces coeurs secs se sont blasés. Exemple. Un des plus riches capitalistes de Paris, connu d'ailleurs pour ses bizarreries, rencontre un jour, sur les boulevards, une petite ouvrière excessivement jolie. Accompagnée de sa mère, cette grisette donnait le bras à un jeune homme d'un habillement assez équivoque, et d'un balancement de hanches très faraud. A la première vue, le millionnaire devient amoureux de cette Parisienne; il la suit chez elle, il y entre; il se fait raconter cette vie mélangée de bals chez Mabile, de jours sans pain, de spectacles et de travail; il s'y intéresse, et laisse cinq billets de mille francs sous une pièce de cent sous une générosité déshonorée. Le lendemain, un fameux tapissier, Braschon, vient prendre les ordres de la grisette, meuble un appartement qu'elle choisit, y dépense une vingtaine de mille francs. L'ouvrière se livre à des espérances fantastiques elle habille convenablement sa mère, elle se flatte de pouvoir placer son ex-amoureux dans les bureaux d'une Compagnie d'Assurance. Elle attend... un, deux jours; puis une... et deux semaines. Elle se croit obligée d'être fidèle, elle s'endette. Le capitaliste, appelé en Hollande, avait oublié l'ouvrière; il n'alla pas une seule fois dans le Paradis où il l'avait mise, et d'où elle retomba aussi bas qu'on peut tomber à Paris. Nucingen ne jouait pas, Nucingen ne protégeait pas les arts, Nucingen n'avait aucune fantaisie; il devait donc se jeter dans sa passion pour Esther avec un aveuglement sur lequel comptait Carlos Herrera. Après son déjeuner, le baron fit venir Georges, son valet de chambre, et lui dit d'aller rue Taitbout, prier mademoiselle Eugénie, la femme de chambre de madame Van Bogseck, de passer dans ses bureaux pour une affaire importante. - Du la guedderas, ajouta-t-il, et du la veras monder tans ma jambre, en lui tisand que sa vordine est vaidde. Georges eut mille peines à décider Europe-Eugénie à venir. Madame, lui dit-elle, ne lui permettait jamais de sortir; elle pouvait perdre sa place, etc., etc. Aussi Georges fit-il sonner haut ses mérites aux oreilles du baron, qui lui donna dix louis. - Si madame sort cette nuit sans elle, dit Georges à son maÃtre dont les yeux brillaient comme des escarboucles, elle viendra sur les dix heures. - Pon! ti fiendras m'habiler oe neiff eires... me goÃver; gar che feusse êdre auzi pien que bossiple... Che grois que je gombaraidrai teffant ma maidresse, u l'archante ne seraid bas l'archante... De midi à une heure, le baron teignit ses cheveux et ses favoris. A neuf heures, le baron, qui prit un bain avant le dÃner, fit une toilette de marié, se parfuma, s'adonisa. Madame de Nucingen, avertie de cette métamorphose, se donna le plaisir de voir son mari. - Mon Dieu! dit-elle, êtes-vous ridicule!... Mais mettez donc une cravate de satin noir, à la place de cette cravate blanche qui fait paraÃtre vos favoris encore plus durs; et d'ailleurs, c'est Empire, c'est vieux bonhomme, et vous vous donnez l'air d'un ancien Conseiller au Parlement. Otez donc vos boutons en diamant, qui valent chacun cent mille francs; cette singesse vous les demanderait, vous ne pourriez pas les refuser; et, pour les offrir à une fille, autant les mettre à mes oreilles. Le pauvre financier, frappé de la justesse des remarques de sa femme, lui obéissait en rechignant. - Ritiquile! ritiquile!... Che ne fous ai chamais tidde que visse édiez ritiquile quand vis vis meddiez te fodre miex bir fodre bedid mennesier de Rastignac. - Je l'espère bien que vous ne m'avez jamais trouvée ridicule. Suis-je femme à faire de pareilles fautes d'orthographe dans une toilette? Voyons, tournez-vous!... Boutonnez votre habit jusqu'en haut, comme fait le duc de Maufrigneuse, en laissant libres les deux dernières boutonnières d'en haut. Enfin, tâchez de vous rendre jeune. - Monsieur, dit Georges, voici mademoiselle Eugénie. - Attieu, montame... s'écria le banquier. Il reconduisit sa femme jusqu'au-delà des limites de leurs appartements respectifs, pour être certain qu'elle n'écouterait pas la conférence. Déceptions En revenant, il prit par la main Europe, et l'amena dans sa chambre, avec une sorte de respect ironique - Hé! pien, ma bedide, fus êdes pien héreize, gar vis êdes au serfice te la blis cholie phâme de Pinifers... Fodre foraine éd vaidde, si vis foulez, barler bir moi, êdre tans mes eindereds. - C'est ce que je ne ferais pas pour dix mille francs, s'écria Europe. Vous comprenez, monsieur le baron, que je suis avant tout une honnête fille... - Ui. Che gomde pien bayer fodre onêdedé. C'ed ce g'on abbèle, tans le gommerce, la guriosidé. - Ensuite, ce n'est pas tout, dit Europe. Si monsieur ne plaÃt pas à madame, et il y a de la chance! elle se fâche, je suis renvoyée, et ma place me vaut mille francs par an. - Le gabidal te mile vrancs ed te fint mile vrancs, et si che fus tonne, fus ne berterez rien. - Ma foi, si vous le prenez sur ce ton-là , mon gros père, dit Europe, ça change joliment la question. Où sont-ils?... - Foissi, répondit le baron en montrant un à un les billets de banque. Il regarda chaque éclair que chaque billet faisait jaillir des yeux d'Europe, et qui révélait la concupiscence à laquelle il s'attendait. - Vous payez la place, mais l'honnêteté, la conscience?... dit Europe en levant sa mine fûtée et lançant au baron un regard seria-buffa. - La gonzience ne faud bas la blace; mais, meddons saint mille vrancs de blis, dit-il en ajoutant cinq billets de mille francs. - Non, vingt mille francs pour la conscience, et cinq mille pour la place, si je la perds... - Gomme fus futrez... dit-il en ajoutant les cinq billets. Mais bir les cagner, il faut me gager tans la jampre te da maidresse bentant la nouid, quand elle sera séle... - Si vous voulez m'assurer de ne jamais dire qui vous a introduit, j'y consens. Mais je vous préviens d'une chose madame est forte comme un Turc, elle aime monsieur de Rubempré comme une folle, et vous lui remettriez un million en billets de banque, que vous ne lui feriez pas commettre une infidélité... C'est bête, mais elle est ainsi quand elle aime, elle est pire qu'une honnête femme, quoi? Quand elle va se promener dans les bois avec monsieur, il est rare que monsieur reste à la maison; elle y est allée ce soir, je puis donc vous cacher dans ma chambre. Si madame revient seule, je vous viendrai chercher; vous vous tiendrez dans le salon, je ne fermerai pas la porte de la chambre, et le reste... dame! le reste, ça vous regarde... Préparez-vous! - Che te tonnerai les fint-sainte mile vrancs tans le salon... tonnant, tonnant. - Ah! dit Europe, vous n'êtes pas plus défiant que ça?... Excusez du peu... - Di auras pien des ogassions te me garodder .. Nis verons gonnaissance... - Eh! bien, soyez rue Taitbout à minuit; mais prenez alors trente mille francs sur vous. L'honnêteté d'une femme de chambre se paie, comme les fiacres, beaucoup plus cher, passé minuit. - Bar britence, che de tonnerai ein pon sur la Panque... - Non, non, dit Europe, des billets, ou rien ne va .. A une heure du matin, le baron de Nucingen, caché dans la mansarde où couchait Europe, était en proie à toutes les anxiétés d'un homme en bonne fortune. Il vivait, son sang lui semblait bouillant à ses orteils, et sa tête allait éclater comme une machine à vapeur trop chauffée. - Che chouissais moralement pire blis de sant mille égus, dit-il à du Tillet en lui racontant cette aventure. Il écouta les moindres bruits de la rue, il entendit, à deux heures du matin, la voiture de sa maÃtresse dès le boulevard. Son coeur battit à soulever la soie du gilet, quand la grande porte tourna sur ses gonds il allait donc revoir la céleste, l'ardente figure d'Esther!... Il reçut dans le coeur le bruit du marchepied et le claquement de la portière. L'attente du moment suprême l'agitait plus que s'il se fût agi de perdre sa fortune. - Ha! S'écria-t-l c'esde fifre ça! C'esde trob fifre même, che ne serai gapable te rienne te dude! - Madame est seule, descendez, dit Europe en se montrant. Surtout, ne faites pas de bruit, gros éléphant! - Cros élevant! répéta-t-il en riant et marchant comme sur des barres de fer rouge. Europe allait en avant, un bougeoir à la main. - Diens, gonde-les, dit le baron en tendant à Europe les billets de banque quand il fut dans le salon. Europe prit les trente billets d'un air sérieux, et sortit en enfermant le banquier. Nucingen alla droit dans la chambre, où il trouva la belle Anglaise qui lui dit "Serait-ce toi, Lucien?..." - Non, pelle envant, s'écria Nucingen qui n'acheva pas. Il resta stupide en voyant une femme absolument le contraire d'Esther du blond là où il avait vu du noir, de la faiblesse là où il admirait de la force! une douce nuit de Bretagne là où scintillait le soleil de l'Arabie. - Ah çà ! d'où venez-vous?... qui êtes-vous?... que voulez-vous? dit l'Anglaise en sonnant sans que les sonnettes fissent aucun bruit. - Chai godonné les sonneddes, mais n'ayez poind beurre... chez fais m'en aller, dit-il. Foilà drende mile vrancs te cheddés tans l'eau. Fus êdes pien la maidresse te mennesier Licien te Ripembré? - Un peu, mon neveu, dit l'Anglaise qui parlait bien le français. Mais ki ed-dû, doi? fit-elle en imitant le parler de Nucingen. - Ein ôme pien addrabé!... répondit-il piteusement. - Esd-on addrabé bir afoir eine cholie phâme? Demanda-t-elle en plaisantant. - Bermeddez-moi te fis envoyer temain eine barure, bir fus rabbeler le paron ti Nichinguenne. - Gonnais bas!... fit-elle en riant comme une folle; mais la parure sera bien reçue, mon gros viol de domicile. - Fis le gonnaidrez? Attié, montame. Fis êdes un morzo te roi, mais je ne soui qu'ein bofre panquier té soizande ans bassés, et fi m'affez vaide combrentre gombien la phâme que ch'aime a te buissance, buisque fodre paudé sirhimaine n'a bas pi me la vaire ûplier... - Tiens, ce êdre chentile ze que fis me tides là , répondit l'Anglaise. - Ze n'esd pas si chentile que zelle qui me l'einsbire... - Vous parliez de drande mille francs... à qui les avez-vous donnés? - A fodre goguine te phâme te jampre.. L'Anglaise sonna, Europe n'était pas loin. - Oh! s'écria Europe, un homme dans la chambre de madame, et qui n'est pas monsieur!... Quelle horreur! - Vous a-t-il donné trente mille francs pour y être introduit? - Non, madame; car, à nous deux, nous ne les valons pas... Et Europe se mit à crier au voleur d'une si dure façon, que le banquier effrayé gagna la porte, d'où Europe le fit rouler par les escaliers... - Gros scélérat, lui cria-t-elle, vous me dénoncez à ma maÃtresse! Au voleur! .. au voleur! L'amoureux baron, au désespoir, put gagner sans avanie sa voiture qui stationnait sur le boulevard; mais il ne savait plus à quel espion se vouer. - Est-ce que, par hasard, madame voudrait m'ôter mes profits?... dit Europe en revenant comme une furie vers l'Anglaise. - Je ne sais pas les usages de France, dit l'Anglaise. - Mais c'est que je n'ai qu'un mot à dire à monsieur pour faire mettre madame à la porte demain, répondit insolemment Europe. - Cedde zagrée fâme te jampre, dit le baron à Georges lui demanda naturellement à son maÃtre s'il était content, m'a ghibbé drande mile vrancs..., mais c'esd te ma vôde, ma drès crande vôde!... - Ainsi la toilette de monsieur ne lui a pas servi. Diable! je ne conseille pas à monsieur de prendre pour rien ses pastilles... - Chorche, che meirs te tesesboir... Chai vroit... Chai de la classe au cuer... Plis d'Esther, mon hami. Georges était toujours l'ami de son maÃtre dans les grandes circonstances. L'abbé gagne la première manche Deux jours après cette scène, que la jeune Europe venait de dire beaucoup plus plaisamment qu'on ne peut la raconter car elle y ajouta sa mimique, Carlos déjeunait en tête-à -tête avec Lucien. - Il ne faut pas, mon petit, que la Police ni personne mette le nez dans nos affaires, lui dit-il à voix basse en allumant un cigare à celui de Lucien. C'est malsain. J'ai trouvé un moyen audacieux, mais infaillible, de faire tenir tranquille notre baron et ses agents. Tu vas aller chez madame de Sérisy, tu seras très gentil pour elle. Tu lui diras, dans la conversation, que, pour être agréable à Rastignac, qui depuis longtemps a trop de madame de Nucingen, tu consens à lui servir de manteau pour cacher une maÃtresse. Monsieur de Nucingen, devenu très amoureux de la femme que cache Rastignac ceci la fera rire s'est avisé d'employer la Police pour t'espionner, toi, bien innocent des roueries de ton compatriote, et dont les intérêts chez les Grandlieu pourraient être compromis. Tu prieras la comtesse de te donner l'appui de son mari, qui est ministre d'Etat, pour aller à la Préfecture de police. Une fois là , devant monsieur le Préfet, plains-toi, mais en homme politique et qui va bientôt entrer dans la vaste machine du gouvernement pour en être un des plus importants pistons. Tu comprendras la Police en homme d'Etat, tu l'admireras, y compris le Préfet. Les plus belles mécaniques font des taches d'huile ou crachent. Ne te fâche que tout juste. Tu n'en veux pas du tout à monsieur le Préfet; mais engage-le à surveiller son monde, et plains-le d'avoir à gronder ses gens. Plus tu seras doux, gentilhomme, plus le Préfet sera terrible contre ses agents. Nous serons alors tranquilles, et nous pourrons faire revenir Esther, qui doit bramer comme les daims dans sa forêt. Le préfet d'alors était un ancien magistrat. Les anciens magistrats font des préfets de police beaucoup trop jeunes. Imbus du Droit, à cheval sur la légalité, leur main n'est pas leste à l'Arbitraire que nécessite assez souvent une circonstance critique où l'action de la Préfecture doit ressembler à celle d'un pompier chargé d'éteindre un feu. En présence du Vice-Président du Conseil-d'Etat, le Préfet reconnut à la Police plus d'inconvénients qu'elle n'en a, déplora les abus, et se souvint alors de la visite que le baron de Nucingen lui avait faite et des renseignements qu'il avait demandés sur Peyrade. Le Préfet, tout en promettant de réprimer les excès auxquels se livraient les agents, remercia Lucien de s'être adressé directement à lui, lui promit le secret, et eut l'air de comprendre cette intrigue. De belles phrases sur la liberté individuelle, sur l'inviolabilité du domicile furent échangées entre le Ministre d'Etat et le Préfet, à qui monsieur de Sérisy fit observer que si les grands intérêts du royaume exigeaient parfois de secrètes illégalités, le crime commençait à l'application de ces moyens d'Etat aux intérêts privés. Le lendemain, au moment où Peyrade allait à son cher café David où il se régalait de voir des bourgeois comme un artiste s'amuse à voir pousser des fleurs, un gendarme habillé en bourgeois l'accosta dans la rue. - J'allais chez vous, lui dit-il à l'oreille, j'ai ordre de vous amener à la Préfecture. Peyrade prit un fiacre et monta, sans faire la moindre observation, en compagnie du gendarme. Le Préfet de police traita Peyrade comme s'il eût été le dernier argousin du Bagne, en se promenant dans une allée du petit jardin de la Préfecture de police qui, dans ce temps, s'étendait le long du quai des Orfèvres. - Ce n'est pas sans raison, monsieur, que, depuis 1809 vous avez été mis en dehors de l'administration... Ne savez-vous pas à quoi vous nous exposez et vous vous exposez vous-même?... La mercuriale fut terminée par un coup de foudre. Le Préfet annonça durement au pauvre Peyrade que non seulement son secours annuel était supprimé, mais encore qu'il serait, lui, l'objet d'une surveillance spéciale. Le vieillard reçut cette douche de l'air le plus calme du monde. Il n'y a rien d'immobile et d'impassible comme un homme foudroyé. Peyrade avait perdu tout son argent au jeu. Le père de Lydie comptait sur sa place, et il se voyait sans autre ressource que les aumônes de son ami Corentin. - J'ai été Préfet de police, je vous donne complètement raison, dit tranquillement le vieillard au fonctionnaire posé dans sa majesté judiciaire et qui fit alors un haut-le-corps assez significatif. Mais permettez-moi, sans vouloir en rien m'excuser, de vous faire observer que vous ne me connaissez point, reprit Peyrade en jetant une fine oeillade au Préfet. Vos paroles sont, ou trop dures pour l'ancien Commissaire général de police en Hollande, ou pas assez sévères pour un simple mouchard. Seulement, monsieur le Préfet, ajouta Peyrade après une pause en voyant que le Préfet gardait le silence, souvenez-vous de ce que je vais avoir l'honneur de vous dire. Sans que je me mêle en rien de votre police ni de ma justification, vous aurez l'occasion de voir que, dans cette affaire, il y a quelqu'un qu'on trompe en ce moment, c'est votre serviteur; plus tard, vous direz C'était moi. Et il salua le Préfet, qui resta pensif pour cacher son étonnement. Il revint chez lui, les bras et les jambes cassés, saisi d'une rage froide contre le baron de Nucingen. Cet épais financier pouvait seul avoir trahi un secret concentré dans les têtes de Contenson, de Peyrade et de Corentin. Le vieillard accusa le banquier de vouloir se dispenser du paiement, une fois le but atteint. Une seule entrevue lui avait suffi pour deviner les astuces du plus astucieux des banquiers. - Il liquide avec tout le monde , même avec nous, mais je me vengerai, se disait le bonhomme. Je n'ai jamais rien demandé à Corentin, je lui demanderai de m'aider à me venger de cette stupide caisse. Sacré baron! tu sauras le quel bois je me chauffe, en trouvant un matin ta fille déshonorée... Mais aime-t-il sa fille? Le soir de cette catastrophe qui renversait les espérances de ce vieillard, il avait pris dix ans de plus. En causant avec son ami Corentin, il entremêlait ses doléances de larmes arrachées par la perspective du triste avenir qu'il léguait à sa fille, son idole, sa perle, son offrande à Dieu. - Nous suivrons cette affaire, lui disait Corentin. Il faut savoir d'abord si le baron est ton délateur. Avons-nous été sages en nous appuyant de Gondreville?... Ce vieux Malin nous doit trop pour ne pas essayer de nous engloutir; aussi fais-je surveiller son gendre Keller, un niais en politique, et très capable de tremper dans quelque conspiration tendant à renverser la branche aÃnée au profit de la branche cadette... Demain, je saurai ce qui se passe chez Nucingen, s'il a vu sa maÃtresse, et d'où nous vient ce coup de caveçon... Ne te désole pas. D'abord, le Préfet ne restera pas longtemps en place... Le temps est gros de révolutions, et les révolutions, c'est notre eau trouble. Un sifflement particulier retentit dans la rue. - C'est Contenson, dit Peyrade qui mit une lumière sur la fenêtre, et il y a quelque chose qui m'est personnel. Un instant après, le fidèle Contenson comparaissait devant les deux gnômes de la Police par lui révérés à l'égal de deux génies. - Qu'y a-t-il? dit Corentin. - Du nouveau! Je sortais du 113, où j'ai tout perdu. Que vois-je sous les galeries?... Georges! ce garçon est renvoyé par le baron, qui le soupçonne d'être un mouchard. - Voilà l'effet d'un sourire qui m'est échappé, dit Peyrade. - Oh! tout ce que j'ai vu de désastres causés par des sourires!... dit Corentin. - Sans compter ce que causent les coups de cravache, dit Peyrade en faisant allusion à l'affaire Simeuse. Voir Une Ténébreuse Affaire. Mais, voyons, Contenson, qu'arrive-t-il? - Voici ce qui arrive, reprit Contenson. J'ai fait jaser Georges en lui faisant payer des petits verres d'une infinité de couleurs, il en est resté gris; quant à moi, je dois être comme un alambic! Notre baron est allé rue Taitbout, bourré de pastilles du sérail. Il y a trouvé la belle femme que vous savez. Mais une bonne farce cette Anglaise n'est pas son ingonnie!... Et il a dépensé trente mille francs pour séduire la femme de chambre. Une bêtise. Ça se croit grand parce que ça fait de petites choses avec de grands capitaux; retournez la phrase, et vous trouvez le problème que résout l'homme de génie. Le baron est revenu dans un état à faire pitié. Le lendemain Georges, pour faire son bon apôtre, dit à son maÃtre "Pourquoi monsieur se sert-il de gens de sac et de corde? Si monsieur voulait s'en rapporter à moi, je lui trouverais son inconnue, car la description que monsieur m'en a faite me suffit, je remuerai tout Paris. - Va, lui dit le baron, je te récompenserai bien!" Georges m'a raconté tout cela, entremêlé des détails les plus saugrenus. Mais... l'on est fait à recevoir la pluie! Le lendemain, le baron reçut une lettre anonyme où on lui disait quelque chose comme "Monsieur de Nucingen se meurt d'amour pour une inconnue, il a déjà dépensé beaucoup d'argent en pure perte; s'il veut se trouver ce soir à minuit, au bout du pont de Neuilly, et monter dans la voiture derrière laquelle sera le chasseur du bois de Vincennes, en se laissant bander les yeux, il verra celle qu'il aime... Comme sa fortune peut lui donner des craintes sur la pureté des intentions de ceux qui procèdent ainsi, monsieur le baron peut se faire accompagner de son fidèle Georges. Il n'y aura d'ailleurs personne dans la voiture." Le baron y va, sans rien dire à Georges, avec Georges. Tous deux se laissent bander les yeux et couvrir la tête d'un voile. Le baron reconnaÃt le chasseur. Deux heures après, la voiture, qui marchait comme une voiture à Louis XVIII que Dieu ait son âme! il se connaissait en police, ce roi-là ! arrête au milieu d'un bois. Le baron, à qui l'on ôte son bandeau, voit dans une voiture arrêtée son inconnue, qui... psit!... disparaÃt aussitôt. Et la voiture même train que Louis XVIII le ramène au pont de Neuilly, où il retrouve sa voiture. On avait mis dans la main de Georges un petit billet ainsi conçu "Combien de billets de mille francs monsieur le baron lâche-t-il pour être mis en rapport avec son inconnue?" Georges donne le petit billet à son maÃtre, et le baron, ne doutant pas que Georges ne s'entende ou avec moi ou avec vous, monsieur Peyrade, pour l'exploiter, a mis Georges à la porte. En v'là un imbécile de banquier! il ne fallait renvoyer Georges qu'après avoir gougé affec l'eingonnie. - Georges a vu la femme?... dit Corentin. - Oui, dit Contenson. - Eh! bien, s'écria Peyrade, comment est-elle? - Oh! répondit Contenson, il ne m'en a dit qu'un mot un vrai soleil de beauté!... - Nous sommes joués par des drôles plus forts que nous, s'écria Peyrade. Ces chiens-là vont vendre leur femme bien cher au baron. - Ya, mein Herr! répondit Contenson. Aussi, en apprenant que vous aviez reçu des giroflées à la Préfecture, ai-je fait jaser Georges. - Je voudrais bien savoir qui m'a roulé, dit Peyrade, nous mesurerions nos ergots! Faut faire les cloportes, dit Contenson. - Il a raison, dit Peyrade, glissons-nous dans les fentes pour écouter, attendre... - Nous allons étudier cette version-là , s'écria Corentin, pour le moment, je n'ai rien à faire. Tiens-toi sage, toi, Peyrade! Obéissons toujours à monsieur le Préfet... - Monsieur de Nucingen est bon à saigner, fit observer Contenson, il a trop de billets de mille francs dans les veines... - La dot de Lydie était pourtant là ! dit Peyrade à l'oreille de Corentin. - Contenson, viens-nous-en, laissons dormir notre père... ade... A de... main. - Monsieur, dit Contenson à Corentin sur le pas de la porte, quelle drôle d'opération de change aurait faite le bonhomme!.. Hein! marier sa fille avec le prix de!... Ah! ah! l'on ferait de ce sujet une jolie pièce, et morale, intitulée La Dot d'une jeune fille. - Ah! comme vous êtes organisés, vous autres!... quelles oreilles tu as!... dit Corentin à Contenson. Décidément la Nature Sociale arme toutes ses Espèces des qualités nécessaires aux services qu'elle en attend! La Société c'est une autre Nature! - C'est très philosophique ce que vous dites-là , s'écria Contenson, un professeur en ferait un système! - Sois au fait, reprit Corentin en souriant et s'en allant avec l'espion par les rues, de tout ce qui se passera chez monsieur de Nucingen, à propos de l'inconnue... en gros... ne finasse pas... - On regarde si les cheminées fument! dit Contenson. - Un homme comme le baron de Nucingen ne peut pas être heureux incognito, reprit Corentin. D'ailleurs nous, pour qui les hommes sont des cartes, nous ne devons jamais être joués par eux! - Parbleu! ce serait le condamné qui s'amuserait à couper le cou au bourreau, s'écria Contenson. - Tu as toujours le petit mot pour rire, répondit Corentin en laissant échapper un sourire qui dessina de faibles plis dans son masque de plâtre. Cette affaire était excessivement importante en elle-même, et à part ses résultats. Si le baron n'avait pas trahi Peyrade, qui donc avait eu intérêt à voir le Préfet de police? Il s'agissait pour Corentin de savoir s'il n'existait pas de faux frères parmi ses hommes. Il se disait en se couchant ce que ruminait aussi Peyrade "Qui donc est allé se plaindre au préfet?... A qui cette femme appartient-elle?" Ainsi, tout en s'ignorant les uns les autres, Jacques Collin, Peyrade et Corentin se rapprochaient sans le savoir; et la pauvre Esther, Nucingen, Lucien allaient nécessairement être enveloppés dans la lutte déjà commencée, et que l'amour-propre particulier aux gens de police devait rendre terrible. Faux abbé, faux billets, fausses dettes, faux amour Grâce à l'adresse d'Europe, la partie la plus menaçante des soixante mille francs de dettes qui pesaient sur Esther et sur Lucien fut acquittée. La confiance des créanciers ne fut pas même ébranlée. Lucien et son corrupteur purent respirer pendant un moment. Comme deux bêtes fauves poursuivies qui lappent un peu d'eau au bord de quelque marais, ils purent continuer à côtoyer les précipices, le long desquels l'homme fort conduisait l'homme faible ou au gibet ou à la fortune. - Aujourd'hui, dit Carlos à sa créature, nous jouons le tout pour le tout; mais heureusement les cartes sont biseautées et les pontes sont très jeunes! Pendant quelque temps Lucien fut assidu, par ordre de son terrible Mentor, auprès de madame de Sérisy. En effet, Lucien ne devait pas être soupçonné d'avoir une fille entretenue pour maÃtresse. Il trouva d'ailleurs dans le plaisir d'être aimé, dans l'entraÃnement d'une vie mondaine, une force d'emprunt pour s'étourdir. Il obéissait à mademoiselle Clotilde de Grandlieu en ne la voyant plus qu'au Bois ou aux Champs-Elysées. Le lendemain du jour où Esther fut enfermée dans la maison du Garde, l'être, pour elle problématique et terrible qui lui pesait sur le coeur, vint lui proposer de signer en blanc trois papiers timbrés, aggravés de ces mots tortionnaires Accepté pour soixante mille francs, sur le premier; - Accepté pour cent vingt mille francs, sur le second; - Accepté pour cent vingt mille francs, sur le troisième. En tout trois cent mille francs d'acceptations. En mettant bon pour, vous faites un simple billet, Le mot accepté constitue la lettre de change et vous soumet à la contrainte par corps. Ce mot fait encourir à celui qui le signe imprudemment cinq ans de prison, une peine que le Tribunal de police correctionnelle n'inflige presque jamais, et que la Cour d'assises applique à des scélérats. La loi sur la contrainte par corps est un reste des temps de barbarie qui joint à sa stupidité le rare mérite d'être inutile, en ce qu'elle n'atteint jamais les fripons. Voir Illusions perdues. - Il s'agit, dit l'Espagnol à Esther, de tirer Lucien d'embarras. Nous avons soixante mille francs de dettes, et avec ces trois cent mille francs nous nous en tirerons peut-être. Après avoir antidaté de six mois les lettres de change, Carlos les fit tirer sur Esther par un homme incompris de la police correctionnelle, et dont les aventures, malgré le bruit qu'elles ont fait, furent bientôt oubliées, perdues, couvertes par le tapage de la grande symphonie de juillet 1830. Ce jeune homme, un des plus audacieux chevaliers d'industrie, fils d'un huissier de Boulogne près Paris, se nomme Georges-Marie Destourny. Le père, obligé de vendre sa charge en des circonstances peu prospères, laissa, vers 1824, son fils sans aucune ressource après lui avoir donné cette brillante éducation, la folie des petits bourgeois pour leurs enfants. A vingt-trois ans, le jeune et brillant élève en droit avait déjà renié son père en écrivant ainsi son nom sur ses cartes GEORGES D'ESTOURNY. Cette carte donnait à son personnage un parfum d'aristocratie. Ce fashionable eut l'audace de prendre tilbury, groom, et de hanter les clubs. Un mot expliquera tout il faisait des affaires à la Bourse avec l'argent des femmes entretenues dont il était le confident. Enfin il succomba devant la Police correctionnelle, où il comparut accusé de se servir de cartes trop heureuses. Il avait des complices, des jeunes gens corrompus par lui, ses séides obligés, les compères de son élégance et de son crédit. Obligé de fuir, il négligea de payer ses différences à la Bourse. Tout Paris, le Paris des loups-cerviers et des clubs, des boulevards et des industriels, tremblait encore de cette double affaire. Au temps de sa splendeur, Georges d'Estourny, joli garçon, bon enfant surtout, généreux comme un chef de voleurs, avait protégé la Torpille pendant quelques mois. Le faux Espagnol basa sa spéculation sur l'accointance d'Esther avec ce célèbre escroc, accident particulier aux femmes de cette classe. Georges d'Estourny, dont l'ambition s'était enhardie avec le succès, avait pris sous sa protection un homme venu du fond d'un département pour faire des affaires à Paris, et que le parti libéral voulait indemniser de condamnations encourues avec courage dans la lutte de la Presse contre le Gouvernement de Charles X, dont la persécution s'était ralentie pendant le ministère Martignac. On avait alors gracié le sieur Cérizet, ce gérant responsable, surnommé le Courageux-Cérizet. Or, Cérizet, patronné pour la forme par les sommités de la Gauche, fonda une maison qui tenait à la fois à l'agence d'affaires, à la Banque et à la maison de commission. Ce fut une de ces positions qui ressemblent, dans le commerce, à ces domestiques annoncés dans les Petites-Affiches, comme pouvant et sachant tout faire. Cérizet fut très heureux de se lier avec Georges d'Estourny, qui le forma. Esther, en vertu de l'anecdote sur Ninon, pouvait passer pour être la fidèle dépositaire d'une portion de la fortune de Georges d'Estourny. Un endos en blanc signé Georges d'Estourny rendit Carlos Herrera maÃtre des valeurs qu'il avait créées. Ce faux n'avait aucun danger du moment où, soit mademoiselle Esther, soit quelqu'un pour elle, pouvait ou devait payer. Après avoir pris des renseignements sur la maison Cérizet, Carlos y reconnut l'un de ces personnages obscurs décidés à faire fortune mais... légalement. Cérizet, le vrai dépositaire de d'Estourny, restait nanti de sommes importantes alors engagées dans la Hausse, à la Bourse, et qui permettaient à Cérizet de se dire banquier. Tout cela se fait à Paris; on méprise un homme, on n'en méprise pas l'argent. Carlos se rendit chez Cérizet dans l'intention de le travailler à sa manière, car il se trouvait par hasard maÃtre de tous les secrets de ce digne associé de d'Estourny. Le Courageux-Cérizet demeurait dans un entresol, rue du Gros-Chenet, et Carlos, qui se fit mystérieusement annoncer comme venant de la part de Georges d'Estourny, surprit le soi-disant banquier pâle de cette annonce. Carlos vit, dans un modeste cabinet, un petit homme à cheveux rares et blonds, et reconnut en lui, d'après la description que lui en avait faite Lucien, le judas de David Séchard. - Pouvons-nous parler ici sans crainte d'être entendus? dit l'Espagnol métamorphosé subitement en Anglais à cheveux rouges, à lunettes bleues, aussi propre, aussi net qu'un puritain allant au Prêche. - Et pourquoi, monsieur? dit Cérizet. Qui êtes-vous? - Monsieur William Barker, créancier de monsieur d'Estourny; mais je vais démontrer la nécessité de fermer vos portes, puisque vous le désirez. Nous savons, monsieur, quelles ont été vos relations avec les Petit-Claud, les Cointet et les Séchard d'Angoulême.. A ces mots, Cérizet s'élança vers la porte et la ferma, revint à une autre porte qui donnait dans une chambre à coucher, la verrouilla; puis il dit à l'inconnu "Plus bas, monsieur!" Et il examina le faux Anglais en lui disant "Que voulez-vous de moi?..." - Mon Dieu! reprit William Barker, chacun pour soi, dans ce monde. Vous avez les fonds de ce drôle de d'Estourny... Rassurez-vous, je ne viens pas vous les demander; mais, pressé par moi, ce fripon qui mérite la corde, entre nous, m'a donné ces valeurs en me disant qu'il pouvait y avoir quelque chance de les réaliser; et, comme je ne veux pas poursuivre en mon nom, il m'a dit que vous ne me refuseriez pas le vôtre. Cérizet regarda la lettre de change, et dit "Mais il n'est plus à Francfort..." - Je le sais, répondit Barker, mais il pouvait encore y être à la date de ces traites.. - Mais je ne veux pas être responsable, dit Cérizet... - Je ne vous demande pas de sacrifice, reprit Barker; vous pouvez être chargé de les recevoir, acquittez-les, et je me charge d'opérer le recouvrement. - Je suis étonné de voir à d'Estourny autant de défiance de moi, reprit Cérizet. - Dans sa position, répondit Barker, on ne peut pas le blâmer d'avoir mis ses oeufs dans plusieurs paniers. - Est-ce que vous croiriez?... demanda le petit faiseur d'affaires en rendant au faux Anglais les lettres de change acquittées et en règle. -..Je crois que vous garderez bien ses fonds! dit Barker, j'en suis sûr! ils sont déjà jetés sur le tapis vert de la Bourse. - Ma fortune est intéressée à ... - A les perdre ostensiblement, dit Barker. - Monsieur!... s'écria Cérizet. - Tenez, mon cher monsieur Cérizet, dit froidement Barker en interrompant Cérizet, vous me rendriez un service en me facilitant cette rentrée. Ayez la complaisance de m'écrire une lettre où vous disiez que vous me remettez ces valeurs acquittées pour le compte de d'Estourny, et que l'huissier poursuivant devra considérer le porteur de la lettre comme le possesseur de ces trois traites. - Voulez-vous me dire vos noms? - Pas de nom! répondit le capitaliste anglais. Mettez Le porteur de cette lettre et des valeurs.. Vous allez être bien payé de cette complaisance... - Et comment?... dit Cérizet. - Par un seul mot. Vous resterez en France, n'est-ce pas?... - Oui, monsieur. - Eh! bien, jamais Georges d'Estourny n'y rentrera. - Et pourquoi? - Il y a plus de cinq personnes qui, à ma connaissance, l'assassineraient, et il le sait. - Je ne m'étonne plus qu'il me demande de quoi faire une pacotille pour les Indes! s'écria Cérizet. Et il m'a malheureusement obligé d'engager tout dans les Fonds publics. Nous sommes déjà débiteurs de différences à la maison du Tillet. Je vis au jour le jour. - Tirez votre épingle du jeu! - Ah! si j'avais su cela plus tôt! s'écria Cérizet. J'ai manqué ma fortune.. - Un dernier mot?... dit Barker Discrétion!... vous en êtes capable; mais, ce qui peut-être est moins sûr, Fidélité. Nous nous reverrons, et je vous ferai faire fortune. Après avoir jeté dans cette âme de boue un espoir qui devait en assurer la discrétion pendant longtemps, Carlos, toujours en Barker, se rendit chez un huissier sur lequel il pouvait compter, et le chargea d'obtenir des jugements définitifs contre Esther. - On paiera, dit-il à l'huissier, c'est une affaire d'honneur, nous voulons seulement être en règle. Barker fit représenter mademoiselle Esther au Tribunal de Commerce par un agréé pour que les jugements fussent contradictoires. L'huissier, prié d'agir poliment, mit sous enveloppe tous les actes de procédure, vint saisir lui-même le mobilier, rue Taitbout, où il fut reçu par Europe. La contrainte par corps une fois dénoncée, Esther fut ostensiblement sous le coup de trois cent et quelques mille francs de dettes indiscutables. Carlos ne fit pas en ceci de grands frais d'invention. Ce vaudeville des fausses dettes se joue à Paris très souvent. Il y existe des sous-Gobseck, des sous-Gigonnet qui, moyennant une prime, se prêtent à ce calembour, car ils plaisantent de ce tour infâme. Tout, en France, se fait en riant, même les crimes. On rançonne ainsi, soit des parents récalcitrants, soit des passions qui lésineraient, mais qui, devant une nécessité flagrante ou quelque prétendu déshonneur, s'exécutent. Maxime de Trailles avait usé très souvent de ce moyen, renouvelé des comédies du vieux répertoire. Seulement Carlos Herrera, qui voulait sauver et l'honneur de sa robe et celui de Lucien, avait eu recours à un faux sans aucun danger, mais assez souvent pratiqué pour qu'en ce moment la justice s'en émeuve. Il se tient, dit-on, une Bourse des effets faux aux environs du Palais-Royal, où, pour trois francs, on vous donne une signature. Avant d'entamer la question de ces cent mille écus destinés à faire sentinelle à la porte de la chambre à coucher, Carlos se promit de faire payer, au préalable, cent mille autres francs à monsieur de Nucingen. Voici comment. Par ses ordres, Asie se posa, vis-à -vis de l'amoureux baron, en vieille femme au courant -des affaires de la belle inconnue. Jusqu'à présent, les peintres de moeurs ont mis en scène beaucoup d'usuriers; mais on a oublié l'usurière, la madame La Ressource d'aujourd'hui, personnage excessivement curieux, appelée décemment marchande à la toilette, et que pouvait jouer la féroce Asie, qui possédait deux établissements, l'un au Temple, l'autre rue Neuve-Saint-Marc, gérés tous les deux par des femmes à elle. - Tu te remettras dans la pelure de madame de Saint-Estève, lui dit-il. Herrera voulut voir Asie habillée. La fausse entremetteuse vint en robe de damas à fleurs, provenant de rideaux décrochés à quelque boudoir saisi, ayant un de ces châles de cachemire passés, usés, invendables qui finissent leur vie au dos de ces femmes. Elle portait une collerette en dentelles magnifiques, mais éraillées, et un affreux chapeau; mais elle était chaussée en souliers de peau d'Irlande, sur le bord desquels sa chair faisait l'effet d'un bourrelet de soie noire à jour. - Et la boucle de ma ceinture! dit-elle en montrant une orfèvrerie suspecte que repoussait son ventre de cuisinière. Hein, quel genre! Et mon tour... comme il m'enlaidit gentiment! Oh! madame Nourrisson m'a crânement habillée. - Sois mielleuse d'abord, lui dit Carlos, sois craintive presque, défiante comme une chatte; et fais surtout rougir le baron d'avoir employé la Police sans que tu paraisses avoir à trembler devant les agents. Enfin donne à entendre à la pratique, en termes plus ou moins clairs, que tu défies toutes les polices du monde de savoir où se trouve la belle. Cache bien tes traces... Quand le baron t'aura donné le droit de lui frapper sur le ventre en l'appelant "Gros corrompu!" deviens insolente et fais-le aller comme un laquais. Menacé de ne plus revoir l'entremetteuse s'il se livrait au moindre espionnage, Nucingen voyait Asie en allant à la Bourse, à pied, mystérieusement, dans un misérable entresol de la rue Neuve-Saint-Marc. Ces boueux sentiers, combien de fois les millionnaires amoureux les ont-ils côtoyés, et avec quelles délices! les pavés de Paris le savent. Madame de Saint-Estève fit arriver, d'espérance en désespoir, en relayant l'un par l'autre, le baron à vouloir être mis au courant de tout ce qui concernait l'inconnue, à tout prix!... Pendant ce temps, l'huissier marchait, et marchait d'autant mieux que, ne trouvant aucune résistance chez Esther, il agissait dans les délais légaux, sans perdre vingt-quatre heures. Lucien, conduit par son conseiller, visita cinq ou six fois la recluse à Saint-Germain. Le féroce conducteur de ces machinations avait jugé ces entrevues nécessaires pour empêcher Esther de dépérir, car sa beauté passait à l'état de capital. Au moment de quitter la maison du Garde, il amena Lucien et la pauvre courtisane au bord d'un chemin désert, à un endroit d'où l'on voyait Paris, et où personne ne pouvait les entendre. Tous trois ils s'assirent au soleil levant, sous un tronçon de peuplier abattu devant ce paysage, un des plus magnifiques du monde, et qui embrasse le cours de la Seine, Montmartre, Paris, Saint-Denis. - Mes enfants, dit Carlos, votre rêve est fini. Toi, ma petite, tu ne reverras plus Lucien; ou si tu le vois, tu dois l'avoir connu, il y a cinq ans, pendant quelques jours seulement. - Voilà donc ma mort arrivée! dit-elle sans verser une larme. - Eh! voilà cinq ans que tu es malade, reprit Herrera. Suppose-toi poitrinaire, et meurs sans nous ennuyer de tes élégies. Mais tu vas voir que tu peux encore vivre, et très bien!... Laisse-nous, Lucien, va cueillir des sonnets, dit-il en lui montrant un champ à quelques pas d'eux. Lucien jeta sur Esther un regard mendiant, un de ces regards propres à ces hommes faibles et avides, pleins de tendresse dans le coeur et de lâcheté dans le caractère. Esther lui répondit par un signe de tête qui voulait dire "Je vais écouter le bourreau pour savoir comment je dois poser ma tête sous la hache, et j'aurai le courage de bien mourir." Ce fut si gracieux et, en même temps, si plein d'horreur, que le poète pleura; Esther courut à lui, le serra dans ses bras, but cette larme et lui dit "Sois tranquille!" un de ces mots qui se disent avec les gestes et les yeux, avec la voix du délire. Carlos se mit à expliquer nettement, sans ambiguïté, souvent avec d'horribles mots propres, la situation critique de Lucien, sa position à l'hôtel de Grandlieu, sa belle vie s'il triomphait, et enfin la nécessité pour Esther de se sacrifier à ce magnifique avenir. - Que faut-il faire? s'écria-t-elle fanatisée. - M'obéir aveuglément, dit Carlos. Et de quoi pourriez-vous vous plaindre? Il ne tiendra qu'à vous de vous faire un beau sort. Vous allez devenir ce que sont Tullia, Florine, Mariette et la Val-Noble, vos anciennes amies, la maÃtresse d'un homme riche que vous n'aimerez pas. Une fois nos affaires faites, notre amoureux est assez riche pour vous rendre heureuse... - Heureuse!... dit-elle en levant les yeux au ciel. - Vous avez eu quatre ans de paradis, reprit-il. Ne peut-on vivre avec de pareils souvenirs?... - Je vous obéirai, répondit-elle, en essuyant une larme dans le coin de ses yeux. Ne vous inquiétez pas du reste! Vous l'avez dit, mon amour est une maladie mortelle. - Ce n'est pas tout, reprit Carlos, il faut rester belle. A vingt-deux ans et demi, vous êtes à votre plus haut point de beauté, grâce à votre bonheur. Enfin, redevenez surtout la Torpille. Soyez espiègle, dépensière, rusée, sans pitié pour le millionnaire que je vous livre. Ecoutez!... cet homme est un voleur de grande Bourse, il a été sans pitié pour bien du monde, il s'est engraissé des fortunes de la veuve et de l'orphelin, vous serez leur Vengeance!... Asie viendra vous prendre en fiacre, et vous serez à Paris ce soir. Si vous laissiez soupçonner vos liaisons depuis quatre ans avec Lucien, autant vaudrait lui tirer un coup de pistolet dans la tête. On vous demandera ce que vous êtes devenue vous répondrez que vous avez été emmenée en voyage par un Anglais excessivement jaloux. Vous avez eu jadis assez d'esprit pour bien blaguer, retrouvez tout cet esprit-là ... Avez-vous jamais vu un radieux cerf-volant, ce géant les papillons de l'enfance, tout chamarré d'or, planant dans les cieux?... Les enfants oublient un moment la corde, un passant la coupe, le météore donne, en langage de collège, une tête, et il tombe avec une effrayante rapidité. Telle Esther en entendant Carlos. Deuxième partie. A combien l'amour revient aux vieillards Cent mille francs placés en Asie Depuis huit jours, Nucingen allait marchander la livraison de celle qu'il aimait, presque tous les jours, dans la boutique de la rue Neuve-Saint-Marc. Là , tantôt sous le nom de Saint-Estève, tantôt sous le nom de sa créature, madame Nourrisson, trônait Asie entre les plus belles parures arrivées à cette phase horrible où les robes ne sont plus des robes et ne sont pas encore des haillons. Le cadre était en harmonie avec la figure que cette femme se composait, car ces boutiques sont une des plus sinistres particularités de Paris. On y voit des défroques que la Mort y a jetées de sa main décharnée, et on entend alors le râle d'une phtisie sous un châle, comme on y devine l'agonie de la misère sous une robe lamée d'or. Les atroces débats entre le Luxe et la Faim sont écrits là sur de légères dentelles. On y retrouve la physionomie d'une reine sous un turban à plumes dont la pose actuelle rappelle et rétablit presque la figure absente. C'est le hideux dans le joli! Le fouet de Juvénal, agité par les mains officielles du Commissaire-priseur, éparpille les manchons pelés, les fourrures flétries des filles aux abois. C'est un fumier de fleurs où, çà et là , brillent des roses coupées d'hier, portées un jour, et sur lequel est toujours accroupie une vieille, la cousine germaine de l'Usure, l'Occasion chauve, édentée, et prête à vendre le contenu, tant elle a l'habitude d'acheter le contenant, la robe sans la femme ou la femme sans la robe! Asie était là , comme l'argousin dans le Bagne, comme un vautour au bec rougi sur des cadavres, au sein de son élément; plus affreuse que ces sauvages horreurs qui font frémir les passants étonnés quelquefois de rencontrer un de leurs plus jeunes et frais souvenirs pendus dans un sale vitrage derrière lequel grimace une vraie Saint-Estève retirée. D'irritations en irritations et de dix mille en dix mille francs, le banquier était arrivé à offrir soixante mille francs à madame de Saint-Estève, qui lui répondit par un refus grimacé à désespérer un macaque. Après une nuit agitée, après avoir reconnu combien Esther portait de désordre dans ses idées, après avoir réalisé des gains inattendus à la Bourse, il vint enfin un matin avec l'intention de lâcher les cent mille francs demandés par Asie, mais il voulait lui soutirer une foule de renseignements. - Tu te décides donc, mon gros farceur? lui dit Asie en lui tapant sur l'épaule. La familiarité la plus déshonorante est le premier impôt que ces sortes de femmes prélèvent sur les passions effrénées ou sur les misères qui se confient à elles; elles ne s'élèvent jamais à la hauteur du client, elles le font asseoir côte à côte auprès d'elles sur leur tas de boue. Asie, comme on le voit, obéissait admirablement à son maÃtre. - Il le vaud pien, dit Nucingen. - Et tu n'es pas volé, répondit Asie. On a vendu des femmes plus cher que tu ne paieras celle-là , relativement. Il y a femme et femme! De Marsay a donné de feu Coralie soixante mille francs. Celle que tu veux a coûté cent mille francs de première main; mais pour moi, vois-tu, vieux corrompu, c'est une affaire de convenance. - Mèz ù ed-elle? - Ah! tu la verras. Je suis comme toi donnant, donnant!... Ah! çà , mon cher, ta passion a fait des folies. Ces jeunes filles, ça n'est pas raisonnable. La princesse est en ce moment ce que nous appelons une belle de nuit... - Eine pelle... - Allons, vas-tu faire le jobard?.. Elle a Louchard à ses trousses, je lui ai prêté, moi, cinquante mille francs... - Finte-sinte! tis tonc, s'écria le banquier. - Parbleu, vingt-cinq pour cinquante, ça va sans dire, répondit Asie. Cette femme-là , faut lui rendre justice, c'est la probité même! Elle n'avait plus que sa personne, elle m'a dit "Ma petite madame Saint-Estève, je suis poursuivie, il n'y a que vous qui puissiez m'obliger, donnez-moi vingt mille francs, et je vous les hypothèque sur mon coeur..." - Oh! elle a un joli coeur!... Il n'y a que moi qui sache où elle est. Une indiscrétion me coûterait mes vingt mille francs.. Auparavant, elle demeurait rue Taitbout. Avant de s'en aller de là ... - son mobilier était saisi!... - rapport aux frais. - Ces gueux d'huissiers!... - Vous savez, vous qui êtes un fort de la Bourse! Eh! bien, pas bête, elle a loué pour deux mois son appartement à une Anglaise, une femme superbe qu'avait ce petit chose... Rubempré, pour amant, et il en était si jaloux qu'il la faisait promener la nuit... Mais, comme on va vendre le mobilier, l'Anglaise a déguerpi, d'autant plus qu'elle était trop chère pour un petit criquet comme Lucien... - Vus vaides la panque, dit Nucingen. - En nature, dit Asie. Je prête aux jolies femmes; et ça rend, car on escompte deux valeurs à la fois. Asie s'amusait à charger le rôle de ces femmes qui sont bien âpres, mais plus patelines, plus douces que la Malaise, et qui justifient leur commerce par des raisons pleines de beaux motifs. Asie se posa comme ayant perdu ses illusions, cinq amants, ses enfants, et se laissant voler par tout le monde malgré son expérience. Elle montra de temps en temps des reconnaissances du Mont-de-Piété, pour prouver combien son commerce comportait de mauvaises chances. Elle se donna pour gênée, endettée. Enfin, elle fut si naïvement hideuse que le baron finit par croire au personnage qu'elle représentait. - Eh! pien, si che lâge les sante mille, ù la ferrai-che? dit-il en faisant le geste d'un homme décidé à tous les sacrifices. - Mon gros père, tu viendras ce soir avec ta voiture, par exemple, en face le Gymnase. C'est le chemin, dit Asie. Tu t'arrêteras au coin de la rue Sainte-Barbe. Je serai là en vedette, nous irons trouver mon hypothèque à cheveux noirs... Oh! elle a de beaux cheveux, mon hypothèque! En ôtant son peigne, Esther se trouve à couvert comme sous un pavillon. Mais si tu te connais aux chiffres, tu m'as l'air assez jobard sur le reste; je te conseille de bien cacher la petite, car on te la fourre à Sainte-Pélagie, et vivement, le lendemain, si on la trouve... et... on la cherche. - Ne bourraid-on boind rageder les pilets? dit l'incorrigible Loup-cervier. - L'huissier les a... mais il n'y a pas mèche. L'enfant a évu une passion et a mangé un dépôt qu'on lui redemande. Ah! dam! c'est un peu farceur un coeur de vingt-deux ans. - Pon, pon, ch'arrancherai ça, dit Nucingen en prenant son air finaud. Il ède pien endentu que che serai son brodecdère. - Eh! grosse bête, c'est ton affaire de te faire aimer par elle, et tu as bien assez de moyens pour acheter un semblant d'amour qui vaille le vrai. Je te remets ta princesse entre les mains; elle est tenue de te suivre, je ne m'inquiète point du reste... Mais elle est habituée au luxe, aux plus grands égards. Ah! mon petit! c'est une femme comme il faut... Sans cela lui aurais-je donné quinze mille francs? - Eh! pien, c'est tidde. A ce soir! Le baron recommença la toilette nuptiale qu'il avait déjà faite; mais, cette fois, la certitude du succès lui fit doubler la dose des pilules. A neuf heures, il trouva l'horrible femme au rendez-vous, et la prit dans sa voiture. - U? dit le baron. - Où? fit Asie, rue de la Perle, au Marais, une adresse de circonstance, car ta perle est dans la boue, mais tu la laveras! Arrivés là , la fausse madame Saint-Estève dit à Nucingen avec un affreux sourire "Nous allons faire quelques pas à pied, je ne suis pas assez sotte pour avoir donné la véritable adresse." - Ti benses à tutte, répondit Nucingen. - C'est mon état, répliqua-t-elle. Asie conduisit Nucingen rue Barbette, où, dans une maison garnie tenue par un tapissier du quartier, il fut introduit au quatrième étage. En apercevant, dans une chambre mesquinement meublée, Esther mise en ouvrière et travaillant à un ouvrage de broderie, le millionnaire pâlit. Au bout d'un quart d'heure, pendant lequel Asie eut l'air de chuchoter avec Esther, à peine ce jeune vieillard pouvait-il parler. - Montemisselle, dit-il enfin à la pauvre fille, aurez-fûs la pondé té m'accebder gomme fodre brodecdère?... - Mais il le faut bien, monsieur, dit Esther dont les yeux laissèrent échapper deux grosses larmes. - Ne bleurez boind. Che feux fus rentre la blis héréize te duddes les phâmes... Laissez fus seilement aimer bar moi, fus ferrez. - Ma petite, monsieur est raisonnable, dit Asie, il sait bien qu'il a soixante-six ans passés, et il sera bien indulgent. Enfin, mon bel ange, c'est un père que je t'ai trouvé... - Faut lui dire ça, dit Asie à l'oreille du banquier mécontent. On ne prend pas des hirondelles en leur tirant des coups de pistolet. Venez par ici! dit Asie en amenant Nucingen dans la pièce voisine. Vous savez nos petites conventions, mon ange? Nucingen tira de la poche de son habit un portefeuille et compta les cent mille francs, que Carlos, caché dans un cabinet, attendait avec une vive impatience, et que la cuisinière lui porta. - Voilà cent mille francs que notre homme place en Asie, maintenant nous allons lui en faire placer en Europe, dit Carlos à sa confidente quand ils furent sur le palier. Il disparut après avoir donné ses instructions à la Malaise, qui rentra dans l'appartement où Esther pleurait à chaudes larmes. L'enfant, comme un criminel condamné à mort, s'était fait un roman d'espérance, et l'heure fatale avait sonné. - Mes chers enfants, dit Asie, où allez-vous aller?... car le baron de Nucingen... Esther regarda le banquier célèbre en laissant échapper un geste d'étonnement admirablement joué. - Ui, mon envand, che suis le paron te Nichinguenne... - Le baron de Nucingen ne doit pas, ne peut pas rester dans un chenil pareil. Ecoutez-moi! Votre ancienne femme de chambre Eugénie... - Icheni! te la rie Daidpoud... s'écria le baron. - Eh! bien, oui, la gardienne judiciaire des meubles, reprit Asie, et qui a loué l'appartement à la belle Anglaise... - Ah!je combrens! dit le baron. - L'ancienne femme de chambre de madame, reprit respectueusement Asie en désignant Esther, vous recevra très bien ce soir, et jamais le Garde du Commerce ne s'avisera de la venir chercher dans son ancien appartement, qu'elle a quitté depuis trois mois... - Barvait! barvait! s'écria le baron. T'ailiers, che gonnais les Cartes ti Gommerce, et che Zais tes baroles bir les vaire tisbaraidre... - Vous aurez dans Eugénie une fine mouche, dit Asie, c'est moi qui l'ai donnée à madame... - Che la gonnais, s'écria le millionnaire en riant. Ichénie m'a gibbé drende mille vrans... Esther fit un geste d'horreur sur la foi duquel un homme de coeur lui aurait confié sa fortune. - Oh! bar ma vôde, reprit le baron, che gourais abrès fûs... Et il raconta le quiproquo auquel avait donné lieu la location de l'appartement à une Anglaise. - Eh! bien, voyez-vous, madame? dit Asie, Eugénie ne vous a rien dit de cela, la rusée! Mais, madame est bien habituée à cette fille-là , dit-elle au baron, gardez-la tout de même. Asie prit Nucingen à part et lui dit - Avec cinq cents francs par mois à Eugénie, qui arrondit joliment sa pelote, vous saurez tout ce que fera madame, donnez-la-lui pour femme de chambre. Eugénie sera d'autant mieux à vous qu'elle vous a déjà carotté... Rien n'attache plus les femmes à un homme que de le carotter. Mais tenez Eugénie en bride elle fait tout pour de l'argent, cette fille-là , c'est une horreur!... - Ed doi?... - Moi, fit Asie, je me rembourse. Nucingen, cet homme si profond, avait un bandeau sur les yeux; il se laissa faire comme un enfant. La vue de cette candide et adorable Esther essuyant ses yeux et tirant avec la décence d'une jeune vierge les points de sa broderie, rendait à ce vieillard amoureux les sensations qu'il avait éprouvées au bois de Vincennes; il eût donné la clef de sa caisse! il se sentait jeune, il avait le coeur plein d'adoration, il attendait qu'Asie fût partie pour pouvoir se mettre aux genoux de cette madone de RaphaÃl. Cette éclosion subite de l'enfance au coeur d'un Loup-cervier, d'un vieillard, est un des phénomènes sociaux que la Physiologie peut le plus facilement expliquer. Comprimée sous le poids des affaires, étouffée par de continuels calculs, par les préoccupations perpétuelles de la chasse aux millions, l'adolescence et ses sublimes illusions reparaÃt, s'élance et fleurit, comme une cause, comme une graine oubliée dont les effets, dont les floraisons splendides obéissent au hasard, à un soleil qui jaillit, qui luit tardivement. Commis à douze ans dans la vieille maison d'Aldrigger de Strasbourg, le baron n'avait jamais mis le pied dans le monde des sentiments. Aussi restait-il devant son idole en entendant mille phrases qui se heurtaient dans sa cervelle, et n'en trouvant aucune sur ses lèvres, il obéit alors à un désir brutal où l'homme de soixante-six ans reparaissait. - Foulez-vous fenir rie Daidboud?... dit-il. -Où vous voudrez, monsieur, répondit Esther en se levant. - I vis fudrez! répéta-t-il avec ravissement. Fus êdes ein anche tescendû ti ciel, et que ch'aime comme si ch'édais ein bedide cheune ôme quoique ch'aie tes gefeux cris... - Ah! vous pouvez bien dire blancs! car ils sont d'un trop beau noir pour n'être que gris, dit Asie. - Fa-d'en, filaine fenteusse te chair himaine! Ti as don archente, ne baffe blis sir cedde fleir t'amûr! s'écria le banquier en se remboursant par cette sauvage apostrophe de toutes les insolences qu'il avait supportées. - Vieux polisson! tu me paieras cette phrase-là !... lui dit Asie en menaçant le banquier par un geste digne de la Halle qui lui fit hausser les épaules. - Entre la gueule du pot et celle d'un licheur il y a la place d'une vipère, et tu m'y trouveras!... dit-elle excitée par le dédain de Nucingen. Les millionnaires dont l'argent est gardé par la Banque de France, dont les hôtels sont gardés par une escouade de valets, dont la personne a, dans la rue, le rempart d'une rapide voiture à chevaux anglais, ne craignent aucun malheur aussi le baron lorgna-t-il froidement Asie, en homme qui venait de lui donner cent mille francs. Cette majesté produisit son effet. Asie exécuta sa retraite en grommelant dans l'escalier et, tenant un langage excessivement révolutionnaire, elle parlait d'échafaud! - Que lui avez-vous donc dit?... demanda la vierge à la broderie, car elle est bonne femme. - Elle fus ha fentie, elle fus ha follée... - Quand nous sommes dans la misère, répondit-elle d'un air à fendre le coeur d'un diplomate, qui donc a de l'argent et des égards pour nous?... - Bôfre bedide! dit Nucingen, ne resdez bas eine minude de blis, izi! Une première nuit Nucingen donna le bras à Esther, il l'emmena comme elle se trouvait, et la mit dans sa voiture avec plus de respect peut-être qu'il n'en aurait eu pour la belle duchesse de Maufrigneuse. - Fis haurez ein pel éguipache, le blis choli te Baris, disait Nucingen pendant le chemin. Doud ce que le lixe a te blis jarmant fis endourera. Eine reine ne sera bas blis rige que fus. Vis serez resbectée gomme eine viancée t'Allemeigne Che fous feux lipre... Ne bleurez boint. Egoudez... Che vis aime fériddaplement t'amur pur. Jagune te fos larmes me prise le cuer... - Aime-t-on d'amour une femme qu'on achète?... demanda d'une voix délicieuse la pauvre fille. - Choseffe ha pien édé fenti bar ses vrères à gausse de sa chantilesse. C'esd tans la Piple. Paillers, tans l'Oriende, on agêde ses phâmes léchidimes. Arrivée rue Taitbout, Esther ne put revoir sans des impressions douloureuses le théâtre de son bonheur. Elle resta sur un divan, immobile, étanchant ses larmes une à une, sans entendre un mot des folies que lui baragouinait le banquier, il se mit à ses genoux; elle l'y laissa sans lui rien dire, lui abandonnant ses mains quand il les prenait, mais ignorant, pour ainsi dire, de quel sexe était la créature qui lui réchauffait les pieds, que Nucingen trouva froids. Cette scène de larmes brûlantes semées sur la tête du baron, et de pieds à la glace réchauffés par lui, dura de minuit à deux heures du matin. - Ichenie, dit enfin le baron en appelant Europe, optenez tonc te fodre maÃdresse qu'elle se gouche... - Non, s'écria Esther en se dressant sur ses jambes comme un cheval effarouché, jamais ici!... - Tenez, monsieur, je connais madame, elle est douce et bonne comme un agneau, dit Europe au banquier; seulement, il ne faut pas la heurter, il faut toujours la prendre de biais... Elle a été si malheureuse ici! - Voyez?... le mobilier est bien usé! - Laissez-lui suivre ses idées. - Arrangez-lui, là , bien gentiment, quelque joli hôtel. Peut-être qu'en voyant tout nouveau autour d'elle, elle sera dépaysée, elle vous trouvera peut-être mieux que vous n'êtes, et sera d'une douceur angélique. - Oh! madame n'a pas sa pareille! et vous pouvez vous vanter d'avoir fait une excellente acquisition un bon coeur, des manières gentilles, un coup-de-pied fin, une peau comme une rose... Ah!... Et de l'esprit à faire rire les condamnés à mort... Madame est susceptible d'attache... - Et comme elle sait s'habiller!... Eh! bien, si c'est cher, un homme en a, comme on dit, pour son argent. - Ici, toutes ses robes sont saisies, sa toilette est donc arriérée de trois mois. - Mais madame est si bonne, voyez-vous, que moi je l'aime et c'est ma maÃtresse! - Mais, soyez juste, une femme comme elle se voir au milieu de meubles saisis!... Et pour qui? pour un garnement qui l'a rouée.. Pauvre petite femme! elle n'est plus elle-même. - Esder... Esder... disait le baron, gouchez-fis, mon anche? Eh! si c'edde moi qui fous vais beur, che resderai sir ce ganabé... S'écria le baron enflammé de l'amour le plus pur en voyant qu'Esther pleurait toujours. - Hé! bien, répondit Esther en prenant la main du baron et la lui baisant avec un sentiment de reconnaissance qui fit venir aux yeux de ce Loup-cervier quelque chose d'assez ressemblant à une larme, je vous en saurai gré Et elle se sauva dans sa chambre en s'y enfermant. - Il y a quêque chausse t'inexblicaple là -tetans... se disait Nucingen agité par ses pilules. Que tira-d-on chèze moi? Il se leva, regarda par la fenêtre "Ma foidire ed tuchurs là ... Foissi piendôd le chour!..." Il se promena par la chambre "Gomme montame te Nichinguenne se mogueraid te moi, si chamais êle saffais gommand chai bassé cedde nouid!..." Il alla coller son oreille à la porte de la chambre en se trouvant un peu trop niaisement couché. - Esder!... Aucune réponse. - Mon tié! elle bleure tuchurs!... se dit-il en revenant s'étendre sur le canapé. Dix minutes environ après le lever du soleil, le baron de Nucingen, qui s'était endormi de ce mauvais sommeil pris par force, et dans une position gênée, sur un divan, fut éveillé en sursaut par Europe au milieu d'un de ces rêves qu'on fait alors et dont les rapides complications sont un des phénomènes insolubles de la physiologie médicale. - Ah! mon Dieu! madame, criait-elle, madame! des soldats!... des gendarmes, la justice. On veut vous arrêter... Au moment où Esther ouvrit sa porte et se montra, mal enveloppée de sa robe de chambre, les pieds nus dans ses pantoufles, ses cheveux en désordre, belle à faire damner l'ange RaphaÃl, la porte du salon vomit un flot de boue humaine qui roula, sur dix pattes, vers cette céleste fille, posée comme un ange dans un tableau de religion flamand. Un homme s'avança. Contenson, l'affreux Contenson, mit sa main sur l'épaule moite d'Esther. - Vous êtes mademoiselle Esther Van...? dit-il. Europe, d'un revers appliqué sur la joue de Contenson, l'envoya d'autant mieux mesurer ce qu'il lui fallait de tapis pour se coucher, qu'elle lui donna dans les jambes ce coup sec si connu de ceux qui pratiquent l'art dit de la savate. - Arrière! cria-t-elle, on ne touche pas à ma maÃtresse! - Elle m'a cassé la jambe! criait Contenson en se relevant, on me la paiera... Sur la masse des cinq recors vêtus comme des recors, gardant leurs chapeaux affreux sur leurs têtes plus affreuses encore, et offrant des têtes de bois d'acajou veiné où les yeux louchaient, où quelques nez manquaient, où les bouches grimaçaient, se détacha Louchard, vêtu plus proprement que ses hommes, mais le chapeau sur la tête, la figure à la fois doucereuse et rieuse. - Mademoiselle, je vous arrête, dit-il à Esther. Quant à vous, ma fille, dit-il à Europe, toute rébellion serait punie et toute résistance est inutile. Le bruit des fusils, dont les crosses tombèrent sur les dalles de la salle à manger et de l'antichambre en annonçant que le Garde était doublé de la Garde, appuya ce discours. - Et pourquoi m'arrêter? dit innocemment Esther. - Et nos petites dettes?... répondit Louchard. - Ah! c'est vrai! s'écria Esther. Laissez-moi m'habiller. - Malheureusement, mademoiselle, il faut que je m'assure si vous n'avez aucun moyen d'évasion dans votre chambre, dit Louchard. Tout cela se fit si rapidement que le baron n'avait pas encore eu le temps d'intervenir. - Eh! pien, je sis à cede hire eine fenteuse de chair himaine, paron de Nichinguenne!... s'écria la terrible Asie en se glissant à travers les recors jusqu'au divan où elle feignit de découvrir le banquier. - Filaine trôlesse! s'écria Nucingen qui se dressa dans toute sa majesté financière. Et il se jeta entre Esther et Louchard, qui lui ôta son chapeau à un cri de Contenson. - Monsieur le baron de Nucingen!... Au geste que fit Louchard, les recors évacuèrent l'appartement en se découvrant tous avec respect. Contenson seul resta. - Monsieur le baron paie-t-il?.. demanda le Garde qui avait son chapeau à la main. - Je baye, répondit-il, mais engore vaud-il saffoir de guoi il s'achit. - Trois cent douze mille francs et des centimes, frais liquidés, mais l'arrestation n'est pas comprise. - Drois sante mille vrans! s'écria le baron. - C'esde ein reffeille drop cher bir ein ôme qui a bassé la nuid sir ein ganabé, ajouta-t-il à l'oreille d'Europe. - Cet homme est-il bien le baron de Nucingen? dit Europe à Louchard en commentant son doute par un geste que mademoiselle Dupont, la dernière soubrette du Théâtre-Français, eût envié. - Oui, mademoiselle, dit Louchard. - Oui, répondit Contenson. - Che rebont t'elle, dit le baron que le doute d'Europe piqua d'honneur, laissez-moi lui tire ein mod. Esther et son vieil amoureux entrèrent dans la chambre, à la serrure de laquelle Louchard trouva nécessaire d'appliquer son oreille. - Che fus aime blis que ma fie, Esder; mais birquoi tonner à fos gréanciers te l'archande qui seraid invinimente miex tans fodre birse? Halez an brison che me vais vort te rageder ces sante mille égus afec sante mile vrans, et fus aurez teux sante mile vrans pir fus... - Ce système, lui cria Louchard, est inutile. Le créancier n'est pas amoureux de mademoiselle, lui!... Vous comprenez? et il veut plus que tout, depuis qu'il sait que vous êtes épris d'elle. - Fitu pedad! s'écria Nucingen à Louchard en ouvrant la porte et l'introduisant dans la chambre, ti ne sais ce que du tis! Che te tonne, à doi, fint pir sant, zi tu vais l'avvaire... - Impossible, monsieur le baron. - Comment monsieur? vous auriez le coeur, dit Europe en intervenant, de laisser aller ma maÃtresse en prison!... Mais voulez-vous mes gages, mes économies? prenez-les, madame, j'ai quarante mille francs... - Ah!ma pauvre fille, s'écria Esther, je ne te connaissais pas! dit Esther en serrant Europe dans ses bras. Europe se mit à fondre en larmes. - Cheu baye, dit piteusement le baron en tirant un carnet où il prit un de ces petits carrés de papier imprimés que la Banque donne aux banquiers, et sur lesquels ils n'ont plus qu'à remplir les sommes en chiffres et en toutes lettres pour en faire des mandats payables au porteur. - Ce n'est pas la peine, monsieur le baron, dit Louchard, j'ai ordre de ne recevoir mon paiement qu'en espèces d'or ou d'argent. A cause de vous, je me contenterai de billets de banque. - Tarteifle! s'écria le baron, mondrez moi tonc les didres? Contenson présenta trois dossiers couverts en papier bleu, que le baron prit en regardant Contenson, auquel il dit à l'oreille "Ti hauraid vaid eine myeur churnée en m'aferdissant." - Eh! vous savais-je ici, monsieur le baron? répondit l'espion sans se soucier d'être ou non entendu de Louchard. Vous avez bien perdu en ne me continuant pas votre confiance. On vous carotte, ajouta ce profond philosophe en haussant les épaules. - C'esde frai, se dit le baron. Ah! ma bedide, s'écria-t-il en voyant les lettres de change et s'adressant à Esther, fus edes la ficdime t' goquin! eine aissegrob! - Hélas! oui, dit la pauvre Esther, mais il m'aimait bien!... - Si chaffais si... chaurais vaid eine obbosition andre fos mains. - Vous perdez la tête, monsieur le baron, dit Louchard, il y a un tiers porteur. - Ui, reprit-il, il y en a ein diers bordier... Cérissed! ein ôme t'obbozission! - Il a le malheur spirituel, dit en souriant Contenson, il fait un calembour. - Monsieur le baron veut-il écrire un mot à son caissier? dit Louchard en souriant, je vais y envoyer Contenson et renverrai mon monde. L'heure s'avance, et tout le monde saurait... - Fa, Gondenson!... cria Nucingen. Mon gaissier temeure au goin te la rie tes Madurins et te l'Argate. Foissi ein mod avin qu'il ale ghès ti Dilet ou ghès les Keller, tans le gas où nus n'aurions bas sante mil égus, gar nodre archand ed dude à la Panque... - Habilés-fous, mon anche, dit-il à Esther, fous êdes lipre. - Les fieilles phâmes, s'écria-t-il en regardant Asie, sonte blis tanchereusses que les cheûnes... - Je vais aller faire rire le créancier, lui dit Asie, et il me donnera de quoi m'amuser aujourd'hui. - Zan rangune monnessier le paron... ajouta la Saint-Estève en faisant une horrible révérence. Louchard reprit les titres des mains du baron, et resta seul avec lui au salon, où une demi-heure après, le caissier vint suivi de Contenson. Esther reparut alors dans une toilette ravissante, quoique improvisée. Quand les fonds eurent été comptés par Louchard, le baron voulut examiner les titres; mais Esther s'en saisit par un geste de chatte et les porta dans son secrétaire. - Que donnez-vous pour la canaille?... dit Contenson à Nucingen. - Fus n'affez pas à paugoup d'eccarts, dit le baron. - Et ma jambe!... s'écria Contenson. - Lûchart, vis tonnerez sante vrans à Gondanson sir le resde du pilet te mile... - C'esde eine pien pelle phâme! disait le caissier au baron de Nucingen en sortant de la tue Taithout, mais elle goûde pien cher à monnessière le paron. - Cartez-moi le segrête, dit le baron qui avait aussi demandé le secret à Contenson et à Louchard. Louchard s'en alla suivi de Contenson; mais, sur le boulevard, Asie qui le guettait arrêta le Garde du Commerce. - L'huissier et le créancier sont là dans un fiacre, ils ont soif! lui dit-elle, et il y a gras! Pendant que Louchard comptait les fonds, Contenson put examiner les clients. Il aperçut les yeux de Carlos, distingua la forme du front sous la perruque, et cette perruque lui sembla justement suspecte; il prit le numéro du fiacre, tout en paraissant totalement étranger à ce qui se passait; Asie et Europe l'intriguaient au dernier point. Il pensait que le baron était victime de gens excessivement habiles, avec d'autant plus de raison que Louchard, en réclamant ses soins, avait été d'une discrétion étrange. Le croc-en-jambe d'Europe n'avait pas, d'ailleurs, frappé Contenson seulement au tibia. - C'est un coup qui sent son Saint-Lazare! s'était-il dit en se relevant. Carlos renvoya l'huissier, le paya généreusement et dit au fiacre en le payant "Palais-Royal, au Perron!" - Ah! le mâtin! se dit Contenson qui entendit l'ordre, il y a quelque chose!... Carlos arriva au Palais-Royal d'un train à ne pas avoir à craindre d'être suivi. D'ailleurs il traversa les galeries à sa manière, prit un autre fiacre sur la place du Château-d'Eau, en lui disant "Passage de l'Opéra, du côté de la rue Pinon." Un quart d'heure après, il entrait rue Taitbout. En le voyant, Esther lui dit "Voilà les fatales pièces!" Carlos prit les titres, les examina; puis il alla les brûler au feu de la cuisine. - Le tour est fait! s'écria-t-il en montrant les trois cent dix mille francs roulés en un paquet qu'il tira de la poche de sa redingote. Ça et les cent mille francs pincés par Asie nous permettent d'agir. - Mon Dieu! mon Dieu! s'écria la pauvre Esther. - Mais, imbécile, dit le féroce calculateur, sois ostensiblement la maÃtresse de Nucingen, et tu pourras voir Lucien, il est l'ami de Nucingen, je ne te défends pas d'avoir une passion pour lui! Esther aperçut une faible clarté dans sa vie ténébreuse, elle respira. Quelques clartés - Europe, ma fille, dit Carlos en emmenant cette créature dans un coin du boudoir où personne ne pouvait surprendre un mot de cette conversation, Europe, je suis content de toi. Europe releva la tête, regarda cet homme avec une expression qui changea tellement son visage flétri que le témoin de cette scène, Asie, qui veillait à la porte, se demanda si l'intérêt par lequel Carlos tenait Europe pouvait surpasser en profondeur celui par lequel elle se sentait rivée à lui. - Ce n'est pas tout, ma fille. Quatre cent mille francs ne sont rien pour moi... Paccard te remettra une facture d'argenterie qui monte à trente mille francs, et sur laquelle il y a des acomptes reçus; mais notre orfèvre, Biddin, a fait des frais. Notre mobilier, saisi par lui, sera sans doute affiché demain. Va voir Biddin, il demeure rue de l'Arbre-Sec, il te donnera des reconnaissances du Mont-de-Piété pour dix mille francs. Tu comprends Esther s'est fait faire de l'argenterie, elle ne l'a pas payée, et l'a mise en plan, elle sera menacée d'une petite plainte en escroquerie. Donc, il faudra donner trente mille francs à l'orfèvre et dix mille francs au Mont-de-Piété pour avoir l'argenterie. Total quarante-trois mille francs avec les frais. Cette argenterie est pleine d'alliage, le baron la renouvellera, nous lui rechiperons là quelques billets de mille francs. Vous devez... quoi, pour deux ans à la couturière? - On peut lui devoir six mille francs, répondit Europe. - Eh! bien, si madame Auguste veut être payée et conserver la pratique, elle devra faire un mémoire de trente mille francs depuis quatre ans. Même accord avec la marchande de modes. Le bijoutier, Samuel Frisch, le juif de la rue Sainte-Avoie, te prêtera des reconnaissances, nous devons lui devoir vingt-cinq mille francs, et nous aurons eu six mille francs de nos bijoux au Mont-de-Piété. Nous rendrons les bijoux au bijoutier, il y aura moitié pierres fausses; aussi, le baron ne les regardera-t-il pas. Enfin, tu feras encore cracher cent cinquante raille francs à notre ponte d'ici à huit jours. - Madame devra m'aider un petit peu, répondit Europe, parlez-lui, car elle reste là comme une hébétée, et m'oblige à déployer plus d'esprit que trois auteurs pour une pièce. - Si Esther tombait dans le bégueulisme, tu m'en préviendrais, dit Carlos. Nucingen lui doit un équipage et des chevaux, elle voudra choisir et acheter tout elle-même. Ce sera le marchand de chevaux et le carrossier du loueur où est Paccard que vous choisirez. Nous aurons là d'admirables chevaux, très chers, qui boiteront un mois après, et nous les changerons. - On pourrait tirer six mille francs au moyen d'un mémoire de parfumeur, dit Europe. - Oh! fit-il en hochant la tête, allez doucement, de concessions en concessions. Nucingen n'a passé que le bras dans la machine, il nous faut la tête. J'ai besoin, outre tout cela, de cinq cent mille francs. - Vous pourrez les avoir, répondit Europe. Madame s'adoucirait pour ce gros imbécile vers six cent mille, et lui en demanderait quatre cents pour le bien aimer. - Ecoute ceci, ma fille, dit Carlos. Le jour où je toucherai tes derniers cent mille francs, il y aura pour toi vingt mille francs. - A quoi cela peut-il me servir? dit Europe en laissant aller ses bras en personne à qui l'existence semble impossible. - Tu pourras retourner à Valenciennes, acheter un bel établissement, et devenir honnête femme, si tu veux; tous les goûts sont dans la nature, Paccard y pense quelquefois; il n'a rien sur l'épaule, presque rien sur la conscience, vous pourrez vous convenir, répliqua Carlos. - Retourner à Valenciennes!... Y pensez-vous, monsieur? s'écria Europe effrayée. Née à Valenciennes et fille de tisserands très pauvres, Europe fut envoyée à sept ans dans une filature où l'industrie moderne avait abusé de ses forces physiques, de même que le Vice l'avait dépravée avant le temps. Corrompue à douze ans, mère à treize, elle se vit attachée à des êtres profondément dégradés. A propos d'un assassinat, elle avait comparu, comme témoin d'ailleurs, devant la Cour d'Assises. Vaincue à seize ans par un reste de probité, par la terreur que cause la justice, elle fit condamner l'accusé, par son témoignage, à vingt ans de travaux forcés. Ce criminel, un de ces repris de justice dont l'organisation implique de terribles vengeances, avait dit en pleine audience à cette enfant - Dans dix ans, comme à présent, Prudence Europe s'appelait Prudence Servien, je reviendrai pour te terrer, dussé-je être fauché. Le président de la Cour essaya bien de rassurer Prudence Servien en lui promettant l'appui, l'intérêt de la justice; mais la pauvre enfant fut frappée d'une si profonde terreur qu'elle tomba malade et resta près d'un an à l'hôpital. La justice est un être de raison représenté par une collection d'individus sans cesse renouvelés, dont les bonnes intentions et les souvenirs sont, comme eux, excessivement ambulatoires. Les Parquets, les Tribunaux ne peuvent rien prévenir en fait de crimes, ils sont inventés pour les accepter tout faits. Sous ce rapport, une police préventive serait un bienfait pour un pays; mais le mot police effraie aujourd'hui le législateur, qui ne sait plus distinguer entre ces mots Gouverner, - administrer, - faire les lois. Le législateur tend à tout absorber dans l'Etat, comme s'il pouvait agir. Le forçat devait toujours penser à sa victime, et se venger alors que la justice ne songerait plus à l'un ni à l'autre. Prudence, qui comprit instinctivement, en gros si vous voulez, son danger, quitta Valenciennes, et vint à dix-sept ans à Paris pour s'y cacher. Elle y fit quatre métiers, dont le meilleur fut celui de comparse à un petit théâtre. Elle fut rencontrée par Paccard, à qui elle raconta ses malheurs. Paccard, le bras droit, le Séide de Jacques Collin parla de Prudence à son maÃtre; et quand le maÃtre eut besoin d'une esclave, il dit à Prudence "Si tu veux me servir comme on doit servir le diable, je te débarrasserai de Durut." Durut était le forçat, l'épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de Prudence Servien. Sans ces détails, beaucoup de critiques auraient trouvé l'attachement d'Europe un peu fantastique. Enfin personne n'aurait compris le coup de théâtre que Carlos allait produire. - Oui, ma fille, tu pourras retourner à Valenciennes... Tiens, lis. Et il tendit le journal de la veille en montrant du doigt l'article suivant TOULON. - Hier a eu lieu l'exécution de Jean-François Durut... Dès le matin, lagarnison, etc. Prudence lâcha le journal; ses jambes se dérobèrent sous le poids de son corps; elle retrouvait la vie, car elle n'avait pas, disait-elle, trouvé de goût au pain depuis la menace de Durut. - Tu le vois, j'ai tenu ma parole. il a fallu quatre ans pour faire tomber la tête de Durut en l'attirant dans un piège... Eh! bien, achève ici mon ouvrage, tu te trouveras à la tête d'un petit commerce dans ton pays, riche de vingt mille francs, et la femme de Paccard, à qui je permets la vertu comme retraite. Europe reprit le journal, et lut avec des yeux vivants tous les détails que les journaux donnent, sans se lasser, sur l'exécution des forçats depuis vingt ans le spectacle imposant, l'aumônier qui a toujours converti le patient, le vieux criminel qui exhorte ses ex-collègues, l'artillerie braquée, les forçats agenouillés; puis les réflexions banales qui ne changent rien au régime des bagnes, où grouillent dix-huit mille crimes. - Il faut réintégrer Asie au logis, dit Carlos. Asie s'avança, ne comprenant rien à la pantomime d'Europe. Pour la faire revenir cuisinière ici, vous commencerez par servir au baron un dÃner comme il n'en aura jamais mangé, reprit-il; puis vous lui direz qu'Asie a perdu son argent au jeu et s'est remise en maison. Nous n'aurons pas besoin de chasseur Paccard sera cocher, les cochers ne quittent pas leur siège où ils ne sont guère accessibles, l'espionnage l'atteindra moins là . Madame lui fera porter une perruque poudrée, un tricorne en gros feutre galonné; ça le changera, je le grimerai d'ailleurs. - Nous allons avoir des domestiques avec nous? dit Asie en louchant. - Nous aurons d'honnêtes gens, répondit Carlos. - Tous têtes faibles! répliqua la mulâtresse. - Si le baron loue un hôtel, Paccard a un ami capable d'être concierge, repris Carlos. Il ne nous faudra plus qu'un valet de pied et une fille de cuisine, vous pourrez bien surveiller deux étrangers... Au moment où Carlos allait sortir, Paccard se montra. - Restez, il y a du monde dans la rue, dit le chasseur. Ce mot si simple fut effrayant. Carlos monta dans la chambre d'Europe, et y resta jusqu'à ce que Paccard fût venu le chercher avec une voiture de louage qui entra dans la maison. Carlos baissa les stores et fut mené d'un train à déconcerter toute espèce de poursuite. Arrivé au faubourg Saint-Antoine, il se fit descendre à quelques pas d'une place de fiacre où il se rendit à pied, et rentra quai Malaquais, en échappant ainsi aux curieux. - Tiens, enfant, dit-il à Lucien en lui montrant quatre cents billets de mille francs, voici, j'espère, un acompte sur le prix de la terre de Rubempré. Nous allons en risquer cent mille. On vient de lancer les Omnibus, les Parisiens vont se prendre à cette nouveauté-là , dans trois mois nous triplerons nos fonds. Je connais l'affaire on donnera des dividendes superbes pris sur le capital, pour faire mousser les actions. Une idée renouvelée de Nucingen. En refaisant la terre de Rubempré, nous ne paierons pas tout sur-le-champ. Tu vas aller trouver des Lupeaulx, et tu le prieras de te recommander lui-même à un avoué nommé Desroches, un drôle fûté que tu iras voir à son Etude; tu lui diras d'aller à Rubempré, d'étudier le terrain, et tu lui promettras vingt mille francs d'honoraires s'il peut, en t'achetant pour huit cent mille francs de terre autour des ruines du château, te constituer trente mille livres de rente. - Comme tu vas!... Tu vas! tu vas!... - Je vais toujours. Ne plaisantons point. Tu t'en iras mettre cent mille écus en bons du Trésor, afin de ne pas perdre d'intérêts; tu peux les laisser à Desroches, il est aussi honnête homme que madré... Cela fait, cours à Angoulême, obtiens de ta soeur et de ton beau-frère qu'ils prennent sur eux un petit mensonge officieux. Tes parents peuvent dire t'avoir donné six cent mille francs pour faciliter ton mariage avec Clotilde de Grandlieu, ça n'est pas déshonorant. - Nous sommes sauvés! s'écria Lucien ébloui. - Toi, oui! reprit Carlos; mais encore ne le seras-tu qu'en sortant de Saint-Thomas-d'Aquin avec Clotilde pour femme... - Que crains-tu? dit Lucien en apparence plein d'intérêt pour son conseiller. - Il y a des curieux à ma piste... Il faut que j'aie l'air d'un vrai prêtre, et c'est bien ennuyeux! Le diable ne me protégera plus, me voyant un bréviaire sous le bras. En ce moment le baron de Nucingen, qui s'en alla donnant le bras à son caissier, atteignait à la porte de son hôtel. Profits et pertes - Chai pien beur, dit-il en rentrant, t'affoir vaid eine vichu gambagne... Pah! nus raddraberons ça... - Le malheir esd que mennesier le paron s'esd avviché, répondit le bon Allemand en ne s'occupant que du décorum. - Ui, ma maÃdresse an didre toid êdre tans eine bosission tigne te moi, répondit ce Louis XIV de comptoir. Sûr d'avoir tôt ou tard Esther, le baron redevint le grand financier qu'il était. Il reprit si bien la direction de ses affaires que son caissier, en le trouvant le lendemain, à six heures, dans son cabinet, vérifiant des valeurs, se frotta les mains. - Técitément, mennesier le paron a vaid eine égonomie la nuid ternière, dit-il avec un sourire d'Allemand, moitié fin, moitié niais. Si les gens riches à la manière du baron de Nucingen ont plus d'occasions que les autres de perdre de l'argent, ils ont aussi plus d'occasions d'en gagner, alors même qu'ils se livrent à leurs folies. Quoique la politique financière de la fameuse Maison Nucingen se trouve expliquée ailleurs, il n'est pas inutile de faire observer que de si considérables fortunes ne s'acquièrent point, ne se constituent point, ne s'agrandissent point, ne se conservent point, au milieu des révolutions commerciales, politiques et industrielles de notre époque, sans qu'il y ait d'immenses pertes de capitaux, ou, si vous voulez, des impositions frappées sur les fortunes particulières. On verse très peu de nouvelles valeurs dans le trésor commun du globe. Tout accaparement nouveau représente une nouvelle inégalité dans la répartition générale. Ce que l'Etat demande, il le rend; mais ce qu'une Maison Nucingen prend, elle le garde. Ce coup de Jarnac échappe aux lois, par la raison qui eût fait de Frédéric II un Jacques Collin, un Mandrin, si, au lieu d'opérer sur les provinces à coups de batailles, il eût travaillé dans la contrebande ou sur les valeurs mobilières. Forcer les Etats européens à emprunter à vingt ou dix pour cent, gagner ces dix ou vingt pour cent avec les capitaux du public, rançonner en grand les industries en s'emparant des matières première, tendre au fondateur d'une affaire une corde pour le soutenir hors de l'eau jusqu'à ce qu'on ait repêché son entreprise asphyxiée, enfin toutes ces batailles d'écus gagnées constituent la haute politique de l'argent. Certes, il s'y rencontre pour le banquier, comme pour le conquérant, des risques; mais il y a si peu de gens en position de livrer de tels combats que les moutons n'ont rien à y voir. Ces grandes choses se passent entre bergers. Aussi, comme les exécutés le terme consacré dans l'argot de la Bourse sont coupables d'avoir voulu trop gagner, prend-on généralement très peu de part aux malheurs causés par les combinaisons des Nucingens. Qu'un spéculateur se brûle la cervelle, qu'un agent de change prenne la fuite, qu'un notaire emporte les fortunes de cent ménages, ce qui est pis que de tuer un homme; qu'un banquier liquide; toutes ces catastrophes, oubliées à Paris en quelques mois, sont bientôt couvertes par l'agitation quasi marine de cette grande cité. Les fortunes colossales des Jacques Coeur, des Médici, des Ango de Dieppe, des Auffredi de La Rochelle, des Fugger, des Tiepolo, des Corner, furent jadis loyalement conquises par des privilèges dus à l'ignorance où l'on était des provenances de toutes les denrées précieuses; mais, aujourd'hui, les clartés géographiques ont si bien pénétré les masses, la concurrence a si bien limité les profits, que toute fortune rapidement faite est ou l'effet d'un hasard et d'une découverte, ou le résultat d'un vol légal. Perverti par de scandaleux exemples, le bas commerce a répondu, surtout depuis dix ans, à la perfidie des conceptions du haut commerce, par des attentats odieux sur les matières premières. Partout où la chimie est pratiquée, on ne boit plus de vin; aussi l'industrie vinicole succombe-t-elle. On vend du sel falsifié pour échapper au Fisc. Les tribunaux sont effrayés de cette improbité générale. Enfin le commerce français est en suspicion devant le monde entier, et l'Angleterre se démoralise également. Le mal vient, chez nous, de la loi politique. La Charte a proclamé le règne de l'argent, le succès devient alors la raison suprême d'une époque athée. Aussi la corruption des sphères élevées, malgré des résultats éblouissants d'or et leurs raisons spécieuses, est-elle infiniment plus hideuse que les corruptions ignobles et quasi personnelles des sphères inférieures, dont quelques détails servent de comique, terrible si vous voulez, à cette Scène. Le Gouvernement, que toute pensée neuve effraie, a banni du théâtre les éléments du comique actuel. La Bourgeoisie, moins libérale que Louis XIV, tremble de voir venir son Mariage de Figaro, défend de jouer le Tartuffe politique, et, certes, ne laisserait pas jouer Turcaret aujourd'hui, car Turcaret est devenu le souverain. Dès lors, la comédie se raconte et le Livre devient l'arme moins rapide, mais plus sûre, des poètes. Durant cette matinée, au milieu des allées et venues des audiences, des ordres donnés, des conférences de quelques minutes, qui font du cabinet de Nucingen une espèce de Salle-des-Pas-Perdus financière, un de ses Agents de change lui annonça la disparition d'un membre de la Compagnie, un des plus habiles, un des plus riches, Jacques Falleix, frère de Martin Falleix, et le successeur de jules Desmarets. Jacques Falleix était l'Agent de change en titre de la maison Nucingen. De concert avec du Tillet et les Keller, le baron avait aussi froidement conjuré la ruine de cet homme que s'il se fût agi de tuer un mouton pour la Pâque. - Il ne bouffaid bas dennir, répondit tranquillement le baron. Jacques Falleix avait rendu d'énormes services à l'agiotage. Dans une crise, quelques mois auparavant, il avait sauvé la place en manoeuvrant avec audace. Mais demander de la reconnaissance aux Loups-cerviers, n'est-ce pas vouloir attendrir, en hiver, les Loups de l'Ukraine? - Pauvre homme! répondit l'Argent de change, il se doutait si peu de ce dénouement-là qu'il avait meublé, rue Saint-Georges, une petite maison pour sa maÃtresse; il y a dépensé cent cinquante mille francs en peintures, en mobilier. Il aimait tant madame du Val-Noble!... Voilà une femme obligée de quitter tout cela... Tout y est dû. - Pon! pon! se dit Nugicien, foilà pien le gas de rébarer mes berdes de cede nuid... - Il n'a rienne bayé? demanda-t-il à l'Agent de change. - Eh! répondit l'agent, quel est le fournisseur malappris qui n'eut pas fait crédit à Jacques Falleix? Il paraÃt qu'il y a une cave exquise. Par parenthèse, la maison est à vendre, il comptait l'acheter. Le bail est à son nom. Quelle sottise! Argenterie, mobilier, vins, voiture, chevaux, tout va devenir une valeur de la masse, et qu'est-ce que les créanciers en auront? - Fennez temain, dit Nucingen, c'haurai édé foir dout cela, et zi l'on ne téclare boint te falite, qu'on arrancbe les avvaires à l'amiaple, cbe vous charcherai t'ovvrir eine brix résonnaple te ce mopilier, en brenant le pail... - Ca pourra se faire très bien, dit l'Agent de change. l'un des associés de Falleix avec les fournisseurs qui voudraient se créer un privilège , mais la Val-Noble a leurs factures au nom de Falleix. Le baron de Nucingen envoya sur-le-champ un de ses commis chez son notaire, Jacques Falleix lui avait parlé de cette maison, qui valait tout au plus soixante mille francs, et il voulut être immédiatement propriétaire, afin d'en exercer le privilège à raison des loyers. Le caissier honnête homme! vint savoir si son maÃtre perdait quelque chose à la faillite de Falleix. - Au gondraire, mon pon Volfgang, che fais raddraber sante mile vrans. - Hai! gommand? - Hé! ch'aurai la bedide maison gue ce bofre tiaple de Valeix brébarait à sa maÃdresse tebuis un an. Ch'aurai le doute en ovvrand cinquande mile vrans aux gréanciers, et maÃdre Gartot, mon nodaire, fa affoir mes ortres pir la méson, gar le brobriédaire ed chêné... Che le saffais, mais je n'affais blis la déde à moi. Tans beu ma tiffine Esder habidera ein bedid balai... Valeix m'y ha menné c'esde eine merfeille, et à teux bas d'ici... Ça gomme ein cant. La faillite de Falleix forçait le baron d'aller à la Bourse; mais il lui fut impossible de quitter la rue Saint-Lazare sans passer par la rue Taitbout; il souffrait déjà d'être resté quelques heures sans Esther, il aurait voulu la garder à ses côtés. Le gain qu'il comptait faire avec les dépouilles de son Agent de change lui rendait la perte des quatre cent mille francs déjà dépensés excessivement légère à porter. Enchanté d'annoncer à -on anche sa translation de la rue Taitbout à la rue Saint-Georges, où elle serait dans eine bedid balai, où des souvenirs ne s'opposeraient plus à leur bonheur, les pavés lui semblaient doux aux pieds, il marchait en jeune homme dans un rêve de jeune homme. Au détour de la rue des Trois-Frères, au milieu de son rêve et du pavé, le baron vit venir à lui Europe, la figure renversée. - U fas-ti? dit-il. - Hé! monsieur, j'allais chez vous... Vous aviez bien raison hier! Je conçois maintenant que la pauvre madame devait se laisser mettre en prison pour quelques jours. Mais les femmes se connaissent-elles en finance?... Quand les créanciers de madame ont su qu'elle était revenue chez elle, tous ont fondu sur nous comme sur une proie... Hier, à sept heures du soir, monsieur, on est venu apposer d'affreuses affiches pour vendre son mobilier samedi... Mais ceci n'est rien... Madame, qui est tout coeur, a voulu, dans le temps, obliger ce monstre d'homme, vous savez! - Quel monsdre? - Eh! bien, celui qu'elle aimait, ce d'Estourny, oh! il était charmant. Il jouait, voilà tout. - afec tes gardes pissaudées... - Eh! bien! Et vous?... dit Europe, que faites-vous à la Bourse? Mais laissez-moi dire. Un jour, pour empêcher Georges, soi-disant, de se brûler la cervelle, elle a mis au Mont-de-Piété toute son argenterie, ses bijoux qui n'étaient pas payés. En apprenant qu'elle avait donné quelque chose à un créancier, tous sont venus lui faire une scène... On la menace de la Correctionnelle... Votre ange sur ce banc-là !... n'est-ce pas à faire dresser une perruque de dessus la tête?... Elle fond en larmes, elle parle d'aller se jeter à la rivière... Oh! elle ira. - Si che fais fous foir, attieu la Pirse! s'écria Nucingen. Ed ile ed imbossiple que che n'y ale bas, gar ch'y cagnerai queque chausse bir elle... Fa la galmer che bayerai ses teddes, ch'irai la foir à quadre heires. Mais, Ichénie, tis-lui qu'elle m'aime ein heu... - Comment, un peu, mais beaucoup!... Tenez, monsieur, il n'y a que la générosité pour gagner le coeur des femmes... Certainement, vous auriez économisé peut-être une centaine de mille francs en la laissant aller en prison. Eh! bien, vous n'auriez jamais eu son coeur... Comme elle me le disait "Eugénie, il a été bien grand, bien large... C'est une belle âme!" - Elle a tidde ça, Ichénie? s'écria le baron. - Oui, monsieur, à moi-même. - Diens, foissi tix luis... - Merci... Mais elle pleure en ce moment, elle pleure depuis hier autant que sainte Madeleine a pleuré pendant un mois... Celle que vous aimez est au désespoir, et pour des dettes qui ne sont pas les siennes, encore! Oh! les hommes! ils grugent autant les femmes que les femmes grugent les vieux... allez! - Elles sont tuttes gomme ça!... S'encacher!... Eh! l'on ne s'encache chamais... Qu'èle ne zigne blus rien. Che baye, mais si elle tonne angore eine zignadire... Che... - Que feriez-vous? dit Europe en se posant. - Mon Tié! che né augun bouffoir sur èle... che fais me mêdre à la déde de ses bedides affres... Fa, fa la gonzoler, et lû tire que tans ein mois elle habidera ein bedid balai. - Vous avez fait, monsieur le baron, des placements à gros intérêts dans le coeur d'une femme! Tenez... Je vous trouve rajeuni, moi qui ne suis que la femme de chambre, et j'ai souvent vu ce phénomène... c'est le bonheur... le bonheur a un certain reflet... Si vous avez quelques débours, ne les regrettez pas... vous verrez ce que ça rapporte. D'abord, je l'ai dit à madame elle serait la dernière des dernières, une traÃnée, si elle ne vous aimait pas, car vous la retirez d'un enfer... Une fois qu'elle n'aura plus de soucis, vous la connaÃtrez. Entre nous, je puis vous l'avouer, la nuit où elle pleurait tant... Que voulez-vous?... on tient à l'estime d'un homme qui va nous entretenir... elle n'osait pas vous dire tout cela... elle voulait se sauver. - Se soffer! s'écria le baron effrayé de cette idée. Mais la Pirse, la Pirse. Fa, fa, che n'andre boint... Mais que che la foye à la venêdre... sa fue me donnera tu cuer... Esther sourit à monsieur de Nucingen quand il passa devant la maison, et il s'en alla pesamment en se disant "Cède ein anche!" Voici comment s'y était pris Europe pour obtenir ce résultat impossible. Explications nécessaires Vers deux heures et demie, Esther avait fini de s'habiller comme quand elle attendait Lucien, elle était délicieuse; en la voyant ainsi, Prudence lui dit, en regardant à la fenêtre "Voilà monsieur!" La pauvre fille se précipita, croyant voir Lucien, et vit Nucingen. - Oh! quel mal tu me fais! dit-elle. - Il n'y avait que ce moyen-là de vous donner l'air de faire attention à un pauvre vieillard qui va payer vos dettes, répondit Europe, car enfin elles vont être toutes payées. - Quelles dettes? s'écria cette créature qui ne pensait qu'à retenir son amour à qui des mains terribles donnaient la volée. - Celles que monsieur Carlos a faites à madame. - Comment! voici près de quatre cent cinquante mille francs! s'écria Esther. - Vous en avez encore pour cent cinquante mille francs; mais il a très bien pris tout cela le baron... il va vous tirer d'ici, vous mettre tans ein bedid balai... Ma foi! vous n'êtes pas malheureuse!... A votre place, puisque vous tenez cet homme-là par le bon bout, quand vous aurez satisfait Carlos, je me ferais donner une maison et des rentes. Madame est certes la plus belle femme que j'aie vue, et la plus engageante, mais la laideur vient si vite! j'ai été fraÃche et belle et me voilà . J'ai vingt-trois ans, presque l'âge de madame, et je parais dix ans de plus... Une maladie suffit... Eh! bien quand on a une maison à Paris et des rentes, on ne craint pas de finir dans la rue... Esther n'écoutait plus Europe-Eugénie-Prudence Servien. La volonté d'un homme doué du génie de la corruption avait donc replongé dans la boue Esther avec la même force dont il avait usé pour l'en retirer. Ceux qui connaissent l'amour dans son infini savent qu'on n'en éprouve pas les plaisirs sans en accepter les vertus. Depuis la scène dans son taudis rue de Langlade, Esther avait complètement oublié son ancienne vie. Elle avait jusqu'alors vécu très vertueusement, cloÃtrée dans sa passion. Aussi, pour ne pas rencontrer d'obstacle, le savant corrupteur avait-il le talent de tout préparer de manière que la pauvre fille, poussée par son dévouement, n'eût plus qu'à donner son consentement à des friponneries consommées ou sur le point de se consommer. En révélant la supériorité de ce corrupteur, cette finesse indique le procédé par lequel il avait soumis Lucien. Créer des nécessités terribles, creuser la mine, la remplir de poudre, et, au moment critique, dire au complice "Fais un signe de tête, tout saute!" Autrefois Esther, imbue de la morale particulière aux courtisanes, trouvait toutes ces gentillesses si naturelles qu'elle n'estimait une de ses rivales que par ce qu'elle savait faire dépenser à un homme. Les fortunes détruites sont les chevrons de ces créatures. Carlos, en comptant sur les souvenirs d'Esther, ne s'était pas trompé. Ces ruses de guerre, ces stratagèmes mille fois employés, non seulement par ces femmes, mais encore par les dissipateurs, ne troublaient pas l'esprit d'Esther. La pauvre fille ne sentait que sa dégradation. Elle aimait Lucien, elle devenait la maÃtresse en titre du baron de Nucingen tout était là pour elle. Que le faux Espagnol prit l'argent des arrhes, que Lucien élevât l'édifice de sa fortune avec les pierres du tombeau d'Esther, qu'une seule nuit de plaisir coûtât plus ou moins de billets de mille francs au vieux banquier, qu'Europe en extirpât quelques centaines de mille francs par des moyens plus ou moins ingénieux, rien de tout cela n'occupait cette fille amoureuse; mais voici le cancer qui lui rongeait le coeur. Elle s'était vue pendant cinq ans blanche comme un ange! Elle aimait, elle était heureuse, elle n'avait pas commis la moindre infidélité. Ce bel amour pur allait être sali. Son esprit n'opposait pas ce contraste de sa belle vie inconnue à son immonde vie future. Ceci n'était en elle ni calcul ni poésie, elle éprouvait un sentiment indéfinissable et d'une puissance infinie de blanche, elle devenait noire; de pure impure; de noble, ignoble. Hermine par sa propre volonté la souillure morale ne lui semblait pas supportable. Aussi lorsque le baron l'avait menacée de son amour, l'idée de se jeter par la fenêtre lui était-elle venue à l'esprit. Lucien enfin était aimé absolument, et comme il est extrêmement rare que les femmes aiment un homme. Les femmes qui disent aimer, qui souvent croient aimer le plus, dansent, valsent, coquètent avec d'autres hommes, se parent pour le monde, y vont chercher leur moisson de regards convoiteurs; mais Esther avait accompli, sans qu'il y eût sacrifice, les miracles du véritable amour. Elle avait aimé Lucien pendant six ans comme aiment les actrices et les courtisanes qui, roulées dans les fanges et les impuretés, ont soif des noblesses, des dévouements du véritable amour, et qui en pratiquent alors l'exclusivité ne faut-il pas faire un mot pour rendre une idée si peu mise en pratique?. Les nations disparues, la Grèce, Rome et l'Orient ont toujours séquestré la femme, la femme qui aime devrait se séquestrer d'elle-même. On peut donc concevoir qu'en sortant du palais fantastique où cette fête, ce poème s'était accompli pour entrer dans le bedid balai d'un froid vieillard, Esther fut saisie d'une sorte de maladie morale. Poussée par une main de fer, elle avait eu de l'infamie jusqu'à mi-corps avant d'avoir pu réfléchir; mais depuis deux jours elle réfléchissait et se sentait un froid mortel au coeur. A ces mots "finir dans la rue" elle se leva brusquement et dit "Finir dans la rue?... non, plutôt finir dans la Seine..." - Dans la Seine?... Et monsieur Lucien?... dit Europe. Ce seul mot fit rasseoir Esther sur son fauteuil, où elle resta les yeux attachés à une rosace du tapis, le foyer du crâne absorbant les pleurs. A quatre heures, Nucingen trouva son ange plongé dans cet océan de réflexions, de résolutions, sur lequel flottent les esprits femelles, et d'où ils sortent par des mots incompréhensibles pour ceux qui n'y ont pas navigué de conserve. - Terittès fôdre vrond... ma pelle, lui dit le baron en s'asseyant auprès d'elle. Fus n'aurez blis te teddes... che m'entendrai affec Ichénie, et tans ein mois, fus guidderez cède abbardement bir endrer tans ein bedid balai... Oh! la cholie mainne. Tonnez que che la pèse. Esther laissa prendre sa main comme un chien donne la patte. - Ah! fus tonnez la mainne, mais bas le cuer... et cède le cuer que ch'aime... Ce fut dit avec un accent si vrai, que la pauvre Esther tourna ses yeux sur ce vieillard avec une expression de pitié qui le rendit quasi fou. Les amoureux, de même que les martyrs, se sentent frères de supplices! Rien au monde ne se comprend mieux que deux douleurs semblables. - Pauvre homme! dit-elle, il aime. En entendant ce mot, sur lequel il se méprit, le baron pâlit, son sang pétilla dans ses veines, il respirait l'air du ciel. A son âge, les millionnaires paient une semblable sensation d'autant d'or qu'une femme leur en demande. - Che fus âme audant que ch'aime ma file... dit-il, et che sens lâ; reprit-il en mettant la main sur son coeur, que che ne beux bas fus foir audrement que hireise. - Si vous vouliez n'être que mon père, je vous aimerais bien, je ne vous quitterais jamais, et vous vous apercevriez que je ne suis pas une femme mauvaise, ni vénale, ni intéressée, comme j'en ai l'air en ce moment... - Fus afez vaid tes bedides vollies, reprit le baron, gomme duttes les cholies phâmes, foilà tut. Ne barlons blis te cela. Nodre meddier, à nus, ed te cagner te Parchant pir fus... Soyez hireise che feux pien êdre fodre bère bendant queques churs, gar ehe gombrends qu'il vaudfus aggoutimer à ma bofre gargasse. - Vrai!... s'écria-t-elle en se levant et sautant sur les genoux de Nucirigen, lui passant la main autour du cou et se tenant à lui. - Frai, répondit-il en essayant de faire sourire sa figure. Elle l'embrassa sur le front, elle crut à une transaction impossible rester pure, et voir Lucien... Elle câlina si bien le banquier que la Torpille reparut. Elle ensorcela le vieillard, qui promit de rester père pendant quarante jours. Ces quarante jours étaient nécessaires à l'acquisition et à l'arrangement de la maison rue Saint-Georges. Une fois dans la rue, et en revenant chez lui, le baron se disait "Che sui ein chopard!" En effet, s'il devenait enfant en présence d'Esther, loin d'elle il reprenait en sortant sa peau de Loup-cervier, absolument comme le Joueur redevient amoureux d'Angélique quand il n'a pas un liard. - Eine temi-million, et n'affoir bas eingore si ceu qu'ède sa chambe, c'ède être bar drob pède; mès bersonne hireisement n'an saura rien, disait-il vingt jours après. Et il prenait de belles résolutions d'en finir avec une femme qu'il avait achetée si cher; puis, quand il se trouvait en présence d'Esther, il passait à réparer la brutalité de son début tout le temps qu'il avait à lui donner. - Che ne beux bas, lui disait-il au bout du mois êdre le Bère Edernel. Deux amours extrêmes aux prises Vers la fin du mois de décembre 1829, à la veille d'installer Esther dans le petit hôtel de la rue Saint-Georges, le baron pria du Tillet d'y amener Florine afin de voir si tout était en harmonie avec la fortune de Nucingen, si ces mots un bedid balai avaient été réalisés par les artistes chargés de rendre cette volière digne de l'oiseau, Toutes les inventions trouvées par le luxe avant la révolution de 1830 faisaient de cette maison le type du bon goût. Grindot l'architecte y avait vu le chef-d'oeuvre de son talent de décorateur. L'escalier refait en marbre, les stucs, les étoffes, les dorures sobrement appliquées, les moindres détails comme les grands effets surpassaient tout ce que le siècle de Louis XV a laissé dans ce genre à Paris. - Voilà mon rêve ça et la vertu! dit Florine en souriant. Et pour qui fais-tu ces dépenses? demanda-t-elle à Nucingen. Est-ce une vierge qui s'est laissée tomber du ciel? - C'ed eine phâme qui y remonde, répondit le baron. - Une manière de te poser en Jupiter, répliqua l'actrice. Et quand la verra-t-on? - Oh! le jour où l'on pendra la crémaillère, s'écria du Tillet. - Bas affant... dit le baron. - Il faudra joliment se brosser, se ficeler, se damasquiner reprit Florine. Oh! les femmes donneront-elles du mal à leurs couturières et à leurs coiffeurs pour cette soirée-là !... Et quand?... - Che ne suis bas le maidre. - En voilà une de femme!... s'écria Florine. Oh! comme je voudrais la voir!... - Ed moi auzi, répliqua naïvement le baron. - Comment! la maison, la femme, les meubles, tout sera neuf? - Même le banquier, dit du Tillet, car mon ami me semble bien jeune. - Mais il lui faudra, dit Florine, retrouver ses vingt ans, au moins pour un instant. Dans les premiers jours de 1830, tout le monde parlait à Paris de la passion de Nucingen et du luxe effréné de sa maison. Le pauvre baron, affiché, moqué, pris d'une rage facile à concevoir, mit alors dans sa tête un vouloir de financier d'accord avec la furieuse passion qu'il se sentait au coeur. Il désirait, en pendant la crémaillère, pendre aussi l'habit du père noble et toucher le prix de tant de sacrifices. Toujours battu par la Torpille, il se résolut à traiter l'affaire de son mariage par correspondance, afin d'obtenir d'elle un engagement chirographaire. Les banquiers ne croient qu'aux lettres de change. Donc, le Loup-cervier se leva, dans un des premiers jours de cette année, de bonne heure, s'enferma dans son cabinet et se mit à composer la lettre suivante, écrite en bon français; car s'il le prononçait mal, il l'orthographiait très bien. "Chère Esther, fleur de mes pensées et seul bonheur de ma vie, quand je vous ai dit que je vous aimais comme j'aime ma fille, je vous trompais et me trompais moi-même. Je voulais seulement vous exprimer ainsi la sainteté de mes sentiments, qui ne ressemblent à aucun de ceux que les hommes ont éprouvés, d'abord parce que je suis un vieillard, puis parce que je n'avais jamais aimé. Je vous aime tant que, si vous me coûtiez ma fortune, je ne vous en aimerais pas moins. Soyez juste! La plupart des hommes n'auraient pas vu, comme moi, un ange en vous je n'ai jamais jeté les yeux sur votre passé. Je vous aime à la fois comme j'aime ma fille Augusta, qui est mon unique enfant, et comme j'aimerais ma femme si ma femme avait pu m'aimer. Si le bonheur est la seule absolution d'un vieillard amoureux, demandez-vous si je ne joue pas un rôle ridicule. J'ai fait de vous la consolation, la joie de mes vieux jours. Vous savez bien que, jusqu'à ma mort, vous serez aussi heureuse qu'une femme peut l'être, et vous savez bien aussi qu'après ma mort vous serez assez riche pour que votre sort fasse envie à bien des femmes. Dans toutes les affaires que je fais depuis que j'ai eu le bonheur de vous parler, votre part se prélève, et vous avez un compte dans la Maison Nucingen. Dans quelques jours, vous entrerez dans une maison qui, tôt ou tard, sera la vôtre, si elle vous plaÃt. Voyons, y recevrez-vous encore votre père en m'y recevant, ou serai-je enfin heureux?... Pardonnez-moi de vous écrire si nettement; mais quand je suis près de vous, je n'ai plus de courage, et je sens trop que vous êtes ma maÃtresse. Je n'ai pas l'intention de vous offenser, je veux seulement vous dire combien je souffre et combien il est cruel à mon âge d'attendre, quand chaque jour m'ôte des espérances et des plaisirs. La délicatesse de ma conduite est d'ailleurs une garantie de la sincérité de mes intentions. Ai-je jamais agi comme un créancier? Vous êtes comme une citadelle, et je ne suis pas un jeune homme. Vous répondez à mes doléances qu'il s'agit de votre vie, et vous me le faites croire quand je vous écoute; mais ici je retombe en de noirs chagrins, en des doutes qui nous déshonorent l'un et l'autre. Vous m'avez semblé aussi bonne, aussi candide que belle; mais vous vous plaisez à détruire mes convictions. Jugez-en! Vous me dites que vous avez une passion dans le coeur, une passion impitoyable, et vous refusez de me confier le nom de celui que vous aimez... Est-ce naturel? Vous avez fait d'un homme assez fort un homme d'une faiblesse inouïe... Voyez où j'en suis arrivé! je suis obligé de vous demander quel avenir vous réservez à ma passion après cinq mois? Encore faut-il que je sache quel rôle je jouerai à l'inauguration de votre hôtel. L'argent n'est rien pour moi quand il s'agit de vous; je n'aurai pas la sottise de me faire à vos yeux un mérite de ce mépris; mais si mon amour est sans bornes, ma fortune est limitée, et je n'y tiens que pour vous. Eh! bien, si en vous donnant tout ce que je possède, je pouvais, pauvre, obtenir votre affection, j'aimerais mieux être pauvre et aimé de vous que riche et dédaigné. Vous m'avez si fort changé, ma chère Esther, que personne ne me reconnaÃt plus j'ai payé dix mille francs un tableau de joseph Bridau, parce que vous m'avez dit qu'il était homme de talent et méconnu. Enfin je donne à tous les pauvres que je rencontre cinq francs en votre nom. Eh! bien, que demande le pauvre vieillard qui se regarde comme votre débiteur quand vous lui faites l'honneur d'accepter quoi que ce soit?... il ne veut qu'une espérance, et quelle espérance, grand Dieu! N'est-ce pas plutôt la certitude de ne jamais avoir de vous que ce que ma passion en prendra? Mais le feu de mon coeur aidera vos cruelles tromperies. Vous me voyez prêt à subir toutes les conditions que vous mettrez à mon bonheur, à mes rares plaisirs; mais, au moins, dites-moi que le jour où vous prendrez possession de votre maison, vous accepterez le coeur et la servitude de celui qui se dit, pour le reste de ses jours, Votre esclave, "FREDERIC DE NUCINGEN." - Eh! il m'ennuie, ce pot à millions! s'écria Esther redevenue courtisane. Elle prit du papier à poulet et écrivit, tant que le papier put la contenir, la célèbre phrase, devenue proverbe à la gloire de Scribe Prenez mon ours. Un quart d'heure après, saisie par le remords, Esther écrivit la lettre suivante "MONSIEUR LE BARON, "Ne faites pas la moindre attention à la lettre que vous avez reçue de moi, j'étais revenue à la folle nature de ma jeunesse; pardonnez-la donc, monsieur, à une pauvre fille qui doit être une esclave. Je n'ai jamais mieux senti la bassesse de ma condition que depuis le jour où je vous fus livrée. Vous avez payé, je me dois. Il n'y a rien de plus sacré que les dettes de déshonneur. Je n'ai pas le droit de liquider en me jetant dans la Seine. On peut toujours payer une dette en cette affreuse monnaie, qui n'est bonne que d'un côté vous me trouverez donc à vos ordres. Je veux payer dans une seule nuit toutes les sommes qui sont hypothéquées sur ce fatal moment, et j'ai la certitude qu'une heure de moi vaut des millions, avec d'autant plus de raison que ce sera la seule, la dernière. Après, je serai quitte, et pourrai sortir de la vie. Une honnête femme a des chances de se relever d'une chute; mais, nous autres, nous tombons trop bas. Aussi ma résolution est-elle si bien prise que je vous prie de garder cette lettre en témoignage de la cause de la mort de celle qui se dit pour un jour, Votre servante, ESTHER." Cette lettre partie, Esther eut un regret. Dix minutes après, elle écrivit la troisième lettre que voici "Pardon, cher baron, c'est encore moi. Je n'ai voulu ni me moquer de vous ni vous blesser; je veux seulement vous faire réfléchir sur ce simple raisonnement si nous restons ensemble dans les relations de père à fille, vous aurez un plaisir faible, mais durable; si vous exigez l'exécution du contrat, vous me pleurerez. Je ne veux plus vous ennuyer le jour que vous aurez choisi le plaisir au lieu du bonheur sera sans lendemain pour moi. Votre fille, ESTHER." A la première lettre, le baron entra dans une de ces colères froides qui peuvent tuer les millionnaires, il se regarda dans la glace, il sonna. - Hein pain de biets!... cria-t-il à son nouveau valet de chambre. Pendant qu'il prenait le bain de pieds, la seconde lettre vint, il la lut, et tomba sans connaissance. On porta le millionnaire dans son lit. Quand le financier revint à lui, madame de Nucingen était assise au pied du lit. - Cette fille a raison! lui dit-elle, pourquoi voulez-vous acheter l'amour?... cela se vend-il au marché? Voyons votre lettre? Le baron donna les divers brouillons qu'il avait faits, madame de Nucingen les lut en souriant. La troisième lettre arriva. - C'est une fille étonnante! s'écria la baronne après avoir lu cette dernière lettre. - Que vaire montame? demanda le baron à sa femme. - Attendre. - Addentre! reprit-il, la nadure est imbidoyaple... - Tenez, mon cher, dit la baronne, vous avez fini par être excellent pour moi, je vais vous donner un bon conseil. - Vus esde ein ponne phâme!... dit-il. Vaides des teddes, cheu les baye... - Ce qui vous est arrivé à la réception des lettres de cette fille touche plus une femme que des millions dépensés, ou que toutes les lettres, tant belles soient-elles; tâchez qu'elle l'apprenne indirectement, vous la posséderez peut-être! et... n'ayez aucun scrupule, elle n'en mourra point, dit-elle en toisant son mari. Madame de Nucingen ignorait entièrement la nature-fille. Traité de paix entre l'Asie et la maison Nucingen - Gomme montame ti Nichinguenne a te l'esbrit! se dit le baron, quand sa femme l'eut laissé seul. Mais, plus le banquier admira la finesse du conseil que la baronne venait de lui donner, moins il devina la manière de s'en servir; et non seulement il se trouvait stupide, mais encore il se le disait à lui-même. La stupidité de l'homme d'argent, quoique devenue quasi proverbiale, n'est cependant que relative. Il en est des facultés de notre esprit comme des aptitudes de notre corps. Le danseur a sa force aux pieds, le forgeron a la sienne dans les bras; le fort de la halle s'exerce à porter des fardeaux, le chanteur travaille son larynx, et le pianiste se cémente le poignet. Un banquier s'habitue à combiner les affaires, à les étudier, à faire mouvoir les intérêts, comme un vaudevilliste se dresse à combiner des situations, à étudier des sujets, à faire mouvoir des personnages. On ne doit pas plus demander au baron de Nucingen l'esprit de conversation qu'on ne doit exiger les images du poète dans l'entendement du mathématicien. Combien se rencontre-t-il par époque de poètes qui soient ou prosateurs ou spirituels dans le commerce de la vie à la manière de madame Cornuel? Buffon était lourd, Newton n'a pas aimé, Lord Byron n'a guère aimé que lui-même, Rousseau fut sombre et quasi fou, La Fontaine était distrait. Egalement distribuée, la force humaine produit les sots, ou la médiocrité partout; inégale, elle engendre ces disparates auxquelles on donne le nom de génie, et qui, si elles étaient visibles, paraÃtraient des difformités. La même loi régit le corps une beauté parfaite est presque toujours accompagnée de froideur ou de sottise. Que Pascal soit à la fois un grand géomètre et un grand écrivain, que Beaumarchais soit un grand homme d'affaires, que Zamet soit un profond courtisan a; ces rares exceptions confirment le principe de la spécialité des intelligences. Dans la sphère des calculs spéculatifs, le banquier déploie donc autant d'esprit, d'adresse, de finesse, de qualités qu'un habile diplomate dans celle des intérêts nationaux. Sorti de son cabinet, s'il était encore remarquable, un banquier serait alors un grand homme. Nucingen multiplié par le prince de Ligne, par Mazarin ou par Diderot est une formule humaine presque impossible, et qui cependant s'est appelée Périclès, Aristote, Voltaire, et Napoléon. Le rayonnement du soleil impérial ne doit pas faire tort à l'homme privé, l'Empereur avait du charme, il était instruit et spirituel. Monsieur de Nucingen, purement banquier, sans aucune invention hors de ses calculs, comme la plupart des banquiers, ne croyait qu'aux valeurs certaines. En fait d'art, il avait le bon sens de recourir, l'or à la main, aux experts en toute chose, prenant le meilleur architecte, le meilleur chirurgien, le plus fort connaisseur en tableaux, en statues, le plus habile avoué, dès qu'il s'agissait de bâtir une maison, de surveiller sa santé, d'une acquisition de curiosités ou d'une terre. Mais, comme il n'existe pas d'expert-juré pour les intrigues ni de connaisseurs en passion, un banquier est très mal mené quand il aime, et très embarrassé dans le manège de la femme. Nucingen n'inventa donc rien de mieux que ce qu'il avait déjà fait donner de l'argent à un Frontin quelconque, mâle ou femelle, pour agir ou pour penser à sa place. Madame Saint-Estève pouvait seule exploiter le moyen trouvé par la baronne. Le banquier regretta bien amèrement de s'être brouillé avec l'odieuse marchande à la toilette. Néanmoins, confiant dans le magnétisme de sa caisse et dans les calmants signés Garat, il sonna son valet de chambre et lui dit de s'enquérir, rue Neuve-Saint-Marc, de cette horrible veuve, en la priant de venir. A Paris, les extrêmes se rencontrent par les passions. Le vice y soude perpétuellement le riche au pauvre, le grand au petit. L'impératrice y consulte mademoiselle Lenormand. Enfin le grand seigneur y trouve toujours un Ramponneau de siècle en siècle. Le nouveau valet de chambre revint deux heures après, - Monsieur le baron, dit-il, madame Saint-Estève est ruinée. - Ah! dant mie! dit le baron joyeusement, che la diens! - La brave femme est, à ce qu'il paraÃt, un peu joueuse, reprit le valet. De plus, elle se trouve sous la domination d'un petit comédien des théâtres de la banlieue, que, par décence, elle fait passer pour son filleul. Il paraÃt qu'elle est excellente cuisinière, elle cherche une place. - Zes tiaples te chénies sipaldernes ont dous tisse manières te cagner te l'archant, ed tousse manières te le tébenser, se dit le baron sans se douter qu'il se rencontrait avec Panurge. Il renvoya son domestique à la recherche de madame Saint-Estève qui ne vint que le lendemain. Questionné par Asie, le nouveau valet de chambre apprit à cet espion femelle les terribles résultats des lettres écrites par la maÃtresse de monsieur le baron. - Monsieur doit bien aimer cette femme-là , dit en terminant le valet de chambre, car il a failli mourir. Moi, je lui donnais le conseil de n'y pas retourner, il se verrait bientôt cajolé. Une femme qui coûte à monsieur le baron déjà cinq cent mille francs, dit-on, sans compter ce qu'il vient de dépenser dans le petit hôtel de la rue Saint-Georges!... Mais cette femme-là veut de l'argent, et rien que de l'argent. En sortant de chez monsieur, madame la baronne disait en riant "Si cela continue, cette fille-là me rendra veuve." - Diable! répondit Asie, il ne faut jamais tuer la poule aux oeufs d'or! - Monsieur le baron n'espère plus qu'en vous, dit le valet de chambre. - Ah! c'est que je me connais à faire marcher les femmes!... - Allons, entrez, dit le valet de chambre en s'humiliant devant cette puissance occulte. - Eh! bien, dit la fausse Saint-Estève en entrant d'un air humble chez le malade, monsieur le baron éprouve donc de petites contrariétés?... Que voulez-vous! tout le monde est atteint par son faible. Moi aussi, j'ai évu des malheurs. En deux mois la roue de fortune a drôlement tourné pour moi! me voilà cherchant une place... Nous n'avons été raisonnables ni l'un ni l'autre. Si monsieur le baron voulait me placer en qualité de cuisinière chez madame Esther, il aurait en moi la plus dévouée des dévouées, et je lui serais bien utile pour surveiller Eugénie et madame. - Il ne s'achit boint te cela, dit le baron. Che ne buis barfenir à êdre le maÃdre, et che suis mené gomme... - Une toupie, reprit Asie. Vous avez fait aller les autres, papa, la petite vous tient et vous polissonne... Le ciel est juste! - Chiste? reprit le baron. Che ne d'ai bas vait fenir bir endentre te la morale... - Bah! mon fils, un peu de morale ne gâte rien. C'est le sel de la vie pour nous autres, comme le vice pour les dévots. Voyons, avez-vous été généreux? Vous avez payé ses dettes... - Ui! dit piteusement le baron. - C'est bien. Vous avez dégagé ses effets, c'est mieux; mais convenez-en!... ce n'est pas assez ça ne lui donne encore rien à frire, et ces créatures aiment à flamber... - Che lui brebare eine sirbrise, rie Sainte-Chorche... Elle le said... dit le baron. Mais che ne feux bas èdre ein chopart. - Eh! bien, quittez-la... - Chai beur qu'elle ne me laisse hà ler, s'écria le baron. - Et nous en voulons pour notre argent, mon fils, répondit Asie. Ecoutez. Nous en avons carotté de ces millions au public, mon petit! On dit que vous en possédez vingt-cinq. Le baron ne put s'empêcher de sourire. Eh! bien, il faut en lâcher un... - Che le lâgerais pien, répondit le baron, mais che ne l'aurais bas plitôt lâgé qu'on en temantera un second. - Oui, je comprends, répondit Asie, vous ne voulez pas dire B, de peur d'aller jusqu'au Z. Esther est honnête fille cependant... - Drès honède file! s'écria le banquier; ele feud pien s'eczéguder, mais gomme on s'aguide t'eine tedde. - Enfin, elle ne veut pas être votre maÃtresse, elle a de la répugnance. Et je le conçois, l'enfant a toujours obéi à ses fantaisies. Quand on n'a connu que de charmants jeunes gens, on se soucie peu d'un vieillard... Vous n'êtes pas beau, vous êtes gros comme Louis XVIII, et un peu bêta, comme tous ceux qui cajolent la fortune au lieu de s'occuper des femmes. Eh! bien, si vous ne regardez pas à six cent mille francs, dit Asie, je me charge de la faire devenir pour vous tout ce que vous voudrez qu'elle soit. - Ziz sante mile vrancs!... s'écria le baron en faisant un léger sursaut. Esder me goûde eine milion téchâ!... - Le bonheur vaut bien seize cent mille francs, mon gros corrompu. Vous connaissez des hommes, dans ce temps-ci, qui certainement ont mangé plus d'un et de deux millions avec leurs maÃtresses. Je connais même des femmes qui ont coûté la vie, et pour qui l'on a craché sa tête dans un panier... Vous savez ce médecin qui a empoisonné son ami?... il voulait la fortune pour faire le bonheur d'une femme. - Ui, che le zais, mais si che suis amûreusse, che ne suis pas pêde, izi, ti moins, gar quand che la fois, che lui tonnerais mon bordefeille... - Ecoutez, monsieur le baron, dit Asie en prenant une pose de Sémiramis, vous avez été assez rincé comme ça. Aussi vrai que je me nomme Saint-Estève, dans le commerce s'entend, je prends votre parti. - Pien!... che te régombenserai. - Je le crois, car je vous ai montré que je savais me venger. D'ailleurs, sachez-le, papa, dit-elle en lui jetant un regard effroyable, j'ai les moyens de vous souffler madame Esther comme on mouche une chandelle. Et je connais ma femme! Quand la petite gueuse vous aura donné le bonheur, elle vous sera plus nécessaire encore qu'elle ne vous l'est en ce moment. Vous m'avez bien payée, vous vous êtes fait tirer l'oreille, mais enfin vous avez financé! Moi, j'ai rempli mes engagements, pas vrai? Eh! bien, tenez, je vais vous proposer un marché. - Foyons. - Vous me placez cuisinière chez madame, vous me prenez pour dix ans, j'ai mille francs de gages, vous payez les cinq dernière années d'avance un denier-à -Dieu, quoi!. Une fois chez madame, je saurai la déterminer aux concessions suivantes. Par exemple, vous lui ferez arriver une toilette délicieuse de chez madame Auguste, qui connaÃt les goûts et les façons de madame, et vous donnez des ordres pour que le nouvel équipage soit à la porte à quatre heures. Après la Bourse, vous montez chez elle, et vous allez faire une petite promenade au bois de Boulogne. Eh! bien, cette femme dit ainsi qu'elle est votre maÃtresse, elle s'engage au vu et au su de tout Paris... - Cent mille francs... - Vous dÃnerez avec elle je sais faire de ces dÃners-là ; vous la menez au spectacle, aux Variétés, à l'avant-scène, et tout Paris dit alors "Voilà ce vieux filou de Nucingen avec sa maÃtresse..." - C'est flatteur de faire croire ça? - Tous ces avantages-là , je suis bonne femme, sont compris dans les premiers cent mille francs... En huit jours, en vous conduisant ainsi, vous aurez fait bien du chemin. - Ch'aurai bayé sant mile vrancs... - Dans la seconde semaine, reprit Asie qui n'eut pas l'air d'avoir entendu cette piteuse phrase, madame se décidera, poussée par ces préliminaires, à quitter son petit appartement et à s'installer dans l'hôtel que vous lui offrez. Votre Esther a revu le monde, elle a retrouvé ses anciennes amies, elle voudra briller, elle fera les honneurs de son palais! C'est dans l'ordre... - Encore cent mille francs! - Dam... vous êtes chez vous, Esther est compromise... elle est à vous. Reste une bagatelle dont vous faites le principal, vieux éléphant! Ouvre-t-il des yeux, ce gros monstre-là ! Eh! bien, je m'en charge. - Quatre cent mille... - Ah! pour ça, mon gros, tu ne les lâches que le lendemain... Est-ce de la probité?... J'ai plus de confiance en toi que tu n'en as en moi. Si je décide madame à se montrer comme votre maÃtresse, à se compromettre, à prendre tout ce que vous lui offrirez, et peut-être aujourd'hui, vous me croirez bien capable de l'amener à vous livrer le passage du Grand Saint-Bernard. Et c'est difficile, allez!... Il y a là , pour faire passer votre artillerie, autant de tirage que pour le Premier Consul dans les Alpes. - Et birquoi?... - Elle a le coeur plein d'amour, razibus, comme vous dites, vous autres qui savez le latin, reprit Asie, Elle se croit une reine de Saba parce qu'elle s'est lavée dans les sacrifices qu'elle a faits à son amant... une idée que ces femmes-là se fourrent dans la tête! Ah! mon petit, il faut être juste, c'est beau! Cette farceuse-là mourrait de chagrin de vous appartenir, je n'en serais pas étonnée; mais ce qui me rassure, moi, je vous le dis pour vous donner du coeur, il y a chez elle un bon fond de fille. - Ti bas, dit le baron qui écoutait Asie dans un profond silence et avec admiration, le chénie te la gorrhibtion, gomme chai le chique te la Panque. - Est-ce dit, mon bichon? reprit Asie. - Fa bir cinquande mile vrancs au lier de sante mile!... Et che tonnerai cint cent mile le lendemain te mon driomphe. - Eh! bien, je vais aller travailler, répondit Asie... Ah! vous pouvez venir! reprit Asie avec respect. Monsieur trouvera Madame déjà douce comme un dos de chatte, et peut-être disposée à lui être agréable. - Fa, fa, ma ponne, dit le banquier en se frottant les mains. Et, après avoir souri à cette affreuse mulâtresse, il se dit Gomme on a réson t'afoir paugoup t'archant! Et il sauta hors de son lit, alla dans ses bureaux et reprit le maniement de ses immenses affaires, le coeur gai. Une abdication Rien ne pouvait être plus funeste à Esther que le parti pris par Nucingen. La pauvre courtisane défendait sa vie en se défendant contre l'infidélité. Carlos appelait bégueulisme cette défense si naturelle. Or Asie alla, non sans employer les précautions usitées en pareil cas, apprendre à Carlos la conférence qu'elle venait d'avoir avec le baron, et tout le parti qu'elle en avait tiré. La colère de cet homme fut comme lui, terrible; il vint aussitôt en voiture, les stores baissés, chez Esther, en faisant entrer la voiture sous la porte. Encore presque blanc quand il monta, ce double faussaire se présenta devant la pauvre fille; elle le regarda, elle se trouvait debout, elle tomba sur un fauteuil, les jambes comme cassées. - Qu'avez-vous, monsieur? lui dit-elle en tressaillant de tous ses membres. - Laisse-nous, Europe, dit-il à la femme de chambre. Esther regarda cette fille comme un enfant aurait regardé sa mère, de qui quelque assassin le séparerait pour pouvoir le tuer. - Savez-vous où vous enverrez Lucien? reprit Carlos quand il se trouva seul avec Esther. - Où?... dernanda-t-elle d'une voix faible en se hasardant à regarder son bourreau. - Là d'où je viens, mon bijou. Esther vit tout rouge en regardant l'homme. - Aux galères, ajouta-t-il à voix basse. Esther ferma les yeux, ses jambes s'allongèrent, ses bras pendirent, elle devint blanche. L'homme sonna, Prudence vint. - Fais-lui reprendre connaissance, dit-il froidement, je n'ai pas fini. Il se promena dans le salon en attendant. Prudence-Europe fut obligée de venir prier monsieur de porter Esther sur le lit; il la prit avec une facilité qui dénotait une force athlétique. Il fallut aller chercher ce que la Pharmacie a de plus violent pour rendre Esther au sentiment de ses maux. Une heure après, la pauvre fille était en état d'écouter ce cauchemar vivant, assis au pied du lit, le regard fixe et éblouissant comme deux jets de plomb fondu. - Mon petit coeur, reprit-il, Lucien se trouve entre une vie splendide, honorée, heureuse, digne, et le trou plein d'eau, de vase et de cailloux où il allait se jeter quand je l'ai rencontré. La maison de Grandlieu demande à ce cher enfant une terre d'un million avant de lui obtenir le titre de marquis et de lui tendre cette grande perche, appelée Clotilde, à l'aide de laquelle il montera au pouvoir. Grâce à nous deux, Lucien vient d'acquérir le manoir maternel, le vieux château de Rubempré qui n'a pas coûté grand'chose, trente mille francs; mais son avoué, par d'heureuses négociations, a fini par y joindre pour un million de propriétés, sur lesquelles on a payé trois cent mille francs. Le château, les frais, les primes à ceux qu'on a mis en avant pour déguiser l'opération aux gens du pays, ont absorbé le reste. Nous avons bien, il est vrai, cent mille francs dans les affaires qui, d'ici à quelques mois, vaudront deux à trois cent mille francs; mais il restera toujours quatre cent mille francs à payer... Dans trois jours, Lucien revient d'Angoulême où il est allé, car il ne doit pas être soupçonné d'avoir trouvé sa fortune en cardant vos matelas... - Oh! non, dit-elle en levant les yeux par un mouvement sublime. - Je vous le demande, est-ce le moment d'effrayer le baron? dit-il tranquillement, et vous avez failli le tuer avant-hier! il s'est évanoui comme une femme en lisant votre seconde lettre. Vous avez un fier style, je vous en fais mes compliments. Si le baron était mort, que devenions-nous? Quand Lucien sortira de Saint-Thomas-d'Aquin, gendre du duc de Grandlieu, si vous voulez entrer dans la Seine... eh! bien, mon amour, je vous offre la main pour faire le plongeon ensemble. C'est une manière d'en finir. Mais réfléchissez donc un peu! Ne vaudrait-il pas mieux vivre en se disant à toute heure "Cette brillante fortune, cette heureuse famille... car il aura des enfants" - des enfants!... avez-vous pensé jamais au plaisir de passer vos mains dans la chevelure de ses enfants? Esther ferma les yeux et frissonna doucement. - Eh! bien, en voyant l'édifice de ce bonheur on se dit "Voilà mon oeuvre!" Il se fit une pause, pendant laquelle ces deux êtres se regardèrent. - Voilà ce que j'ai tenté de faire d'un désespoir qui se jetait à l'eau, reprit Carlos. Suis-je un égoïste, moi? Voilà comme l'on aime! On ne se dévoue ainsi que pour les rois; mais je l'ai sacré roi, mon Lucien! On me riverait pour le reste de mes jours à mon ancienne chaÃne, il me semble que je pourrais y rester tranquille en me disant "Il est au bal, il est à la cour." Mon âme et ma pensée triompheraient pendant que ma guenille serait livrée aux argousins! Vous êtes une misérable femelle, vous aimez en femelle! Mais l'amour, chez une courtisane, devrait être, comme chez toutes les créatures dégradées, un moyen de devenir mère, en dépit de la nature qui vous frappe d'infécondité! Si jamais on retrouvait, sous la peau de l'abbé Carlos Herrera, le condamné que j'étais auparavant, savez-vous ce que je ferais pour ne pas compromettre Lucien? Esther attendit la réponse dans une sorte d'anxiété. - Eh! bien, reprit-il après une légère pause, je mourrais comme les nègres, en avalant ma langue. Et vous, avec vos simagrées, vous indiquez ma trace. Que vous avais-je demandé?... de reprendre la jupe de la Torpille pour six mois, pour six semaines, et de vous en servir pour pincer un million... Lucien ne vous oubliera jamais! Les hommes n'oublient pas l'être qui se rappelle à leur souvenir par le bonheur dont on jouit tous les matins en se réveillant toujours riche. Lucien vaut mieux que vous... il a commencé par aimer Coralie, elle meurt, bon; mais il n'avait pas de quoi la faire enterrer, il n'a pas fait comme vous tout à l'heure, il ne s'est pas évanoui, quoique poète; il a écrit six chansons gaillardes, et il en a eu trois cents francs avec lesquels il a pu payer le convoi de Coralie. J'ai ces chansons-là , je les sais par coeur. Eh! bien, composez vos chansons soyez gaie, soyez folle! soyez irrésistible... et insatiable! Vous m'avez entendu? ne m'obligez plus à parler... Baisez papa. Adieu... Quand, une demi-heure après, Europe entra chez sa maÃtresse, elle la trouva devant un crucifix agenouillée dans la pose que le plus religieux des peintres a donnée à Moïse devant le buisson d'Oreb, pour en peindre la profonde et entière adoration devant Jehova. Après avoir dit ses dernières prières, Esther renonçait à sa belle vie, à l'honneur qu'elle s'était fait, à sa gloire, à ses vertus, à son amour. Elle se leva. - Oh! madame, vous ne serez plus jamais ainsi! s'écria Prudence Servien stupéfaite de la sublime beauté de sa maÃtresse. Elle tourna promptement la psyché pour que la pauvre fille pût se voir. Les yeux retenaient encore un peu de l'âme qui s'envolait au ciel. Le teint de la Juive étincelait. Trempés de larmes absorbées par le feu de la prière, ses cils ressemblaient à un feuillage après une pluie d'été, le soleil de l'amour pur les brillantait pour la dernière fois. Les lèvres gardaient comme une expression des dernières invocations aux anges, à qui sans doute elle avait emprunté la palme du martyre en leur confiant sa vie sans souillure. Enfin, elle avait la majesté qui dut briller chez Marie Stuart au moment où elle dit adieu à sa couronne, à la terre et à l'amour. - J'aurais voulu que Lucien me vÃt ainsi, dit-elle en laissant échapper un soupir étouffé. Maintenant, reprit-elle d'une voix vibrante, blaguons. En entendant ce mot, Europe resta tout hébétée, comme elle eût pu l'être en entendant blasphémer un ange. - Eh! bien, qu'as-tu donc à regarder si j'ai dans la bouche des clous de girofle au lieu de dents? Je ne suis plus maintenant qu'une infâme et immonde créature, une voleuse, une fille, et j'attends milord. Ainsi, fais chauffer un bain et apprête-moi ma toilette. Il est midi, le baron viendra sans doute après la Bourse, je vais lui dire que je l'attends, et j'entends qu'Asie lui apprête un dÃner un peu chouette, je veux le rendre fou cet homme... Allons, va, va, ma fille... Nous allons rire, c'est-à -dire nous allons travailler. Elle se mit à sa table, et écrivit la lettre suivante "Mon ami, si la cuisinière que vous m'avez envoyée n'avait jamais été à mon service, j'aurais pu croire que votre intention était de me faire savoir combien de fois vous vous êtes évanoui avant-hier en recevant mes trois poulets. Que voulez-vous? j'étais très nerveuse ce jour-là , je repassais les souvenirs de ma déplorable existence. Mais je connais la sincérité d'Asie. Je ne me repens donc plus de vous avoir fait quelque chagrin, puisqu'il a servi à me prouver combien je vous suis chère. Nous sommes ainsi, nous autres pauvres créatures méprisées une affection vraie nous touche bien plus que de nous voir l'objet de dépenses folles. Pour moi, j'ai toujours eu peur d'être comme le portemanteau où vous accrochiez vos vanités. Ça m'ennuyait de ne pas être autre chose pour vous. Oui, malgré vos belles protestations, je croyais que vous me preniez pour une femme achetée. Eh! bien, maintenant vous me trouverez bonne fille, mais à condition de toujours m'obéir un petit peu. Si cette lettre peut remplacer pour vous les ordonnances du médecin, vous me le prouverez en venant me voir après la Bourse. Vous trouverez sous les armes, et parée de vos dons, celle qui se dit, pour la vie, votre machine à plaisir, ESTHER." A la Bourse, le baron de Nucingen fut si gaillard, si content, si facile en apparence, et se permit tant de plaisanteries, que du Tillet et les Keller, qui s'y trouvaient, ne purent s'empêcher de lui demander raison de son hilarité. - Che suis amé... Nous bentons piendôd la gremaillère, dit-il à du Tillet. - A combien cela vous revient-il? lui repartit brusquement François Keller à qui madame Colleville avait coûté, disait-on, vingt-cinq mille francs par an. - Chamais cedde phâme, qui ed ein anche, ne m'a temanté feux liarts. - Cela ne se fait jamais, lui répondit du Tillet. C'est pour ne jamais rien avoir à demander qu'elles se donnent des tantes ou des mères. Esther reparaÃt à fleur de Paris De la Bourse à la rue Taitbout, le baron dit sept fois à son domestique "Fus n'alez bas, voueddés tonc le gefal!..." Il grimpa lestement, et trouva pour la première fois sa maÃtresse belle comme le sont ces filles dont l'unique occupation est le soin de leur toilette et de leur beauté. Sortie du bain, la fleur était fraÃche, parfumée à inspirer des désirs à Robert d'Arbrissel. Esther avait fait une demi-toilette délicieuse. Une redingote de reps noir, garnie en passementerie de soie rose, s'ouvrait sur une jupe de satin gris, le costume que se fit plus tard la belle Amigo dans I Puritani. Un fichu de point d'Angleterre retombait sur les épaules en badinant. Les manches de la robe étaient pincées par des lisérés pour diviser les bouffants que, depuis quelque temps, les femmes comme il faut avaient substitués aux manches à gigot devenues par trop monstrueuses. Esther avait fixé par une épingle, sur ses magnifiques cheveux, un bonnet de malines, dit à la folle, près de tomber et qui ne tombait pas, mais lui donnait l'air d'être en désordre et mal peignée, quoique l'on vÃt parfaitement les raies blanches de sa petite tête entre les sillons des cheveux. - N'est-ce pas une horreur de voir madame si belle dans un salon passé comme celui-là ? dit Europe au baron en lui ouvrant la porte du salon. - Hé bien, fennez rie Sainte-Chorche, dit le baron en restant en arrêt comme un chien devant une perdrix. Le demps ed manivique, nus nus bromenerons aux Jamps-Elusées, et matame Saint-Estèfe afec Ichénie dransborderont dutte fodre doiledde, fodre linche et nodre tinner à la rie Sainte-Chorche. - Je ferai tout ce que vous voudrez, dit Esther, si vous voulez me faire le plaisir d'appeler ma cuisinière Asie, et Eugénie, Europe. J'ai surnommé ainsi toutes les femmes qui m'ont servie, depuis les deux premières que j'ai eues. Je n'aime pas le changement... - Acie... Irobe... répéta le baron en se mettant à rire. Gomme fus edes trôle... fus affez tes imachinassions... Ch'aurais manché pien tes tinners afant te nommer eine guisinière Acie. - C'est notre état d'être drôles, dit Esther. Voyons, une pauvre fille ne peut donc pas se faire nourrir par l'Asie et habiller par l'Europe, quand vous, vous vivez de tout le monde? C'est un mythe, quoi! Il y a des femmes qui mangeraient la terre, il ne m'en faut que la moitié. Voilà ! - Quelle phâme que montame Saind-Esdèfe! se dit le baron en admirant le changement des façons d'Esther. - Europe, ma fille, il me faut un chapeau, dit Esther. Je dois avoir une capote de satin noir doublée de rose, garnie en dentelles. - Madame Thomas ne l'a pas envoyée... Allons, baron, vite! haut la patte! commencez votre service d'homme de peine, c'est-à -dire d'homme heureux! Le bonheur est lourd!... Vous avez votre cabriolet, allez chez madame Thomas, dit Europe au baron. Vous ferez demander par votre domestique la capote de madame Van Bogseck... Et surtout, lui dit-elle à l'oreille, rapportez-lui le plus beau bouquet qu'il y ait à Paris. Nous sommes en hiver, tâchez d'avoir des fleurs des Tropiques. Le baron descendit et dit à ses domestiques "Ghez montame Domas." Le domestique mena son maÃtre chez une fameuse pâtissière. - C'edde ein margeante de motes, vichi pedâte, ed non te cateaux, dit le baron qui courut au Palais-Royal chez madame Prévôt, où il fit composer un bouquet de cinq louis, pendant que son domestique allait chez la fameuse marchande de modes. En se promenant dans Paris, l'observateur superficiel se demande quels sont les fous qui viennent acheter les fleurs fabuleuses qui parent la boutique de l'illustre bouquetière et les primeurs de l'européen Chevet, le seul, avec le Rocher-de-Cancale, qui offre une véritable et délicieuse Revue des Deux Mondes... Il s'élève tous les jours, à Paris, cent et quelques passions à la Nucingen, qui se prouvent par des raretés que les reines n'osent pas se donner, et qu'on offre, et à genoux, à des filles qui, selon le mot d'Asie, aiment à flamber. Sans ce petit détail, une honnête bourgeoise ne comprendrait pas comment une fortune se fond entre les mains de ces créatures dont la fonction sociale, dans le système fouriériste, est peut-être de réparer les malheurs de l'Avarice et de la Cupidité. Ces dissipations sont sans doute au Corps Social ce qu'un coup de lancette est pour un corps pléthorique. En deux mois Nucingen venait d'arroser le commerce de plus de deux cent mille francs. Quand le vieil amoureux revint, la nuit tombait, le bouquet était inutile. L'heure d'aller aux Champs-Elysées, en hiver, est de deux heures à quatre. Néanmoins la voiture servit à Esther pour se rendre de la rue Taitbout à la rue Saint-Georges, où elle prit possession du bedid balai. Jamais, disons-le, Esther n'avait encore été l'objet d'un pareil culte ni de profusions pareilles, elle en fut surprise; mais elle se garda bien, comme toutes ces royales ingrates, de montrer le moindre étonnement. Quand vous entrez dans Saint-Pierre de Rome, pour vous faire apprécier l'étendue et la hauteur de la reine des cathédrales, on vous montre le petit doigt d'une statue qui a je ne sais quelle longueur, et qui vous semble un petit doigt naturel. Or, on a tant critiqué les descriptions, néanmoins si nécessaires à l'histoire de nos moeurs, qu'il faut imiter ici le cicérone romain. Donc, en entrant dans la salle à manger, le baron ne put s'empêcher de faire manier à Esther l'étoffe des rideaux de croisée, drapée avec une abondance royale, doublée en moire blanche et garnie d'une passementerie digne du corsage d'une princesse portugaise. Cette étoffe était une soierie achetée à Canton où la patience chinoise avait su peindre les oiseaux d'Asie avec une perfection dont le modèle n'existe que sur les vélins du Moyen-Age, ou dans le missel de Charles-Quint, l'orgueil de la bibliothèque impériale de Vienne. - Elle a goûdé teux mile vrancs l'aune à eine milort qui l'a rabbordée tes Intes... - Très bien. Charmant! Quel plaisir ce sera de boire ici du vin de Champagne! dit Esther. La mousse n'y salira pas sur du carreau! - Oh! madame, dit Europe, mais voyez donc le tapis!... - Gomme on affait tessiné la dabis bir la tuc Dorionia, mon bâmi, qui le droufe drop cher, che l'ai bris pir vus, qui êdes eine reine! dit Nucingen. Par un effet du hasard, ce tapis, dû à l'un de nos plus ingénieux dessinateurs, se trouvait assorti aux caprices de la draperie chinoise. Les murs peints par Schinner et Léon de Lora représentaient de voluptueuses scènes, mises en relief par des ébènes sculptés, acquis à prix d'or chez du Sommerard, et formant des panneaux où de simples filets d'or attiraient sobrement la lumière. Maintenant vous pouvez juger du reste. - Vous avez bien fait de m'amener ici, dit Esther, il me faudra bien huit jours pour m'habituer à ma maison, et ne pas avoir l'air d'une parvenue... - Ma mèson! répétait joyeusement le baron. Fus accebdez tonc?... - Mais oui, mille fois oui, animal-bête, dit-elle en souriant. - Hânimâle édait azez... - Bête est pour la caresse, reprit-elle en le regardant. Le pauvre Loup-cervier prit la main d'Esther et la mit sur son coeur il était assez animal pour sentir, mais trop bête pour trouver un mot. - Foyez gomme il pat... bir un bedid mote te dentresse!...reprit-il. Et il emmena sa déesse téesse dans la chambre à coucher. - Oh! madame, dit Eugénie, je ne peux pas rester là , moi! L'on a trop envie de se mettre au lit. - Eh! bien, dit Esther, je veux te payer tout ça d'un seul coup... Tiens, mon gros éléphant, après le dÃner nous irons au spectacle. J'ai une fringale de spectacle. Il y avait précisément cinq ans qu'Esther n'était allée à un théâtre. Tout Paris se portait alors à la Porte-Saint-Martin, pour y voir une de ces pièces auxquelles la puissance des acteurs communique une expression de réalité terrible, Richard d'Arlington. Comme toutes les natures ingénues, Esther aimait autant à ressentir les tressaillements de la frayeur qu'à se laisser aller aux larmes de la tendresse. - Nous irons voir Frédérick-LemaÃtre, dit-elle, j'adore cet acteur-là ! - C'edde ein trame sôfache, dit Nucingen qui se vit contraint en un moment de s'afficher. Le baron envoya son domestique chercher une des deux loges d'Avant-scène aux premières. Autre originalité parisienne! Quand le Succès, aux pieds d'argile, emplit une salle, il y a toujours une loge d'Avant-scène à louer dix minutes avant le lever du rideau; les directeurs la gardent pour eux quand il ne s'est pas présenté, pour la prendre, une passion à la Nucingen. Cette loge est, comme la primeur de Chevet, l'impôt prélevé sur les fantaisies de l'Olympe parisien. Il est inutile de parler du service. Nucingen avait entassé trois services le petit service, le moyen service, le grand service. Le dessert du grand service était, en entier, assiettes et plats, de vermeil sculpté. Le banquier, pour ne pas paraÃtre écraser la table de valeurs d'or et d'argent, avait joint à tous ces services une porcelaine de la plus charmante fragilité, genre Saxe, et qui coûtait plus qu'un service d'argenterie. Quant au nappage, le linge de Saxe, le linge d'Angleterre, de Flandre et de France rivalisaient de perfection avec leurs fleurs damassées. Au dÃner, ce fut au tour du baron d'être surpris en goûtant la cuisine d'Asie. - Che gomprents, dit-il, birquoi fus la nommez Acie c'ed eine guizine aciadique. - Ah! je commence à croire qu'il m'aime, dit Esther à Europe, il a dit quelque chose qui ressemble à un mot. - Il y en a blisieurs, dit-il. - Eh! bien, il est encore plus Turcaret qu'on le dit, s'écria la rieuse courtisane à cette réponse digne des naïvetés célèbres échappées au banquier. La cuisine était épicée de manière à donner une indigestion au baron, pour qu'il s'en allât chez lui de bonne heure; aussi fut-ce tout ce qu'il rapporta de sa première entrevue avec Esther en fait de plaisir. Au spectacle, il fut obligé de boire un nombre infini de verres d'eau sucrée, en laissant Esther seule pendant les entractes. Par une rencontre si prévisible qu'on ne saurait la nommer un hasard, Tullia, Mariette et madame du Val-Noble se trouvaient au spectacle ce jour-là . Richard d'Arlington fut un de ces succès fous, et mérités d'ailleurs, comme il ne s'en voit qu'à Paris. En voyant ce drame, tous les hommes concevaient qu'on pût jeter sa femme légitime par la fenêtre, et toutes les femmes aimaient à se voir injustement opprimées. Les femmes se disaient "C'est trop fort, nous ne sommes que poussées... mais ça nous arrive souvent!..." Or une créature de la beauté d'Esther, mise comme Esther, ne pouvait pas flamber impunément à l'Avant-scène de la Porte-Saint-Martin. Aussi, dès le second acte, y eut-il dans la loge des deux danseuses une sorte de révolution causée par la constatation de l'identité de la belle inconnue avec la Torpille. - Ah! çà , d'où sort-elle? dit Mariette à madame du Val-Noble, je la croyais noyée... - Est-ce elle? elle me paraÃt trente-sept fois plus jeune et plus belle qu'il y a six ans. - Elle s'est peut-être conservée comme madame d'Espard et madame Zayonscheck, dans la glace, dit le comte de Brambourg, qui avait conduit les trois femmes au spectacle, dans une loge du rez-de-chaussée. - N'est-ce pas le rat que vous vouliez m'envoyer pour empaumer mon oncle? dit-il à Tullia. - Précisément, répondit Tullia à la danseuse. Du Bruel, allez donc à l'orchestre, voir si c'est bien elle. - Fait-elle sa tête! s'écria madame du Val-Noble en se servant d'une admirable expression du vocabulaire des filles. - Oh! s'écria le comte de Brambourg, elle en a le droit, car elle est avec mon ami, le baron de Nucirigen. J'y vais. - Est-ce que ce serait cette prétendue Jeanne d'Arc qui a conquis Nucingen, et avec lequel on nous embête depuis trois mois?... dit Mariette. - Bonsoir, mon cher baron, dit Philippe Bridau en entrant dans la loge de Nucingen. Vous voilà donc marié avec mademoiselle Esther?... Mademoiselle, je suis un pauvre officier que vous deviez jadis tirer d'un mauvais pas, à Issoudun... Philippe Bridau... - Connais pas, dit Esther en braquant ses jumelles sur la salle. - Montemiselle, répondit le baron, ne s'abbelle blis Esder, digourt; elle ha nom matame te Jamby Champy, eine bedid pien que che lui ai agedé... - Si vous faites bien les choses, dit le comte, ces dames disent que madame de Champy fait trop sa tête... Si vous ne voulez pas vous souvenir de moi, daignerez-vous reconnaÃtre Mariette, Tullia, madame du Val-Noble, dit ce parvenu que le duc de Maufrigneuse avait mis en faveur auprès du Dauphin. - Si ces dames sont bonnes pour moi, je suis disposée à leur être très agréable, répondit sèchement madame de Champy. - Bonnes! dit Philippe, elles sont excellentes, elles vous surnomment Jeanne d'Arc. - Eh! pien, si ces tames feulent fus dennir gombagnie, dit Nucingen, che fus laiserai sèle, gar chai drob mancbé. Vodre foidire fientra vus brentre afec vos chens... Tiaple t'Acie!... - Pour la première fois, vous me laisseriez seule! dit Esther. Allons donc! il faut savoir mourir sur votre bord. J'ai besoin de mon homme pour sortir, Si j'étais insultée, je crierais donc pour rien?... L'égoïsme du vieux millionnaire dut céder devant les obligations de l'amoureux. Le baron souffrit et resta. Esther avait ses raisons pour garder son homme. Si elle recevait ses anciennes connaissances, elle ne devait pas être questionnée aussi sérieusement en compagnie qu'elle l'aurait été seule. Philippe Bridau se hâta de revenir dans la loge des danseuses auxquelles il apprit l'état des choses. - Ah! c'est elle qui hérite de ma maison de la rue Saint-Georges! dit avec amertume madame du Val-Noble qui, dans le langage de ces sortes de femmes, se trouvait à pied. - Probablement, répondit le colonel. Du Tillet m'a dit que le baron y avait dépensé trois fois autant que votre pauvre Falleix. - Allons donc la voir? dit Tullia. - Ma foi! non, répliqua Mariette, elle est trop belle, j'irai la voir chez elle. - Je me trouve assez bien pour me risquer, répondit Tullia. Le hardi Premier Sujet vint donc pendant l'entracte, et renouvela connaissance avec Esther qui se tint dans les généralités. - Et d'où reviens-tu, ma chère enfant? demanda la danseuse qui n'en pouvait mais de curiosité. - Oh! je suis restée pendant cinq ans dans un château des Alpes avec un Anglais jaloux comme un tigre, un nabab; je l'appelais un nabot, car il n'était pas si grand que le bailli de Ferrette. Et je suis retombée à un banquier, de caraïbe en syllabe, comme dit Florine. Aussi, maintenant que me voilà revenue à Paris, ai-je des envies de m'amuser qui vont me rendre un vrai Carnaval. J'aurai maison ouverte. Ah! il faut me refaire de cinq ans de solitude, et je commence à me rattraper. Cinq ans d'Anglais, c'est trop; d'après les affiches, on doit n'y être que six semaines. - Est-ce le baron qui t'a donné cette dentelle? - Non, c'est un reste de nabab... Ai-je du malheur, ma chère! il était jaune comme un rire d'ami devant un succès, j'ai cru qu'il mourrait en dix mois. Bah! il était fort comme une Alpe. Il faut se défier de tous ceux qui se disent malades du foie... Je ne veux plus entendre parler de foie. J'ai eu trop de foi... aux proverbes... Ce nabab m'a volée, il est mort sans faire de testament, et la famille m'a mise à la porte comme si j'avais eu la peste. Aussi ai-je dit à ce gros-là "Paie pour deux! Vous avez bien raison de m'appeler une Jeanne d'Arc, j'ai perdu l'Angleterre! et je mourrai peut-être brûlée. - D'amour! dit Tullia. - Et vive! répondit Esther que ce mot rendit songeuse. Le baron riait de toutes ces niaiseries au gros sel, mais il ne les comprenait pas toujours sur-le-champ, en sorte que son rire ressemblait à ces fusées oubliées qui partent après un feu d'artifice. Nous vivons tous dans une sphère quelconque, et les habitants de toutes les sphères sont doués d'une dose égale de curiosité. Le lendemain, à l'Opéra, l'aventure du retour d'Esther fut la nouvelle des coulisses. Le matin, de deux heures à quatre heures, tout le Paris des Champs-Elysées avait reconnu la Torpille, et savait enfin quel était l'objet de la passion du baron de Nucingen. - Savez-vous, disait Blondet à de Marsay dans le foyer de l'Opéra, que la Torpille a disparu le lendemain du jour où nous l'avons reconnue ici pour être la maÃtresse du petit Rubempré? A Paris, comme en province, tout se sait. La police de la rue de Jérusalem n'est pas si bien faite que celle du monde, où chacun s'espionne sans le savoir. Aussi Carlos avait-il bien deviné quel était le danger de la position de Lucien pendant et après la rue Taitbout. Une femme à pied Il n'existe pas de situation plus horrible que celle où se trouvait madame du Val-Noble, et le mot être à pied la rend à merveille. L'insouciance et la prodigalité de ces femmes les empêchent de songer à l'avenir. Dans ce monde exceptionnel, beaucoup plus comique et spirituel qu'on ne le pense, les femmes qui ne sont pas belles de cette beauté positive, presque inaltérable et facile à reconnaÃtre, les femmes qui ne peuvent être aimées enfin que par caprice, pensent seules à leur vieillesse et se font une fortune plus elles sont belles, plus imprévoyantes elles sont. - Tu as donc peur de devenir laide, que tu te fais des rentes...? est un mot de Florine à Mariette qui peut faire comprendre une des causes de cette prodigalité. Dans le cas d'un spéculateur qui se tue, d'un prodigue à bout de ses sacs, ces femmes tombent donc avec une effroyable rapidité d'une opulence effrontée à une profonde misère. Elles se jettent alors dans les bras de la marchande à la toilette, elles vendent à vil prix des bijoux exquis, elles font des dettes, surtout pour rester dans un luxe apparent qui leur permette de retrouver ce qu'elles viennent de perdre une caisse où puiser. Ces hauts et bas de leur vie expliquent assez bien la cherté d'une liaison presque toujours ménagée, en réalité, comme Asie avait agrafé autre mot du Vocabulaire Nucingen avec Esther. Aussi ceux qui connaissent bien leur Paris savent-ils parfaitement à quoi s'en tenir en retrouvant aux Champs-Elysées, ce bazar mouvant et tumultueux, telle femme en voiture de louage, après l'avoir vue, un an, six mois auparavant, dans un équipage étourdissant de luxe et de la plus belle tenue. - Quand on tombe à Sainte-Pélagie, il faut savoir rebondir au bois de Boulogne, disait Florine en riant avec Blondet du petit vicomte de Portenduère. Quelques femmes habiles ne risquent jamais ce contraste. Elles restent ensevelies en d'affreux hôtels garnis, où elles expient leurs profusions par des privations comme en souffrent les voyageurs égarés dans un Sahara quelconque; mais elles n'en conçoivent pas la moindre velléité d'économie. Elles se hasardent aux bals masqués, elles entreprennent un voyage en province, elles se montrent bien mises sur les boulevards par les belles journées. Elles trouvent d'ailleurs entre elles le dévouement que se témoignent les classes proscrites. Les secours à donner coûtent peu de chose à la femme heureuse, qui se dit en elle-même "Je serai comme ça dimanche." La protection la plus efficace est néanmoins celle de la marchande à la toilette. Quand cette usurière se trouve créancière, elle remue et fouille tous les coeurs de vieillards en faveur de son hypothèque à brodequins et à chapeaux. Incapable de prévoir le désastre d'un des plus riches et des plus habiles Agents de change, madame du Val-Noble fut donc prise en plein désordre. Elle employait l'argent de Falleix à ses caprices, et s'en remettait sur lui pour les choses utiles et pour son avenir. - Comment, disait-elle à Mariette, s'attendre à cela de la part d'un homme qui paraissait si bon enfant? Dans presque toutes les classes de la société, le bon enfant est un homme qui a de la largeur, qui prête quelques écus par-ci par-là sans les redemander, qui se conduit toujours d'après les règles d'une certaine délicatesse, en dehors de la moralité vulgaire, obligée, courante. Certaines gens dits vertueux et probes, semblablement à Nucingen, ont ruiné leurs bienfaiteurs, et certaines gens sortis de la Police Correctionnelle sont d'une ingénieuse probité pour une femme. La vertu complète, le rêve de Molière, Alceste, est excessivement rare; elle se rencontre néanmoins partout, même à Paris. Le bon enfant est le produit d'une certaine grâce dans le caractère qui ne prouve rien. Un homme est ainsi comme le chat est soyeux, comme une pantoufle est faite pour être prête au pied. Donc, dans l'acception du mot bon enfant par les femmes entretenues, Falleix devait avertir sa maÃtresse de la faillite et lui laisser de quoi vivre. D'Estourny, le galant escroc, était bon enfant; il trichait au jeu, mais il avait mis de côté trente mille francs pour sa maÃtresse. Aussi, dans les soupers de carnaval, les femmes répondaient-elles à ses accusateurs "c'est égal!... vous aurez beau dire, Georges était un bon enfant, il avait de belles manières, il méritait un meilleur sort!" Les filles se moquent des lois, elles adorent une certaine délicatesse; elles savent se vendre, comme Esther, pour un beau idéal secret, leur religion à elles. Après avoir à grand-peine sauvé quelques bijoux du naufrage, madame du Val-Noble succombait sous le poids terrible de cette accusation "Elle a ruiné Falleix!" Elle atteignait l'âge de trente ans, et quoiqu'elle fût dans tout le développement de sa beauté, néanmoins elle pouvait d'autant mieux passer pour une vieille femme que, dans ces crises, une femme a contre soi toutes ses rivales. Mariette, Florine et Tullia recevaient bien leur amie à dÃner, lui donnaient bien quelques secours; mais, ne connaissant pas le chiffre de ses dettes, elles n'osaient sonder la profondeur de ce gouffre. Six ans d'intervalle constituaient un point d'aiguille un peu trop long dans les fluctuations de la mer parisienne, entre la Torpille et madame du Val-Noble, pour que la femme à pied s'adressât à la femme en voiture; mais la Val-Noble savait Esther trop généreuse pour ne pas songer parfois qu'elle avait, selon son mot, hérité d'elle, et venir à elle dans une rencontre qui semblerait fortuite, quoique cherchée. Pour faire arriver ce hasard madame du Val-Noble, mise en femme comme il faut, se promenait aux Champs-Elysées tous les jours, ayant au bras Théodore Gaillard, qui a fini par l'épouser et qui, dans cette détresse, se conduisait très bien avec son ancienne maÃtresse, il lui donnait des loges et la faisait inviter à toutes les parties. Elle se flattait que, par un beau temps, Esther se promènerait, et qu'elles se trouveraient face à face. Esther avait Paccard pour cocher, car sa maison fut, en cinq jours, organisée par Asie, par Europe et Paccard, d'après les instructions de Carlos, de manière à faire de la maison de la rue Saint-Georges une forteresse imprenable. De son côté, Peyrade, mû par sa haine profonde, par son désir de vengeance, et surtout dans le dessein d'établir sa chère Lydie, prit pour but de promenade les Champs-Elysées, dès que Contenson lui dit que la maÃtresse de monsieur de Nucingen y était visible. Peyrade se mettait si parfaitement en Anglais, et parlait si bien en français avec les gazouillements que les Anglais introduisent dans notre langage; il savait si purement l'anglais, il connaissait si complètement les affaires de ce pays, où par trois fois, la police de Paris l'avait envoyé, en 1779 et 1786, qu'il soutint son rôle d'Anglais chez des ambassadeurs et à Londres, sans éveiller de soupçons. Peyrade, qui tenait beaucoup de Musson, le fameux mystificateur, savait se déguiser avec tant d'art que Contenson, un jour ne le reconnut pas. Accompagné de Contenson déguisé en mulâtre, Peyrade examinait, de cet oeil qui semble inattentif, mais qui voit tout, Esther et ses gens. Il se trouva donc naturellement dans la contre-allée où les gens à équipage se promènent quand il fait sec et beau, le jour où Esther y rencontra madame du Val-Noble. Peyrade, suivi de son mulâtre en livrée, marcha sans affectation, et en vrai nabab qui ne pense qu'à lui-même, sur la ligne des deux femmes, de manière à saisir à la volée quelques mots de leur conversation. - Eh! bien, ma chère enfant, disait Esther à madame du Val-Noble, venez me voir. Nucingen se doit à lui-même de ne pas laisser sans un liard la maÃtresse de son Agent de change... - D'autant plus qu'on dit qu'il l'a ruiné, dit Théodore Gaillard, et que nous pourrions bien le faire chanter... - Il dÃne chez moi demain, viens, ma bonne, dit Esther. Puis elle lui dit à l'oreille "J'en fais ce que je veux, il n'a pas encore ça!" Elle mit un de ses ongles tout ganté sous la plus jolie de ses dents, et fit ce geste assez connu dont la signification énergique veut dire rien du tout! - Tu le tiens... - Ma chère, il n'a encore que payé mes dettes... - Est-elle petite-poche! s'écria Suzanne du Val-Noble. - Oh! reprit Esther, j'en avais à faire reculer un ministre des finances. Maintenant, je veux trente mille francs de rente avant le premier coup de minuit!... Oh! il est charmant, je n'ai pas à me plaindre... Il va bien. Dans huit jours, nous pendons la crémaillère, tu en seras... Le matin, il doit m'offrir le contrat de la maison de la rue Saint-Georges. Décemment, on ne peut pas habiter une pareille maison sans trente mille francs de rente à soi, pour les retrouver en cas de malheur. J'ai connu la misère, et je n'en veux plus. Il y a de certaines connaissances dont on a trop tout de suite. - Toi qui disais "La fortune, c'est moi!" comme tu as changé! s'écria Suzanne. - C'est l'air de la Suisse, on y devient économe... Tiens, vas-y ma chère! fais-y un Suisse, et tu en feras peut-être un mari! car ils ne savent pas encore ce que sont des femmes comme nous... Dans tous les cas, tu en reviendras avec l'amour des rentes sur le Grand-Livre, un amour honnête et délicat! Adieu. Esther remonta dans sa belle voiture attelée des plus magnifiques chevaux gris-pommelés qui fussent alors à Paris. - La femme qui monte en voiture, dit alors Peyrade en anglais à Contenson, est bien, mais j'aime encore mieux celle qui se promène, tu vas la suivre et savoir qui elle est. - Voici ce que cet Anglais vient de dire en anglais, dit Théodore Gaillard en répétant à madame du Val-Noble la phrase de Peyrade. Avant de se risquer à parler anglais, Peyrade avait lâché dans cette langue un mot qui fit faire à Théodore Gaillard un mouvement de physionomie par lequel il s'était assuré que le journaliste savait l'anglais. Madame du Val-Noble alla dès lors très lentement chez elle, rue Louis-le-Grand, dans un hôtel garni décent, en regardant de côté pour voir si le mulâtre la suivait. Cet établissement appartenait à une madame Gérard que, dans ses jours de splendeur, madame du Val-Noble avait obligée, et qui lui témoignait de la reconnaissance en la logeant d'une façon convenable. Cette bonne femme, bourgeoise honnête et pleine de vertus, pieuse même, acceptait la courtisane comme une femme d'un ordre supérieur; elle la voyait toujours au milieu de son luxe, elle la prenait pour une reine déchue; elle lui confiait ses filles; et, chose plus naturelle qu'on ne le pense, la courtisane était aussi scrupuleuse en les menant au spectacle que le serait une mère; elle était aimée des deux demoiselles Gérard. Cette brave et digne hôtesse ressemblait à ces sublimes prêtres qui voient encore une créature à sauver, à aimer, dans ces femmes mises hors la loi. Madame du Val-Noble respectait cette honnêteté, souvent elle l'enviait en causant le soir, et en déplorant ses malheurs. - "Vous êtes encore belle, vous pouvez faire une bonne fin", disait madame Gérard. Madame du Val-Noble n'était d'ailleurs tombée que relativement. La toilette de cette femme, si gaspilleuse et si élégante, était encore assez bien fournie pour lui permettre de paraÃtre, à l'occasion, comme le jour de Richard d'Arlington à la Porte-Saint-Martin, dans tout son éclat. Madame Gérard payait encore assez gracieusement les voitures dont la femme à pied avait besoin pour aller dÃner en ville, pour se rendre au spectacle et en revenir. - Eh! bien, ma chère madame Gérard, dit-elle à cette honnête mère de famille, mon sort va changer, je crois... - Allons, madame, tant mieux; mais soyez sage, pensez à l'avenir... Ne faites plus de dettes. J'ai tant de mal à renvoyer ceux qui vous cherchent!... - Eh! ne vous inquiétez pas de ces chiens-là , qui tous ont gagné des sommes énormes avec moi. Tenez, voici des billets des Variétés pour vos filles, une bonne loge aux deuxièmes. Si quelqu'un me demandait ce soir et que je ne fusse pas rentrée, on laisserait monter tout de même. Adèle, mon ancienne femme de chambre, y sera; je vais vous l'envoyer. Madame du Val-Noble, qui n'avait ni tante ni mère, se trouvait forcée de recourir à sa femme de chambre aussi à pied! pour faire jouer le rôle d'une Saint-Estève auprès de l'inconnu dont la conquête allait lui permettre de remonter à son rang. Elle alla dÃner avec Théodore Gaillard, qui, pour ce jour-là , se trouvait avoir une partie, c'est-à -dire un dÃner offert par Nathan, qui payait un pari perdu, une de ces débauches dont on dit aux invités "Il y aura des femmes" Peyrade en nabab Peyrade ne s'était pas décidé sans de puissantes raisons à donner de sa personne dans le champ de cette intrigue. Sa curiosité, comme celle de Corentin, était d'ailleurs si vivement excitée que, sans raison, il se fût encore mêlé volontiers à ce drame. En ce moment la politique de Charles X avait achevé sa dernière évolution. Après avoir confié le timon des affaires à des ministres de son choix, le Roi préparait la conquête d'Alger, pour faire servir cette gloire de passeport à ce qu'on a nommé son coup d'Etat. Au-dedans, personne ne conspirait plus, Charles X croyait n'avoir aucun adversaire. En politique comme en mer, il y a des calmes trompeurs. Corentin était donc tombé dans une inaction absolue. Dans cette situation, un vrai chasseur, pour s'entretenir la main, faute de grives, tue des merles. Domitien, lui, tuait des mouches, faute de chrétiens. Témoin de l'arrestation d'Esther, Contenson avait, avec le sens exquis de l'espion, très bien jugé cette opération. Ainsi qu'on l'a vu, le drôle n'avait pas pris la peine de gazer son opinion au baron de Nucingen. "Au profit de qui rançonne-t-on la passion du banquier?" fut la première question que se posèrent les deux amis. Après avoir reconnu dans Asie un personnage de la pièce, Contenson avait espéré, par elle, arriver à l'auteur; mais elle lui coula des mains pendant quelque temps en se cachant comme une anguille dans la vase parisienne, et, lorsqu'il la retrouva cuisinière chez Esther, la coopération de cette mulâtresse lui parut inexplicable. Pour la première fois, les deux artistes en espionnage rencontraient donc un texte indéchiffrable, tout en soupçonnant une ténébreuse histoire. Après trois attaques successives et hardies sur la maison rue Tait-bout, Contenson trouva le mutisme le plus obstiné. Tant qu'Esther y demeura, le portier sembla dominé par une profonde terreur. Peut-être Asie avait-elle promis des boulettes empoisonnées à toute la famille en cas d'indiscrétion. Le lendemain du jour où Esther quitta son appartement, Contenson trouva ce portier un peu plus raisonnable, il regrettait beaucoup cette petite dame qui, disait-il, le nourrissait des restes de sa table. Contenson, déguisé en courtier de commerce, marchandait l'appartement, et il écoutait les doléances du portier en se moquant de lui, mettant en doute tout ce qu'il disait par des - Est-ce possible?... - Oui, monsieur, cette petite dame a demeuré cinq ans ici sans en être jamais sortie, à preuve que son amant, jaloux quoiqu'elle fût sans reproche, prenait les plus grandes précautions pour venir, pour entrer, pour sortir. C'était d'ailleurs un très beau jeune homme. Lucien se trouvait encore à Marsac, chez sa soeur, madame Séchard; mais, dès qu'il fut revenu, Contenson envoya le portier quai Malaquais, demander à monsieur de Rubempré s'il consentait à vendre les meubles de l'appartement quitté par madame Van Bogseck. Le portier reconnut alors dans Lucien l'amant mystérieux de la jeune veuve, et Contenson n'en voulut pas savoir davantage. On doit juger de l'étonnement profond, quoique contenu, dont furent saisis Lucien et Carlos, qui parurent croire le portier fou; ils essayèrent de le lui persuader. En vingt-quatre heures, une contre-police fut organisée par Carlos, qui fit surprendre Contenson en flagrant délit d'espionnage. Contenson, déguisé en porteur de la Halle, avait déjà deux fois apporté les provisions achetées le matin par Asie, et deux fois il était entré dans le petit hôtel de la rue Saint-Georges. Corentin, de son côté, se remuait; mais la réalité du personnage de Carlos Herrera l'arréta net, car il sut promptement que cet abbé, l'envoyé secret de Ferdinand VII, était venu vers la fin de l'année 1823 à Paris. Néanmoins, Corentin dut étudier les raisons qui portaient cet Espagnol à protéger Lucien de Rubempré. Il fut démontré bientôt à Corentin que Lucien avait eu pendant cinq ans Esther pour maÃtresse. Ainsi la substitution de l'Anglaise à Esther avait eu lieu dans les intérêts du dandy. Or Lucien n'avait aucun moyen d'existence, on lui refusait mademoiselle de Grandlieu pour femme, et il venait d'acheter un million la terre de Rubempré. Corentin fit mouvoir adroitement le Directeur-général de la Police du royaume, à qui le Préfet de police apprit, à propos de Peyrade, qu'en cette affaire les plaignants n'étaient rien moins que le comte de Sérisy et Lucien de Rubempré. - Nous y sommes! s'étaient écriés Peyrade et Corentin. Le plan des deux amis fut dessiné dans un moment. - Cette fille, avait dit Corentin, a eu des liaisons, elle a des amies. Parmi ces amies, il est impossible qu'il ne s'en trouve pas une dans le malheur; un de nous doit jouer le rôle d'un riche étranger qui l'entretiendra; nous les ferons camarader. Elles ont toujours besoin les unes des autres pour le tric-trac des amants, et nous serons alors au coeur de la place. Peyrade pensa tout naturellement à prendre son rôle d'Anglais. La vie de débauche à mener, pendant le temps nécessaire à la découverte du complot dont il avait été la victime, lui souriait, tandis que Corentin, vieilli par ses travaux et assez malingre, s'en souciait peu. En mulâtre, Contenson échappa sur-le-champ à la contre-police de Carlos. Trois jours avant la rencontre de Peyrade et de madame du Val-Noble aux Champs-Elysées, le dernier des agents de messieurs de Sartine et Lenoir, muni d'un passeport parfaitement en règle, avait débarqué rue de la Paix, à l'hôtel Mirabeau, venant des colonies par Le Havre dans une petite calèche aussi crottée que si elle arrivait du Havre, quoiqu'elle n'eût fait que le chemin de Saint-Denis à Paris. Carlos Herrera, de son côté, fit viser son passeport à l'ambassade espagnole, et disposa tout quai Malaquais pour un voyage à Madrid. Voici pourquoi. Sous quelques jours Esther allait être propriétaire du petit hôtel de la rue Saint-Georges, elle devait obtenir une inscription de trente mille francs de rente; Europe et Asie étaient assez rusées pour la lui faire vendre et en remettre secrètement le prix à Lucien. Lucien, soi-disant riche par la libéralité de sa soeur, achèverait ainsi de. payer le prix de la terre de Rubempré. Personne n'avait rien à reprendre dans cette conduite. Esther seule pouvait être indiscrète; mais elle serait morte plutôt que de laisser échapper un mouvement de sourcils. Clotilde venait d'arborer un petit mouchoir rose à son cou de cigogne, la partie était donc gagnée à l'hôtel de Grandlieu. Les actions des Omnibus donnaient déjà trois capitaux pour un. Carlos, en disparaissant pour quelques jours, déjouait toute malveillance. La prudence humaine avait tout prévu, pas une faute n'était possible. Le faux Espagnol devait partir le lendemain du jour où Peyrade avait rencontré madame du Val-Noble aux Champs-Elysées. Or, dans la nuit même, à deux heures du matin, Asie arriva quai Malaquais en fiacre, et trouva le chauffeur de cette machine fumant dans sa chambre, et se livrant au résumé qui vient d'être traduit en quelques mots, comme un auteur épluchant une feuille de son livre pour y découvrir des fautes à corriger. Un pareil homme ne voulait pas commettre deux fois un oubli comme celui du portier de la rue Taitbout. - Paccard, dit Asie à l'oreille de son maÃtre, a reconnu ce matin, à deux heures et demie, aux Champs-Elysées, Contenson déguisé en mulâtre et servant de domestique à un Anglais qui, depuis trois jours, se promèneaux Champs-Elysées pour observer Esther. Paccard a reconnu ce mâtin-là , comme moi quand il était porteur de la Halle, aux yeux. Paccard a ramené la petite de manière à ne pas perdre de vue notre drôle. Il est à l'hôtel Mirabeau; mais il a échangé de tels signes d'intelligence avec l'Anglais, qu'il est impos-sible, dit Paccard, que l'Anglais soit un Anglais. - Nous avons un taon sur le dos, dit Carlos. Je ne pars qu'après-demain. Ce Contenson est bien celui qui nous a lancé jusqu'ici le portier de la rue Taitbout; il faut savoir si le faux Anglais est notre ennemi. A midi, le mulâtre de monsieur Samuel Johnson servait gravement son maÃtre, qui déjeunait toujours trop bien, par calcul. Peyrade voulait se faire passer pour un Anglais du genre Buveur; il ne sortait jamais qu'entre deux vins. Il avait des guêtres en drap noir qui lui montaient jusqu'aux genoux et rembourrées de manière à lui grossir les jambes; son pantalon était doublé d'une fûtaine énorme; il avait un gilet boutonné jusqu'au menton; sa cravate bleue lui entourait le cou jusqu'à fleur des joues; il portait une petite perruque rousse qui lui cachait la moitié du front; il s'était donné trois pouces de plus environ; en sorte que le plus ancien habitué du café David n'aurait pu le reconnaÃtre. A son habit carré, noir, ample et propre comme un habit anglais, un passant devait le prendre pour un Anglais millionnaire. Contenson avait manifesté l'insolence froide du valet de confiance d'un nabab, il était muet, rogue, méprisant, peu communicatif, et se permettait des gestes étrangers et des cris féroces. Peyrade achevait sa seconde bouteille quand un garçon de l'hôtel introduisit sans cérémonie dans l'appartement un homme en qui Peyrade, aussi bien que Contenson, reconnut un gendarme en bourgeois. - Monsieur Peyrade, dit le gendarme en s'adressant au nabab et en lui parlant à l'oreille, j'ai l'ordre de vous amener à la Préfecture. Peyrade se leva sans faire la moindre observation et chercha son chapeau. - Vous trouverez un fiacre à la porte, lui dit le gendarme dans l'escalier. Le Préfet voulait vous faire arrêter, mais il s'est contenté de vous envoyer demander des explications sur votre conduite par l'officier de paix que vous trouverez dans la voiture. - Dois-je rester avec vous? demanda le gendarme à l'officier de paix quand Peyrade fut monté. - Non, répondit l'officier de paix. Dites tout bas au cocher d'aller à la Préfecture. Peyrade et Carlos se trouvaient ensemble dans le même fiacre. Carlos tenait à portée un stylet. Le fiacre était mené par un cocher de confiance, capable d'en laisser sortir Carlos sans s'en apercevoir et de s'étonner, en arrivant sur place, de trouver un cadavre dans sa voiture. On ne réclame jamais un espion. La justice laisse presque toujours ces meurtres impunis, tant il est difficile d'y voir clair. Un duel dans un fiacre Peyrade jeta son coup d'oeil d'espion sur le magistrat que lui détachait le Préfet de police, Carlos lui présenta des lignes satisfaisantes un crâne pelé, sillonné de rides à l'arrière; des cheveux poudrés; puis, sur des yeux tendres bordés de rouge et qui voulaient des soins, une paire de lunettes d'or très légères, très bureaucratiques, à verres verts et doubles. Ces yeux offraient des certificats de maladies ignobles. Une chemise en percale à jabot plissé dormant, un gilet de satin noir usé, un pantalon d'homme de justice, des bas de filoselle noire et des souliers noués par des rubans, une longue redingote noire, des gants à quarante sous, noirs et portés depuis dix jours, une chaÃne de montre en or. C'était, ni plus, ni moins, le magistrat inférieur appelé très antinomiquement officier de paix. - Mon cher monsieur Peyrade, je regrette qu'un homme comme vous soit l'objet d'une surveillance, et que vous preniez à tâche de la justifier. Votre déguisement n'est pas du goût de monsieur le Préfet. Si vous croyez ainsi échapper à notre vigilance, vous êtes dans l'erreur. Vous avez sans doute pris la route d'Angleterre à Beaumont-sur-Oise?... - A Beaumont-sur-Oise, répondit Peyrade. - Ou à Saint-Denis? reprit le faux magistrat. Peyrade se troubla. Cette nouvelle demande exigeait une réponse. Or toute réponse était dangereuse. Une affirmation devenait une moquerie; une négation, si l'homme savait la vérité, perdait Peyrade. - Il est fin, pensa-t-il. Il essaya de regarder l'officier de paix en souriant, et lui donna son sourire pour une réponse. Le sourire fut accepté sans protêt. - Dans quel but vous êtes-vous déguisé, avez-vous pris un appartement à l'hôtel Mirabeau, et mis Contenson en mulâtre? demanda l'officier de paix. - Monsieur le Préfet fera de moi ce qu'il voudra, je ne dois de compte de mes actions qu'à mes chefs, dit Peyrade avec dignité. - Si vous voulez me donner à entendre que vous agissez pour le compte de la Police Générale du Royaume, dit sèchement le faux agent, nous allons changer de direction, et aller rue de Grenelle au lieu d'aller rue de Jérusalem. J'ai les ordres les plus positifs à votre égard. Mais prenez bien garde? on ne vous en veut pas énormément, et, en un moment, vous brouilleriez vos cartes. Quant à moi, je ne vous veux pas de mal... Mais, marchons!... Dites-moi la vérité... - La vérité? la voici, dit Peyrade en jetant un regard fin sur les yeux rouges de son cerbère. La figure du prétendu magistrat resta muette, impassible, il faisait son métier, toute vérité lui paraissait indifférente, il avait l'air de taxer le Préfet de quelque caprice. Les Préfets ont des lubies. - Je suis devenu amoureux comme un fou d'une femme, la maÃtresse de cet Agent de change qui voyage pour son plaisir et pour le déplaisir de ses créanciers, Falleix. - Madame du Val-Noble, dit l'officier de paix. - Oui, reprit Peyrade. Pour pouvoir l'entretenir pendant un mois, ce qui ne me coûtera guère plus de mille écus, je me suis mis en nabab et j'ai pris Contenson pour domestique. Cela, monsieur, est si vrai que, si vous voulez me laisser dans le fiacre, où je vous attendrai, foi d'ancien Commissaire-général de police, montez à l'hôtel, vous y questionnerez Contenson. Non seulement Contenson vous confirmera ce que j'ai l'honneur de vous dire, mais vous verrez venir la femme de chambre de madame du Val-Noble, qui doit nous apporter ce matin le consentement à mes propositions, ou les conditions de sa maÃtresse. Un vieux singe se connaÃt en grimaces j'ai offert mille francs par mois, une voiture; cela fait quinze cents; cinq cents francs de cadeaux, puis autant en quelques parties, des dÃners, des spectacles; vous voyez que je ne me trompe pas d'un centime en vous disant mille écus. Un homme de mon âge peut bien mettre mille écus à sa dernière fantaisie. - Ah! papa Peyrade, vous aimez encore assez les femmes pour?... Mais vous m'attrapez; moi, j'ai soixante ans, et je m'en prive très bien.. Si cependant les choses sont comme vous les dites, je conçois que, pour vous passer cette fantaisie, il vous a fallu vous donner la tournure d'un étranger. - Vous comprenez que Peyrade ou le père CanquoÃlle de la rue des Moineaux... - Oui, ni l'un ni l'autre n'eût convenu à madame du Val-Noble, reprit Carlos enchanté d'apprendre l'adresse du père CanquoÃlle. Avant la Révolution j'ai eu pour maÃtresse une femme, dit-il, qui avait été entretenue par l'exécuteur des hautes-oeuvres qu'on appelait alors le Bourreau. Un jour, au spectacle, elle se pique avec une épingle, et, comme cela se disait alors, elle s'écria "Ah! bourreau! - Est-ce une réminiscence?" lui dit son voisin. Eh bien! mon cher Peyrade, elle a quitté son homme à cause de ce mot. Je conçois que vous ne voulez pas vous exposer à une semblable avanie... Madame du Val-Noble est femme à gens comme il faut, je l'ai vue un jour à l'Opéra, je l'ai trouvée bien belle... Faites revenir le cocher rue de la Paix, mon cher Peyrade, je vais monter avec vous dans votre appartement et voir les choses par moi-même. Un rapport verbal suffira sans doute à monsieur le Préfet. Carlos sortit de sa poche de côté une tabatière en carton noir doublée de vermeil, il l'ouvrit, et offrit du tabac à Peyrade par un geste d'une bonhomie adorable. Peyrade se dit en lui-même "Et voilà leurs agents!... mon Dieu! si monsieur Lenoir ou monsieur de Sartine revenaient au monde, que diraient-ils?" - C'est là sans doute une partie de la vérité, mais ce n'est pas tout, mon cher ami, dit le faux officier de paix en achevant de humer sa prise par le nez. Vous vous êtes mêlé des affaires de coeur du baron de Nucingen, et vous voulez sans doute l'entortiller dans quelque noeud coulant; vous l'avez manqué au pistolet, vous voulez le viser avec du gros canon. Madame du Val-Noble est une amie de madame de Champy... - Ah! diable! ne nous enferrons pas! se dit Peyrade. Il est plus fort que je ne le croyais. Il me joue. il parle de me faire relâcher, et il continue de me faire causer. - Eh! bien, dit Carlos d'un air d'autorité magistrale. - Monsieur, il est vrai que j'ai eu le tort de chercher pour le compte de monsieur de Nucingen une femme de laquelle il était amoureux à en perdre la tête. C'est la cause de la disgrâce dans laquelle je suis; car il paraÃt que j'ai touché, sans le savoir, à des intérêts très graves. Le magistrat subalterne fut impassible. Mais je connais assez la Police après cinquante-deux ans d'exercice, reprit Peyrade, pour m'être abstenu depuis la mercuriale que m'a donnée monsieur le Préfet, qui certainement avait raison... - Vous renonceriez alors à votre caprice si monsieur le Préfet vous le demandait? Ce serait, je crois, la meilleure preuve à donner de la sincérité de ce que vous me dites. - Comme il va! comme il va! se disait Peyrade. Ah! sacrebleu! les agents d'aujourd'hui valent ceux de monsieur Lenoir. - Y renoncer? dit Peyrade... J'attendrai les ordres de monsieur le Préfet... Mais si vous voulez monter, nous voici à l'hôtel. - Où trouvez-vous donc des fonds? lui demanda Carlos d'un air sagace et à brûle-pourpoint. - Monsieur, j'ai un ami.. dit Peyrade... - Allez donc dire cela, reprit Carlos, à un juge d'instruction? Cette audacieuse scène était chez Carlos le résultat d'une de ces combinaisons dont la simplicité ne pouvait sortir que de la tête d'un homme de sa trempe. Il avait envoyé Lucien, de très bonne heure, chez la comtesse de Sérisy. Lucien pria le secrétaire particulier du comte d'aller, de la part du comte, demander au Préfet des renseignements sur l'agent employé par le baron de Nucingen. Le secrétaire était revenu muni d'une note sur Peyrade, la copie du sommaire écrit sur le dossier Dans la police depuis 1778, et venu d'Avignon à Paris, deux ans auparavant. Sans fortune et sans moralité, dépositaire de secrets d'Etat. Domicilié rue des Moineaux, sous le nom de CanquoÃlle, nom du petit bien sur lequel vit sa famille, dans le département de Vaucluse, famille honorable d'ailleurs. A été demandé récemment par un de ses petits-neveux, nommé Théodose de la Peyrade. Voir le rapport d'un agent, n° 37 des pièces - C'est lui qui doit être l'Anglais à qui Contenson sert de mulâtre, s'était écrié Carlos quand Lucien lui rapporta les renseignements donnés de vive voix, outre la note. En trois heures de temps, cet homme, d'une activité de général en chef, avait trouvé par Paccard un innocent complice capable de jouer le rôle d'un gendarme en bourgeois, et s'était déguisé en officier de paix. Il avait hésité trois fois à tuer Peyrade dans le fiacre; mais il s'était interdit de jamais commettre un assassinat par lui-même, il se promit de se défaire à temps de Peyrade en le faisant signaler comme un millionnaire à quelques forçats libérés. Peyrade et son Mentor entendirent la voix de Contenson qui causait avec la femme de chambre de madame du Val-Noble. Peyrade fit alors signe à Carlos de rester dans la première pièce, en ayant l'air de lui dire ainsi "Vous allez juger de ma sincérité". - Madame consent à tout, disait Adèle. Madame est en ce moment chez une de ses amies, madame de Champy, qui a pour un an encore un appartement tout meublé rue Taitbout, et qui le lui donnera sans doute. Madame sera mieux là pour recevoir monsieur Johnson, car les meubles sont encore très bien, et Monsieur pourra les acheter à madame en s'entendant avec madame de Champy. - Bon, mon enfant. Si ce n'est pas une carotte, c'en est le feuillage, dit le mulâtre à la fille stupéfaite; mais nous partagerons... - Eh! bien, en voilà un homme de couleur! s'écria mademoiselle Adèle. Si votre nabab est un nabab, il peut bien donner des meubles à madame. Le bail finit en avril 1830, votre nabab pourra le renouveler, s'il se trouve bien. - Moa trée contente! répondit Peyrade qui fit son entrée en frappant sur l'épaule de la femme de chambre. Et il fit un geste d'intelligence à Carlos qui répondit par un geste d'assentiment en comprenant que le nabab devait rester dans son rôle. Mais la scène changea subitement par l'entrée d'un personnage sur qui Carlos ni le Préfet de police ne pouvaient rien. Corentin se montra soudain. Il avait trouvé la porte ouverte, il venait voir en passant comment son vieux Peyrade jouait son rôle de nabab. Corentin gagne la seconde manche - Le Préfet m'otolondre toujours! dit Peyrade à l'oreille de Corentin, il m'a découvert en nabab - Nous ferons tomber le Préfet, répondit Corentin à l'oreille de son ami. Puis, après avoir salué froidement, il se mit à examiner sournoisement le magistrat. - Restez ici jusqu'à mon retour; je vais à la Préfecture, dit Carlos. Si vous ne me voyez pas, vous pourrez vous passer votre fantaisie. Après avoir dit ces mots à l'oreille de Peyrade afin de ne pas en démolir le personnage aux yeux de la femme de chambre, Carlos sortit, ne se souciant pas de rester sous le regard du nouveau venu, dans lequel il reconnut une de ces natures blondes, à oeil bleu, terribles à froid. - C'est l'officier de paix que m'a envoyé le Préfet, dit Peyrade à Corentin. - Ça! répondit Corentin, tu t'es laissé mettre dedans. Cet homme a trois jeux de cartes dans ses souliers, cela se voit à la position du pied dans le soulier; et d'ailleurs un officier de paix n'a pas besoin de se déguiser! Corentin descendit avec rapidité pour éclaircir ses soupçons; Carlos montait en fiacre. - Eh! monsieur l'abbé?... cria Corentin. Carlos tourna la tête, vit Corentin et monta dans son fiacre. Néanmoins Corentin eut le temps de dire par la portière "Voilà tout ce que je voulais savoir" - Quai Malaquaisi cria Corentin au cocher en mettant d'infernales railleries dans son accent et dans son regard. - Allons, se dit Jacques Collin, je suis cuit, ils y sont, il faut les gagner de vitesse, et surtout savoir ce qu'ils nous veulent. Corentin avait vu cinq ou six fois l'abbé Carlos Herrera, et le regard de cet homme ne pouvait pas s'oublier. Corentin avait reconnu d'abord la carrure des épaules, puis les boursouflures du visage, et la tricherie des trois pouces obtenus par un talon intérieur. - Ah! mon vieux, l'on t'a fait poser! dit Corentin en voyant qu'il n'y avait plus dans la chambre à coucher que Peyrade et Contenson. - Qui? s'écria Peyrade dont l'accent eut une vibration métallique, j'emploie mes derniers jours à le mettre sur un gril et à l'y retourner. - C'est l'abbé Carlos Herrera, probablement le Corentin de l'Espagne. Tout s'explique. L'Espagnol est un vicieux de haut bord qui a voulu faire la fortune de ce petit jeune homme en battant monnaie avec le traversin d'une jolie fille... C'est à toi de savoir si tu veux jouter avec un diplomate qui me paraÃt diablement roué. - Oh! cria Contenson, il a reçu les trois cent mille francs le jour de l'arrestation d'Esther, il était dans le fiacre! je me souviens de ces yeux-là , de ce front, de ces marques de petite vérole. - Ah! quelle dot aurait eue ma pauvre Lydie! s'écria Peyrade. - Tu peux rester en nabab, dit Corentin. Pour avoir un oeil chez Esther, il faut la lier avec la Val-Noble, elle était la vraie maÃtresse de Lucien de Rubempré. - On a déjà chippé plus de cinq cent mille francs au Nucingen, dit Contenson. - Il leur en faut encore autant, reprit Corentin, la terre de Rubempré coûte un million. Papa, dit-il en frappant sur l'épaule de Peyrade, tu pourras avoir plus de cent mille francs pour marier Lydie. - Ne me dis pas cela, Corentin. Si ton plan manquait, je ne sais pas de quoi je serais capable... - Tu les auras peut-être demain! L'abbé, mon cher, est bien fin, nous devons baiser son ergot, c'est un diable supérieur; mais je le tiens, il est homme d'esprit, il capitulera. Tâche d'être aussi bête qu'un nabab, et ne crains plus rien. Le soir de cette journée où les véritables adversaires s'étaient rencontrés face à face et sur un terrain aplani, Lucien alla passer la soirée à l'hôtel de Grandlieu. La compagnie y était nombreuse. A la face de tout son salon, la duchesse garda pendant quelque temps Lucien auprès d'elle, en se montrant excellente pour lui. - Vous êtes allé faire un petit voyage? lui dit-elle. - Oui, madame la duchesse. Ma soeur, dans le désir de faciliter mon mariage, a fait de grands sacrifices, et j'ai pu acquérir la terre de Rubempré, la recomposer en entier. Mais j'ai trouvé dans mon avoué de Paris un homme habile, il a su m'éviter les prétentions que les détenteurs des biens auraient élevées en sachant le nom de l'acquéreur. - Y a-t-il un château? dit Clotilde en souriant trop. - Il y a quelque chose qui ressemble à un château; mais le plus sage sera de s'en servir comme de matériaux pour bâtir une maison moderne. Les yeux de Clotilde jetaient des flammes de bonheur à travers ses sourires de contentement. - Vous ferez ce soir un rubber avec mon père, lui dit-elle tout bas. Dans quinze jours, j'espère que vous serez invité à dÃner. - Eh! bien, mon cher monsieur, dit le duc de Grandlieu, vous avez acheté, dit-on, la terre de Rubempré; je vous en fais mon compliment. C'est une réponse à ceux qui vous donnaient des dettes. Nous autres, nous pouvons, comme la France ou l'Angleterre, avoir une Dette Publique; mais, voyez-vous, les gens sans fortune, les commençants ne peuvent pas se donner ce ton-là ... - Eh! monsieur le duc, je dois encore cinq cent mille francs sur ma terre. - Eh! bien, il faut épouser une fille qui vous les apporte; mais vous trouverez difficilement, pour vous, un parti de cette fortune dans notre faubourg, où l'on donne peu de dot aux filles. - Mais elles ont assez de leur nom, répondit Lucien. - Nous ne sommes que trois joueurs de wisk, Maufrigneuse, d'Espard et moi, dit le duc; voulez-vous être Il notre quatrième? dit-il à Lucien en lui montrant la table à jouer. Clotilde vint à la table de jeu pour voir jouer son père. - Elle veut que je prenne ça pour moi, dit le duc en tapotant les mains de sa fille et regardant de côté Lucien qui resta sérieux. Lucien, le partenaire de monsieur d'Espard, perdit vingt louis. - Ma chère mère, vint dire Clotilde à la duchesse, il a eu l'esprit de perdre. A onze heures, après quelques paroles d'amour échangées avec mademoiselle de Grandlieu, Lucien revint, se mit au lit en pensant au triomphe complet qu'il devait obtenir dans un mois, car il ne doutait pas d'être accepté comme prétendu de Clotilde, et marié avant le carême de 1830. Le lendemain, à l'heure où Lucien fumait quelques cigarettes après déjeuner, en compagnie de Carlos devenu très soucieux, on leur annonça monsieur de Saint-Estève quelle épigramme! qui désirait parler, soit à l'abbé Carlos Herrera, soit à monsieur Lucien de Rubempré. - A-t-on dit, en bas, que je suis parti? s'écria l'abbé. - Oui, monsieur, répondit le groom. - Eh! bien, reçois cet homme, dit-il à Lucien; mais ne dis pas un seul mot compromettant, ne laisse pas échapper un geste d'étonnement, c'est l'ennemi. - Tu m'entendras, dit Lucien. Carlos se cacha dans une pièce contiguÃ, et par la fente de la porte il vit entrer Corentin, qu'il ne reconnut qu'à la voix, tant ce grand homme inconnu possédait le don de transformation! En ce moment, Corentin ressemblait à un vieux Chef de Division aux Finances. - Je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous, monsieur, dit Corentin; mais... - Excusez-moi de vous interrompre, monsieur, dit Lucien; mais... - Mais, il s'agit de votre mariage avec mademoiselle Clotilde de Grandlieu, qui ne se fera pas, dit alors vivement Corentin. Lucien s'assit et ne répondit rien. - Vous êtes entre les mains d'un homme qui a le pouvoir, la volonté, la facilité de prouver au duc de Grandlieu que la terre de Rubempré sera payée avec le prix qu'un sot vous a donné de votre rnaÃŽttesse, mademoiselle Esther, dit Corentin en continuant, On trouvera facilement les minutes des jugements en vertu desquels mademoiselle Esther a été poursuivie, et l'on a les moyens de faire parler d'Estourny. Les manoeuvres extrêmement habiles employées contre le baron de Nucingen seront mises à jour... En ce moment tout peut s'arranger, Donnez une somme de cent mille francs et vous aurez la paix.. Ceci ne me regarde en rien. Je suis le chargé d'affaires de ceux qui se livrent à ce chantage, voila tout. Corentin aurait pu parler une heure, Lucien fumait sa cigarette d'un air parfaitement insouciant. - Monsieur, répondit-il, je ne veux pas savoir qui vous êtes, car les gens qui se chargent de commissions semblables ne se nomment d'aucune manière, pour moi, du moins. Je vous ai laissé parler tranquillement je suis chez moi. Vous ne me paraissez pas dénué de sens, écoutez bien mon dilemme. Une pause se fit, pendant laquelle Lucien opposa aux yeux de chat que Corentin dirigeait sur lui un regard couvert de glace. - Ou vous vous appuyez sur des faits entièrement faux, et je ne dois en prendre aucun souci, reprit Lucien; ou vous avez raison, et alors, en vous donnant cent mille francs, je vous laisse le droit de me demander autant de cent mille francs que votre mandataire pourra trouver de Saint-Estèves à m'envoyer... Enfin, pour terminer d'un coup votre estimable négociation, sachez que moi, Lucien de Rubempré, je ne crains personne. Je ne suis pour rien dans les tripotages dont vous me parlez. Si la maison de Grandlieu fait la difficile, il y a d'autres jeunes personnes très nobles à épouser. Enfin il n'y a pas d'affront pour moi à rester garçon, surtout en faisant, comme vous le croyez, la traite des blanches avec de pareils bénéfices. - Si monsieur l'abbé Carlos Herrera... - Monsieur, dit Lucien en interrompant Corentin, Carlos Herrera se trouve en ce moment sur la route d'Espagne; il n'a rien à faire à mon mariage, ni rien à voir dans mes intérêts. Cet homme d'Etat a bien voulu m'aider pendant longtemps de ses conseils, mais il a des comptes à rendre à Sa Majesté le roi d'Espagne; si vous avez à causer avec lui, je vous engage à prendre le chemin de Madrid. - Monsieur, dit nettement Corentin, vous ne serez jamais le mari de mademoiselle Clotilde de Grandlieu. - Tant pis pour elle, répondit Lucien en poussant vers la porte Corentin avec impaticnce. - Avez-vous bien réfléchi? dit froidement Corentin. - Monsieur, je ne vous reconnais ni le droit de vous mêler de mes affaires ni celui de me faire perdre une cigarette, dit Lucien en jetant sa cigarette éteinte. - Adieu, monsieur, dit Corentin. Nous ne nous reverrons plus... mais il y aura certes un moment de votre vie où vous donnerez la moitié de votre fortune pour avoir eu l'idée de me rappeler sur l'escalier. En réponse à cette menace, Carlos fit le geste de couper une tête. Une musique que les vieillards entendent quelquefois aux Italiens - A l'ouvrage, maintenant! s'écria-t-il en regardant Lucien devenu blême après cette terrible conférence. Si, dans le nombre, assez restreint, des lecteurs qui s'occupent de la partie morale et philosophique d'un livre il s'en trouvait un seul capable de croire à la satisfaction du baron de Nucingen, celui-là prouverait combien il est difficile de soumettre le coeur d'une fille à des maximes physiologiques quelconques. Esther avait résolu de faire payer cher au pauvre millionnaire ce que le millionnaire appelait son chour te driomphe. Aussi, dans les premiers jours de février 1830, la crémaillère n'avait-elle pas encore été pendue dans le bedid balai. - Mais, dit Esther confidentiellement à ses amies qui le redirent au baron, au Carnaval, j'ouvre mon établissement, et je veux rendre mon homme heureux comme un coq en plâtre. Ce mot devint proverbial dans le monde-Fille. Le baron se livrait donc à beaucoup de lamentations. Comme les gens mariés, il devenait assez ridicule, il commençait à se plaindre devant ses intimes, et son mécontentement transpirait. Cependant Esther continuait consciencieusement son rôle de Pompadour du prince de la Spéculation. Elle avait déjà donné deux ou trois petites soirées uniquement pour introduire Lucien au logis. Lousteau, Rastignac, du Tillet, Bixiou, Nathan, le comte de Brambourg, la fleur des roués c, devinrent les habitués de la maison. Enfin Esther accepta, pour actrices dans la pièce qu'elle jouait, Tullia, Florentine, Fanny-Beaupré, Florine, deux actrices et deux danseuses, puis madame du Val-Noble. Rien n'est plus triste qu'une maison de Courtisane sans le sel de la rivalité, le jeu des toilettes et la diversité des physionomies. En six semaines, Esther devint la femme la plus spirituelle, la plus amusante, la plus belle et la plus élégante des Pariahs femelles qui composent la classe des femmes entretenues. Placée sur son vrai piédestal, elle savourait toutes les jouissances de vanité qui séduisent les femmes ordinaires' mais en femme qu'une pensée secrète mettait au-dessus dl sa caste. Elle gardait en son coeur une image d'elle-même qui tout à la fois la faisait rougir et dont elle se glorifiait, l'heure de son abdication était toujours présente à sa conscience; aussi vivait-elle comme double, en prenant son personnage en pitié. Ses sarcasmes se ressentaient de la disposition intérieure, où la maintenait le profond mépris que l'ange d'amour, contenu dans la courtisane, portait à ce rôle infâme et odieux joué par le corps en présence de l'âme. A la fois le spectateur et l'acteur, le juge et le patient, elle réalisait l'admirable fiction des Contes Arabes, où se trouve presque toujours un être sublime caché sous une enveloppe dégradée, et dont le type est, sous le nom de Nabuchodonosor, dans le livre des livres, la Bible. Après s'être accordé la vie jusqu'au lendemain de l'infidélité, la victime pouvait bien s'amuser un peu du bourreau. D'ailleurs, les lumières acquises par Esther sur les moyens secrètement honteux. auxquels le baron devait sa fortune colossale lui ôtèrent tout scrupule, elle se plut à jouer le rôle de la déesse Até, la Vengeance, selon le mot de Carlos. Aussi se faisait-elle tour à tour charmante et détestable pour ce millionnaire qui ne vivait que par elle. Quand le baron en arrivait à un degré de souffrance auquel il désirait quitter Esther, elle le ramenait à elle par une scène de tendresse. Herrera, très ostensiblement parti pour l'Espagne, était allé jusqu'à Tours. Il avait fait continuer le chemin à sa voiture jusqu'à Bordeaux, en y laissant un domestique de place chargé de jouer le rôle du maÃtre, et de l'attendre dans un hôtel de Bordeaux. Puis, revenu par la diligence sous le costume d'un commis voyageur, il s'était secrètement installé chez Esther, d'où, par Asie, par Europe et par Paccard, il dirigeait avec soin ses machinations, en surveillant tout, particulièrement Peyrade. Une quinzaine environ avant le jour choisi pour donner sa fête, et qui devait être le lendemain du premier bal de l'Opéra, la courtisane, que ses bons mots commençaient à rendre redoutable, se trouvait aux Italiens, dans le fond de la loge que le baron, forcé de lui donner une loge, lui avait obtenue au rez-de-chaussée, afin d'y cacher sa maÃtresse et ne pas se montrer en public avec elle, à quelques pas de madame de Nucingen. Esther avait choisi sa loge de manière à pouvoir contempler celle de madame de Sérisy, que Lucien accompagnait presque toujours. La pauvre courtisane mettait son bonheur à regarder Lucien les mardis, les jeudis et les samedis, auprès de madame de Sérisy. Esther vit alors, vers les neuf heures et demie, Lucien entrant dans la loge de la comtesse le front soucieux, pâle, et la figure presque décomposée. Ces signes de désolation intérieure n'étaient visibles que pour Esther. La connaissance du visage d'un homme est, chez la femme qui l'aime, comme celle de la pleine mer pour un marin. - Mon Dieu! que peut-il avoir?... qu'est-il arrivé? Aurait-il besoin de parler à cet ange infernal, qui est un ange gardien pour lui, et qui vit caché dans une mansarde entre celle d'Europe et celle d'Asie; ~ Occupée de pensées si cruelles, Esther entendait à peine la musique. Aussi peut-on facilement croire qu'elle n'écoutait pas du tout le baron, qui tenait entre ses deux mains une main de son anche, en lui parlant dans son patois de juif polonais, dont les singulières désinences ne doivent pas donner moins de mal à ceux qui les lisent qu'à ceux qui les entendent. - Esder, dit-il en lui lâchant la main, et la repoussant avec un léger mouvement d'humeur, fus ne m'égoudez bas - Baron, tenez, vous baragouinez l'amour comme vous baragouinez le français. - Terteifle! - Je ne suis pas ici dans mon boudoir, je suis aux Italiens. Si vous n'étiez pas une de ces caisses fabriquées par Huret ou par Fichet, qui s'est métamorphosée en homme par un tour de force de la Nature, vous ne feriez pas tant de tapage dans la loge d'une femme qui aime la musique. Je crois bien que je ne vous écoute pas! Vous êtes là , tracassant dans ma robe comme un hanneton dans du papier, et vous me faites rire de pitié. Vous me dites"Fus êdes cholie, fis êdes à groguer..." Vieux fat! si je vous répondais "Vous me déplaisez moins ce soir qu'hier, rentrons chez nous." Eh! bien, à la manière dont je vous vois soupirer car si je ne vous écoute pas, je vous sens, je vois que vous avez énormément dÃné, votre digestion commence. Apprenez de moi je vous coûte assez cher pour que je vous donne de temps en temps un conseil pour votre argent! apprenez, mon cher, que quand on a des digestions embarrassées comme le sont les vôtres, il ne vous est pas permis de dire indifféremment, et à des heures indues, à votre maÃtresse "Fus êdes cholie..." Un vieux soldat est mort de cette fatuité-là dans les bras de la Religion, a dit Blondet... Il est dix heures, vous avez fini de dÃner à neuf heures chez du Tillet avec votre pigeon, le comte de Brambourg, vous avez des millions et des truffes à digérer, repassez demain à dix heures. - Gomme fus édes grielle!... s'écria le baron qui reconnut la profonde justesse de cet argument médical. - Cruelle?... fit Esther en regardant toujours Lucien. N'avez-vous pas consulté Bianchon, Desplein, le vieil Haudry... Depuis que vous entrevoyez l'aurore de votre bonheur, savez-vous de quoi vous me faites l'effet?... - Te guoi? - D'un petit bonhomme enveloppé de flanelle, qui, d'heure en heure, se promène de son fauteuil à sa croisée pour savoir si le thermomètre est à l'article vers à soie, la température que son médecin lui ordonne... - Dennez, fus èdes eine incrade! s'écria le baron au désespoir d'entendre une musique que les vieillards amoureux entendent cependant assez souvent aux Italiens. - Ingrate! dit Esther. Et que m'avez-vous donné jusqu'à présent?... beaucoup de désagrément. Voyons, papa! Puis-je être fière de vous? Vous, vous êtes fier de moi, je porte très bien vos galons et votre livrée. Vous avez payé mes dettes!... soit. Mais vous avez chippé assez de millions... Ah! Ah! ne faites pas la moue, vous en êtes convenu avec moi... pour n'y pas regarder. Et c'est là votre plus beau titre de gloire... Fille et voleur, rien ne s'accorde mieux. Vous avez construit une cage magnifique pour un perroquet qui vous plaÃt... Allez demander à un ara du Brésil s'il doit de la reconnaissance à celui qui l'a mis dans une cage dorée... - Ne me regardez pas ainsi, vous avez l'air d'un bonze... - Vous montrez votre ara rouge et blanc à tout Paris. Vous dites "Y a-t-il quelqu'un à Paris qui possède un pareil perroquet?... et comme il jacasse! comme il rencontre bien dans ses mots!..." Du Tillet entre et il lui dit "Bonjour, petit fripon..." Mais vous êtes heureux comme un Hollandais qui possède une tulipe unique, comme un ancien nabab, pensionné en Asie par l'Angleterre, à qui un commis voyageur a vendu la première tabatière suisse qui a joué trois ouvertures. Vous voulez mon coeur! Eh! bien, tenez, je vais vous donner les moyens de le gagner. - Tiddes, tiddes!...che verai dut bir fus... C'haime à èdre plagué bar fus! - Soyez, jeune, soyez beau, soyez comme Lucien de Rubempré, que voilà chez votre femme, et vous obtiendrez gratis ce que vous ne pourrez jamais acheter avec tous vos millions!... - Che fus guiddes, gar,fraimante! fus êdes ecgsegraple ce soir dit le Loup-cervier dont la figure s'allongea. - Eh! bien bonsoir, répondit Esther. Recommandez à Chorche de tenir la tête de votre lit très haut, de mettre les pieds bien en pente, vous avez ce soir le teint à l'apoplexie...Cher, vous ne direz pas que je ne m'intéresse point à votre santé. Le baron était debout et tenait le bouton de la porte. - Ici, Nucingen!... fit Esther en le rappelant par un geste hautain. Le baron se pencha vers elle avec une servilité canine. - Voulez-vous me voir gentille pour vous et vous donner ce soir chez moi des verres d'eau sucrée en vous choûchoûtant, gros monstre?... - Fus me prissez le cueir... - Briser le cuir, ça se dit en un seul mot tanner...reprit-elle en se moquant de la prononciation du baron. Voyons, amenez-moi Lucien, que je l'invite à notre festin de Balthazar, et que je sois sûre qu'il n'y manquera pas. Si vous réussissez à cette petite négociation, je te dirai si bien que je t'aime, mon gros Frédéric, que tu le croiras... - Fus êdes une engeanderesse, dit le baron en baisant le gant d'Esther. Che gonzentirais à andandre eine hire t'inchures, s'il y afait tuchurs eine garesse au poud... - Allons, si je ne suis pas obéie, je... dit-elle en menaçant le baron du doigt comme on fait avec les enfants. Le baron hocha la tête en oiseau pris dans un traquenard et qui implore le chasseur. - Mon Dieu! qu'a donc Lucien? se dit-elle quand elle fut seule en ne retenant plus ses larmes qui tombèrent, il n'a jamais été si triste! Voici ce qui le soir même était arrivé à Lucien. Tout ce qu'on peut souffrir au seuil d'une porte A neuf heures, Lucien était sorti, comme tous les soirs, dans son coupé, pour aller à l'hôtel de Grandlieu. Réservant son cheval de selle et son cheval de cabriolet pour ses matinées, comme font tous les jeunes gens, il avait pris un coupé pour ses soirées d'hiver, et avait choisi chez le premier loueur de carosses un des plus magnifiques avec de magnifiques chevaux. Tout lui souriait depuis un mois il avait dÃné trois fois à l'hôtel Grandlieu, le duc était charmant pour lui; ses actions dans l'entreprise des Omnibus vendues trois cent mille francs lui avaient permis de payer encore un tiers du prix de sa terre; Clotilde de Grandlieu, qui faisait de délicieuses toilettes, avait dix pots de fard sur la figure quand il entrait dans le salon, et avouait hautement d'ailleurs sa passion pour lui. Quelques personnes assez haut placées parlait du mariage de Lucien et de mademoiselle de Grandlieu comme d'une chose probable. Le duc de Chaulieu, l'ancien ambassadeur en Espagne et ministre des Affaires Etrangère pendant un moment, avait promis à la duchesse de Grandlieu de demander au Roi le titre de marquis pour Lucien. Après avoir dÃné chez madame de Sérisy, Lucien était donc allé, ce soir-là , de la rue de la Chaussée-d'Antin au faubourg Saint-Germain y faire sa visite de tous les jours. Il arrive, son cocher demande la porte, elle s'ouvre, il arrête au perron. Lucien, en descendant de voiture, voit dans la cour quatre équipages. En apercevant monsieur de Rubempré, l'un des valets de pied, qui ouvrait et fermait la porte du péristyle, s'avance, sort sur le perron et se met devant la porte, comme un soldat qui reprend sa faction. - Sa Seigneurie n'y est pas! dit-il. - Madame la duchesse reçoit, fit observer Lucien au valet. - Madame la duchesse est sortie, répond gravement le valet. - Mademoiselle Clotilde... - Je ne pense pas que mademoiselle Clotilde reçoive monsieur en l'absence de madame la duchesse... - Mais il y a du monde, réplique Lucien foudroyé, - Je ne sais pas, répond le valet de pied en tâchant d'être à la fois bête et respectueux. Il n'y a rien de plus terrible que l'Etiquette pour ceux qui l'admettent comme la loi la plus formidable de la société. Lucien devina facilement le sens de cette scène atroce pour lui, le duc et la duchesse ne voulaient pas le recevoir; il sentit sa moelle épinière se gelant dans les anneaux de sa colonne vertébrale, et une petite sueur froide lui mit quelques perles au front. Ce colloque avait lieu devant son valet de chambre à lui, qui tenait la poignée de la portière et qui hésitait à la fermer; Lucien lui fit signe qu'il allait repartir; mais, en remontant, il entendit le bruit que font des gens en descendant un escalier, et le valet de pied vint crier successivement "Les gens de monsieur le duc de Chaulieu! - Les gens de madame la vicomtesse de Grandlieu!" Lucien ne dit qu'un mot à son domestique "Vite aux Italiens!..." Malgré sa prestesse, l'infortuné dandy ne put éviter le duc de Chaulieu et son fils le duc de Rhétoré, avec lesquels il fut forcé d'échanger des saluts, car ils ne lui dirent pas un mot. Une grande catastrophe à la cour, la chute d'un favori redoutable est souvent consommée au seuil d'un cabinet par le mot d'un huissier à visage de plâtre. - Comment faire savoir ce désastre à l'instant à mon conseiller? s'était dit Lucien en allant aux Italiens. Que se passe-il?... Il se perdait en conjectures. Voici ce qui venait d'avoir lieu. Le matin même, à onze heures, le duc de Grandlieu avait dit, en entrant dans le petit salon où l'on déjeunait en famille, à Clotilde après l'avoir embrassée "Mon enfant, jusqu'à nouvel ordre, ne t'occupe plus du sire de Rubempré." Puis il avait pris la duchesse par la main et l'emmena dans une embrasure de croisée, pour lui dire quelques mots à voix basse qui firent changer de couleur la pauvre Clotilde. Mademoiselle de Grandlieu observait sa mère écoutant le duc, et elle lui vit sur la figure une vive surprise. - Jean, avait dit le duc à l'un des domestiques, tenez, portez ce petit mot à monsieur le duc de Chaulieu, priez-le de vous donner réponse par oui ou non. - Je l'invite à venir dÃner avec nous aujourd'hui, dit-il à sa femme. Le déjeuner avait été profondément triste. La duchesse parut pensive, le duc sembla fâché contre lui-même, et Clotilde eut beaucoup de peine à retenir ses larmes. - Mon enfant, votre père araison, obéissez-lui, avait dit d'une voix attendrie la mère à sa fille. Je ne puis vous dire comme lui "Ne pensez pas à Lucien!" Non, je comprends ta douleur. Clotilde baisa la main de sa mère. - Mais je te dirai, mon ange "Attends sans faire une seule démarche, souffre en silence, puisque tu l'aimes, et sois confiante en la sollicitude de tes parents!" Les grandes dames, mon enfant, sont grandes parce qu'elles savent toujours faire leur devoir dans toutes les occasions, et avec noblesse. - De quoi s'agit-il?... avait demandé Clotilde pâle comme un lis. - De choses trop graves pour qu'on puisse t'en parler, mon coeur, avait répondu la duchesse; car si elles sont fausses, ta pensée, en serait inutilement salie; et si elles sont vraies, tu dois les ignorer. A six heures, le duc de Chaulieu était venu trouver dans son cabinet le duc de Grandlieu qui l'attendait. - Dis donc, Henri... Ces deux ducs se tutoyaient et s'appelaient par leurs prénoms. C'est une de ces nuances inventées pour marquer les degrés de l'intimité, repousser les envahissements de la familiarité française et humilier les amours-propres. Dis donc, Henri, je suis dans un embarras si grand, que je ne peux prendre conseil que d'un vieil ami qui connaisse bien les affaires et tu en as la triture. Ma fille Clotilde aime, comme tu le sais, ce petit Rubempré qu'on m'a quasi contraint de lui promettre pour mari. J'ai toujours été contre ce mariage; mais, enfin, madame de Grandlieu n'a pas su se défendre de l'amour de Clotilde. Quand ce garçon a eu acheté la terre, quand il l'a eu payée aux trois quarts, il n'y a plus eu d'objections de ma part. Voici que j'ai reçu hier au soir une lettre anonyme tu sais le cas qu'on en doit faire où l'on m'affirme que la fortune de ce garçon provient d'une source impure, et qu'il nous ment en nous disant que sa soeur lui donne les fonds nécessaires à ses acquisitions. On me somme, au nom du bonheur de ma fille et de la considération de notre famille, de prendre des renseignements, en m'indiquant les moyens de m'éclairer. Tiens, lis, d'abord. - Je partage ton opinion sur les lettres anonymes, mon cher Ferdinand, avait répondu le duc de Chaulieu après avoir lu la lettre; mais, tout en les méprisant, on doit s'en servir. Il en est de ces lettres, absolument comme des espions. Ferme ta porte à ce garçon, et voyons à prendre des renseignements... Eh! bien, j'ai ton affaire. Tu as pour avoué Derville, un homme en qui nous avons toute confiance; il a les secrets de bien des familles, il peut bien porter celui-là . C'est un homme probe, un homme de poids, un homme d'honneur; il est fin, rusé; mais il n'a que la finesse des affaires, tu ne dois l'employer que pour obtenir un témoignage auquel tu puisses avoir égard. Nous avons au Ministère des Affaires Etrangères, par la Police du Royaume, un homme unique pour découvrir les secrets d'Etat, nous l'envoyons souvent en mission. Préviens Derville qu'il aura, pour cette affaire, un lieutenant. Notre espion est un monsieur qui se présentera décoré de la croix de la Légion d'Honneur, il aura l'air d'un diplomate. Ce drôle sera le chasseur, et Derville assistera tout simplement à la chasse. Ton avoué te dira si la montagne accouche d'une souris, ou si tu dois rompre avec ce petit Rubempré. En huit jours, tu sauras à quoi t'en tenir. - Le jeune homme n'est pas encore assez marquis pour se formaliser de ne pas me trouver chez moi pendant huit jours, avait dit le duc de Grandlieu. - Surtout si tu lui donnes ta fille, avait répondu l'ancien ministre. Si la lettre anonyme araison, qué que ça te fait! Tu feras voyager Clotilde avec ma belle-fille Madeleine, qui veut aller en Italie... - Tu me tires de peine! et je ne sais encore si je dois te remercier... - Attendons l'événement. - Ah! s'était écrié le duc de Grandlieu, quel est le nom de ce monsieur? il faut l'annoncer à Derville... Envoie-le-moi demain, sur les quatre heures, j'aurai Derville, je les mettrai tous deux en rapport. - Le nom vrai, dit l'ancien ministre, est, je crois, Corentin... un nom que tu ne dois pas avoir entendu, mais ce monsieur viendra chez toi bardé de son nom ministériel. Il se fait appeler monsieur de Saint-quelque chose... - Ah! Saint-Yves! Sainte-Valère, l'un ou l'autre, - tu peux te fier à lui, Louis XVIII s'y fiait entièrement. Après cette conférence, le majordome reçut l'ordre de fermer la porte à monsieur de Rubempré, ce qui venait d'être fait. La scène est dans les loges Lucien se promenait dans le foyer des Italiens comme un homme ivre. Il se voyait la fable de tout Paris. Il avait dans le duc de Rhétoré l'un de ces ennemis impitoyables et auxquels il faut sourire sans pouvoir s'en venger, car leurs atteintes sont conformes aux lois du monde. Le duc de Rhétoré savait la scène qui venait de se passer sur le perron de l'hôtel de Grandlieu. Lucien, qui sentait la nécessité d'instruire de ce désastre subit son conseiller-privé-intime-actuel, craignit de se compromettre en se rendant chez Esther, où peut-être il trouverait du monde. Il oubliait qu'Esther était là , tant ses idées se confondaient; et, au milieu de tant de perplexités, il lui fallut causer avec Rastignac, qui, ne sachant pas encore la nouvelle, le félicitait sur son prochain mariage. En ce moment, Nucingen se montra souriant à Lucien, et lui dit Fulés-fus me vaire le blésir te fennir foir montame te Jamby qui fieut fus einfider elle-même à la bentaison te nodre gremaillière... - Volontiers, baron, répondit Lucien à qui le financier apparut comme un ange sauveur. - Laissez-nous, dit Esther à monsieur de Nucingen quand elle le vit entrant avec Lucien, allez voir madame du Val-Noble que j'aperçois dans une loge des troisièmes avec son Nabab... Il pousse bien des Nabab dans les Indes, ajouta-t-elle en regardant Lucien d'un air d'intelligence. - Et. celui-là , dit Lucien en souriant, ressemble terriblement au vôtre. - Et, dit Esther en répondant à Lucien par un autre signe d'intelligence tout en continuant de parler au baron, amenez-la-moi avec son Nabab, il a grande envie de faire votre connaissance, on le dit puissamment riche. La pauvre femme m'a déjà chanté je ne sais combien d'élégies, elle se plaint que ce Nabab ne va pas; et si vous le débarrassiez de son lest, il serait peut-être plus leste. - Fus nus brenez tonc bir tes follères, dit le baron. - Qu'as-tu, mon Lucien?... dit-elle dans l'oreille de son ami en la lui effleurant avec ses lèvres dès que la porte de la loge fut fermée. - Je suis perdu! On vient de me refuser l'entrée de l'hôtel de Grandlieu, sous prétexte qu'il n'y avait personne, le duc et la duchesse y étaient et cinq équipages piaffaient dans la cour... - Comment, le mariage manquerait! dit Esther d'une voix émue, car elle entrevoyait le paradis. - Je ne sais pas encore ce qui se trame contre moi... - Mon Lucien, lui répondit-elle d'une voix adorablement câline, pourquoi te chagriner? tu feras un plus beau mariage plus tard... Je te gagnerai deux terres... - Donne à souper, ce soir, afin que je puisse parler secrètement à Carlos, et surtout invite le faux Anglais et la Val-Noble. Ce Nabab a causé ma ruine, il est notre ennemi, nous le tiendrons, et nous... Mais Lucien s'arrêta en faisant un geste de désespoir. - Eh! bien, qu'y a-t-il? demanda la pauvre fille qui sentait comme dans un brasier. - Oh! madame de Sérisy me voit! s'écria Lucien, et pour comble de malheur, le duc de Rhétoré, l'un des témoins de ma déconvenue, est avec elle. En effet, en ce moment même, le duc de Rhétoré jouait avec la douleur de la comtesse de Sérisy. - Vous laissez Lucien se montrer dans la loge de mademoiselle Esther, disait le jeune duc en montrant et la loge et Lucien. Vous qui vous intéressez à lui, vous devriez l'avertir que cela ne se fait pas. On peut souper chez elle, on peut même y... mais, en vérité, je ne m'étonne plus du refroidissement des Grandlieu pour ce garçon, je viens de le voir refusé à la porte, sur le perron... - Ces filles-là sont bien dangereuses, dit madame de Sérisy qui tenait la lorgnette braquée sur la loge d'Esther. - Oui, dit le duc, autant pour ce qu'elles peuvent que pour ce qu'elles veulent... - Elles le ruineront! dit madame de Sérisy, car elles sont, m'a-t-on dit, aussi coûteuses quand on ne les paie pas que quand on les paie. - Pas pour lui!... répondit le jeune duc en faisant l'étonné. Elles sont loin de lui coûter de l'argent, elles lui en donneraient au besoin, elles courent toutes après lui. La comtesse eut autour de la bouche un petit mouvement nerveux qui ne pouvait pas être compris dans la catégorie de ses sourires. - Eh! bien, dit Esther, viens souper à minuit. Amène Blondet et Rastignac. Ayons au moins deux personnes amusantes, et ne soyons pas plus de neuf. - Il faudrait trouver un moyen d'envoyer chercher Europe par le baron, sous prétexte de prévenir Asie, et tu lui dirais ce qui vient de m'arriver, afin que Carlos en soit instruit avant d'avoir le Nabab sous sa coupe. - Ce sera fait, dit Esther. Ainsi Peyrade allait probablement se trouver, sans le savoir, sous le même toit avec son adversaire. Le tigre venait dans l'antre du lion et d'un lion accompagné de ses gardes. Quand Lucien rentra dans la loge de madame de Sérisy, au lieu de tourner la tête vers lui, de lui sourire et de ranger sa robe pour lui faire place à côté d'elle, elle affecta de ne pas faire la moindre attention à celui qui entrait, elle continua de lorgner dans la salle; mais Lucien s'aperçut au tremblement des jumelles que la comtesse était en proie à l'une de ces agitations formidables par lesquelles s'expient les bonheurs illicites. Il n'en descendit pas moins sur le devant de la loge, à côté d'elle, et se campa dans l'angle opposé, laissant entre la comtesse et lui un petit espace vide; il s'appuya sur le bord de la loge, y mit son coude droit, et le menton sur sa main gantée; puis, il posa de trois quarts, attendant un mot. Au milieu de l'acte, la comtesse ne lui avait encore rien dit, et ne l'avait pas encore regardé. - Je ne sais pas, lui dit-elle, pourquoi vous êtes ici; votre place est dans la loge de mademoiselle Esther... - J'y vais, dit Lucien qui sortit sans regarder la comtesse. - Ah! ma chère, dit madame du Val-Noble en entrant dans la loge d'Esther avec Peyrade que le baron de Nucingen ne reconnut pas, je suis enchantée de te présenter monsieur Samuel Johnson; il est admirateur des talents de monsieur de Nucingen. - Vraiment, monsieur, dit Esther en souriant à Peyrade. - O, yes, bocop, dit Peyrade. - Eh! bien, baron, voilà un français qui ressemble au vôtre, à peu près comme le bas-breton ressemble au bourguignon. Ça va bien m'amuser de vous entendre causer finances... Savez-vous ce que j'exige de vous, monsieur Nabab, pour faire connaissance avec mon baron? dit-elle en souriant. - O!... jé. vôs mercie, vôs mé présenterz, au sir berronet. - Oui, reprit-elle. Il faut me faire le plaisir de souper chez moi.. Il n'y a pas de poix plus forte que la cire du vin de Champagne pour lier les hommes, elle scelle toutes les affaires, et surtout celles où l'on s'enfonce. Venez ce soir, vous trouverez de bons garçons! Et quant à toi, mon petit Frédéric, dit-elle à l'oreille du baron, vous avez votre voiture, courez rue Saint-Georges et ramenez-moi Europe, j'ai deux mots à lui dire pour mon souper... J'ai retenu Lucien, il nous amènera deux gens d'esprit...- Nous ferons poser l'Anglais, dit-elle à l'oreille de madame du Val-Noble. Peyrade et le baron laissèrent les deux femmes seules. Les désagrements du plaisir - Ah! ma chère, si tu fais jamais poser ce gros infâme-là , tu auras de l'esprit, dit la Val-Noble. - Si c'était impossible, tu me le prêterais huit jours, répondit Esther en riant. - Non, tu ne le garderais pas une demi-journée, répliqua madame du Val-Noble, je mange un pain trop dur, mes dents s'y cassent. Je ne veux plus, de ma vie vivante, me charger de faire le bonheur d'aucun Anglais... C'est tous égoïstes froids, des pourceaux habillés... - Comment, pas d'égards? dit Esther en souriant. - Au contraire, ma chère, ce monstre-là ne m'a pas encore dit toi. - Dans aucune situation? dit Esther. - Le misérable m'appelle toujours madame, et garde le plus beau sang-froid du monde au moment où tous les hommes sont plus ou moins gentils. L'amour, tiens, ma foi, c'est pour lui, comme de se faire la barbe. Il essuie ses rasoirs, il les remet dans l'étui, se regarde dans la glace, et a l'air de se dire "je ne me suis pas coupé." Puis il me traite avec un respect à rendre une femme folle. Cet infâme milord Pot-au-Feu ne s'amuse-t-il pas à faire cacher ce pauvre Théodore, et à le laisser debout dans mon cabinet de toilette pendant des demi-journées. Enfin il s'étudie à me contrarier en tout. Et avare... comme Gobseck et Gigonnet ensemble. il me mène dÃner, il ne me paie pas la voiture qui me ramène, si par hasard je n'ai pas demandé la mienne. - Hé! bien, dit Esther, que te donne-t-il pour ce service-là ? - Mais, ma chère, absolument rien. Cinq cents francs tout sec, par mois, et il me paie la remise. Mais, ma chère, qu'est-ce que c'est?... une voiture comme celles qu'on loue aux épiciers le jour de leur mariage pour aller à la Mairie, à l'Eglise et au Cadran-Bleu... Il me taonne avec le respect. Si j'essaie d'avoir mal aux nerfs et d'être mal disposée, il ne se fâche pas, il me dit - Ie veuie qué milédy fesse sa petite voloir, por que rienne n'est pius détestabel, - - qué dé dire à ioune genti phâme "Vos été ioune bellôt dé cottône, iune merchendise!... Hé! hé! vos étez à ein member of society de temprence, and anti-Slavery." Et mon drôle reste pâle, sec, froid, en me faisant ainsi comprendre qu'il a du respect pour moi comme il en aurait pour un nègre, et que cela ne tient pas à son coeur, mais à ses opinions d'abolitionniste. - Il est impossible d'être plus infâme, dit Esther, mais je le ruinerais, ce chinois-là ! Le ruiner? dit madame du Val-Noble, il faudrait qu'il m'aimât!... Mais toi-même, tu ne voudrais pas lui demander deux liards. Il t'écouterait gravement, et te dirait, avec ces formes britanniques qui font trouver les gifles aimables, qu'il te paie assez cher, por le petit chose qu'été lé amor dans son paour existence. - Dire que, dans notre état, on peut rencontrer des hommes comme celui-là , s'écria Esther. Ah! ma chère, tu as eu de la chance, toi!... soigne bien ton Nucingen. - Mais il a une idée, ton Nabab? - C'est ce que me dit Adèle, répondit madame du Val-Noble. - Tiens, cet homme-là , ma chère, aura pris le parti de se faire haïr par une femme, et de se faire renvoyer en tant de temps, dit Esther. - Ou bien, il veut faire des affaires avec Nucingen, et il m'aura prise en sachant que nous étions liées, c'est ce que croit Adèle, répondit madame du Val-Noble. Voilà pourquoi je te le présente ce soir. Ah! si je pouvais être certaine de ses projets, comme je m'entendrais joliment avec toi et Nucingeni - Tu ne t'emportes pas, dit Esther, tu ne lui dis pas son fait de temps en temps? - Tu l'essayerais, tu es bien fine... eh! bien, malgré ta gentillesse, il te tuerait avec ses sourires glacés. Il te répondrait "Yeu souis anti-slavery. et vos étés libre..." Tu lui dirais les choses les plus drôles, il te regarderait et dirait "Véry good!" et tu t'apercevrais que tu n'es pas autre chose, à ses yeux, qu'un polichinelle. - Et la colère? - Même chose! Ce serait un spectacle pour lui. On peut l'opérer à gauche, sous le sein, on ne lui fera pas le moindre mal; ses viscères doivent être en fer-blanc. Je le lui ai dit. Il m'a répondu "Yeu souis trei contente de cette dispeusitionne physicale..." Et toujours poli. Ma chère, il a l'âme gantée.. Je continue encore quelques jours d'endurer ce martyre pour satisfaire ma curiosité. Sans cela, j'aurais fait déjà souffleter milord par Philippe, qui n'a pas son pareil à l'épée, il n'y a plus que cela... - J'allais te le dire! s'écria Esther; mais tu devrais auparavant savoir s'il sait boxer, car ces vieux Anglais, ma chère, ça garde un fond de malice. - Celui-là n'a pas son double!... Non, si tu le voyais me demandant mes ordres, et à quelle heure il peut se présenter, pour venir me surprendre bien entendu et déployant les formules de respect, soi-disant des gentlemen, tu dirais "Voilà une femme adorée", et il n'y a pas une femme qui n'en dirait autant... - Et l'on nous envie, ma chère, fit Esther. - Ah! bien!... s'écria madame du Val-Noble. Tiens, nous avons toutes plus ou moins, dans notre vie, appris le peu de cas qu'on fait de nous; mais, ma chère, je n'ai jamais été si cruellement, si profondément, si complètement méprisée par la brutalité, que je le suis par le respect de cette grosse outre pleine de Porto. Quand il est gris, il s'en va, por ne pas été displaisante, dit-il à Adèle, et ne pas être à deux pouissances à la fois la femme et le vin. Il abuse de mon fiacre, il s'en sert plus que moi... Oh! si nous pouvions le faire rouler ce soir sous la table... mais il boit dix bouteilles, et il n'est que gris il a l'oeil trouble et il y voit clair. - C'est comme ces gens dont les fenêtres sont sales à l'extérieur, dit Esther, et qui du dedans voient ce qui se passe dehors... Je connais cette propriété de l'homme du Tillet a cette qualité-là , superlativement. - Tâche d'avoir du Tillet, et à eux deux Nucingen, s'ils pouvaient le fourrer dans quelques-unes de leurs combinaisons, je serais au moins vengée!... ils le réduiraient à la mendicité! Ah! ma chère, tomber à un hypocrite de protestant, après ce pauvre Falleix, qui était si drôle, si bon enfant, si gouailleur!... Avons-nous ri!... On dit les Agents de change tous bêtes... Eh! bien, celui-là n'a manqué d'esprit qu'une fois... - Quand il t'a laissée sans le sou, c'est ce qui t'a fait connaÃtre les désagréments du plaisir. Europe, amenée par monsieur de Nucingen, passa sa tête vipérine par la porte; et, après avoir entendu quelques phrases que lui dit sa maÃtresse à l'oreille, elle disparut. Les serpents s'entrelacent A onze heures et demie du soir, cinq équipages étaient arrêtés rue Saint-Georges, à la porte de l'illustre courtisane c'était celui de Lucien qui vint avec Rastignac, Blondet et Bixiou, celui de du Tillet, celui du baron de Nucingen, celui du Nabab et celui de Florine que du Tillet racola. La triple clôture des fenêtres était déguisée par les plis des magnifiques rideaux de la Chine. Le souper devait être servi à une heure, les bougies flambaient, le petit salon et la salle à manger déployaient leurs somptuosités. On se promit une de ces nuits de débauche auxquelles ces trois femmes et ces hommes pouvaient seuls résister. On joua d'abord, car il fallait attendre environ deux heures. - Jouez-vous, mylord?... dit du Tillet à Peyrade. - Ie aye jouté avec O'Connell, Pitt, Fox, Canning, lort Brougham, lort... - Dites tout de suite une infinité de lords, lui dit Bixiou. - Lort Fitz- William, lort Ellenborough lort Herfort, lort... Bixiou regarda les souliers de Peyrade et se baissa. - Que cherches-tu... lui dit Blondet. - Parbleu, le ressort qu'il faut pousser pour arrêter la machine, dit Florine. - Jouez-vous vingt francs la fiche?... dit Lucien. - Ie ioue tot ce que vos vodrez peirdre... - Est-il fort?... dit Esther à Lucien, ils le prennent tous pour un Anglais!... Du Tillet, Nucingen, Peyrade et Rastignac se mirent à une table de wisk. Florine, madame du Val-Noble, Esther, Blondet, Bixiou restèrent autour du feu à causer. Lucien passa le temps à feuilleter un magnifique ouvrage à gravures. - Madame est servie, dit Paccard dans une magnifique tenue. Peyrade fut mis à gauche de Florine et flanqué de Bixiou à qui Esther avait recommandé de faire boire outre mesure le Nabab en le défiant. Bixiou possédait la propriété de boire indéfiniment. Jamais, dans toute sa vie, Peyrade n'avait vu pareille splendeur, ni goûté pareille cuisine, ni vu de si jolies femmes. - J'en ai ce soir pour les mille écus que me coûte déjà la Val-Noble, pensa-t-il, et d'ailleurs je viens de leur gagner mille francs. - Voilà un exemple à suivre, lui cria madame du Val-Noble qui se trouvait à côté de Lucien et qui montra par un geste les magnificences de la salle à manger. Esther avait mis Lucien à côté d'elle et lui tenait le pied entre les siens sous la table. - Entendez-vous? dit la Val-Noble en regardant Peyrade qui faisait l'aveugle, voilà comment vous devriez m'arranger une maison! Quand on revient des Indes avec des millions et qu'on veut faire des affaires avec des Nucingen, on se met à leur niveau. - Ie souis of society de temprence... - Alors vous allez boire joliment, dit Bixiou, car c'est bien chaud les Indes, mon oncle?... La plaisanterie de Bixiou pendant le souper fut de traiter Peyrade comme un de ses oncles revenus des Indes. - Montame ti Fal-Nople m'a tidde que fus afiez tes itées... demanda Nucingen en examinant Peyrade. - Voilà ce que je voulais entendre, dit du Tillet à Rastignac, les deux baragouins ensemble. - Vous verrez qu'ils finiront par se comprendre, dit Bixiou qui devina ce que du Tillet venait de dire à Rastignac. - Sir Beronette, ie aye conciu eine litle spécouléchienne, ô! very comfortable... bocob treiz profitable, ant ritche de bénéfices... - Vous allez voir, dit Blondet à du Tillet, qu'il ne parlera pas une minute sans faire arriver le parlement et le gouvernement anglais. - Ce êdre dans lé China... por le opiume... - Ui, che gonnais, dit aussitôt Nucingen en homme qui possédait son Globe commercial, mais le Coufernement Enclès avait un moyen t'agtion te l'obium pir s'oufrir la Chine, et ne nus bermeddrait point... - Nucingen lui a pris la parole sur le gouvernement, dit du Tillet à Blondet. - Ah! vous avez fait le commerce de l'opium, s'écria madame du Val-Noble, je comprends maintenant pourquoi vous êtes si stupéfiant, il vous en est resté dans le coeur... - Foyez! cria le baron au soi-disant marchand d'opium et lui montrant madame du Val-Noble, fus êdes gomme moi chamais les milionaires ne beufent se vaire amer tes phâmes. - Ie aimé bocop et sôvent, milédi, répondit Peyrade. - Toujours à cause de la tempérance, dit Bixiou qui venait d'entonner à Peyrade sa troisième bouteille de vin de Bordeaux, et qui lui fit entamer une bouteille de vin de Porto. - O! s'écria Peyrade, it is very vine de Pôrtiugal of Engleterre. Blondet, du Tillet et Bixiou échangèrent un sourire. Peyrade avait la puissance de tout travestir en lui, même l'esprit. Il y a peu d'Anglais qui ne vous soutiennent que l'or et l'argent sont meilleurs en Angleterre que partout ailleurs. Les poulets et les oeufs venant de Normandie et envoyés au marché de Londres autorisent les Anglais à soutenir que les poulets et les oeufs de Londres sont supérieurs very fines à ceux de Paris qui viennent des mêmes pays. Esther et Lucien restèrent stupéfaits devant cette perfection de costume, de langage et d'audace. On buvait, on mangeait, tant et si bien en causant et en riant, qu'on atteignit à quatre heures du matin. Bixiou crut avoir remporté l'une de ces victoires si plaisamment racontées par Brillat-Savarin. Mais, au moment où il se disait en offrant à boire à son oncle "J'ai vaincu l'Angleterre!..." Peyrade répondit à ce féroce railleur un "Toujours mon garçon!" qui ne fut entendu que de Bixiou. - Eh! les autres, il est Anglais comme moi!... Mon oncle est un Gascon! je ne pouvais pas en avoir d'autre! Bixiou se trouvait seul avec Peyrade, ainsi personne n'entendit cette révélation. Peyrade tomba de sa chaise à terre. Aussitôt Paccard s'empara de Peyrade et le monta dans une mansarde où il s'endormit d'un profond sommeil. A six heures du soir, le Nabab se sentit réveiller par l'application d'un linge mouillé avec lequel on le débarbouillait, et il se trouva sur un mauvais lit de sangle, face à face, avec Asie masquée et en domino noir. - Ah! çà , papa Peyrade, comptons nous deux? dit-elle. - Où suis-je?... dit-il en regardant autour de lui. - Ecoutez-moi, ça vous dégrisera, répondit Asie. Si vous n'aimez pas madame du Val-Noble, vous aimez votre fille, n'est-ce pas? - Ma fille? s'écria Peyrade en rugissant. - Oui, mademoiselle Lydie... - Eh! bien. - Eh! bien, elle n'est plus rue des Moineaux, elle est enlevée. Peyrade laissa échapper un soupir semblable à celui des soldats qui meurent d'une vive blessure sur le champ de bataille. - Pendant que vous contrefaisiez l'Anglais, on contrefaisait Peyrade. Votre petite Lydie a cru suivre son père, elle est en lieu sûr.. oh! vous ne la trouverez jamais! à moins que vous ne répariez le mal que vous avez fait. - Quel mal? - On a refusé hier, chez le duc de Grandlieu, la porte à monsieur Lucien de Rubempré. Ce résultat est dû à tes intrigues et à l'homme que tu nous as détaché. Pas un mot. Ecoute! dit Asie en voyant Peyrade ouvrant la bouche. - Tu n'auras ta fille, pure et sans tache, reprit Asie en appuyant sur les idées par l'accent qu'elle mit à chaque mot, que le lendemain du jour où monsieur Lucien de Rubempré sortira de Saint-Thomas-d'Aquin, marié à mademoiselle Clotilde. Si dans dix jours Lucien de Rubempré n'est pas reçu, comme par le passé, dans la maison de Grandlieu, tu mourras d'abord de mort violente, sans que rien puisse te préserver du coup qui te menace... Puis, quand tu te sentiras atteint, on te laissera le temps avant de mourir, de songer à cette pensée "Ma fille est une prostituée pour le reste de ses jours!..." Quoique tu aies été assez bête pour laisser cette prise à nos griffes, il te reste encore assez d'esprit pour méditer sur cette communication de notre gouvernement. N'aboie pas, ne dis pas un mot, va changer de costume chez Contenson, retourne chez toi, et Katt te dira que, sur un mot de toi, ta petite Lydie est descendue et n'a plus été revue. Si tu te plains, si tu fais une démarche, on commencera par où je t'ai dit qu'on finirait avec ta fille, elle est promise à de Marsay. Avec le père CanquoÃlle, il ne faut pas faire de phrases, ni prendre de mitaines, n'est-ce pas?... Descends et songe bien à ne plus tripoter nos affaires. Asie laissa Peyrade dans un état à faire pitié, chaque mot fut un coup de massue. L'espion avait deux larmes dans les yeux et deux larmes au bas de ses joues réunies par deux traÃnées humides. - On attend monsieur Johnson pour dÃner, dit Europe en montrant sa tête un instant après. Peyrade ne répondit pas, il descendit, alla par les rues jusqu'à une place de fiacre, il courut se déshabiller chez Contenson à qui il ne dit pas une parole, il se remit en père CanquoÃlle, et fut à huit heures chez lui. Il monta les escaliers le coeur palpitant. Quand la Flamande entendit son maÃtre, elle lui dit si naïvement. "Eh! bien, mademoiselle, où est-elle?" que le vieil espion fut obligé de s'appuyer. Le coup dépassa ses forces. Il entra chez sa fille, finit par s'y évanouir de douleur en trouvant l'appartement vide, et en écoutant le récit de Katt qui lui raconta les circonstances d'un enlèvement aussi habilement combiné que s'il l'eût inventé lui-même. - Allons, se dit-il, il faut plier, je me vengerai plus tard, allons chez Corentin... Voilà la première fois que nous trouvons des adversaires. Corentin laissera ce beau garçon libre de se marier avec des impératrices, s'il veut!... Ah! je comprends que ma fille l'ait aimé à la première vue... Oh! le prêtre espagnol s'y connaÃt... Du courage, papa Peyrade, dégorge ta proie! Le pauvre père ne se doutait pas du coup affreux qui l'attendait. Arrivé chez Corentin, Bruno, le domestique de confiance qui connaissait Peyrade, lui dit "Monsieur est parti..." - Pour longtemps? - Pour dix jours!... - Où? - Je ne sais pas!... - Oh! mon Dieu, je deviens stupide! je demande où?... comme si nous le leur disions, pensa-t-il. A la belle-étoile Quelques heures avant le moment où Peyrade allait être réveillé dans sa mansarde de la rue Saint-Georges, Corentin, venu de sa campagne de Passy , se présentait chez le duc de Grandlieu, sous le costume d'un valet de chambre de bonne maison. A une boutonnière de son habit noir. se voyait le ruban de la Légion d'Honneur. Il s'était fait une petite figure de vieillard, à cheveux poudrés, très ridée, blafarde. Ses yeux étaient voilés par des lunettes en écaille. Enfin il avait l'air d'un vieux Chef de Bureau. Quand il eut dit son nom monsieur de Saint-Denis il fut conduit dans le cabinet du duc de Grandlieu, où il trouva Derville, lisant la lettre qu'il avait dictée lui-même à l'un de ses agents, le Numéro chargé des Ecritures. Le duc prit à part Corentin pour lui expliquer tout ce que savait Corentin. Monsieur de Saint-Denis écouta froidement, respectueusement, en s'amusant à étudier ce grand seigneur, à pénétrer jusqu'au tuf vêtu de velours, à mettre à jour cette vie, alors et pour toujours, occupée de wisk et de la considération de la maison de Grandlieu. Les grands seigneurs sont si naïfs avec leurs inférieurs, que Corentin n'eut pas beaucoup de questions à soumettre humblement à monsieur de Grandlieu pour en faire jaillir des impertinences. - Si vous m'en croyez, monsieur, dit Corentin à Derville après avoir été présenté convenablement à l'avoué, nous partirons ce soir même pour Angoulême par la diligence de Bordeaux, qui va tout aussi vite que la malle, nous n'aurons pas à séjourner plus de six heures pour y obtenir les renseignements que veut monsieur le duc. Ne suffit-il pas, si j'ai bien compris Votre Seigneurie, de savoir si la soeur et le beau-frère de monsieur de Rubempré ont pu lui donner douze cent mille francs?... dit-il en regardant le duc. - Parfaitement compris, répondit le pair de France. - Nous pourrons être ici dans quatre jours, reprit Corentin en regardant Derville, et nous n'aurons, ni l'un ni l'autre, laissé nos affaires pour un laps de temps pendant lequel elles pourraient souffrir. - C'était la seule objection que j'avais à faire à Sa Seigneurie, dit Derville. Il est quatre heures, je rentre dire un mot à mon premier clerc, faire mon paquet de voyage; et après avoir dÃné, je serai à huit heures... Mais aurons-nous des places? dit-il à monsieur de Saint-Denis en s'interrompant. - J'en réponds, dit Corentin, soyez à huit heures dans la cour des Messageries du Grand-Bureau. S'il n'y a pas de places, j'en aurai fait faire, car voilà comme il faut servir monseigneur le duc de Grandlieu... - Messieurs, dit le duc avec une grâce infinie, je ne vous remercie pas encore... Corentin et l'avoué, qui prirent ce mot pour une phrase de congé, saluèrent et sortirent. Au moment où Peyrade interrogeait le domestique de Corentin, monsieur de Saint-Denis et Derville, placés dans le coupé de la diligence de Bordeaux, s'observaient en silence à la sortie de Paris. Le lendemain matin, d'Orléans à Tours, Derville, ennuyé, devint causeur, et Corentin daigna l'amuser, mais en gardant sa distance; il lui laissa croire qu'il appartenait à la diplomatie, et s'attendait à devenir consul-général par la protection du duc de Grandlieu. Deux jours après leur départ de Paris, Corentin et Derville arrêtaient à Mansle, au grand étonnement de l'avoué qui croyait aller à Angoulême. - Nous aurons dans cette petite ville, dit Corentin à Derville, des renseignements positifs sur madame Séchard. - Vous la connaissez donc? demanda Derville surpris de trouver Corentin si bien instruit. - J'ai fait causer le conducteur en m'apercevant qu'il est d'Angoulême, il m'a dit que madame Séchard demeure à Marsac, et Marsac n'est qu'à une lieue de Mansle. J'ai pensé que nous serions mieux placés ici qu'à Angoulême pour démêler la vérité. - Au surplus, pensa Derville, je ne suis, comme me l'a dit monsieur le duc, que le témoin des perquisitions à faire par cet homme de confiance... L'auberge de Mansle, appelée La Belle-Etoile, avait pour maÃtre un de ces gras et gros hommes qu'on a peur de ne pas retrouver au retour, et qui sont encore, dix ans après, sur le seuil de leur porte, avec la même quantité de chair, le même bonnet de coton, le même tablier, le même couteau, les mêmes cheveux gras, le même triple menton, et qui sont stéréotypés chez tous les romanciers, depuis l'immortel Cervantès jusqu'à l'immortel Walter Scott. Ne sont-ils pas tous pleins de prétentions en cuisine, n'ont-ils pas tous tout à vous servir et ne finissent-ils pas tous par vous donner un poulet étique et des légumes accommodés avec du beurre fort? Tous vous vantent leurs vins fins, et vous forcent à consommer les vins du pays. Mais depuis son jeune âge, Corentin avait appris à tirer d'un aubergiste des choses plus essentielles que des plats douteux et des vins apocryphes. Aussi se donna-t-il pour un homme très facile à contenter et qui s'en remettait absolument à la discrétion du meilleur cuisinier de Mansle, dit-il à ce gros homme. - Je n'ai pas de peine à être le meilleur, je suis le seul, répondit l'hôte. - Servez-nous dans la salle à côté, dit Corentin en faisant an clignement d'yeux à Derville, et surtout ne craignez pas de mettre le feu à la cheminée, il s'agit de nous débarrasser de l'onglée. - Il ne faisait pas chaud dans le coupé, dit Derville. - Y a-t-il loin d'ici à Marsac? demanda Corentin à la femme de l'aubergiste qui descendit des régions supérieures en apprenant que la diligence avait débarqué chez elle des voyageurs à coucher. - Monsieur, vous allez à Marsac? demanda l'hôtesse. - Je ne sais pas, répondit-il d'un petit ton sec. - La distance d'ici à Marsac est-elle considérable? redemanda Corentin après avoir laissé le temps à la maÃtresse de voir son ruban rouge. - En cabriolet, c'est l'affaire d'une petite demi-heure, dit la femme de l'aubergiste. - Croyez-vous que monsieur et madame Séchard y soient en hiver?... - Sans aucun doute, ils y passent toute l'année... - Il est cinq heures, nous les trouverons bien encore debout à neuf heures. - Oh! jusqu'à dix heures, ils ont du monde tous les soirs, le curé, monsieur Marron, le médecin. - C'est de braves gens! dit Derville. - Oh! monsieur, la crème, répondit la femme de l'aubergiste, des gens droits, probes... et pas ambitieux, allez! Monsieur Séchard, quoique à son aise, aurait eu des millions, à ce qu'on dit, s'il ne s'était pas laissé dépouiller d'une invention qu'il a trouvée dans la papeterie, et dont profitent les frères Cointet... - Ah! oui, les frères Cointet! dit Corentin. - Tais-toi donc, dit l'aubergiste. Qu'est-ce que cela fait à ces messieurs que monsieur Séchard ait droit ou non à un brevet d'invention pour faire du papier? ces messieurs ne sont pas des marchands de papier... Si vous comptez passer la nuit chez moi - à la Belle-Etoile - dit l'aubergiste en s'adressant à ses deux voyageurs, voici le livre, je vous prierai de vous inscrire. Nous avons un brigadier qui n'a rien à faire et qui passe son temps à nous tracasser... - Diable, diable, je croyais les Séchard très riches, dit Corentin pendant que Derville écrivait ses noms et sa qualité d'avoué près le Tribunal de Première instance de la Seine. - Il y en a, répondit l'aubergiste, qui les disent millionnaires; mais vouloir empêcher les langues d'aller, c'est entreprendre d'empêcher la rivière de couler. Le père Séchard a laissé deux cent mille francs de biens au soleil, comme on dit, et c'est assez beau déjà pour un homme qui a commencé par être ouvrier. Eh! bien, il avait peut-être autant d'économies... - car il a fini par tirer dix à douze mille francs de ses biens. Donc, une supposition, qu'il ait été assez bête pour ne pas placer son argent pendant dix ans, c'est le compte! Mais mettez trois cent mille francs, s'il a fait l'usure, comme on le soupçonne, voilà toute l'affaire. Cinq cent mille francs, c'est bien loin d'un million. Je ne demanderais pour fortune que la différence, je ne serais pas à la Belle-Etoile. - Comment, dit Corentin, monsieur David Séchard et sa femme n'ont pas deux ou trois millions de fortune... - Mais, s'écria la femme de l'aubergiste, c'est ce qu'on donne à messieurs Cointet, qui l'ont dépouillé de son invention, et il n'a pas eu d'eux plus de vingt mille francs... Où donc voulez-vous que ces honnêtes gens aient pris des millions? ils étaient bien gênés pendant la vie de leur père. Sans Kolb, leur régisseur, et madame Kolb, qui leur est tout aussi dévouée que son mari, ils auraient eu bien de la peine à vivre. Qu'avaient-ils donc, avec la Verberie?... mille écus de rente!... Corentin prit à part Derville et lui dit - In vino veritas! la vérité se trouve dans les bouchons. Pour mon compte, je regarde une auberge comme le véritable Etat-Civil d'un pays, le notaire n'est pas plus instruit que l'aubergiste de tout ce qui se passe dans un petit endroit... Voyez! nous sommes censés connaÃtre les Cointet, Kolb, etc... Un aubergiste est le répertoire vivant de toutes les aventures, il fait la police sans s'en douter. Un gouvernement doit entretenir tout au plus deux cents espions; car, dans un pays comme la France, il y a dix millions d'honnêtes mouchards. Mais nous ne sommes pas obligés de nous fier à ce rapport, quoique déjà l'on saurait dans cette petite ville quelque chose des douze cent mille francs disparus pour payer la terre de Rubempré. Nous ne resterons pas ici longtemps... - Je l'espère, dit Derville. - Voilà pourquoi, reprit Corentin, j'ai trouvé le moyen le plus naturel pour faire sortir la vérité de la bouche des époux Séchard. Je compte sur vous pour appuyer, de votre autorité d'avoué, la petite ruse dont je me servirai pour vous faire entendre un compte clair et net de leur fortune. - Après le dÃner, nous partirons pour aller chez monsieur Séchard, dit Corentin à la femme de l'aubergiste, vous aurez soin de nous préparer des lits, nous voulons chacun notre chambre. A la Belle-Etoile, il doit y avoir de la place. - Oh! monsieur, dit la femme, nous avons trouvé l'enseigne. - Oh! le calembour existe dans tous les départements, dit Corentin, vous n'en avez pas le monopole. - Vous êtes servis, messieurs, dit l'aubergiste. - Et, où diable ce jeune homme aurait-il pris son argent?... L'anonyme aurait-il raison? serait-ce la monnaie d'une belle fille? dit Derville à Corentin en s'attablant pour dÃner. - Ah! ce serait le sujet d'une autre enquête, dit Corentin. Lucien de Rubempré vit, m'a dit monsieur le duc de Chaulieu, avec une juive convertie, qui se faisait passer pour Hollandaise, et nommée Esther Van Bogseck. - Quelle singulière coïncidence! dit l'avoué, je cherche l'héritière d'un Hollandais appelé Gobseck, c'est le même nom avec un changement de consonnes... - Eh! bien, dit Corentin, à Paris, je vous aurai des renseignements sur la filiation à mon retour à Paris. Une heure après, les deux chargés d'affaires de la maison de Grandlieu partaient pour la Verberie, maison de monsieur et madame Séchard. Une des mille souricières de Corentin Jamais Lucien n'avait éprouvé des émotions aussi profondes que celles dont il fut saisi à la Verberie par la comparaison de sa destinée avec celle de son beau-frère. Les deux Parisiens allaient y trouver le même spectacle qui, quelques jours auparavant, avait frappé Lucien. Là tout respirait le calme et l'abondance. A l'heure où les deux étrangers devaient arriver, le salon de la Verberie était occupé par une société de cinq personnes Le curé de Marsac, jeune prêtre de vingt-cinq ans qui s'était fait, à la prière de madame Séchard, le précepteur de son fils Lucien; le médecin du pays, nommé monsieur Marron; le maire de la commune, et un vieux colonel retiré du service qui cultivait les roses dans une petite propriété, située en face de la Verberie, de l'autre côté de la route. Tous les soirs d'hiver, ces personnes venaient faire un innocent boston à un centime la fiche, prendre les journaux ou rapporter ceux qu'ils avaient lus. Quand monsieur et madame Séchard achetèrent la Verberie, belle maison bâtie en tufau et couverte en ardoises, ses dépendances d'agrément consistaient en un petit jardin de deux arpents. Avec le temps, en y consacrant ses économies, la belle madame Séchard avait étendu son jardin jusqu'à un petit cours d'eau, en sacrifiant les vignes qu'elle achetait et les convertissant en gazons et en massifs. En ce moment, la Verberie, entourée d'un petit parc d'environ vingt arpents, clos de murs, passait pour la propriété la plus importante du pays. La maison de feu Séchard et ses dépendances ne servaient plus qu'à l'exploitation de vingt et quelques arpents le vignes laissés par lui, outre cinq métairies d'un produit d'environ six mille francs, et dix arpents de prés, situés le l'autre côté du cours d'eau, précisément en face du parc le la Verberie; aussi madame Séchard comptait-elle bien les y comprendre l'année prochaine. Déjà , dans le pays, on donnait à la Verberie le nom de château, et l'on appelait Eve Séchard la dame de Marsac. En satisfaisant sa vanité, Lucien n'avait fait qu'imiter les paysans et les vignerons. Courtois, propriétaire d'un moulin assis pittoresquement à quelques portées de fusil des prés de la Verberie, était, dit-on, en marché pour ce moulin avec madame Séchard. Cette acquisition probable allait finir de donner à la Verberie la tournure d'une terre de premier ordre dans le département. Madame Séchard, qui faisait beaucoup de bien et avec autant de discernement que de grandeur, était aussi estimée qu'aimée. Sa beauté, devenue magnifique, atteignait alors à son plus grand développement. Quoique âgée d'environ vingt-six ans, elle avait gardé la fraÃcheur de la jeunesse en jouissant du repos et de l'abondance que donne la vie de campagne. Toujours amoureuse de son mari, elle respectait en lui l'homme de talent assez modeste pour renoncer au tapage de la gloire; enfin, pour la peindre, il suffit peut-être de dire que, dans toute sa vie, elle n'avait pas à compter un seul battement de coeur qui ne fût inspiré par ses enfants ou par son mari. L'impôt que ce ménage payait au malheur, on le devine, c'était le chagrin profond que causait la vie de Lucien, dans laquelle Eve Séchard pressentait des mystères et les redoutait d'autant plus que, pendant sa dernière visite, Lucien brisa sèchement à chaque interrogation de sa soeur en lui disant que les ambitieux ne devaient compte de leurs moyens qu'à eux-mêmes. En six ans, Lucien avait vu sa soeur trois fois, et il ne lui avait pas écrit plus de six lettres. Sa première visite à la Verberie eut lieu lors de la mort de sa mère, et la dernière avait eu pour objet de demander le service de ce mensonge si nécessaire à sa politique. Ce fut entre monsieur, madame Séchard et leur frère, le sujet d'une scène assez grave qui laissa des doutes affreux au coeur de cette douce et noble existence. L'intérieur de la maison, transformé tout aussi bien que l'extérieur, sans présenter de luxe, était confortable. On en jugera par un coup d'oeil rapide jeté sur le salon où se tenait en ce moment la compagnie. Un joli tapis d'Aubusson, des tentures en croisé de coton gris ornées de galons en soie verte, des peintures imitant le bois de Spa, un meuble en acajou sculpté, garni de casimir gris à passementeries vertes, des jardinières pleines de fleurs, malgré la saison, offraient un ensemble doux à l'oeil. Les rideaux des fenêtres en soie verte, la garniture de la cheminée, l'encadrement des glaces étaient exempts de ce faux goût qui gâte tout en province. Enfin les moindres détails élégants et propres, tout reposait l'âme et les regards par l'espèce de poésie qu'une femme aimante et spirituelle peut et doit introduire dans son ménage. Madame Séchard, encore en deuil de son père, travaillait au coin du feu à un ouvrage en tapisserie, aidée par madame Kolb, la femme de charge, sur qui elle se reposait de tous les détails de la maison. Au moment où le cabriolet atteignit aux premières habitations de Marsac, la compagnie habituelle de la Verberie s'augmenta de Courtois, le meunier, veuf de sa femme, qui voulait se retirer des affaires, et qui espérait bien vendre sa propriété à laquelle madame Eve paraissait tenir, et Courtois savait le pourquoi. - Voilà un cabriolet qui arrête ici! dit Courtois en entendant à la porte un bruit de la voiture; et, à la ferraille, on peut présumer qu'il est du pays - Ce sera sans doute Postel et sa femme qui viennent me voir, dit le médecin. - Non, dit Courtois, le cabriolet vient du côté de Mansle. - Matame, dit Kolb un grand et gros Alsacien foissi in afoué té Baris qui témente à barler à moncière. - Un avoué! .. s'écria Séchard, ce mot-là me donne la colique. - Merci, dit le maire de Marsac, nommé Cachan, avoué pendant vingt ans à Angoulême, et qui jadis avait été chargé de poursuivre Séchard. - Mon pauvre David ne changera pas, il sera toujours distrait! dit Eve en souriant. - Un avoué de Paris, dit Courtois, vous avez donc des affaires à Paris? - Non, dit Eve. - Vous y avez un frère, dit Courtois en souriant. - Gare que ce ne soit à cause de la succession du père Séchard, dit Cachan. Il a fait des affaires véreuses, le bonhomme!... En entrant, Corentin et Derville, après avoir salué la compagnie et décliné leurs noms, demandèrent à parler en particulier à madame Séchard et à son mari. - Volontiers, dit Séchard. Mais, est-ce pour affaires? - Uniquement pour la succession de monsieur votre père, répondit Corentin. - Permettez alors que monsieur le maire, qui est un ancien avoué d'Angoulême, assiste à la conférence. - Vous êtes monsieur Derville?... dit Cachan en regardant Corentin. - Non, monsieur, c'est monsieur, répondit Corentin en montrant l'avoué qui salua. - Mais, dit Séchard, nous sommes en famille, nous n'avons rien de caché pour nos voisins, nous n'avons pas besoin d'aller dans mon cabinet où il n'y a pas de feu... Notre vie est au grand jour... - Celle de monsieur votre père, dit Corentin, a eu quelques mystères que, peut-être, vous ne seriez pas bien aise de publier. - Est-ce donc une chose qui puisse nous faire rougit?... dit Eve effrayée. - Oh! non, c'est une peccadille de jeunesse, dit Corentin en tendant avec le plus grand sang-froid une de ses mille souricières a. Monsieur votre père vous a donné un frère aÃné... - Ah! le vieil ours! cria Courtois, il ne vous aimait guère monsieur Séchard, et il vous a gardé cela, le sournois... Ah! je comprends maintenant ce qu'il voulait dire, quand il me disait "Vous en verrez de belles lorsque je serai enterré!" - Oh! rassurez-vous, monsieur, dit Corentin à Séchard en étudiant Eve par un regard de côté. - Un frère! s'écria le médecin, mais voilà votre succession partagée en deux!... Derville affectait de regarder les belles gravures avant la lettre qui se trouvaient exposées sur les panneaux du salon. - Oh! rassurez-vous, madame, dit Corentin en voyant la surprise qui parut sur la belle figure de madame Séchard, il ne s'agit que d'un enfant naturel. Les droits d'un enfant naturel ne sont pas ceux d'un enfant légitime. Cet enfant est dans la plus profonde misère, il a droit à une somme basée sur l'importance de la succession... Les millions laissés par monsieur votre père... A ce mot, millions, il y eut un cri de l'unanimité la plus complète dans le salon. En ce moment, Derville n'examinait plus les gravures. - Le père Séchard, des millions?... dit le gros Courtois. Qui vous a dit cela? quelque paysan. - Monsieur, dit Cachan, vous n'appartenez pas au Fisc, ainsi l'on peut vous dire ce qui en est... - Soyez tranquille, dit Corentin, je vous donne ma parole d'honneur de ne pas être un employé des Domaines. Cachan, qui venait de faire signe à tout le monde de se taire, laissa échapper un mouvement de satisfaction. - Monsieur, reprit Corentin, n'y eût-il qu'un million, la part de l'enfant naturel serait encore assez belle. Nous ne venons pas faire un procès, nous venons au contraire vous proposer de nous donner cent mille francs, et nous nous en retournons... - Cent mille francs!...s'écria Cachan en interrompant Corentin. Mais, monsieur, le père Séchard a laissé vingt arpents de vignes, cinq petites métairies, dix arpents de prés à Marsac et pas un liard avec... .- Pour rien au monde, s'écria David Sèchard en intervenant, je ne voudrais faire un mensonge, monsieur Cachan et moins encore en matière d'intérêt qu'en toute autre... Monsieur, dit-il à Corentin et à Derville, mon père nous a laissé outre ces biens... Courtois et Cachan eurent beau faire des signes à Séchard, il ajouta Trois cent mille francs, ce qui porte l'importance de sa succession à cinq cent mille francs environ. - Monsieur Cachan, dit Eve Séchard, quelle est la part que la loi donne à l'enfant naturel?... - Madame, dit Corentin, nous ne sommes pas des Turcs, nous vous demandons seulement de nous jurer devant ces messieurs que vous n'avez pas recueilli plus de cent mille écus en argent de la succession de votre beau-père, et nous nous entendrons bien... - Donnez auparavant votre parole d'honneur, dit l'ancien avoué d'Angoulême à Derville, que vous êtes avoué. - Voici mon passeport, dit Derville à Cachan en lui tendant un papier plié en quatre, et monsieur n'est pas, comme vous pourriez le croire, un inspecteur général des domaines, rassurez-vous, ajouta Derville. Nous avions seulement un intérêt puissant à savoir la vérité sur la succession Séchard, et nous la savons... Derville prit madame Eve par la main, et l'emmena très courtoisement au bout du salon. - Madame, lui dit-il à voix basse, si l'honneur et l'avenir de la maison de Grandlieu n'étaient intéressés dans cette question, je ne me serais pas prêté à ce stratagème inventé par ce monsieur décoré; mais vous l'excuserez, il s'agissait de découvrir le mensonge à l'aide duquel monsieur votre frère a surpris la religion de cette noble famille. Gardez-vous bien maintenant de laisser croire que vous avez donné douze cent mille francs à monsieur votre frère pour acheter la terre de Rubempré... - Douze cent mille francs! s'écria madame Séchard en pâlissant. Et où les a-t-il pris, lui, le malheureux?... - Ah! voilà , dit Derville, j'ai peur que la source de cette fortune ne soit bien impure. Eve eut des larmes aux yeux que ses voisins aperçurent. - Nous vous avons rendu peut-être un grand service, lui dit Derville, en vous empêchant de tremper dans un mensonge dont les suites peuvent être très dangereuses. Derville laissa madame Séchard assise, pâle, des larmes sur les joues, et salua la compagnie. - A Mansle! dit Corentin au petit garçon qui conduisait le cabriolet. La diligence allant de Bordeaux à Paris, qui passa dans la nuit, eut une place; Derville pria Corentin de le laisser en profiter, en objectant ses affaires; mais, au fond, il se défiait de son compagnon de voyage, dont la dextérité diplomatique et le sang-froid lui parurent être de l'habitude. Corentin resta trois jours à Mansle sans trouver d'occasion pour partir; il fut obligé d'écrire à Bordeaux et d'y retenir une place pour Paris, où il ne put revenir que neuf jours après son départ. Pendant ce temps-là , Peyrade allait tous les matins, soit à Passy, soit à Paris, chez Corentin, savoir s'il était revenu. Le huitième jour, il laissa, dans l'un et l'autre domicile, une lettre écrite en chiffres à eux, pour expliquer à son ami le genre de mort dont il était menacé, l'enlèvement de Lydie et l'affreuse destinée à laquelle ses ennemis le vouaient. Mané, Thécel, Pharès Attaqué comme jusqu'alors il avait attaqué les autres Peyrade, privé de Corentin, mais aidé par Contenson, n'en resta pas moins sous son costume de Nabab. Encore que ses invisibles ennemis l'eussent découvert, il pensait assez sagement saisir quelques lueurs en demeurant sur le terrain même de la lutte. Contenson avait mis en campagne toutes ses connaissances à la piste de Lydie, il espérait découvrir la maison dans laquelle elle était cachée; mais, de jour en jour, l'impossibilité, de plus en plus démontrée, de savoir la moindre chose, ajouta d'heure en heure au désespoir de Peyrade. Le vieil espion se fit entourer d'une garde de douze ou quinze agents les plus habiles. On surveillait les alentours de la rue des Moineaux et la rue Taitbout où il vivait en Nabab chez madame du Val-Noble. Pendant le trois derniers jours du délai fatal accordé par Asie pour rétablir Lucien sur l'ancien pied à l'hôtel de Grandlieu, Contenson ne quitta pas le vétéran de l'ancienne Lieutenance-générale de police. Ainsi, la poésie de terreur que les stratagèmes des tribus ennemies en guerre répandent au sein des forêts de l'Amérique, et dont a tant profité Cooper, s'attachait aux plus petits détails de la vie parisienne. Les passants, les boutiques, les fiacres, une personne debout à une croisée, tout offrait aux Hommes-Numéros à qui la défense de la vie du vieux Peyrade était confiée, l'intérêt énorme que présentent dans les romans de Cooper un tronc d'arbre, une habitation de castors, un rocher, la peau d'un bison, un canot immobile, un feuillage à fleur d'eau. - Si l'Espagnol est parti, vous n'avez rien à craindre, disait Contenson à Peyrade en lui faisant remarquer la profonde tranquillité dont ils jouissaient. - Et s'il n'est pas parti? répondait Peyrade. - Il a emmené un de mes hommes derrière sa calèche; mais, à Blois, mon homme, forcé de descendre, n'a pu rattraper la voiture. Cinq jours après le retour de Derville, un matin, Lucien reçut la visite de Rastignac. - Je suis, mon cher, au désespoir d'avoir à m'acquitter d'une négociation qu'on m'a confiée à cause de notre connaissance intime. Ton mariage est rompu sans que tu puisses jamais espérer de le renouer. Ne remets plus les pieds à l'hôtel de Grandlieu. Pour épouser Clotilde, il faut attendre la mort de son père, et il est devenu trop égoïste pour mourir de sitôt. Les vieux joueurs de wisk tiennent longtemps... sur leur bord... de table. Clotilde va partir pour l'Italie avec Madeleine de Lenoncourt-Chaulieu. La pauvre fille t'aime tant, mon cher, qu'il a fallu la surveiller; elle voulait venir te voir, elle avait fait son petit projet d'évasion... C'est une consolation dans ton malheur. Lucien ne répondait pas, il regardait Rastignac. - Après tout, est-ce un malheur!... lui dit son compatriote, tu trouveras bien facilement une autre fille aussi noble et plus belle que Clotilde!... Madame de Sérisy te mariera par vengeance, elle ne peut pas souffrir les Grandlieu, qui n'ont jamais voulu la recevoir; elle a une nièce, la petite Clémence du Rouvre... - Mon cher, depuis notre dernier souper je ne suis pas bien avec madame de Sérisy, elle m'a vu dans la loge d'Esther, elle m'a fait une scène, et je l'ai laissée faire. - Une femme de plus de quarante ans ne se brouille pas pour longtemps avec un jeune homme aussi beau que toi, dit Rastignac. Je connais un peu ces couchers de soleil... ça dure dix minutes à l'horizon, et dix ans dans le coeur d'une femme. - Voici huit jours que j'attends une lettre d'elle. - Vas-y! - Maintenant, il le faudra bien. - Viens-tu, du moins, chez la Val-Noble? son Nabab rend à Nucingen le souper qu'il en a reçu. - J'en suis et j'irai, dit Lucien d'un air grave. Le lendemain de la confirmation de son malheur, dont l'avis fut aussitôt donné par Asie à Carlos, Lucien vint avec Rastignac et Nucingen chez le faux Nabab. A minuit, l'ancienne salle à manger d'Esther réunissait presque tous les personnages de ce drame dont l'intérêt, caché sous le lit même de ces existences torrentielles, n'était connu que d'Esther, de Lucien, de Peyrade, du mulâtre Contenson et de Paccard, qui vint servir sa maÃtresse. Asie avait été priée par madame du Val-Noble, à l'insu de Peyrade et de Contenson, de venir aider sa cuisinière. En se mettant à table, Peyrade, qui donna cinq cents francs à madame du Val-Noble pour bien faire les choses, trouva dans sa serviette un petit papier sur lequel il lut ces mots écrits au crayon Les dix jours expirent au moment où vous vous mettez à table. Peyrade passa le papier à Contenson, qui se trouvait derrière lui, en lui disant en anglais "Est-ce toi qui as fourré là mon nom?" Contenson lut à la lueur des bougies ce Mane, Tecel, Pharès, et mit le papier dans sa poche, mais il savait combien il est difficile de vérifier une écriture au crayon et surtout une phrase tracée en lettres majuscules, c'est-à -dire avec des lignes pour ainsi dire mathématiques, puisque les lettres capitales se composent uniquement de courbes et de droites, dans lesquelles il est impossible de reconnaÃtre les habitudes de la main, comme dans l'écriture dit cursive. Ce souper fut sans aucune gaieté. Peyrade était en proie à une préoccupation visible. Des jeunes viveurs qui savaient égayer un souper, il ne se trouvait là que Lucien et Rastignac. Lucien était fort triste et songeur. Rastignac, qui venait de perdre, avant le souper, deux mille francs, buvait et mangeait avec l'idée de se rattraper après le souper. Les trois femmes, frappées de ce froid, se regardèrent. L'ennui dépouilla les mets de leur saveur. Il en est des soupers comme des pièces de théâtre et des livres, ils ont leurs hasards. A la fin du souper on servit des glaces, dites plombières. Tout le monde sait que ces sortes de glaces contiennent de petits fruits confits très délicats placés à la surface de la glace qui se sert dans un petit verre, sans y affecter la forme pyramidale. Ces glaces avaient été commandées par madame du Val-Noble chez Tortoni, dont le célèbre établissement se trouve au coin de la rue Taitbout et du boulevard. La cuisinière fit appeler le mulâtre pour payer la note du glacier. Contenson, à qui l'exigence du garçon ne parut pas naturelle, descendit et l'aplatit par ce mot "Vous n'êtes donc pas de chez Tortoni?..." et il remonta sur-le-champ. Mais Paccard avait déjà profité de cette absence pour distribuer les glaces aux convives. A peine le mulâtre atteignait-il la porte de l'appartement qu'un des agents qui surveillaient la rue des Moineaux cria dans l'escalier "Numéro vingt-sept." - Qu'y a-t-il? répondit Contenson en redescendant avec rapidité jusqu'au bas de la rampe. - Dites au papa que sa fille est rentrée, et dans quel état! bon Dieu! qu'il vienne, elle se meurt. Au moment où Contenson rentra dans la salle à manger, le vieux Peyrade, qui d'ailleurs avait notablement bu, gobait la petite cerise de sa plombière. On portait la santé de madame du Val-Noble, le Nabab remplit son verre d'un vin dit de Constance, et le vida. Quelque troublé que fût Contenson par la nouvelle qu'il allait apprendre à Peyrade, il fut, en rentrant, frappé de la profonde attention avec laquelle Paccard regardait le Nabab. Les deux yeux du valet de madame de Champy ressemblaient à deux flammes fixes. Cette observation, malgré son importance, ne devait cependant pas retarder le mulâtre, et il se pencha vers son maÃtre au moment où Peyrade replaçait son verre vide sur la table. - Lydie est à la maison, dit Contenson, et dans un bien triste état. Peyrade lâcha le plus français des jurons français avec un accent méridional si prononcé que le plus profond étonnement parut sur la figure de tous les convives. En s'apercevant de sa faute, Peyrade avoua son déguisement en disant à Contenson en bon français - Trouve un fiacre!... je fiche le camp. Tout le monde se leva de table. - Qui donc êtes-vous? s'écria Lucien. - Ui!... dit le baron. - Bixiou m'avait soutenu que vous saviez faire l'Anglais mieux que lui, et je ne voulais pas le croire, dit Rastignac. - C'est quelque banqueroutier découvert, dit du Tillet à haute voix, je m'en doutais!... - Quel singulier pays que Paris!... dit madame du Val-Noble. Après avoir fait faillite dans son quartier, un marchand y reparaÃt en nabab ou en dandy aux Champs-Elysées impunément!... Oh! j'ai du malheur, la faillite est mon insecte. - On dit que toutes les fleurs ont le leur, dit tranquillement Esther, le mien ressemble à celui de Cléopâtre, un aspic. - Ce que je suis!... dit Peyrade à la porte. Ah! vous le saurez, car, si je meurs, je sortirai de mon tombeau pour vous venir tirer par les pieds pendant toutes les nuits!... En disant ces derniers mots, il regardait Esther et Lucien; puis il profita de l'étonnement général pour disparaÃtre avec une excessive agilité, car il voulut courir chez lui sans attendre le fiacre. Dans la rue, Asie, enveloppée d'une coiffe noire comme en portaient alors les femmes pour sortir du bal, arrêta l'espion par le bras, au seuil de la porte cochère. - Envoie chercher les sacrements, papa Peyrade, lui dit-elle de cette voix qui déjà lui avait prophétisé le malheur. Une voiture était là , Asie y monta, la voiture disparut comme emportée par le vent. Il y avait cinq voitures, les hommes de Peyrade ne purent rien savoir. Terrible serment de Corentin En arrivant à sa maison de campagne dans une des places les plus retirées et les plus riantes de la petite ville de Passy, rue des Vignes, Corentin, qui passait pour un négociant dévoré par la passion du jardinage, trouva les chiffres de son ami Peyrade. Au lieu de se reposer, il remonta dans le fiacre qui l'avait amené, se fit conduire rue des Moineaux et n'y trouva que Katt. Il apprit de la Flamande la disparition de Lydie et demeura surpris du défaut de prévoyance que Peyrade et lui avaient eu. - Ils ne me connaissent pas encore, se dit-il. Ces gens-là sont capables de tout, il faut savoir s'ils tueront Peyrade, car alors je ne me montrerai plus... Plus sa vie est infâme, plus l'homme y tient; elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants. Corentin descendit, s'en alla chez lui se déguiser en petit vieillard souffreteux, à petite redingote verdâtre, à petite perruque en chiendent, et revint à pied, ramené par son amitié pour Peyrade. Il voulait donner des ordres à ses Numéros les plus dévoués et les plus habiles. En longeant la rue Saint-Honoré pour venir de la place Vendôme à la rue Saint-Roch, il marcha derrière une fille en pantoufles, et habillée comme l'est une femme pour la nuit. Cette fille, qui portait une camisole blanche, et sur la tête un bonnet de nuit, laissait échapper de temps en temps des sanglots mêlés à des plaintes involontaires; Corentin la devança de quelques pas et reconnut Lydie. - Je suis l'ami de votre père, monsieur CanquoÃlle, dit-il de sa voix naturelle. - Ah! voici donc quelqu'un à qui je puis me fier!... dit-elle. - N'ayez pas l'air de me connaÃtre, reprit Corentin, car nous sommes poursuivis par de cruels ennemis, et forcés de nous déguiser. Mais racontez-moi ce qui vous est arrivé... - Oh! monsieur, dit la pauvre fille, cela se dit et ne se raconte pas... Je suis déshonorée, perdue, sans pouvoir m'expliquer comment!... - D'où venez-vous?... - Je ne sais pas, monsieur! je me suis sauvée avec tant de précipitation, j'ai fait tant de rues, tant de détours, en me croyant suivie... Et quand je rencontrais quelqu'un d'honnête, je demandais le chemin pour aller sur les boulevards, afin de gagner la rue de la Paix! Enfin, après avoir marché pendant... Quelle heure est-il? - Onze heures et demie! dit Corentin. - Je me suis sauvée à la tombée de la nuit, voici donc cinq heures que je marche!... s'écria Lydie. - Allons, vous allez vous reposer, vous trouverez votre bonne Katt... - Oh! monsieur, il n'y a plus de repos pour moi! Je ne veux pas d'autre repos que celui de la tombe; et j'irai l'attendre dans un couvent, si l'on me juge digne d'y entrer... - Pauvre petite! vous avez bien résisté? - Oui, monsieur. Ah! si vous saviez au milieu de quelles créatures abjectes on m'a mise... - On vous a sans doute endormie? - Ah! c'est cela? dit la pauvre Lydie. Encore un peu de force, et j'atteindrai la maison. Je me sens défaillir, et mes idées ne sont pas très nettes... Tout à l'heure je me croyais dans un jardin... Corentin porta Lydie dans ses bras, où elle perdit connaissance, et il la monta par les escaliers. - Katt! cria-t-il. Katt parut et jeta des cris de joie. - Ne vous hâtez pas de vous réjouir! dit sentencieusement Corentin, cette jeune fille est bien malade. Quand Lydie eut été posée sur son lit, lorsque à la lueur de deux bougies allumées par Katt, elle reconnut sa chambre, elle eut le délire. Elle chanta des ritournelles d'airs gracieux, et tour à tour vociféra certaines phrases horribles qu'elle avait entendues! Sa belle figure était marbrée de teintes violettes. Elle mêlait les souvenirs de sa vie si pure à ceux de ces dix jours d'infamie. Katt pleurait. Corentin se promenait dans la chambre en s'arrêtant par moments pour examiner Lydie. - Elle paie pour son père! dit-il. Y aurait-il une Providence? - Oh! ai-je eu raison de ne pas avoir de famille... Un enfant! c'est, ma parole d'honneur, comme le dit je ne sais quel philosophe, un otage qu'on donne au malheur!... - Oh! dit la pauvre enfant en se mettant sur son séant et laissant ses beaux cheveux déroulés, au lieu d'être couchée ici, Katt, je devrais être couchée sur le sable au fond de la Seine... - Katt, au lieu de pleurer et de regarder votre enfant, ce qui ne la guérira pas, vous devriez aller chercher un médecin, celui de la Mairie d'abord, puis messieurs Desplein et Bianchon... Il faut sauver cette innocente créature... Et Corentin écrivit les adresses des deux célèbres docteurs. En ce moment, l'escalier fut grimpé par un homme à qui les marches en étaient familières, la porte s'ouvrit. Peyrade, en sueur, la figure violacée, les yeux presque ensanglantés, soufflant comme un dauphin, bondit de la porte de l'appartement à la chambre de Lydie en criant "Où est ma fille?..." Il vit un triste geste de Corentin, le regard de Peyrade suivit le geste. On ne peut comparer l'état de Lydie qu'à celui d'une fleur, amoureusement cultivée par un botaniste, tombée de sa tige, écrasée par les souliers ferrés d'un paysan. Transportez cette image dans le coeur même de la Paternité, vous comprendrez le coup que reçut Peyrade, à qui de grosses larmes vinrent aux yeux. - On pleure, c'est mon père, dit l'enfant. Lydie put encore reconnaÃtre son père; elle se souleva, vint se mettre aux genoux du vieillard au moment où il tomba sur un fauteuil. - Pardon, papa!... dit-elle d'une voix qui perça le coeur de Peyrade au moment où il sentit comme un coup de massue appliqué sur son crâne. - Je meurs... ah! les gredins! fut son dernier mot. Corentin voulut secourir son ami, il en reçut le dernier soupir. - Mort empoisonné!... se dit Corentin. - Bon, voici le médecin, s'écria-t-il en entendant le bruit d'une voiture. Contenson, qui se montra débarbouillé de sa mulâtrerie, resta comme changé en statue de bronze en entendant dire à Lydie "Tu ne me pardonnes donc pas, mon père?... Ce n'est pas ma faute! Elle ne s'apercevait pas que son père était mort. - Oh! quels yeux il me fait!..." dit la pauvre folle... - Il faut les lui fermer, dit Contenson, qui plaça feu Peyrade sur le lit. - Nous faisons une sottise, dit Corentin, emportons-le chez lui; sa fille est à moitié folle, elle le deviendrait tout à fait en s'apercevant de sa mort, elle croirait l'avoir tué. En voyant emporter son père, Lydie resta comme hébétée. - Voilà mon seul ami!... dit Corentin en paraissant ému quand Peyrade fut exposé sur son lit dans sa chambre. Il n'a eu dans toute sa vie qu'une seule pensée cupide! et ce fut pour sa fille!... Que cela te serve de leçon, Contenson. Chaque état a son honneur. Peyrade a eu tort de se mêler des affaires particulières, nous n'avons qu'à nous occuper des affaires publiques. Mais, quoi qu'il puisse arriver, je jure, dit-il avec un accent, un regard et un geste qui frappèrent Contenson d'épouvante, de venger mon pauvre Peyrade! je découvrirai les auteurs de sa mort et ceux de la honte de sa fille!... Et, par mon propre égoïsme, par le peu de jours qui me restent, et que je risque dans cette vengeance, tous ces gens-là finiront leurs jours à quatre heures, en pleine santé, rasés, net, en place de Grève!... - Et je vous y aiderai! dit Contenson ému. Rien n'est en effet plus émouvant que le spectacle de la passion chez un homme froid, compassé, méthodique, en qui, depuis vingt ans, personne n'avait aperçu le moindre mouvement de sensibilité. C'est la barre de fer en fusion, qui fond tout ce qu'elle rencontre. Aussi Contenson eut-il une révolution d'entrailles. - Pauvre père CanquoÃlle, reprit-il en regardant Corentin, il m'a souvent régalé... Et tenez... - il n'y a que les gens vicieux qui sachent faire de ces choses-là , - souvent il m'a donné dix francs pour aller au jeu... Après cette oraison funèbre, les deux vengeurs de Peyrade allèrent chez Lydie en entendant Kart et le médecin de la Mairie dans les escaliers. - Va chez le commissaire de police, dit Corentin, le Procureur du Roi ne trouverait pas en ceci les éléments d'une poursuite; mais nous allons faire un rapport à la Préfecture, ça pourra servir peut-être à quelque chose. - Monsieur, dit Corentin au médecin de la Mairie, vous allez trouver dans cette chambre un homme mort; je ne crois pas sa mort naturelle, vous ferez l'autopsie en présence de monsieur le commissaire de police, qui, sur mon invitation, va venir. Tâchez de découvrir les traces du poison; vous serez d'ailleurs assisté dans quelques instants de messieurs Desplein et Bianchon, que j'ai mandés pour examiner la fille de mon meilleur ami dont l'état est pire que celui du père, quoiqu'il soit mort.. - Je n'ai pas besoin, dit le médecin de la Mairie, de ces messieurs pour faire mon métier... - Ah! bon, pensa Corentin. - Ne nous heurtons pas, monsieur, reprit Corentin. En deux mots, voici mon opinion. Ceux qui viennent de tuer le père ont aussi déshonoré la fille. Au jour, Lydie avait fini par succomber à sa fatigue; elle dormait quand l'illustre chirurgien et le jeune médecin arrivèrent. Le médecin chargé de constater le décès avait alors ouvert Peyrade et cherchait les causes de la mort. - En attendant que l'on éveille la malade, dit Corentin aux deux célèbres docteurs, voudriez-vous aider un de vos confrères dans une constatation qui certainement aura de l'intérêt pour vous, et votre avis ne sera pas de trop au procès-verbal. - Votre parent est mort d'apoplexie, dit le médecin, il y a les preuves d'une congestion cérébrale effrayante... - Examinez, messieurs, dit Corentin, et cherchez s'il n'y a pas dans la Toxicologie des poisons qui produisent le même effet. - L'estomac, dit le médecin, était absolument plein de matières; mais, à moins de les analyser avec des appareils chimiques, je ne vois aucune trace de poison. - Si les caractères de la congestion cérébrale sont bien reconnus, il y a là , vu l'âge du sujet, une cause suffisante de mort, dit Desplein en montrant l'énorme quantité d'aliments... - Est-ce ici qu'il a mangé? demanda Bianchon. - Non, dit Corentin, il est venu du boulevard ici rapidement, et il a trouvé sa fille violée... - Voilà le vrai poison, s'il aimait sa fille, dit Bianchon. - Quel serait le poison qui pourrait produire cet effet-là ? demanda Corentin sans abandonner son idée. - Il n'y en a qu'un, dit Desplein après avoir examiné tout avec soin. C'est un poison de l'archipel de java, pris à des arbustes assez peu connus encore, de la nature des Strychnos, et qui servent à empoisonner ces armes si dangereuses... les Kris malais... On le dit, du moins... Le commissaire de police arriva, Corentin lui fit part de ses soupçons, le pria de rédiger un rapport en lui disant dans quelle maison et avec quels gens Peyrade avait soupé; puis il l'instruisit du complot formé contre les jours de Peyrade et des causes de l'état où se trouvait Lydie. Après, Corentin passa dans l'appartement de la pauvre fille, où Desplein et Bianchon examinaient la malade; mais il les rencontra sur le pas de la porte. - Eh! bien, messieurs! demanda Corentin. - Placez cette fille-là dans une maison de santé, si elle ne recouvre pas la raison en accouchant, si toutefois elle devient grosse, elle finira ses jours folle-mélancolique. Il -n'y a pas, pour la guérison, d'autre ressource que dans le sentiment maternel s'il se réveille... Corentin donna quarante francs en or à chaque docteur, et se tourna vers le commissaire de police, qui le tirait par la manche. - Le médecin prétend que la mort est naturelle, dit le fonctionnaire, et je puis d'autant moins faire un rapport qu'il s'agit du père CanquoÃlle, il se mêlait de bien des affaires, et nous ne saurions pas trop à qui nous nous attaquerions... Ces gens-là meurent souvent par ordre... - Je me nomme Corentin, dit Corentin à l'oreille du commissaire de police. Le commissaire laissa échapper un mouvement de surprise. - Donc, faites une note, reprit Corentin, elle sera très utile plus tard, et ne l'envoyez qu'à titre de renseignements confidentiels. Le crime est improuvable, et je sais que l'instruction serait arrêtée au premier pas... Mais je livrerai quelque jour les coupables, je vais les surveiller et les prendre en flagrant délit. Le commissaire de police salua Corentin et partit. - Monsieur, dit Katt, mademoiselle ne fait que chanter et danser, que faire?... - Mais il est donc survenu quelque chose?... - Elle a su que son père venait de mourir... - Mettez-la dans un fiacre et conduisez-la tout bonnement à Charenton; Je vais écrire un mot au Directeur-Général de la Police du Royaume afin qu'elle y soit placée convenablement. La fille à Charenton, le père dans la fosse commune, dit Corentin. Contenson, va commander le char des pauvres... Maintenant, à nous deux, don Carlos Herrera... - Carlos! dit Contenson, il est en Espagne. - Il est à Paris! dit péremptoirement Corentin. Il y a là du génie espagnol du temps de Philippe II, mais j'ai des traquenards pour tout le monde, même pour les rois. Une souricière où se prend le rat Cinq jours après la disparition du Nabab, madame du Val-Noble était, à neuf heures du matin, assise au chevet du lit d'Esther et y pleurait, car elle se sentait sur un des versants de la misère. - Si, du moins, j'avais cent louis de rente! Avec cela, ma chère, on se retire dans une petite ville quelconque, et on y trouve à se marier... - Je puis te les faire avoir, dit Esther. - Et comment? s'écria madame du Val-Noble. - Oh! bien naturellement. Ecoute. Tu vas vouloir te tuer, joue bien cette comédie-là ; tu feras venir Asie, et tu lui proposeras dix mille francs contre deux perles noires en verre très mince où se trouve un poison qui tue en une seconde; tu me les apporteras, je t'en donne cinquante mille francs... - Pourquoi ne les demandes-tu pas toi-même? dit madame du Val-Noble. Asie ne me les vendrait pas. - Ce n'est pas pour toi?... dit madame du Val-Noble. Peut-être. - Toi! qui vis au milieu de la joie, du luxe, dans une maison à toi! la veille d'une fête dont on parlera pendant dix ans! qui coûte à Nucingen vingt mille francs. On mangera, dit-on, des fraises au mois de février, des asperges, des raisins.. des melons... Il y aura pour mille écus de fleurs dans les appartements. - Que dis-tu donc? il y a pour mille écus de roses dans l'escalier seulement. - On dit que ta toilette coûte dix mille francs? - Oui, ma robe est en point de Bruxelles, et Delphine, sa femme, est furieuse. Mais j'ai voulu avoir un déguisement de mariée. - Où sont les dix mille francs? dit madame du Val-Noble. - C'est toute ma monnaie, dit Esther en souriant. Ouvre ma toilette, ils sont sous mon papier à papillotes... - Quand on parle de mourir, on ne se tue guère, dit madame du Val-Noble. Si c'était pour commettre... - Un crime, va donc! dit Esther en achevant la pensée de son amie qui hésitait. Tu peux être tranquille, reprit Esther, je ne veux tuer personne. J'avais une amie, une femme bien heureuse, elle est morte, je la suivrai voilà tout. - Es-tu bête!... - Que veux-tu, nous nous l'étions promis. - Laisse-toi protester ce billet-là , dit l'amie en souriant. Fais ce que je te dis, et va-t'en. J'entends une voiture qui arrive, et c'est Nucingen, un homme qui deviendra fou de bonheur! Il m'aime, celui-là ... Pourquoi n'aime-t-on pas ceux qui nous aiment, car enfin ils font tout pour nous plaire... - Ah! voilà , dit madame du Val-Noble, c'est l'histoire du hareng qui est le plus intrigant des poissons. - Pourquoi?... - Eh! bien, on n'a jamais pu le savoir. - Mais, va-t'en donc, ma biche! Il faut que je demande tes cinquante mille francs. - Eh! bien, adieu... Depuis trois jours, les manières d'Esther avec le baron de Nucingen avaient entièrement changé. Le singe était devenu chatte, et la chatte devenait femme. Esther versait sur ce vieillard des trésors d'affection, elle se faisait charmante. Ses discours, dénués de malice et d'âcreté, pleins d'insinuations tendres, avaient porté la conviction dans l'esprit du lourd banquier, elle l'appelait Fritz, il se croyait aimé. - Mon pauvre Fritz, je t'ai bien éprouvé, dit-elle, je t'ai bien tourmenté, tu as été sublime de patience, tu m'aimes, je le vois, et je t'en récompenserai. Tu me plais maintenant, et je ne sais pas comment cela s'est fait, mais je te préférerais à un jeune homme. C'est peut-être l'effet de l'expérience. A la longue on finit par s'apercevoir que le plaisir est la fortune de l'âme, et ce n'est pas plus flatteur d'être aimé pour le plaisir que d'être aimé pour son argent... Et puis, les jeunes gens sont trop égoïstes, ils pensent plus à eux qu'à nous; tandis que toi tu ne penses qu'à moi. Je suis toute ta vie. Aussi ne veux-je plus rien de toi, je veux te prouver à quel point je suis désintéressée. - Che ne vus ai rien tonné, répondit le baron charmé, che gomde fus abborder temain drande mil vrancs te rendes... c'ede mon gâteau te noces... Esther embrassa si gentiment Nucingen qu'elle le fit pâlir, sans pilules. - Oh! dit-elle, n'allez pas croire que ce soit pour vos trente mille francs de rente que je suis ainsi, c'est parce que maintenant... Je t'aime, mon gros Frédéric... - Oh! mon tié! birguoi m'afoir ébroufé... ch'eusse édé si bireux tébuis drois mois... - Est-ce en trois pour cent ou en cinq? ma bichette, dit Esther en passant les mains dans les cheveux de Nucingen et les lui arrangeant à sa fantaisie. - En drois... ch'en affais tes masses. Le baron apportait donc ce matin l'inscription sur le Grand-Livre; il venait déjeuner avec sa chère petite fille, prendre ses ordres pour le lendemain, le fameux samedi, le grand jour! - Dennez, ma bedide phâme, ma seile phâme, dit joyeusement le banquier dont la figure rayonnait de bonheur, foissi te guoi bayer fos tébenses te guisine bir le resdant te fos churs... Esther prit le papier sans la moindre émotion, elle le plia, le mit dans sa toilette. - Vous voilà bien content, monstre d'iniquité, dit-elle en donnant une petite tape sur la joue de Nucingen, de me voir acceptant enfin quelque chose de vous. Je ne puis plus vous dire vos vérités, car je partage le fruit de ce que vous appelez vos travaux... Ce n'est pas un cadeau, ça mon pauvre garçon, c'est une restitution... Allons, ne prenez pas votre figure de Bourse. Tu sais bien que je t'aime. - Ma pelle Esder, mon anche t'amur, dit le banquier, ne me barlez blis ainsi... dennez... ça me seraid écal que la derre endière me brÃt bir ein folleire, si j'édais ein bonnêde ôme à fos yex... Je vus âme tuchurs te blis en blis. - C'est mon plan, dit Esther. Aussi ne te dirai-je plus jamais rien qui te chagrine, mon bichon d'éléphant, car tu es devenu candide comme un enfant... Parbleu, gros scélérat, tu n'as jamais eu d'innocence, il fallait bien que ce que tu en as reçu en venant au monde reparût à la surface; mais elle était enfoncée si avant qu'elle n'est revenue qu'à soixante-six ans passés... et amenée par le croc de l'amour. Ce phénomène a lieu chez les très vieillards... Et voilà pourquoi j'ai fini par t'aimer, tu es jeune, très jeune... Il n'y a que moi qui aurai connu ce Frédéric là ... moi seule!... car tu étais banquier à quinze ans... Au collège, tu devais prêter à tes camarades une bille à la condition d'en rendre deux... Elle sauta sur ses genoux en le voyant rire. - Eh! bien, tu feras ce que tu voudras! Hé! mon Dieu, pille les hommes... va, je t'y aiderai. Les hommes ne valent pas la peine d'être aimés, Napoléon les tuait comme des mouches. Que ce soit à toi ou au Budget que les Français paient des contributions, qué que ça leur fait!... On ne fait pas l'amour avec le Budget, et ma foi... - va, j'y ai bien réfléchi, tu as raison... - tonds les moutons, c'est dans l'Evangile selon Béranger... Embrassez votre Esder... Ah! dis donc, tu donneras à cette pauvre Val-Noble tous les meubles de l'appartement de la rue Taitbout! Et puis, demain, tu lui offriras cinquante mille francs... ça te posera bien, vois-tu, mon chat. Tu as tué Falleix, on commence à crier après toi... Cette générosité-là paraÃtra babylonienne... et toutes les femmes parleront de toi. Oh!... il n'y aura que toi de grand, de noble dans Paris, et le monde est ainsi fait que l'on oubliera Falleix. Ainsi c'est, après tout, de l'argent placé en considération!... - Ti has raison, mon anche, ti gonnais le monte, répondit-il, ti seras mon gonzeil. - Hé! bien, reprit-elle, tu vois comme je pense aux affaires de mon homme, à sa considération, à son honneur... Va, va me chercher les cinquante mille francs... Elle voulait se débarrasser de monsieur Nucingen pour faire venir un Agent de change et vendre le soir même à la Bourse l'inscription. - Et birquoi doud te zuite?... demanda-t-il. - Dame, mon chat, il faut les offrir dans une petite boÃte en satin, et en envelopper un éventail. Tu lui diras "Voici, madame, un éventail qui, j'espère, vous fera plaisir..." On croit que tu n'es qu'un Turcaret, tu passeras Contenson. Beaujon! - Jarmand! jarmand! s'écria le baron, ch'aurai tonc te l'esbrit maindenant!... Ui, che rebède fos mods... Au moment où la pauvre Esther s'asseyait, fatiguée de l'effort qu'elle faisait pour jouer son rôle, Europe entra. - Madame, dit-elle, voici un commissionnaire envoyé du quai Malaquais par Célestin, le valet de chambre de monsieur Lucien... - Qu'il entre!... mais non, je vais dans l'antichambre. - Il a une lettre de Célestin pour madame. Esther se précipita dans son antichambre, elle regarda le commissionnaire, et vit en lui le commissionnaire pur-sang. Dis-lui de descendre!... dit Esther d'une voix faible en se laissant aller sur une chaise après avoir lu la lettre. Lucien veut se tuer ajouta-t-elle à l'oreille d'Europe. Monte-lui la lettre d'ailleurs. Carlos Herrera, qui conservait son costume de commis voyageur, descendit aussitôt, et son regard se porta sur-le-champ sur le commissionnaire en trouvant dans l'anti-chambre un étranger. - Tu m'avais dit qu'il n'y avait personne, dit-il dans l'oreille d'Europe. Et par un excès de prudence il passa sur-le-champ dans le salon après avoir examiné le commissionnaire. Trompe-la-Mort ne savait pas que depuis quelque temps le fameux chef du service de sûreté qui l'avait arrêté dans la Maison Vauquer avait un rival que l'on désignait comme devant le remplacer. Ce rival était le commissionnaire. On a raison, dit le faux commissionnaire à Contenson qui l'attendait dans la rue. Celui que vous m'avez dépeint est dans la maison; mais ce n'est pas un Espagnol, et je mettrais ma main au feu qu'il y a de notre gibier sous cette soutane. - Il n'est pas plus prêtre qu'il n'est Espagnol, dit Contenson. - J'en suis sûr, dit l'agent de la Brigade de sûreté. Oh! si nous avions raison!... dit Contenson. Lucien était en effet resté deux jours absent, et l'on avait profité de cette absence pour tendre ce piège; mais il revint le soir même, et les inquiétudes d'Esther se calmèrent. Un adieu Le lendemain matin, à l'heure où la courtisane sortit du bain et se remit dans son lit, son amie arriva. - J'ai les deux perles! dit la Val-Noble. - Voyons? dit Esther en se soulevant et enfonçant son joli coude sur un oreiller garni de dentelles. Madame du Val-Noble tendit à son amie deux espèces de groseilles noires. Le baron avait donné à Esther deux de ces levrettes, d'une race célèbre, et qui finira par porter le nom du grand poète contemporain qui les a mises à la mode; aussi la courtisane, très fière de les avoir obtenues, leur avait-elle conservé les noms de leurs aïeux, Roméo et Juliette. Il est inutile de parler de la gentillesse, de la blancheur, de la grâce de ces animaux, faits pour l'appartement et dont les moeurs avaient quelque chose de la discrétion anglaise. Esther appela Roméo, Roméo accourut sur ses pattes si flexibles et minces, si fermes et si nervues que vous eussiez dit des tiges d'acier, et il regarda sa maÃtresse. Esther fit le geste de lui jeter une des deux perles pour éveiller son attention. - Son nom le destine à mourir ainsi! dit Esther en jetant la perle que Roméo brisa entre ses dents. Le chien ne jeta pas un cri, il tourna sur lui-même pour tomber roide mort. Ce fut fait pendant qu'Esther disait la phrase d'oraison funèbre. - Ah! mon Dieu! cria madame du Val-Noble. - Tu as un fiacre, emporte feu Roméo, dit Esther, sa mort ferait un esclandre ici, je te l'aurai donné, tu l'auras perdu, fais une affiche. Dépêche-toi, tu auras ce soir tes cinquante mille francs. Ce fut dit si tranquillement et avec une si parfaite insensibilité de courtisane, que madame du Val-Noble s'écria "Tu es bien notre reine" - Viens de bonne heure, et sois belle... A cinq heures du soir, Esther fit une toilette de mariée. Elle mit sa robe de dentelle sur une jupe de satin blanc, elle eut une ceinture blanche, des souliers de satin blanc, et sur ses belles épaules une écharpe en point d'Angleterre. Elle se coiffa en camélias blancs naturels, en imitant une coiffure de jeune vierge. Elle montrait sur sa poitrine un collier de perles de trente mille francs donné par Nucingen. Quoique sa toilette fût finie à six heures, elle ferma sa porte à tout le monde, même à Nucingen. Europe savait que Lucien devait être introduit dans la chambre à coucher. Lucien arriva sur les sept heures, Europe trouva moyen de le faire entrer chez madame sans que personne s'aperçût de son arrivée. Lucien, à l'aspect d'Esther, se dit "Pourquoi ne pas aller vivre avec elle à Rubempré, loin du monde, sans jamais revenir à Paris!... J'ai cinq ans d'arrhes sur cette vie, et la chère créature est de caractère à ne jamais se démentir!... Et où trouver un pareil chef-d'oeuvre?" - Mon ami, vous de qui j'ai fait mon dieu, dit Esther en pliant un genou sur un coussin devant Lucien, bénissez-moi... Lucien voulut relever Esther et l'embrasser en lui disant "Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie, mon cher amour?" Et il essaya de prendre Esther par la taille; mais elle se dégagea par un mouvement qui peignait autant de respect que d'horreur. - Je ne suis plus digne de toi, Lucien, dit-elle en laissant rouler des larmes dans ses yeux, je t'en supplie, bénis-moi, et jure-moi d'établir à l'Hôtel-Dieu une fondation de deux lits... Car, pour des prières à l'église, Dieu ne me pardonnera jamais qu'à moi-même... Je t'ai trop aimé, mon ami. Enfin, dis-moi que je t'ai rendu heureux, et que tu penseras quelquefois à moi... dis? Lucien aperçut tant de solennelle bonne foi chez Esther qu'il resta pensif. - Tu veux te tuer! dit-il enfin d'un son de voix qui dénotait une profonde méditation. - Non, mon ami, mais aujourd'hui, vois-tu, c'est la mort de la femme pure, chaste, aimante que tu as eue... Et j'ai bien peur que le chagrin ne me tue. - Pauvre enfant, attends! dit Lucien, j'ai fait depuis deux jours bien des efforts, j'ai pu parvenir jusqu'à Clotilde. - Toujours Clotilde!... dit Esther avec un de rage concentrée. - Oui, reprit-il, nous nous sommes écrit... Mardi matin, elle part, mais j'aurai sur la route d'Italie une entrevue avec elle, à Fontainebleau... - Ah! çà , que voulez-vous donc, vous autres, pour femmes?... des planches!... cria la pauvre Esther. Voyons, si j'avais sept ou huit millions, ne m'épouserais-tu pas? - Enfant! J'allais te dire que si tout est fini pour moi je ne veux pas d'autre femme que toi... Esther baissa la tête pour ne pas montrer sa soudaine pâleur et les larmes qu'elle essuya. - Tu m'aimes?... dit-elle en regardant Lucien avec une douleur profonde. Eh! bien, voilà ma bénédiction. Ne te compromets pas, va par la porte dérobée et fais comme si tu venais de l'antichambre au salon. Baise-moi au front, dit-elle. Elle prit Lucien, le serra sur son coeur avec rage et lui dit "Sors!... Sors... ou je vis." Quand la mourante parut dans le salon, il se fit un cri d'admiration. Les yeux d'Esther renvoyaient l'infini dans lequel l'âme se perdait en les voyant. Le noir bleu de sa chevelure fine faisait valoir les camélias. Enfin tous les effets que cette fille sublime avait cherchés furent obtenus. Elle n'eut pas de rivales. Elle parut comme l'expression du luxe effréné dont les créations l'entouraient. Elle fut d'ailleurs étincelante d'esprit. Elle commanda l'orgie avec la puissance froide et calme que déploie Habeneck au Conservatoire dans ces concerts où les premiers musiciens de l'Europe atteignent au sublime de l'exécution en interprétant Mozart et Beethoven. Elle observait cependant avec effroi que Nucingen mangeait peu, ne buvait pas, et faisait le maÃtre de la maison. A minuit, personne n'avait sa raison. On cassa les verres pour qu'ils ne servissent plus jamais. Deux rideaux de pékin peint furent déchirés. Bixiou se grisa pour la seule fois de sa vie. Personne ne pouvant se tenir debout, les femmes étant endormies sur les divans, les convives ne purent réaliser la plaisanterie arrêtée, à l'avance entre eux, de conduire Esther et Nucingen à la chambre à coucher, rangés sur deux lignes, ayant tous des candélabres à la main, et chantant le Buona Sera du Barbier de Séville. Nucingen donna seul la main à Esther; quoique gris, Bixiou, qui les aperçut, eut encore la force de dire, comme Rivarol à propos du dernier mariage du duc de Richelieu "Il faudrait prévenir le Préfet de police... il va se faire un mauvais coup ici...". Le railleur croyait railler, il était prophète. Les lamentations de Nucingen Monsieur de Nucingen ne se montra chez lui que lundi vers midi; mais à une heure, son Agent de change lui apprit que mademoiselle Esther Van Gobseck avait fait vendre l'inscription de trente mille francs de rente dès vendredi et qu'elle venait d'en toucher le prix. - Mais, monsieur le baron, dit-il, le premier clerc de MaÃtre Derville est venu chez moi au moment où je parlais de ce transfert; et, après avoir vu les véritables noms de mademoiselle Esther, il m'a dit qu'elle héritait d'une fortune de sept millions. - Pah! - Oui, elle serait l'unique héritière du vieil escompteur Gobseck... Derville va vérifier les faits. Si la mère de votre maÃtresse est la belle Hollandaise, elle hérite... - Chè le sais, dit le banquier, ele m'a ragondé sa fie... Che fais égrire ein mod à Terfile!... Le baron se mit à son bureau, fit un petit billet à Derville, et l'envoya par un de ses domestiques. Puis, après la Bourse, il revint sur les trois heures chez Esther. - Madame a défendu de l'éveiller sous quelque prétexte que ce soit, elle s'est couchée elle dort... - Ah! tiaple, s'écria le baron. Irobe, èle ne se vacherait bas t'abbrentre qu'ele tefient rigissime... Elle héride le sedde milions. Le fieux copseck ed mord et laisse ces sedde milions, el da maÃtresse ed son inique héridière, sa mère édant la brobre niaise te Cobseck qui taillers a vaid ein desdament. Che ne boufais bas subssonner qu'ein milionaire, gomme lui, laissâd Esder tans le missèrre... - Ah! bien, votre règne est bien fini, vieux saltimbanque! lui dit Europe en regardant le baron avec une effronterie digne d'une servante de Molière. Hue! vieux corbeau d'Alsace!... Elle vous aime à peu près comme on aime la peste!... Dieu de Dieu! des millions!... mais elle peut épouser son amant! Oh! sera-t-elle contente! Et Prudence Servien laissa le baron de Nucingen exactement foudroyé pour aller annoncer, elle la première! ce coup du sort à sa maÃtresse. Le vieillard, ivre de voluptés surhumaines, et qui croyait au bonheur, venait de recevoir une douche d'eau froide sur son amour au moment où atteignait au plus haut degré d'incandescence. - Ele me drombait... s'écria-t-il les larmes aux yeux. Ele me drombait!... ô Esder... Ô ma fie.. Bedde que che suis! Te bareilles fleirs groissent-êles chamais pir tes fieillards... Che buis doute ageder, egcebdé te la chênesse!... 0 mon tié!... que vaire? que tefenir? Ele a réson, cedde grielle Irobe. Esder rige m'échappe. vaud-ile hâler se bantre? Qu'ed la fie sans la flâme tifine ti blézir que c'hai goudé?... Mon tié... Et le Loup-cervier s'arracha le faux toupet qu'il mettait à ses cheveux gris depuis trois mois. Un cri perçant jeté par Europe fit tressaillir Nucingen jusque dans ses entrailles. Le pauvre banquier se leva, marcha les jambes avinées par la coupe du Désenchantement qu'il venait de vider, car rien ne grise comme le vin du malheur. Dès la porte de la chambre, il aperçut Esther roide sur son lit, bleuie par le poison, morte!... Il alla jusqu'au lit, et tomba sur ses genoux. - Ti has réson, elle l'avait tid!... Ele ed morde te moi... Paccard, Asie, toute la maison accourut. Ce fut un spectacle, une surprise et non une désolation. Il y eut chez les gens un peu d'incertitude. Le baron redevint banquier, il eut un soupçon, et il commit l'imprudence de demander où étaient les sept cent cinquante mille francs de la rente. Paccard, Asie et Europe, se regardèrent alors d'une si singulière manière que monsieur de Nucingen sortit aussitôt, en croyant à un vol et à un assassinat. Europe, qui aperçut un paquet enveloppé dont la mollesse lui révéla des billets de banque sous l'oreiller de sa maÃtresse, se mit à l'arranger en morte, dit-elle. - Va prévenir monsieur, Asie!... Mourir avant d'avoir su qu'elle avait sept millions! Gobseck était l'oncle de feu madame!... s'écria-t-elle. La manoeuvre d'Europe fut saisie par Paccard. Dès qu'Asie eut tourné le dos, Europe décacheta le paquet, sur lequel la pauvre courtisane avait écrit A remettre à monsieur Lucien de Rubempré! Sept cent cinquante billets de mille francs reluisirent aux yeux de Prudence Servien, qui s'écria "Ne serait-on pas heureux et honnête pour le restant de ces jours!..." Paccard ne répondit rien, sa nature de voleur fut plus forte que son attachement à Trompe-la-Mort. - Durut est mort, répondit-il en prenant la somme, mon épaule est encore avant la lettre, décampons ensemble, partageons la somme afin de ne pas mettre tous les oeufs dans un panier, et marions-nous. - Mais où se cacher? dit Prudence. - Dans Paris, répondit Paccard. Prudence et Paccard descendirent aussitôt avec la rapidité de deux honnêtes gens, changés en voleurs. - Mon enfant, dit Trompe-la-Mort à la Malaise dès qu'elle lui eut dit les premiers mots trouve une lettre d'Esther pendant que je vais écrire un testament en bonne forme, et tu porteras à Girard le modèle de testament et la lettre; mais qu'il se dépêche, il faut glisser le testament sous l'oreiller d'Esther avant qu'on ne mette les scellés ici. Et il minuta le testament suivant "N'ayant jamais aimé dans le monde d'autre personne que monsieur Lucien Chardon de Rubempré, et ayant résolu de mettre fin à mes jours plutôt que de retomber dans le vice et dans la vie infâme d'où sa charité m'a tirée, je donne et lègue audit Lucien, Chardon de Rubempré tout ce que je possède au jour de mon décès, à condition de fonder une messe à la paroisse de Saint-Roch à perpétuité pour le repos de celle qui lui a tout donné, même sa dernière pensée. "ESTHER GOBSECK." - C'est assez son style, se dit Trompe-la-Mort, A sept heures du soir le testament, écrit et cacheté, fut mis par Asie sous le chevet d'Esther. - Jacques, dit-elle en remontant avec précipitation, au moment où je sortais de la chambre, la justice arrivait... - Tu veux dire, le Juge de paix... - Non, fillot; il y avait bien le Juge de paix, mais il se trouve accompagné de gendarmes. Le procureur du Roi et le Juge d'Instruction y sont, les portes sont gardées. - Cette mort a fait du tapage bien promptement, dit Collin. - Tiens, Europe et Paccard n'ont point reparu, j'ai peur qu'ils n'aient effarouché les sept cent cinquante mille francs, lui dit Asie. - Ah! les canailles!... dit Trompe-la-Mort. Avec leur carottage ils nous perdent!... La vengeance de Corentin commence La justice humaine, et la justice de Paris c'est-à -dire la plus défiante, la plus spirituelle, la plus habile, la plus instruite de toutes les justices, trop spirituelle même, car elle interprète à chaque instant la loi, mettait enfin la main sur les conducteurs de cette horrible intrigue. Le baron de Nucingen, en reconnaissant les effets du poison, et ne trouvant pas ses sept cent cinquante mille francs, pensa que l'un des personnages odieux qui lui déplaisaient beaucoup, Paccard ou Europe, était coupable du crime. Dans son premier moment de fureur, il courut à la Préfecture de police. Ce fut un coup de cloche qui rassembla tous les Numéros de Corentin. La Préfecture, le Parquet, le Commissaire de police, le juge de paix, le juge d'Instruction, tout fut sur pied. A neuf heures du soir, trois médecins mandés assistaient à une autopsie de la pauvre Esther, et les perquisitions commençaient! Trompe-la-Mort, averti par Asie, s'écria "L'on ne me sait pas ici, je puis me dissimuler!" Il s'éleva par le châssis à tabatière de sa mansarde, et fut, avec une agilité sans pareille, debout sur le toit, où il se mit à étudier les alentours avec le sang-froid d'un couvreur. - Bon, se dit-il en apercevant à cinq maisons de là , rue de Provence, un jardin, j'ai mon affaire!... - Tu es servi, Trompe-la-Mort! lui répondit Contenson qui sortit de derrière un tuyau de cheminée. Tu expliqueras à monsieur Camusot quelle messe tu vas dire sur les toits, monsieur l'abbé, mais surtout pourquoi tu te sauvais... - J'ai des ennemis en Espagne, dit Carlos Herrera. - Allons-y par ta mansarde, en Espagne, lui dit Contenson. Le faux Espagnol eut l'air de céder, mais, après s'être arcbouté sur l'appui du châssis à tabatière, il prit et lança Contenson avec tant de violence que l'espion alla tomber au milieu du ruisseau de la rue Saint-Georges. Contenson mourut sur son champ d'honneur. Jacques Collin rentra tranquillement dans sa mansarde, où il se mit au lit. - Donne-moi quelque chose qui me rende bien malade, sans me tuer, dit-il à Asie, car il faut que je sois à l'agonie pour pouvoir ne rien répondre aux curieux. Ne crains rien, je suis prêtre et je resterai prêtre. Je viens de me défaire, et naturellement, d'un de ceux qui peuvent me démasquer. A sept heures du soir, la veille, Lucien était parti dans son cabriolet en poste avec un passeport pris le matin pour Fontainebleau, où il coucha dans la dernière auberge du côté de Nemours. Vers six heures du matin, le lendemain, il alla seul, à pied, dans la forêt où il marcha jusqu'à Bouron. - C'est là , se dit-il, en s'asseyant sur une des roches d'où se découvre le beau paysage de Bouron, l'endroit fatal où Napoléon espéra faire un effort gigantesque, l'avant-veille de son abdication. Au jour, il entendit le bruit d'une voiture de poste et vit passer un briska où se trouvaient les gens de la jeune duchesse de Lenoncourt-Chaulieu et la femme de chambre de Clotilde de Grandlieu. - Les voilà , se dit Lucien, allons, jouons bien cette comédie, et je suis sauvé, je serai le gendre du duc malgré lui. Une heure après, la berline où étaient les deux femmes fit entendre ce roulement si facile à reconnaÃtre d'une voiture de voyage élégante. Les deux dames avaient demandé qu'on enrayât à la descente de Bouron, et le valet de chambre qui se trouvait derrière fit arrêter la berline. En ce moment, Lucien s'avança. - Clotilde! cria-t-il en frappant à la glace. - Non, dit la jeune duchesse à son amie, il ne montera pas dans la voiture, et nous ne serons pas seules avec lui, ma chère. Ayez un dernier entretien avec lui, j'y consens mais ce sera sur la route où nous irons à pied, suivies de Baptiste... La journée est belle, nous sommes bien vêtues, nous ne craignons pas le froid. La voiture nous suivra... Et les deux femmes descendirent. - Baptiste, dit la jeune duchesse, le postillon ira tout doucement, nous voulons faire un peu de chemin à pied et vous nous accompagnerez. Madeleine de Mortsauf prit Clotilde par le bras, et laissa Lucien lui parler. Ils allèrent ensemble ainsi jusqu'au petit village de Grez. Il était alors huit heures, et là , Clotilde congédia Lucien. - Eh! bien, mon ami, dit-elle en terminant avec noblesse ce long entretien je ne me marierai jamais qu'avec vous. J'aime mieux croire en vous qu'aux hommes, à mon père et à ma mère... On n'a jamais donné de si forte preuve d'attachement, n'est-ce pas?... Maintenant tâchez de dissiper les préventions fatales qui pèsent sur vous... On entendit alors le galop de plusieurs chevaux, et la gendarmerie, au grand étonnement des deux dames, entoura le petit groupe. - Que voulez-vous?... dit Lucien avec l'arrogance du dandy. - Vous êtes monsieur Lucien Chardon de Rubempré? dit le Procureur du Roi de Fontainebleau. - Oui, monsieur. - Vous irez coucher, ce soir, à la Force, répondit-il, j'ai un mandat d'amener décerné contre vous. - Qui sont ces dames?... s'écria le brigadier. - Ah! oui, pardon, mesdames, vos passeports? car monsieur Lucien a, selon mes instructions, des accointances avec des femmes qui sont capables de... - Vous prenez la duchesse de Lenoncourt-Chaulieu pour une fille? dit Madeleine en jetant un regard de duchesse au Procureur du Roi. - Vous êtes assez belle pour cela, répliqua finement le magistrat. - Baptiste, montrez nos passeports, répondit la jeune duchesse en souriant. - Et de quel crime est accusé monsieur? dit Clotilde que la duchesse voulait faire remonter en voiture. - De complicité dans un vol et dans un assassinat répondit le brigadier de la gendarmerie. Baptiste mit mademoiselle de Grandlieu complètement évanouie dans la berline. A minuit, Lucien entrait à la Force, prison située rue Payenne et rue des Ballets, où il fut mis au secret; l'abbé Carlos Herrera s'y trouvait depuis son arrestation. Troisième partie. Où mènent les mauvais chemins Le panier à salade Le lendemain, à six heures, deux voitures menées en poste et appelées par le peuple dans sa langue énergique des paniers à salade sortirent de la Force, pour se diriger sur la Conciergerie au Palais de Justice. Il est peu de flâneurs qui n'aient rencontré cette geôle roulante; mais quoique la plupart des livres soient écrits uniquement pour les Parisiens, les Etrangers seront sans doute satisfaits de trouver ici la description de ce formidable appareil de notre justice criminelle. Qui sait? les polices russe, allemande ou autrichienne, les magistratures des pays privés de paniers à salade en profiteront peut-être; et, dans plusieurs contrées étrangères, l'imitation de ce mode de transport sera certainement un bienfait pour les prisonniers. Cette ignoble voiture à caisse jaune, montée sur deux roues et doublée de tôle, est divisée en deux compartiments. Par devant, il se trouve une banquette garnie de cuir sur laquelle se relève un tablier. C'est la partie libre du panier à salade, elle est destinée à un huissier et à un gendarme. Une forte grille en fer treillissé sépare, dans toute la hauteur et la largeur de la voiture, cette espèce de cabriolet du second compartiment où sont deux bancs de bois placés, comme dans les omnibus, de chaque côté de la caisse et sur lesquels s'asseyent les prisonniers; ils y sont introduits au moyen d'un marchepied et par une portière sans jour qui s'ouvre au fond de la voiture. Ce surnom de panier à salade vient de ce que primitivement, la voiture étant à claire-voie de tous côtés, les prisonniers devaient y être secoués absolument comme des salades. Pour plus de sécurité, dans la prévision d'un accident, cette voiture est suivie d'un gendarme à cheval, surtout quand elle emmène des condamnés à mort pour subir leur supplice. Ainsi l'évasion est impossible. La voiture, doublée de tôle, ne se laisse mordre par aucun outil. Les prisonniers, scrupuleusement fouillés au moment de leur arrestation ou de leur écrou, peuvent tout au plus posséder des ressorts de montre propres à scier des barreaux, mais impuissants sur des surfaces planes. Aussi le panier à salade, perfectionné par le génie de la police de Paris, a-t-il fini par servir de modèle pour la voiture cellulaire qui transporte les forçats au bagne et par laquelle on a remplacé l'effroyable charrette, la honte des civilisations précédentes, quoique Manon Lescaut l'ait illustrée. On expédie d'abord par le panier à salade les prévenus des différentes prisons de la capitale au Palais pour y être interrogés par le magistrat instructeur. En argot de prison, cela s'appelle aller à l'instruction. On amène ensuite les accusés de ces mêmes prisons au Palais pour y être jugés, quand il ne s'agit que de la justice correctionnelle; puis, quand il est question, en termes de palais, du Grand Criminel, on les transvase des Maisons d'Arrêt à la Conciergerie, qui est la Maison de justice du Département de la Seine. Enfin les condamnés à mort sont menés dans un panier à salade de Bicêtre à la barrière Saint-Jacques, place destinée aux exécutions capitales, depuis la Révolution de Juillet. Grâce à la philanthropie, ces malheureux ne subissent plus le supplice de l'ancien trajet qui se faisait auparavant de la Conciergerie à la place de Grève dans une charrette absolument semblable à celle dont se servent les marchands de bois. Cette charrette n'est plus affectée aujourd'hui qu'au transport de l'échafaud. Sans cette explication, le mot d'un illustre condamné à son complice "C'est maintenant l'affaire des chevaux!" en montant dans le panier à salade, ne se comprendrait pas. Il est impossible d'aller au dernier supplice plus commodément qu'on y va maintenant à Paris. Les deux patients En ce moment, les deux paniers à salade sortis de si grand matin servaient exceptionnellement à transférer deux prévenus de la Maison d'Arrêt de la Force à la Conciergerie, et chacun de ces prévenus occupait à lui seul un panier à salade. Les neuf dixièmes des lecteurs et les neuf dixièmes du dernier dixième ignorent certainement les différences considérables qui séparent ces mots Inculpé, Prévenu, Accusé, Détenu, Maison d'Arrêt, Maison de Justice ou Maison de Détention; aussi tous seront-ils vraisemblablement étonnés d'apprendre ici qu'il s'agit de tout notre Droit criminel, dont l'explication succincte et claire leur sera donnée tout à l'heure autant pour leur instruction que pour la clarté du dénouement de cette histoire. D'ailleurs, quand on saura que le premier panier à salade contenait Jacques Collin et le second Lucien, qui venait en quelques heures de passer du faÃte des grandeurs sociales au fond d'un cachot, la curiosité sera suffisamment excitée déjà . L'attitude des deux complices était caractéristique. Lucien de Rubempré se cachait pour éviter les regards que les passants jetaient sur le grillage de la sinistre et fatale voiture dans le trajet qu'elle faisait par la rue Saint-Antoine pour gagner les quais par la rue du Martroi, et par l'arcade Saint-Jean sous laquelle on passait alors pour traverser la place de l'Hôtel-de-Ville. Aujourd'hui cette arcade forme la porte d'entrée de l'hôtel du préfet de la Seine dans le vaste palais municipal. L'audacieux forçat collait sa face sur la grille de sa voiture, entre l'huissier et le gendarme qui, sûrs de leur panier à salade, causaient ensemble. Les journées de juillet 1830 et leur formidable tempête ont tellement couvert de leur bruit les événements antérieurs, l'intérêt politique absorba tellement la France pendant les six derniers mois de cette année, que personne aujourd'hui ne se souvient plus ou se souvient à peine, quelque étranges qu'elles aient été, de ces catastrophes privées, judiciaires, financières qui forment la consommation annuelle de la curiosité parisienne et qui ne manquèrent pas dans les six premiers mois de cette année. Il est donc nécessaire de faire observer combien Paris fut alors momentanément agité par la nouvelle de l'arrestation d'un prêtre espagnol trouvé chez une courtisane et par celle de l'élégant Lucien de Rubempré, le futur de mademoiselle de Grandlieu, pris sur la grand route d'Italie, au petit village de Grez, inculpés tous les deux d'un assassinat dont le fruit allait à sept millions; car le scandale de ce procès surmonta cependant quelques jours l'intérêt prodigieux des dernières élections faites sous Charles X. D'abord ce procès criminel était en partie dû à une plainte du baron de Nucingen. Puis Lucien, à la veille de devenir le secrétaire intime du premier ministre, remuait la société parisienne la plus élevée. Dans tous les salons de Paris, plus d'un jeune homme se souvint d'avoir envié Lucien quand il avait été distingué par la belle duchesse de Maufrigneuse, et toutes les femmes savaient qu'il intéressait alors madame de Sérisy, femme d'un des premiers personnages de l'Etat. Enfin la beauté de la victime jouissait d'une célébrité singulière dans les différents mondes qui composent Paris dans le grand monde, dans le monde financier, dans le monde des courtisanes, dans le monde des jeunes gens, dans le monde littéraire. Depuis deux jours, tout Paris parlait donc de ces deux arrestations. Le juge d'instruction à qui l'affaire était dévolue, monsieur Camusot, y vit un titre à son avancement; et, pour procéder avec toute la vivacité possible, il avait ordonné de transférer les deux inculpés de la Force à la Conciergerie dès que Lucien de Rubempré serait arrivé de Fontainebleau. L'abbé Carlos et Lucien n'ayant passé, le premier que douze heures et le second qu'une demi-nuit à la Force, il est inutile de dépeindre cette prison qu'on a depuis entièrement modifiée; et, quant aux particularités de l'écrou, ce serait une répétition de ce qui devait se passer à la Conciergerie. Du Droit criminel mis à la portée des gens du monde Mais avant d'entrer dans le drame terrible d'une instruction criminelle, il est indispensable, comme il vient d'être dit, d'expliquer la marche normale d'un procès de ce genre; d'abord ses diverses phases en seront mieux comprises et en France et à l'Etranger; puis ceux qui l'ignorent aprrécieront l'économie du Droit criminel, tel que l'ont conçu les législateurs sous Napoléon. C'est d'autant plus important que cette grande et belle oeuvre est, en ce moment, menacée de destruction par le système dit pénitentiaire. Un crime se commet s'il y a flagrance, les inculpés sont emmenés au corps de garde voisin et mis dans ce cabanon nommé par le peuple violon, sans doute parce qu'on y fait de la musique on y crie ou l'on y pleure. De là , les inculpés sont traduits par-devant le commissaire de police, qui procède à un commencement d'instruction et qui peut les relaxer, s'il y a erreur; enfin les inculpés sont transportés au dépôt de la Préfecture, où la police les tient à la disposition du Procureur du Roi et du Juge d'Instruction, qui, selon la gravité des cas, avertis plus ou moins proptement, arrivent et interrogent les gens en état d'arrestation provisoire. Selon la nature des présomptions, le juge d'instruction lance un mandat de dépôt et fait écrouer les inculpés à la Maison d'Arrêt. Paris a trois Maisons d'Arrêt Saite-Pélagie, la Force et les Madelonnettes. Remarquez cette expression d'inculpés. Notre Code a créé trois distinctions essentielles dans la criminalité l'inculpation, la prévention, l'accusation. Tant que le mandat d'arrêt n'est pas signé, les auteurs présumés d'un crime ou d'un délit grave sont des inculpés; sous le poids du mandat d'arrêt, ils deviennent des prévenus, ils restent purement et simplement prévenus tant que l'instruction se poursuit. L'instruction terminée, une fois que le tribunal a jugé que les prévenus devaient être déférés à la Cour, ils passent à l'état d'accusés, lorsque la Cour royale a jugé, sur la requête du Procureur- général, qu'il y a charges suffisantes pour les traduire en Cour d'assises. Ainsi, les gens soupçonnés d'un crime passent par trois états différents, par trois cribles avant de comparaÃtre devant ce qu'on appelle la Justice du pays. Dans le premier état, les innocents possèdent une foule de moyens de justification le public, la garde, la police. Dans le second état, ils sont devant un magistrat, confrontés aux témoins, jugés par une chambre de tribunal à Paris, ou par tout un tribunal dans les départements. Dans le troisième, ils comparaissent devant douze conseillers, et l'arrèt de renvoi par-devant la Cour d'assises peut, en cas d'erreur ou pour défaut de forme, être déféré par les accusés à la Cour de Cassation. Le jury ne sait pas tout ce qu'il soufflette d'autorités populaires, administratives et judiciaires quand il acquitte des accusés. Aussi, selon nous, à Paris nous ne parlons pas des autres Ressorts, nous paraÃt-il bien difficile qu'un innocent s'asseye jamais sur les bancs de la Cour d'assises. Le détenu, c'est le condamné. Notre Droit criminel a créé des Maisons d'Arrêt, des Maisons de Justice et des Maisons de détention, différences juridiques qui correspondent à celles de prévenu, d'accusé, de condamné. La prison comporte une peine légère, c'est la punition d'un délit minime; mais la détention est une peine afflictive, et, dans certains cas, infamante. Ceux qui proposent aujourd'hui le système pénitentiaire bouleversent donc un admirable Droit criminel où les peines étaient supérieurement graduées, et ils arriveront à punir les peccadilles presque aussi sévèrement que les plus grands crimes. On pourra d'ailleurs comparer dans les SCENES DE LA VIE POLITIQUE Voir Une Ténébreuse Affaire les différences curieuses qui existèrent entre le Droit criminel du code de Brumaire an IV et celui du code Napoléon qui l'a remplacé. Dans la plupart des grands procès, comme dans celui-ci, les inculpés deviennent aussitôt des prévenus. La justice lance immédiatement le mandat de dépôt ou d'arrestation. En effet, dans le plus grand nombre des cas, les inculpés ou sont en fuite, ou doivent être surpris instantanément. Aussi, comme on l'a vu, la Police, qui n'est là que le moyen d'exécution, et la Justice étaient-elles venues avec la rapidité de la foudre au domicile d'Esther. Quand même il n'y aurait pas eu des motifs de vengeance soufflés par Corentin à l'oreille de la Police judiciaire, il y avait dénonciation d'un vol de sept cent cinquante mille francs par le baron de Nucingen. Le Machiavel du Bagne Au moment où la première voiture qui contenait Jacques Collin atteignit à l'arcade Saint-Jean, passage étroit et sombre, un embarras força le postillon d'arrêter sous l'arcade. Les yeux du prévenu brillaient à travers la grille comme deux escarboucles, malgré le masque de moribond qui la veille avait fait croire au directeur de la Force à la nécessité d'appeler le médecin. Libres en ce moment, car ni le gendarme ni l'huissier ne se retournaient pour voir leur pratique, ces yeux flamboyants parlaient en langage si clair qu'un juge d'instruction habile, comme monsieur Popinot par exemple, aurait reconnu le forçat dans le sacrilège. En effet Jacques Collin, depuis que le panier à salade avait franchi la porte de la Force, examinait tout sur son passage. Malgré la rapidité de la course, il embrassait d'un regard avide et complet les maisons depuis leur dernier étage jusqu'au rez-de-chaussée. Il voyait tous les passants et il les analysait. Dieu ne saisit pas mieux sa création dans ses moyens et dans sa fin que cet homme ne saisissait les moindres différences dans la masse des choses et des passants. Armé d'une espérance, comme le dernier des Horaces le fut de son glaive, il attendait du secours. A tout autre qu'à ce Machiavel du bagne, cet espoir eût paru tellement impossible à réaliser qu'il se serait laissé machinalement aller, ce que font tous les coupables. Aucun d'eux ne songe à résister dans la situation où la Justice et la Police de Paris plongent les prévenus, surtout ceux mis au secret, comme l'étaient Lucien et Jacques Collin. On ne se figure pas l'isolement soudain où se trouve un prévenu les gendarmes qui l'arrêtent, le commissaire qui l'interroge, ceux qui le mènent en prison, les gardiens qui le conduisent dans ce qu'on appelle littérairement un cachot, ceux qui le prennent sous les bras pour le faire monter dans un panier à salade, tous les êtres qui dès son arrestation l'entourent, sont muets ou tiennent registre de ses paroles pour les répéter soit à la police, soit au juge. Cette absolue séparation, si simplement obtenue entre le monde entier et le prévenu, cause un renversement complet dans ses facultés, une prodigieuse prostration de l'esprit, surtout quand ce n'est pas un homme familiarisé par ses antécédents avec l'action de la Justice. Le duel entre le coupable et le juge est donc d'autant plus terrible que la Justice a pour auxiliaires le silence des murailles et l'incorruptible indifférence de ses agents. Néanmoins, Jacques Collin ou Carlos Herrera il est nécessaire de lui donner l'un ou l'autre de ces noms selon les nécessités de la situation connaissait de longue main les façons de la Police, de la geôle et de la justice. Aussi, ce colosse de ruse et de corruption avait-il employé les forces de son esprit et les ressources de sa mimique à bien jouer la surprise, la niaiserie d'un innocent, tout en donnant aux magistrats la comédie de son agonie. Comme on l'a vu, Asie, cette savante Locuste, lui avait fait prendre un poison mitigé de manière à produire le semblant d'une maladie mortelle. L'action de monsieur Camusot, celle du commissaire de police, l'interrogante activité du Procureur du Roi avaient donc été annulées par l'action, par l'activité d'une apoplexie foudroyante. - Il s'est empoisonné, s'était écrié monsieur Camusot épouvanté par les souffrances du soi-disant prêtre quand on l'avait descendu de la mansarde en proie à d'horribles convulsions. Quatre agents avaient eu beaucoup de peine à convoyer l'abbé Carlos par les escaliers jusqu'à la chambre d'Esther où tous les magistrats et les gendarmes étaient réunis. - C'est ce qu'il avait de mieux à faire s'il est coupable, avait répondu le Procureur du Roi. - Le croyez-vous donc malade?... avait demandé le commissaire de police. La Police doute toujours de tout. Ces trois magistrats s'étaient alors parlé, comme on le suppose, à l'oreille, mais Jacques Collin avait deviné sur leurs physionomies le sujet de leurs confidences, et il en avait profité pour rendre impossible ou tout à fait insignifiant l'interrogatoire sommaire qui se fait au moment d'une arrestation; il avait balbutié des phrases où l'espagnol et le français se combinaient de manière à présenter des non-sens. A la Force, cette comédie avait obtenu d'abord un succès d'autant plus complet que le chef de la Sûreté abréviation de ces mots chef de la brigade de police de sûreté, Bibi-Lupin, qui jadis avait arrêté Jacques Collin dans la pension bourgeoise de madame Vauquer, était en mission dans les départements, et suppléé par un agent désigné comme le successeur de Bibi-Lupin et à qui le forçat était inconnu. Bibi-Lupin, ancien forçat, compagnon de Jacques Collin au bagne, était son ennemi personnel. Cette inimitié prenait sa source dans les querelles où Jacques Collin avait toujours eu le dessus, et dans la suprématie exercée par Trompe-la-Mort sur ses compagnons. Enfin, Jacques Collin avait été pendant dix ans la Providence des forçats libérés, leur chef, leur conseil à Paris, leur dépositaire et par conséquent l'antagoniste de Bibi-Lupin. Une Victoire obtenu sur la mise au secret Donc, quoique mis au secret, il comptait sur le dévouement intelligent et absolu d'Asie, son bras droit, et peut-être sur Paccard, son bras gauche, qu'il se flattait de retrouver à ses ordres une fois que le soigneux lieutenant aurait mis à l'abri les sept cent cinquante mille francs volés. Telle était la raison de l'attention surhumaine avec laquelle il embrassait tout sur sa route. Chose étrange! cet espoir allait être pleinement satisfait. Les deux puissantes murailles de l'arcade Saint-Jean étaient revêtues à six pieds de hauteur d'un manteau de boue permanent produit par les éclaboussures du ruisseau; car les passants n'avaient alors, pour se garantir du passage incessant des voitures et de ce qu'on appelait les coups de pied de charrette, que des bornes depuis longtemps éventrées par les moyeux des roues. Plus d'une fois la charrette d'un carrier avait broyé là des gens inattentifs. Tel fut Paris pendant longtemps et dans beaucoup de quartiers. Ce détail peut faire comprendre l'étroitesse de l'arcade Saint-Jean et combien il était facile de l'encombrer. Qu'un fiacre vÃnt à y entrer par la place de Grève, pendant qu'une marchande dite des quatre-saisons y poussait sa petite voiture à bras pleine de pommes par la rue du Martroi, la troisième voiture qui survenait occasionnait alors un embarras. Les passants se sauvaient effrayés en cherchant une borne qui pût les préserver de l'atteinte des anciens moyeux, dont la longueur était si démesurée qu'il a fallu des lois pour les rogner. Quand le panier à salade arriva, l'arcade était barrée par une de ces marchandes des quatre saisons dont le type est d'autant plus curieux qu'il en existe encore des exemplaires dans Paris, malgré le nombre croissant des boutiques de fruitières. C'était si bien la marchande des rues, qu'un sergent de ville, si l'institution en avait été créée alors, l'eût laissée circuler sans lui faire exhiber son permis, malgré sa physionomie sinistre qui suait le crime. La tête, couverte d'un méchant mouchoir de coton à carreaux en loques, était hérissée de mèches rebelles qui montraient des cheveux semblables à des poils de sanglier. Le cou rouge et ridé faisait horreur, et le fichu ne déguisait pas entièrement une peau tannée par le soleil, par la poussière et par la boue. La robe était comme une tapisserie. Les souliers grimaçaient à faire croire qu'ils se moquaient de la figure aussi trouée que la robe. Et quelle pièce d'estomac!... un emplâtre eût été moins sale. A dix pas, cette guenille ambulante et fétide devait affecter l'odorat des gens délicats. Les mains avaient fait cent moissons! Ou cette femme revenait d'un sabbat allemand, ou elle sortait d'un dépôt de mendicité. Mais quels regards!... quelle audacieuse intelligence, quelle vie contenue quand les rayons magnétiques de ses yeux et ceux de Jacques Collin se rejoignirent pour échanger une idée. - Range-toi donc, vieil hospice à vermine!... cria le postillon d'une voix rauque. - Ne vas-tu pas m'écraser, hussard de la guillotine, répondit-elle, ta marchandise ne vaut pas la mienne. Et en essayant de se serrer entre deux bornes pour livrer passage, la marchande embarrassa la voie pendant le temps nécessaire à l'accomplissement de son projet. - O Asie! se dit Jacques Collin qui reconnut sur-le-champ sa complice, tout va bien. Le postillon échangeait toujours des aménités avec Asie et les voitures s'accumulaient dans la rue du Martroi. - Ahé!... pecairé fermati. Souni là . Vedrem!... s'écria la vieille Asie avec ces intonations illinoises particulières aux marchandes des rues qui dénaturent si bien leurs paroles qu'elles deviennent des onomatopées compréhensibles seulement pour les Parisiens. Dans le brouhaha de la rue et au milieu des cris de tous les cochers survenus, personne ne pouvait faire attention à ce cri sauvage qui semblait être celui de la marchande. Mais cette clameur distincte pour Jacques Collin, lui jetait à l'oreille dans un patois de convention mêlé d'italien et de provençal corrompus, cette phrase terrible - Ton pauvre petit est pris; mais je suis là pour veiller sur vous. Tu vas me revoir... Au milieu de la joie infinie que lui causait son triomphe sur la Justice, car il espérait pouvoir entretenir des communications au dehors, Jacques Collin fut atteint par une réaction qui eût tué tout autre que lui. - Lucien arrêté!... se dit-il. Et il faillit s'évanouir. Cette nouvelle était plus affreuse pour lui que le rejet de son pourvoi s'il eût été condamné à mort. Histoire historique, archéologique, biographique, anecdotique et physiologique du Palais de Justice Maintenant que les deux paniers à salade roulent sur les quais, l'intérêt de cette histoire exige quelques mots sur la Conciergerie pendant le temps qu'ils mettront à y venir. La Conciergerie, nom historique, mot terrible, chose plus terrible encore, est mêlée aux révolutions de la France, et à celles de Paris surtout. Elle a vu la plupart des grands criminels. Si de tous les monuments de Paris c'est le plus intéressant, c'en est aussi le moins connu.. des gens qui appartiennent aux classes supérieures de la société; mais malgré l'immense intérêt de cette digression historique, elle sera tout aussi rapide que la course des paniers à salade. Quel est le Parisien, l'étranger ou le provincial, pour peu qu'ils soient restés deux jours à Paris, qui n'ait remarqué les murailles noires flanquées de trois grosses tours à poivrières, dont deux sont presque accouplées, ornement sombre et mystérieux du quai dit des Lunettes? Ce quai commence au bas du pont au Change et s'étend jusqu'au Pont-Neuf Une tour carrée, dite la tour de l'Horloge, où fut donné le signal de la Saint-Barthélemy, tour presque aussi élevée que celle de Saint-Jacques-la-Boucherie, indique le Palais et forme le coin de ce quai. Ces quatre tours, ces murailles sont revêtues de ce suaire noirâtre que prennent à Paris toutes les façades à l'exposition du Nord. Vers le milieu du quai, à une arcade déserte, commencent les constructions privées que l'établissement du Pont-Neuf détermina sous le règne de Henri IV. La place Royale fut la réplique de la place Dauphine. C'est le même système d'architecture, de la brique encadrée par des chaÃnes en pierre de taille. Cette arcade et la rue de Harlay indiquent les limites du Palais à l'ouest. Autrefois la Préfecture de police, hôtel des premiers présidents au Parlement, dépendait du Palais. La cour des Comptes et la cour des Aides y complétaient la justice suprême, celle du souverain. On voit qu'avant la Révolution, le Palais jouissait de cet isolement qu'on cherche à créer aujourd'hui. Ce carré, cette Ãle de maisons et de monuments, où se trouve la Sainte-Chapelle, le plus magnifique joyau de l'écrin de saint Louis, cet espace est le sanctuaire de Paris; c'en est la place sacrée, l'arche sainte. Et d'abord, cet espace fut la première cité tout entière, car l'emplacement de la place Dauphine était une prairie dépendante du domaine royal où se trouvait un moulin à frapper les monnaies. De là le nom de rue de la Monnaie, donné à celle qui mène au Pont-Neuf. De là aussi le nom d'une des trois tours rondes, la seconde, qui s'appelle la tour d'Argent, et qui semblerait prouver qu'on y a primitivement battu monnaie. Le fameux moulin, qui se voit dans les anciens plans de Paris, serait vraisemblablement postérieur au temps où l'on frappait la monnaie dans le palais même, et dû sans doute à un perfectionnement dans l'art monétaire. La première tour, presque accolée à la tour d'Argent, se nomme la tour de Montgommery. La troisième, la plus petite, mais la mieux conservée des trois, car elle a gardé ses créneaux, a nom la tour Bonbec. La Sainte-Chapelle et ces quatre tours en comprenant la tour de l'Horloge déterminent parfaitement l'enceinte, le périmètre, dirait un employé du Cadastre, du Palais, depuis les Mérovingiens jusqu'à la première maison de Valois; mais pour nous, et par suite de ses transformations, ce palais représente plus spécialement l'époque de saint Louis. Charles V, le premier, abandonna le Palais au Parlement, institution nouvellement créée, et alla, sous la protection de la Bastille, habiter le fameux hôtel Saint-Pol, auquel on adossa plus tard le palais des Tournelles. Puis, sous les derniers Valois, la royauté revint de la Bastille au Louvre, qui avait été sa première bastille. La première demeure des rois de France, le palais de saint Louis, qui a gardé ce nom de Palais tout court, pour signifier le palais par excellence, est tout entier enfoui sous le Palais-de-Justice, il en forme les caves, car il était bâti dans la Seine, comme la cathédrale, et bâti si soigneusement que les plus hautes eaux de la rivière en couvrent à peine les premières marches. Le quai de l'Horloge enterre d'environ vingt pieds ces constructions dix fois séculaires. Les voitures roulent à la hauteur du chapiteau des fortes colonnes de ces trois tours, dont jadis l'élévation devait être en harmonie avec l'élégance du palais, et d'un effet pittoresque sur l'eau, puisque aujourd'hui ces tours le disputent encore en hauteur aux monuments les plus élevés de Paris. Quand on contemple cette vaste capitale du haut de la lanterne du Panthéon, le Palais avec la Sainte-Chapelle est encore ce qui paraÃt le plus monumental parmi tant de monuments. Ce palais de nos rois, sur lequel vous marchez quand vous arpentez l'immense salle des Pas-Perdus était une merveille d'architecture, il l'est encore aux yeux intelligents du poète qui vient l'étudier en examinant la Conciergerie. Hélas! la Conciergerie a envahi le Palais des rois. Le coeur saigne à voir comment on a taillé des geôles, des réduits, des corridors, des logements, des salles sans jour ni air dans cette magnifique composition où le byzantin, le roman, le gothique, ces trois faces de l'art ancien, ont été raccordés par l'architecture du XIIe siècle. Ce palais est à l'histoire monumentale de la France des premiers temps ce que le château de Blois est à l'histoire monumentale des seconds temps. De même qu'à Blois Voir Etude sur Catherine de Médicis, ETUDES PHILOSOPHIQUES, dans une cour vous pouvez admirer le château des comtes de Blois, celui de Louis XII, celui de François Ier, celui de Gaston; de même à la Conciergerie vous retrouvez, dans la même enceinte, le caractère des premières races, et dans la Sainte-Chapelle, l'architecture de saint Louis. Conseil municipal, si vous donnez des millions, mettez aux côtés des architectes un ou deux poètes, si vous voulez sauver le berceau de Paris, le berceau des rois, en vous occupant de doter Paris et la cour souveraine d'un palais digne de la France! C'est une question à étudier pendant quelques années avant de rien commencer. Encore une ou deux prisons de bâties, comme celle de la Roquette, et le Palais de saint Louis sera sauvé. Continuation du même sujet Aujourd'hui bien des plaies affectent ce gigantesque monument, enfoui sous le Palais et sous le quai, comme un de ces animaux antédiluviens dans les plâtres de Montmartre; mais la plus grande, c'est d'être la Conciergerie! Ce mot, on le comprend. Dans les premiers temps de la monarchie, les grands coupables, car les villains il faut tenir à cette orthographe qui laisse au mot sa signification de paysan et les bourgeois appartenant à des juridictions urbaines ou seigneuriales, les possesseurs des grands ou petits fiefs étaient amenés au Roi et gardés à la Conciergerie. Comme on saisissait peu de ces grands coupables, la Conciergerie suffisait à la justice du Roi. Il est difficile de savoir précisément l'emplacement de la primitive Conciergerie. Néanmoins, comme les cuisines de saint Louis existent encore, et forment aujourd'hui ce qu'on nomme la Souricière, il est à présumer que la Conciergerie primitive devait être située là où se trouvait, avant 1825, la Conciergerie judiciaire du Parlement, sous l'arcade à droite du grand escalier extérieur qui mène à la cour Royale. De là , jusqu'en 1825, partirent les condamnés pour aller subir leurs supplices. De là sortirent tous les grands criminels, toutes les victimes de la politique, la maréchale d'Ancre comme la reine de France, Semblançay comme Malesherbes, Damien comme Danton, Desrues comme Castaing. Le cabinet de Fouquier-Tinville, le même que celui actuel du Procureur du Roi, se trouvait placé de manière à ce que l'accusateur public pût voir défiler dans leurs charrettes les gens que le tribunal révolutionnaire venait de condamner. Cet homme fait glaive pouvait ainsi donner un dernier coup d'oeil à ses fournées. Depuis 1825, sous le ministère de monsieur de Peyronnet, un grand changement eut lieu dans le Palais. Le vieux guichet de la Conciergerie, où se passaient les cérémonies de l'écrou et de la toilette, fut fermé et transporté où il se trouve aujourd'hui, entre la tour de l'Horloge et la tour Montgommery, dans une cour intérieure indiquée par une arcade. A gauche se trouve la Souricière, à droite le guichet. Les paniers à salade entrent dans cette cour assez irrégulière, et peuvent y rester, y tourner avec facilité, s'y trouver, en cas d'émeute, protégés contre une tentative par la forte grille de l'arcade; tandis qu'autrefois ils n'avaient pas la moindre facilité pour manoeuvrer dans l'étroit espace qui sépare le grand escalier extérieur de l'aile droite du Palais. Aujourd'hui la Conciergerie, à peine suffisante pour les accusés il y faudrait de la place pour trois cents personnes, hommes et femmes, ne reçoit plus ni prévenus ni détenus, excepté dans de rares occasions, comme celle qui y faisait amener Jacques Collin et Lucien. Tous ceux qui y sont prisonniers doivent comparaÃtre en Cour d'assises. Par exception, la magistrature y souffre les coupables de la haute société qui, déjà suffisamment déshonorés par un arrêt de Cour d'assises, seraient punis au-delà des bornes, s'ils subissaient leur peine à Melun ou à Poissy. Ouvrard préféra le séjour de la Conciergerie à celui de Sainte-Pélagie. En ce moment, le notaire Lehon, le prince de Bergues y font leur temps de détention par une tolérance arbitraire, mais pleine d'humanité. Manière de se servir de tout cela Généralement les prévenus, soit pour aller, en argot de palais, à l'instruction, soit pour comparaÃtre en police correctionnelle, sont versés par les paniers à salade directement à la Souricière. La Souricière, qui fait face au guichet, se compose d'une certaine quantité de cellules pratiquées dans les cuisines de saint Louis, et où les prévenus extraits de leurs prisons attendent l'heure de la séance du tribunal ou l'arrivée de leur juge d'instruction. La Souricière est bornée au nord par le quai, à l'est par le corps de garde de la garde municipale, à l'ouest par la cour de la Conciergerie, et au midi par une immense salle voûtée sans doute l'ancienne salle des festins, encore sans destination. Au-dessus de la Souricière s'étend un corps de garde intérieur, ayant vue par une croisée sur la cour de la Conciergerie, il est occupé par la gendarmerie départementale et l'escalier y aboutit. Quand l'heure du jugement sonne, les huissiers viennent faire l'appel des prévenus, les gendarmes descendent en nombre égal à celui des prévenus, chaque gendarme prend un prévenu sous le bras; et, ainsi accouplés, ils gravissent l'escalier, traversent le corps de garde et arrivent par des couloirs dans une pièce contiguà à la salle où siège la fameuse Sixième Chambre du Tribunal, à laquelle est dévolue l'audience de la police correctionnelle. Ce chemin est celui que prennent aussi les accusés pour aller de la Conciergerie à la Cour d'assises, et pour en revenir. Dans la salle des Pas-Perdus, entre la porte de la Première Chambre du Tribunal de première instance et le perron qui mène à la Sixième, on remarque immédiatement, en s'y promenant pour la première fois, une entrée sans porte, sans aucune décoration d'architecture, un trou carré vraiment ignoble. C'est par là que les juges, les avocats, pénètrent dans ces couloirs, dans le corps de garde, descendent à la Souricière et au guichet de la Conciergerie. Tous les cabinets des juges d'instruction sont situés à différents étages dans cette partie du Palais. On y parvient par d'affreux escaliers, un dédale où se perdent presque toujours ceux à qui le Palais est inconnu. Les fenêtres de ces cabinets donnent les unes sur le quai, les autres sur la cour de la Conciergerie. En 1830, quelques cabinets de juges d'instruction avaient vue sur la rue de la Barillerie. Ainsi quand un panier à salade tourne à gauche dans la cour de la Conciergerie, il amène des prévenus à la Souricière; quand il tourne à droite, il importe des accusés à la Conciergerie. Ce fut donc de ce côté que le panier à salade où se trouvait Jacques Collin fut dirigé pour le déposer au Guichet. Rien de plus formidable. Criminels ou visiteurs aperçoivent deux grilles de fer forgé, séparées par un espace d'environ six pieds, qui s'ouvrent toujours l'une après l'autre, et à travers lesquelles tout est observé si scrupuleusement que les gens à qui le permis de visiter est accordé passent cette pièce à travers la grille, avant que la clef ne grince dans la serrure. Les magistrats instructeurs, ceux du Parquet eux-mêmes, n'entrent pas sans avoir été reconnus. Aussi, parlez de la possibilité de communiquer ou de s'évader?... le directeur de la Conciergerie aura sur les lèvres un sourire qui glacera le doute chez le romancier le plus téméraire dans ses entreprises contre la vraisemblance. On ne connaÃt, dans les annales de la Conciergerie, que l'évasion de Lavalette; mais la certitude d'une auguste connivence, aujourd'hui prouvée, a diminué sinon le dévouement de l'épouse, du moins le danger d'un insuccès. En jugeant sur les lieux de la nature des obstacles, les gens les plus amis du merveilleux reconnaÃtront qu'en tout temps ces obstacles étaient ce qu'ils sont encore, invincibles. Aucune expression ne peut dépeindre la force des murailles et des voûtes, il faut les voir. Quoique le pavé de la cour soit en contre-bas de celui du quai, lorsque vous franchissez le Guichet, il faut encore descendre plusieurs marches pour arriver dans une immense salle voûtée dont les puissantes murailles sont ornées de colonnes magnifiques et sont flanquées de la tour Montgommery, qui fait partie aujourd'hui du logement du directeur de la Conciergerie, et de la tour d'Argent qui sert de dortoir aux surveillants, guichetiers ou porte-clefs, comme il vous plaira de les appeler. Le nombre de ces employés n'est pas aussi considérable qu'on peut l'imaginer ils sont vingt; leur dortoir, de même que leur coucher, ne diffère pas de celui dit de la pistole. Ce nom vient sans doute de ce que jadis les prisonniers donnaient une pistole par semaine pour ce logement, dont la nudité rappelle les froides mansardes que les grands hommes sans fortune commencent par habiter à Paris. A gauche, dans cette vaste salle d'entrée, se trouve le greffe de la Conciergerie, espèce de bureau formé par des vitrages où siègent le directeur et son greffier, où sont les registres d'écrou. Là , le prévenu, l'accusé sont inscrits, décrits et fouillés. Là se décide la question du logement dont la solution dépend de la bourse du patient. En face du guichet de cette salle, on aperçoit une porte vitrée, celle d'un parloir où les parents et les avocats communiquent avec les accusés par un guichet à double grille en bois. Ce parloir tire son jour du préau, le lieu de promenade intérieure où les accusés respirent au grand air et font de l'exercice à des heures déterminées. Cette grande salle éclairée par le jour douteux de ces deux guichets, car l'unique croisée donnant sur la cour d'arrivée est entièrement prise par le greffe qui l'encadre, présente aux regards une atmosphère et une lumière parfaitement en harmonie avec les images préconçues par l'imagination. C'est d'autant plus effrayant que parallèlement aux tours d'Argent et de Montgommery, vous apercevez ces cryptes mystérieuses, voûtées, formidables, sans lumière, qui tournent autour du parloir, qui mènent aux cachots de la reine, de madame Elisabeth, et aux cellules appelées les secrets. Ce dédale de pierre de taille est devenu le souterrain du Palais-de-Justice, après avoir vu les fêtes de la royauté. De 1875 à 1832, ce fut dans cette immense salle, entre un gros poêle qui la chauffe et la première des deux grilles, que se faisait l'opération de la toilette. On ne passe pas encore sans frémir sur ces dalles qui ont reçu le choc et les confidences de tant de derniers regards. Comment on écroue Pour sortir de son affreuse voiture le moribond eut besoin de l'assistance de deux gendarmes qui le prirent chacun sous un bras, le soutinrent et le portèrent comme évanoui dans le greffe. Ainsi traÃné, le mourant levait les yeux au ciel de manière à ressembler au Sauveur descendu de la croix. Certes dans aucun tableau Jésus n'offre une face plus cadavérique, plus décomposée que ne l'était celle du faux Espagnol, il semblait près de rendre le dernier soupir. Quand il fut assis dans le greffe, il répéta d'une voix défaillante les paroles qu'il adressait à tout le monde depuis son arrestation "je me réclame de Son Excellence l'ambassadeur d'Espagne.." - Vous direz cela, répondit le directeur, à monsieur le juge d'instruction... - Ah! Jésus! répliqua Jacques Collin en soupirant. Ne puis-je avoir un bréviaire?... Me refusera-t-on toujours un médecin?... Je n'ai pas deux heures à vivre. Carlos Herrera devant être mis au secret, il fut inutile de lui demander s'il réclamait les bénéfices de la pistole, c'est-à -dire le droit d'habiter une de ces chambres où l'on jouit du seul confort permis par la Justice. Ces chambres sont situées au bout du préau dont il sera question plus tard. L'huissier et le greffier remplirent de concert et flegmatiquement les formalités de l'écrou. - Monsieur le directeur, dit Jacques Collin en baragouinant le français, je suis mourant, vous le voyez. Dites, si vous le pouvez, dites surtout le plus tôt possible, à ce monsieur juge, que je sollicite comme une faveur ce qu'un criminel devrait le plus redouter, de paraÃtre devant lui dès qu'il sera venu; car mes souffrances sont vraiment intolérables, et dès que je le verrai, toute erreur cessera... Règle générale, les criminels parlent tous d'erreur. Allez dans les bagnes, questionnez-y les condamnés, ils sont presque tous victimes d'une erreur de la Justice. Aussi ce mot fait-il sourire imperceptiblement tous ceux qui sont en contact avec des prévenus, des accusés, ou des condamnés. - Je puis parler de votre réclamation au juge d'instruction, répondit le directeur. - Je vous bénirai donc, monsieur!... répliqua l'Espagnol en levant les yeux au ciel. Aussitôt écroué, Carlos Herrera, pris sous chaque bras par deux gardes municipaux accompagnés d'un surveillant, à qui le directeur désigna celui des secrets où devait être renfermé le prévenu, fut conduit par le dédale souterrain de la Conciergerie dans une chambre très saine, quoi qu'en aient dit certains philanthropes, mais sans communications possibles. Quand il eut disparu, les surveillants, le directeur de la prison, son greffier, l'huissier lui-même, les gendarmes se regardèrent en gens qui se demandent les uns aux autres leur opinion, et sur toutes les figures se peignit le doute; mais à l'aspect de l'autre prévenu, tous les spectateurs revinrent à leur incertitude habituelle, cachée sous un air d'indifférence. A moins de circonstances extraordinaires, les employés de la Conciergerie sont peu curieux, les criminels étant pour eux ce que les pratiques sont pour les coiffeurs. Aussi toutes les formalités dont l'imagination s'épouvante s'accomplis sent-elles plus simplement que des affaires d'argent chez un banquier, et souvent avec plus de politesse. Lucien présenta le masque du coupable abattu, car il se laissait faire, il s'abandonnait en machine. Depuis Fontainebleau, le poète contemplait sa ruine, et il se disait que l'heure des expiations avait sonné. Pâle, défait, ignorant tout ce qui s'était passé pendant son absence chez Esther, il se savait le compagnon intime d'un forçat évadé; situation qui suffisait à lui faire apercevoir des catastrophes pires que la mort. Quand sa pensée enfantait un projet, c'était le suicide. Il voulait échapper à tout prix aux ignominies qu'il entrevoyait comme les fantaisies d'un rêve pénible. Jacques Collin fut placé, comme le plus dangereux des deux prévenus, dans un cabanon tout de pierre de taille, qui tire son jour d'une de ces petites cours intérieures, comme il s'en trouve dans l'enceinte du Palais, et située dans l'aile où le Procureur-général a son cabinet. Cette petite cour sert de préau au quartier des femmes. Lucien fut mené par le même chemin, car, selon les ordres donnés par le juge d'instruction, le directeur eut des égards pour lui, dans un cabanon contigu aux pistoles. Comment les deux prévenus prennent leur mal Généralement, les personnes qui n'auront jamais de démêlés avec la Justice conçoivent les idées les plus noires sur la mise au secret. L'idée de justice criminelle ne se sépare point des vieilles idées sur la torture ancienne, sur l'insalubrité des prisons, sur la froideur des murailles de pierre d'où suintent des larmes, sur la grossièreté des geôliers et de la nourriture, accessoires obligés des drames; mais il n'est pas inutile de dire ici que ces exagérations n'existent qu'au théâtre, et font sourire les magistrats, les avocats, et ceux qui, par curiosité, visitent les prisons ou qui viennent les observer. Pendant longtemps ce fut terrible. Il est certain que les accusés étaient, sous l'ancien Parlement, dans les siècles de Louis XIII et de Louis XIV, jetés pêle-mêle dans une espèce d'entresol au-dessus de l'ancien guichet. Les prisons ont été l'un des crimes de la révolution de 1789, et il suffit de voir le cachot de la reine et celui de madame Elisabeth pour concevoir une horreur profonde des anciennes formes judiciaires. Mais aujourd'hui, si la philanthropie a fait à la société des maux incalculables, elle a produit un peu de bien pour les individus. Nous devons à Napoléon notre Code criminel, qui, plus que le Code civil, dont la réforme est en quelques points urgente, sera l'un des plus grands monuments de ce règne si court. Ce nouveau Droit criminel ferma tout un abÃme de souffrances. Aussi, peut-on affirmer qu'en mettant à part les affreuses tortures morales auxquelles les gens des classes supérieures sont en proie en se trouvant sous la main de la justice, l'action de ce pouvoir est d'une douceur et d'une simplicité d'autant plus grandes qu'elles sont inattendues. L'inculpé, le prévenu ne sont certainement pas logés comme chez eux; mais le nécessaire se trouve dans les prisons de Paris. D'ailleurs, la pesanteur des sentiments auxquels on se livre ôte aux accessoires de la vie leur signification habituelle. Ce n'est jamais le corps qui souffre. L'esprit est dans un état si violent que toute espèce de malaise, de brutalité, s'il s'en rencontrait dans le milieu où l'on est, se supporterait aisément. Il faut admettre, à Paris surtout, que l'innocent est promptement mis en liberté. Lucien, en entrant dans sa cellule, trouva donc la fidèle image de la première chambre qu'il avait occupée à Paris, à l'Hôtel Cluny. Un lit semblable à ceux des plus pauvres hôtels garnis du quartier Latin, des chaises foncées de paille, une table et quelques ustensiles composaient le mobilier de l'une de ces chambres, où souvent on réunit deux accusés quand leurs moeurs sont douces et leurs crimes d'une catégorie rassurante, comme les faux et les banqueroutes. Cette ressemblance entre son point de départ, plein d'innocence, et le point d'arrivée, dernier degré de la honte et de l'avilissement, fut si bien saisie par un dernier effort de sa fibre poétique, que l'infortuné fondit en larmes. Il pleura pendant quatre heures, insensible en apparence comme une figure de pierre, mais souffrant de toutes ses espérances renversées, atteint dans toutes ses vanités sociales écrasées, dans son orgueil anéanti, dans tous les moi que présentent l'ambitieux, l'amoureux, l'heureux, le dandy, le Parisien, le poète, le voluptueux et le privilégié. Tout en lui s'était brisé dans cette chute icarienne. Carlos Herrera, lui, tourna dans son cabanon dès qu'il y fut seul comme l'ours blanc du Jardin-des-Plantes dans sa cage. Il vérifia minutieusement la porte et s'assura que, le judas excepté, nul trou n'y avait été pratiqué. Il sonda tous les murs, il regarda la hotte par la gueule de laquelle venait une faible lumière et il se dit "Je suis en sûreté!" Il alla s'asseoir dans un coin où l'oeil d'un surveillant appliqué au judas à grillage n'aurait pu le voir. Puis il ôta sa perruque et y décolla promptement un papier qui en garnissait le fond. Le côté de ce papier en communication avec la tête était si crasseux qu'il semblait être le tégument de la perruque. Si Bibi-Lupin avait eu l'idée d'enlever cette perruque pour reconnaÃtre l'identité de l'Espagnol avec Jacques Collin, il ne se serait pas défié de ce papier, tant cela paraissait faire partie de l'oeuvre du perruquier. L'autre côté du papier était encore assez blanc et assez propre pour recevoir quelques lignes. L'opération difficile et minutieuse du décollage avait été commencée à la Force, deux heures n'auraient pas suffi, la moitié de la journée y avait été employée la veille. Le prévenu commença par rogner ce précieux papier de manière à s'en procurer une bande de quatre à cinq lignes de largeur, il la partagea en plusieurs morceaux; puis, il remit dans ce singulier magasin sa provision de papier après en avoir humecté la couche de gomme arabique à l'aide de laquelle il pouvait en rétablir l'adhé chercha dans une mèche de cheveux un de ces crayons, fins comme des tiges d'épingle, dont la fabrication due à Susse était récente, et qui s'y trouvait fixé par de la colle; il en prit un fragment assez long pour écrire et assez petit pour tenir dans son oreille. Ces préparatifs terminés avec la rapidité, la sécurité d'exécution particulière aux vieux forçats qui sont adroits comme des singes, Jacques Collin s'assit sur le bord de son lit et se mit à méditer ses instructions pour Asie, avec la certitude de la trouver sur son chemin, tant il comptait sur le génie de cette femme. - Dans mon interrogatoire sommaire, se disait-il, j'ai fait l'Espagnol parlant mal le français, se réclamant de son ambassadeur, alléguant les privilèges diplomatiques et ne comprenant rien à ce qu'on lui demandait, tout cela bien scandé par des faiblesses, par des points d'orgue, par des soupirs, enfin toutes les balançoires d'un mourant. Restons sur ce terrain. Mes papiers sont en règle. Asie et moi, nous mangerons bien monsieur Camusot, il n'est pas fort. Pensons donc à Lucien, il s'agit de lui refaire le moral, il faut arriver à cet enfant à tout prix, lui tracer un plan de conduite, autrement il va se livrer, me livrer et tout perdre!... Avant son interrogatoire il doit avoir été seriné. Puis il me faut des témoins qui maintiennent mon état de prêtre! Telle était la situation morale et physique des deux prévenus dont le sort dépendait en ce moment de monsieur Camusot, juge d'instruction au Tribunal de Première instance de la Seine, souverain arbitre, pendant le temps que lui donnait le Code criminel, des plus petits détails de leur existence; car lui seul pouvait permettre que l'aumônier, le médecin de la Conciergerie ou qui que ce soit communiquât avec eux. Ce qu'est un juge d'instruction à l'usage de ceux qui n'en ont pas Aucune puissance humaine, ni le Roi, ni le Garde-dessceaux, ni le premier ministre ne peuvent empiéter sur le pouvoir d'un juge d'instruction, rien ne l'arrête, rien ne lui commande. C'est un souverain soumis uniquement à sa conscience et à la loi. En ce moment où philosophes, philanthropes et publicistes sont incessamment occupés à diminuer tous les pouvoirs sociaux, le droit conféré par nos lois aux juges d'instruction est devenu l'objet d'attaques d'autant plus terribles qu'elles sont presque justifiées par ce droit, qui, disons-le, est exorbitant. Néanmoins, pour tout homme sensé, ce pouvoir doit rester sans atteinte; on peut, dans certains cas, en adoucir l'exercice par un large emploi de la caution; mais la société, déjà bien ébranlée par l'inintelligence et par la faiblesse du jury magistrature auguste et suprême qui ne devrait être confiée qu'à des notabilités élues, serait menacée de ruine si l'on brisait cette colonne qui soutient tout notre Droit criminel. L'arrestation est une de ces facultés terribles, nécessaires, dont le danger social est contrebalancé par sa grandeur même. D'ailleurs, se défier de la magistrature est un commencement de dissolution sociale. Détruisez l'institution, reconstruisez-la sur d'autres bases; demandez, comme avant la Révolution, d'immenses garanties de fortune à la magistrature; mais croyez-y; n'en faites pas l'image de la société pour y insulter. Aujourd'hui le magistrat, payé comme un fonctionnaire, pauvre pour la plupart du temps, a troqué sa dignité d'autrefois contre une morgue qui semble intolérable à tous les égaux qu'on lui a faits; car la morgue est une dignité qui n'a pas de points d'appui. Là git le vice de l'institution actuelle. Si la France était divisée en dix Ressorts, on pourrait relever la magistrature en exigeant d'elle de grandes fortunes, ce qui devient impossible avec vingt-six Ressorts. La seule amélioration réelle à réclamer dans l'exercice du pouvoir confié au juge d'instruction, c'est la réhabilitation de la Maison d'Arrêt. L'état de prévention devrait n'apporter aucun changement dans les habitudes des individus. Les Maisons d'Arrêt devraient, à Paris, être construites, meublées et disposées de manière à modifier profondément les idées du public sur la situation des prévenus. La loi est bonne, elle est nécessaire, l'exécution en est mauvaise et les moeurs jugent les lois d'après la manière dont elles s'exécutent. L'opinion publique en France condamne les prévenus et réhabilite les accusés par une inexplicable contradiction. Peut-être est-ce le résultat de l'esprit essentiellement frondeur du Français. Cette inconséquence du public parisien fut un des motifs qui contribuèrent à la catastrophe de ce drame; ce fut même, comme on le verra, l'un des plus puissants. Pour être dans le secret des scènes terribles qui se jouent dans le cabinet d'un juge d'instruction; pour bien connaÃtre la situation respective des deux parties belligérantes, les prévenus et la Justice, dont la lutte a pour objet le secret gardé par ceux-ci contre la curiosité du juge, si bien nommé le curieux dans l'argot des prisons, on ne doit jamais oublier que les prévenus mis au secret ignorent tout ce que disent les sept à huit publics qui forment le public, tout ce que savent la Police, la Justice, et le peu que les journaux publient des circonstances du crime. Aussi donner à des prévenus un avis comme celui que Jacques Collin venait de recevoir par Asie sur l'arrestation de Lucien, est-ce jeter une corde à un homme qui se noie. On va voir échouer, par cette raison, une tentative qui certes, sans cette communication, eût perdu le forçat. Ces termes une fois bien posés, les gens les moins faciles à s'émouvoir vont être effrayés de ce que produisent ces trois causes de terreur la séquestration, le silence et le remords. Le juge d'instruction dans l'embarras Monsieur Camusot, gendre d'un des huissiers du cabinet du Roi, trop connu déjà pour expliquer ses alliances et sa position, se trouvait en ce moment dans une perplexité presque égale à celle de Carlos Herrera, relativement à l'instruction qui lui était confiée. Naguère, président d'un tribunal du Ressort, il avait été tiré de cette position et appelé juge à Paris, l'une des places les plus enviées en magistrature, par la protection de la célèbre duchesse de Maufrigneuse dont le mari, menin du Dauphin et colonel d'un des régiments de cavalerie de la Garde royale, était autant en faveur auprès du Roi qu'elle l'était auprès de Madame. Pour un très léger service rendu, mais capital pour la duchesse, lors de la plainte en faux portée contre le jeune comte d'Esgrignon par un banquier d'Alençon Voir, dans les SCENES DE LA VIE DE PROVINCE, le Cabinet des Antiques, de simple juge en province il avait passé président, et de président juge d'instruction à Paris. Depuis dix-huit mois qu'il siégeait dans le tribunal le plus important du royaume, il avait déjà pu, sur la recommandation de la duchesse de Maufrigneuse, se prêter aux vues d'une grande dame non moins puissante, la marquise d'Espard; mais il avait échoué. Voir l'Interdiction. Lucien, comme on l'a dit au début de cette Scène, pour se venger de madame d'Espard qui voulait faire interdire son mari, put rétablir la vérité des faits aux yeux du Procureur-général et du comte de Sérisy. Ces deux hautes puissances une fois réunies aux amis du marquis d'Espard, la femme n'avait échappé que par la clémence de son mari au blâme du tribunal. La veille, en apprenant l'arrestation de Lucien, la marquise d'Espard avait envoyé son beau-frère, le chevalier d'Espard, chez madame Camusot. Madame Camusot était allée incontinent faire une visite à l'illustre marquise. Au moment du dÃner, de retour chez elle, elle avait pris à part son mari dans sa chambre à coucher. - Si tu peux envoyer ce petit fat de Lucien de Rubempré en Cour d'assises, et qu'on obtienne une condamnation contre lui, lui dit-elle à l'oreille, tu seras conseiller à la Cour royale... - Et comment? - Madame d'Espard voudrait voir tomber la tête de ce pauvre jeune homme. J'ai eu froid dans le dos en écoutant parler une haine de jolie femme. - Ne te mêle pas des affaires du Palais, répondit Camusot à sa femme. - Moi, m'en mêler? reprit-elle. Un tiers aurait pu nous entendre, il n'aurait pas su ce dont il s'agissait. La marquise et moi, nous avons été l'une et l'autre aussi délicieusement hypocrites que tu l'es avec moi dans ce moment. Elle voulait me remercier de tes bons offices dans son affaire, en me disant que, malgré l'insuccès, elle en était reconnaissante Elle m'a parlé de la terrible mission que la loi vous donne. "C'est affreux d'avoir à envoyer un homme à l'échafaud, mais celui-là ! c'est faire justice!... etc." Elle a déploré qu'un si beau jeune homme, amené par sa cousine, madame du Châtelet, à Paris, eût si mal tourné. "C'est là , disait-elle, où les mauvaises femmes, comme une Coralie, une Esther, mènent les jeunes gens assez corrompus pour partager avec elles d'ignobles profits!" Enfin de belles tirades sur la charité, sur la religion! Madame du Châtelet lui avait dit que Lucien méritait mille morts pour avoir failli tuer sa soeur et sa mère.. Elle a parlé d'une vacance à la Cour royale, elle connaissait le Garde-des-sceaux. - Votre mari, madame, a une belle occasion de se distinguer! a-t-elle dit en finissant. Et voilà . - Nous nous distinguons tous les jours, en faisant notre devoir, dit Camusot. - Tu iras loin, si tu es magistrat partout, même avec ta femme, s'écria madame Camusot. Tiens, je t'ai cru niais, mais aujourd'hui je t'admire... Le magistrat eut sur les lèvres un de ces sourires qui n'appartiennent qu'à eux, comme celui des danseuses n'est qu'à elles. - Madame, puis-je entrer? demanda la femme de chambre. - Que me voulez-vous? lui dit sa maÃtresse. - Madame, la première femme de madame la duchesse de Maufrigneuse est venue ici pendant l'absence de madame, et prie madame, de la part de sa maÃtresse, de venir à l'hôtel de Cadignan, toute affaire cessante. - Qu'on retarde le dÃner, dit la femme du juge en pensant que le cocher du fiacre qui l'avait amenée attendait son paiement. Elle remit son chapeau, remonta dans le fiacre, et fut dans vingt minutes à l'hôtel de Cadignan. Madame Camusot, introduite par les petites entrées, resta pendant dix minutes seule dans un boudoir attenant à la chambre à coucher de la duchesse qui se montra resplendissante, car elle partait à Saint-Cloud où l'appelait une invitation à la Cour. - Ma petite, entre nous, deux mots suffisent. - Oui, madame la duchesse. - Lucien de Rubempré est arrêté, votre mari instruit l'affaire, je garantis l'innocence de ce pauvre enfant, qu'il soit libre avant vingt-quatre heures. Ce n'est pas tout. Quelqu'un veut voir Lucien demain secrètement dans sa prison, votre mari pourra, s'il le veut, être présent, pourvu qu'il ne se laisse pas apercevoir... Je suis fidèle à ceux qui me servent, vous le savez. Le Roi espère beaucoup du courage de ses magistrats dans les circonstances graves où il va se trouver bientôt; je mettrai votre mari en avant, je le recommanderai comme un homme dévoué au Roi, fallût-il risquer sa tête. Notre Camusot sera d'abord conseiller, puis premier président n'importe où... Adieu... je suis attendue, vous m'excusez, n'est-ce pas? Vous n'obligez pas seulement le Procureur-général, qui dans cette affaire ne peut pas se prononcer; vous sauvez encore la vie à une femme qui se meurt, a madame de Sérisy. Ainsi vous ne manquerez pas d'appui.. Allons, vous voyez ma confiance, je n'ai pas besoin de vous recommander... vous savez! Elle se mit un doigt sur les lèvres et disparut. - Et moi qui n'ai pas pu lui dire que la marquise d'Espard veut voir Lucien sur l'échafaud!... pensait la femme du magistrat en regagnant son fiacre. Elle arriva dans une telle anxiété qu'en la voyant le juge lui dit - Amélie, qu'as-tu?... - Nous sommes pris entre deux feux... Elle raconta son entrevue avec la duchesse en parlant à l'oreille de son mari, tant elle craignait que sa femme de chambre n'écoutât à la porte. - Laquelle des deux est la plus puissante? dit-elle en terminant. La marquise a failli te compromettre dans la sotte affaire de la demande en interdiction de son mari, tandis que nous devons tout à la duchesse. L'une m'a fait des promesses vagues; tandis que l'autre a dit "Vous serez conseiller d'abord, premier président ensuite!"... Dieu me garde de te donner un conseil, je ne me mêlerai jamais des affaires du Palais; mais je dois te rapporter fidèlement ce qui se dit à la Cour et ce qu'on y prépare... - Tu ne sais pas, Amélie, ce que le Préfet de Police m'a envoyé ce matin, et par qui? par un des hommes les plus importants de la Police générale du Royaume, le Bibi-Lupin de la politique, qui m'a dit que l'Etat avait des intérêts secrets dans ce procès. DÃnons et allons aux Variétés... nous causerons cette nuit, dans le silence du cabinet, de tout ceci; car j'aurai besoin de ton intelligence, celle du juge ne suffit peut-être pas... Comme quoi les chambres à coucher sont souvent des chambres de délibération Les neuf dixièmes des magistrats nieront l'influence de la femme sur le mari en semblable occurrence; mais, si c'est là l'une des plus fortes exceptions sociales, on peut faire observer qu'elle est vraie quoique accidentelle. Le magistrat est comme le prêtre, à Paris surtout où se trouve l'élite de la magistrature, il parle rarement des affaires du Palais, à moins qu'elles ne soient à l'état de chose jugée. Les femmes de magistrats non seulement affectent de ne jamais rien savoir, mais encore elles ont toutes assez le sentiment des convenances pour deviner qu'elles nuiraient à leurs maris si, quand elles sont instruites de quelque secret, elles le laissaient voir. Néanmoins, dans les grandes occasions où il s'agit d'avancement d'après tel ou tel parti pris, beaucoup de femmes ont assisté, comme Amélie, à la délibération du magistrat. Enfin, ces exceptions, d'autant plus niables qu'elles sont toujours inconnues, dépendent entièrement de la manière dont la lutte entre deux caractères s'est accomplie au sein d'un ménage. Or, madame Camusot dominait entièrement son mari. Quand tout dormit chez eux, le magistrat et sa femme s'assirent au bureau sur lequel le juge avait déjà classé les pièces de l'affaire. - Voici les notes que le Préfet de police m'a fait remettre, sur ma demande d'ailleurs, dit Camusot. "L'ABBE CARLOS HERRERA. Cet individu est certainement le nommé Jacques Collin dit Trompe-la-Mort, dont la dernière arrestation remonte à l'année 1819, et fut opérée au domicile d'une dame Vauquer, tenant pension bourgeoise rue Neuve-Sainte-Geneviève, et où il demeurait caché sous le nom de Vautrin." En marge, on lisait de la main du Préfet de Police "Ordre a été transmis par le télégraphe à Bibi-Lupin, Chef de la Sûreté, de revenir immédiatement pour aider à la confrontation, car il connaÃt personnellement Jacques Collin qu'il a fait arrêter en 1819 avec le concours d'une demoiselle Michonneau. Les pensionnaires qui logeaient dans la Maison Vauquer existent encore et peuvent être cités pour établir l'identité. Le soi-disant Carlos Herrera est l'ami intime, le conseiller de monsieur Lucien de Rubempré, à qui, pendant trois ans, il a fourni des sommes considérables, évidemment provenues de vols. Cette solidarité, si l'on établit l'identité du soi-disant Espagnol et de Jacques Collin, sera la condamnation du sieur Lucien de Rubempré. La mort subite de l'agent Peyrade est due à un empoisonnement consommé par Jacques Collin, par Rubempré ou leurs affidés. La raison de cet assassinat vient de ce que l'agent était, depuis longtemps, sur les traces de ces deux habiles criminels." En marge, le magistrat montra cette phrase écrite par le Préfet de Police lui-même "Ceci est à ma connaissance personnelle, et j'ai la certitude que le sieur Lucien de Rubempré s'est indignement joué de sa Seigneurie le comte de Sérisy et de monsieur le Procureur-général." - Qu'en dis-tu, Amélie? - C'est effrayant!... répondit la femme du juge. Achève donc! "La substitution du prêtre espagnol au forçat Collin est le résultat de quelque crime plus habilement commis que celui par lequel Cogniard s'est fait comte de Saint-Hélène." LUCIEN DE RUBEMPRE. Lucien Chardon, fils d'un apothicaire d'Angoulême et dont la mère est une demoiselle de Rubempré, doit à une ordonnance du Roi le droit de porter le nom de Rubempré. Cette ordonnance a été accordée à la sollicitation de madame la duchesse de Maufrigneuse et de monsieur le comte de Sérisy . En 182..., ce jeune homme est venu à Paris sans aucun moyen d'existence, à la suite de madame la comtesse Sixte du Châtelet, alors madame de Bargeton, cousine de madame d'Espard. Ingrat envers madame de Bargeton, il a vécu maritalement avec une demoiselle Coralie, décédée actrice du Gymnase, qui a quitté pour lui monsieur Camusot, marchand de soieries de la rue des Bourdonnais. Bientôt, plongé dans la misère par l'insuffisance des secours que lui donnait cette actrice, il a compromis gravement son honorable beau-frère, imprimeur à Angoulême, en émettant de faux billets pour le paiement desquels David Séchard fut arrêté pendant un court séjour dudit Lucien à Angoulême Cette affaire a déterminé la fuite de Rubempré, qui subitement a reparu à Paris avec l'abbé Carlos Herrera. Sans moyens d'existence connus, le sieur Lucien a dépensé, en moyenne, durant les trois premières années de son second séjour à Paris, environ trois cent mille francs qu'il n'a pu tenir que du soi-disant abbé Carlos Herrera, mais à quel titre? "Il a, en outre, récemment employé plus d'un million à l'achat de la terre de Rubempré pour obéir à une condition mise à son mariage avec mademoiselle Clotilde de Grandlieu. La rupture de ce mariage tient à ce que la famille Grandlieu, à laquelle le sieur Lucien avait dit tenir ces sommes de son beau-frère et de sa soeur, a fait prendre des informations auprès des respectables époux Séchard, notamment par l'avoué Derville; et non seulement ils ignoraient ces acquisitions, mais encore ils croyaient Lucien excessivement endetté. "D'ailleurs la succession recueillie par les époux Séchard consiste en immeubles; et l'argent comptant, suivant leur déclaration, montait à deux cent mille francs. "Lucien vivait secrètement avec Esther Gobseck, il est donc certain que toutes les profusions du baron de Nucingen, protecteur de cette demoiselle, ont été remises audit Lucien "Lucien et son compagnon le forçat ont pu se soutenir plus longtemps que Cogniard en face du monde, en tirant leurs ressources de la prostitution de ladite Esther, autrefois fille soumise." De la Police et de ses cartons Malgré les redites que ces notes produisent dans le récit du drame, il était nécessaire de les rapporter textuellement pour faire apercevoir le rôle de la Police à Paris. La Police a, comme on a déjà pu le voir d'ailleurs d'après la note demandée sur Peyrade, des dossiers, presque toujours exacts, sur toutes les familles et sur tous les individus dont la vie est suspecte, dont les actions sont répréhensibles. Elle n'ignore rien de toutes les déviations. Ce calepin universel, bilan des consciences, est aussi bien tenu que l'est celui de la Banque de France sur les fortunes. De même que la Banque pointe les plus légers retards, en fait de paiement, soupèse tous les crédits, estime les capitalistes, suit de l'oeil leurs opérations; de même fait la Police pour l'honnêteté des citoyens. En ceci, comme au Palais, l'innocence n'a rien à craindre, cette action ne s'exerce que sur les fautes. Quelque haut placée que soit une famille, elle ne saurait se garantir de cette providence sociale. La discrétion est d'ailleurs égale à l'étendue de ce pouvoir. Cette immense quantité de procès-verbaux des commissaires de Police, de rapports, de notes, de dossiers, cet océan de renseignements dort immobile, profond et calme comme la mer. Qu'un accident éclate, que le délit ou le crime se dressent, la justice fait un appel à la Police; et aussitôt, il existe un dossier sur les inculpés, le juge en prend connaissance. Ces dossiers, où les antécédents sont analysés, ne sont que des renseignements qui meurent entre les murailles du Palais; la justice n'en peut faire aucun usage légal, elle s'en éclaire, elle s'en sert, voilà tout. Ces cartons fournissent en quelque sorte l'envers de la tapisserie des crimes, leurs causes premières, et presque toujours inédites. Aucun jury n'y croirait, le pays tout entier se soulèverait d'indignation si l'on en excipait dans le procès oral de la Cour d'assises. C'est enfin la vérité condamnée à rester dans son puits, comme partout et toujours. Il n'est pas de magistrat, après douze ans de pratique à Paris, qui ne sache que la Cour d'assises, la Police correctionnelle cachent la moitié de ces infamies, qui sont comme le lit sur lequel a couvé pendant longtemps le crime; et qui n'avoue que la justice ne punit pas la moitié des attentats commis. Si le public pouvait connaÃtre jusqu'où va la discrétion des employés de la Police qui ont de la mémoire, elle révérerait ces braves gens à l'égal des Cheverus. On croit la Police astucieuse, machiavélique, elle est d'une excessive bénignité; seulement, elle écoute les passions dans leur paroxysme, elle reçoit les délations et garde toutes ses notes. Elle n'est épouvantable que d'un côté. Ce qu'elle fait pour la justice, elle le fait aussi pour la politique. Mais, en politique, elle est aussi cruelle, aussi partiale que feu l'Inquisition. - Laissons cela, dit le juge en remettant les notes dans le dossier, c'est un secret entre la Police et la Justice, le juge verra ce que cela vaut; mais monsieur et madame Camusot n'en ont jamais rien su. - As-tu besoin de me répéter cela? dit madame Camusot. - Lucien est coupable, reprit le juge, mais de quoi? - Un homme aimé par la duchesse de Maufrigneuse, par la comtesse de Sérisy, par Clotilde de Grandlieu, n'est pas coupable, répondit Amélie, l'autre doit avoir tout fait. - Mais Lucien est complice! s'écria Camusot. - Veux-tu m'en croire?... dit Amélie. Rends le prêtre à la diplomatie dont il est le plus bel ornement, innocente ce petit misérable, et trouve d'autres coupables... - Comme tu y vas!... répondit le juge en souriant. Les femmes tendent au but à travers les lois, comme les oiseaux que rien n'arrête dans l'air. - Mais, reprit Amélie, diplomate ou forçat, l'abbé Carlos te désignera quelqu'un pour te tirer d'affaire. - Je ne suis qu'un bonnet, tu es la tête, dit Camusot à sa femme. - Eh! bien, la délibération est close, viens embrasser ta Mélie, il est une heure... Et madame Camusot alla se coucher en laissant son mari mettre ses papiers et ses idées en ordre pour les interrogatoires à faire subir le lendemain aux deux prévenus. Un produit du Palais Donc, pendant que les paniers à salade amenaient Jacques Collin et Lucien à la Conciergerie, le juge d'instruction, après avoir déjeuné toutefois, traversait Paris à pied, selon la simplicité de moeurs adoptée par les magistrats parisiens, pour se rendre à son cabinet où déjà toutes les pièces de l'affaire étaient arrivées. Voici comment. Tous les juges d'instruction ont un commis-greffier, espèce de secrétaire judiciaire assermenté, dont la race se perpétue sans primes, sans encouragements, qui produit toujours d'excellents sujets, chez lesquels le mutisme est naturel et absolu. On ignore au palais, depuis l'origine des Parlements jusqu'aujourd'hui, l'exemple d'une indiscrétion commise par les greffiers-commis aux instructions judiciaires. Gentil a vendu la quittance donnée à Semblançay par Louise de Savoie, un commis de la guerre a vendu à Czernicheff le plan de la campagne de Russie; tous ces traÃtres étaient plus ou moins riches. La perspective d'une place au palais, celle d'un greffe, la conscience du métier suffisent pour rendre le commis-greffier d'un juge d'instruction le rival heureux de la tombe, car la tombe est devenue indiscrète depuis les progrès de la chimie. Cet employé, c'est la plume même du juge. Beaucoup de gens comprendront qu'on soit l'arbre de la machine et se demanderont comment on peut en rester l'écrou; mais l'écrou se trouve heureux, peut-être a-t-il peur de la machine? Le greffier de Camusot, jeune homme de vingt-deux ans, nommé Coquart, était venu le matin prendre toutes les pièces et les notes du juge, et il avait déjà tout préparé dans le cabinet, quand le magistrat allait flânant le long des quais, regardant les curiosités dans les boutiques, et se demandant en lui-même "Comment s'y prendre avec un gaillard aussi fort que Jacques Collin, en supposant que ce soit lui? Le chef de la sûreté le reconnaÃtra, je dois avoir l'air de faire mon métier, ne fût-ce que pour la Police! Je vois tant d'impossibilités, que le mieux serait d'éclairer la marquise et la duchesse, en leur montrant les notes de la Police, et je vengerai mon père à qui Lucien a pris Coralie... En découvrant de si noirs scélérats, mon habileté sera proclamée, et Lucien sera bientôt renié par tous ses amis. Allons, l'interrogatoire en décidera." Il entra chez un marchand de curiosités, attiré par une horloge de Boulle. Une influence - Ne pas mentir à ma conscience et servir les deux grandes dames, voilà un chef-d'oeuvre d'habileté, pensait-il. - Tiens, vous aussi là , monsieur le Procureur-général, dit Camusot à haute voix, vous cherchez des médailles! - C'est le goût de presque tous les justiciards, répondit en riant le comte de Granville, à cause des revers. Et, après avoir regardé la boutique pendant quelques instants comme s'il y achevait son examen, il emmena Camusot le long du quai, sans que Camusot pût croire à autre chose qu'à un hasard. - Vous allez interroger ce matin monsieur de Rubempré, dit le Procureur-général. Pauvre jeune homme, je l'aimais... - Il y a bien des charges contre lui, dit Camusot. - Oui, j'ai vu les notes de la Police; mais elles sont dues, en partie, à un agent qui ne dépend pas de la Préfecture, au fameux Corentin, un homme qui a fait couper le cou à plus d'innocents que vous n'enverrez de coupables à l'échafaud, et... Mais ce drôle est hors de notre portée. Sans vouloir influencer la conscience d'un magistrat tel que vous, je ne peux pas m'empêcher de vous faire observer que, si vous pouviez acquérir la conviction de l'ignorance de Lucien relativement au testament de cette fille, il en résulterait qu'il n'avait aucun intérêt à sa mort, car elle lui donnait prodigieusement d'argent!... - Nous avons la certitude de son absence pendant l'empoisonnement de cette Esther, dit Camusot. Il guettait à Fontainebleau le passage de mademoiselle de Grandlieu et de la duchesse de Lenoncourt. - Oh! reprit le Procureur-général, il conservait, sur son mariage avec mademoiselle de Grandlieu, de telles espérances je le tiens de la duchesse de Grandlieu elle-même qu'il n'est pas possible de supposer un garçon si spirituel compromettant tout par un crime inutile. - Oui, dit Camusot, surtout si cette Esther lui donnait tout ce qu'elle gagnait.. - Derville et Nucingen disent qu'elle est morte ignorant la succession qui lui était depuis longtemps échue, ajouta le Procureur-général. - Mais, à quoi croyez-vous donc alors? demanda Camusot, car il y a quelque chose. - A un crime commis par les domestiques, dit le Procureur-général. - Malheureusement, fit observer Camusot, il est bien dans les moeurs de Jacques Collin, car le prêtre espagnol est bien certainement ce forçat évadé, de prendre les sept cent cinquante mille francs produits par la vente de l'inscription des rentes en trois pour cent donnée par Nucingen. - Vous pèserez tout, mon cher Camusot, ayez de la prudence. L'abbé Carlos Herrera tient à la diplomatie... mais un ambassadeur qui commettrait un crime ne serait pas sauvegardé par son caractère. Est-ce ou n'est-ce pas l'abbé Carlos Herrera, voilà la question la plus importante... Et monsieur de Granville salua comme un homme qui ne veut pas de réponse. - Lui aussi veut donc sauver Lucien? pensa Camusot, qui prit par le quai des Lunettes pendant que le Procureur-général entrait au Palais par la cour de Harlay. Un piège à forçat Arrivé dans la cour de la Conciergerie, Camusot entra chez le directeur de cette prison et l'emmena loin de toute oreille, au milieu du pavé. - Mon cher monsieur, faites-moi le plaisir d'aller à la force, savoir de votre collègue s'il a l'avantage de posséder en ce moment quelques forçats qui aient habité, de 1810 à 1815, le bagne de Toulon; voyez si vous en avez aussi chez vous. Nous ferons transférer ceux de la force ici pour quelques jours, et vous me direz si le prétendu prêtre espagnol sera reconnu par eux pour être Jacques Collin dit Trompe-la-Mort. - Bien, monsieur Camusot; mais Bibi-Lupin est arrivé... - Ah! déjà ? s'écria le juge. - Il était à Melun. On lui a dit qu'il s'agissait de Trompe-la-Mort, il a souri de plaisir et il attend vos ordres... - Envoyez-le-moi. Le directeur de la Conciergerie put alors présenter au juge d'instruction la requête de Jacques Collin, en peignant l'état déplorable. - J'avais l'intention de l'interroger le premier, répondit le magistrat, mais non pas à cause de sa santé. J'ai reçu ce matin une note du directeur de la Force. Or, ce gaillard, qui dit être à l'agonie depuis vingt-quatre heures, a si bien dormi, que l'on est entré dans son cabanon, à la force, sans qu'il entendÃt le médecin que le directeur avait envoyé chercher; le médecin ne lui a pas même tâté le pouls, il l'a laissé dormir; ce qui prouve qu'il aurait une aussi bonne conscience qu'une aussi bonne santé. Je ne vais croire à cette maladie que pour étudier le jeu de mon homme, dit en souriant monsieur Camusot. - On apprend tous les jours avec les prévenus et les accusés, fit observer le directeur de la Conciergerie. La Préfecture de Police communique avec la Conciergerie, et les magistrats, de même que le directeur de la prison, par suite de la connaissance de ces passages souterrains, peuvent s'y rendre avec une excessive promptitude. Ainsi s'explique la facilité miraculeuse avec laquelle le ministère public et les présidents de la Cour d'assises peuvent, séance tenante, avoir certains renseignements. Aussi quand monsieur Camusot fut en haut de l'escalier qui menait à son cabinet, trouva-t-il Bibi-Lupin accouru par la salle des Pas-Perdus. - Quel zèle! lui dit le juge en souriant. - Ah! c'est que si c'est lui, répondit le chef de la Sûreté, vous verrez une terrible danse au préau, pour peu qu'il y ait des chevaux de retour anciens forçats, en argot. - Et pourquoi? - Trompe-la-Mort a mangé la grenouille, et je sais qu'ils ont juré de l'exterminer. Ils signifiaient les forçats dont le trésor confié depuis vingt ans à Trompe-la-Mort avait été dissipé pour Lucien, comme on le sait. - Pourriez-vous retrouver des témoins de sa dernière arrestation? - Donnez-moi deux citations de témoins, et je vous en amène aujourd'hui. - Coquart, dit le juge en ôtant ses gants, mettant sa canne et son chapeau dans un coin, remplissez deux citations sur les renseignements de monsieur l'agent. Il se regarda dans la glace de la cheminée sur le chambranle de laquelle il y avait, à la place de la pendule, une cuvette et un pot à eau. D'un côté une carafe pleine d'eau et un verre, et de l'autre une lampe. Le juge sonna. L'huissier vint après quelques minutes. - Ai-je déjà du monde? demanda-t-il à l'huissier chargé de recevoir les témoins, de vérifier leurs citations et de les placer dans leur ordre d'arrivée. - Oui, monsieur. - Prenez les noms des personnes venues, apportez m'en la liste. Les juges d'instruction, avares de leur temps, sont quelquefois obligés de conduire plusieurs instructions à la fois. Telle est la raison des longues factions que font les témoins appelés dans la pièce où se tiennent les huissiers et où retentissent les sonnettes des juges d'instruction. - Après, dit Camusot à son huissier, vous irez chercher l'abbé Carlos Herrera. - Ah! il est en Espagnol? en prêtre, m'a-t-on dit. Bah! c'est renouvelé de Collet, monsieur Camusot, s'écria le chef de la Sûreté. - Il n'y a rien de neuf, répondit Camusot. Et le juge signa deux de ces citations formidables qui troublent tout le monde, même les plus innocents témoins que la Justice mande ainsi à comparoir sous des peines graves, faute d'obéir. Jacques Collin au secret remue le monde En ce moment Jacques Collin avait terminé, depuis une demi-heure environ, sa profonde délibération, et il était sous les armes. Rien ne peut mieux achever de peindre cette figure du peuple en révolte contre les lois que les quelques lignes qu'il avait tracées sur ses papiers graisseux. Le sens du premier était ceci, car ce fut écrit dans le langage convenu entre Asie et lui, l'argot de l'argot, le chiffre appliqué à l'idée. Va chez la duchesse de Maufrigneuse ou chez madame de Sérisy, que l'une ou l'autre voie Lucien avant son interrogatoire, et qu'elle lui donne à lire le papier ci-inclus. Enfin, il faut trouver Europe et Paccard, que ces deux voleurs soient à ma disposition, et prêts à jouer le rôle que je leur indiquerai. "Cours chez Rastignac, dis-lui, de la part de celui qu'il a rencontré au bal de l'Opéra, de venir attester que l'abbé Carlos Herrera ne ressemble en rien au Jacques Collin arrêté chez la Vauquer. Obtenir pareille chose du docteur Bianchon. Faire travailler les deux femmes à Lucien dans ce but." Sur le papier inclus, il y avait en bon français "Lucien, n'avoue rien sur moi. Je dois être pour toi l'abbé Carlos Herrera. Non seulement c'est ta justification; mais encore un peu de tenue, et tu as sept millions, plus l'honneur sauf." Ces deux papiers collés du côté de l'écriture, de manière à faire croire que c'était un fragment de la même feuille, furent roulés avec un art particulier à ceux qui ont rêvé dans le bagne aux moyens d'être libres. Le tout prit la forme et la consistance d'une boule de crasse grosse comme ces têtes en cire que les femmes économes adaptent aux aiguilles dont le chas s'est rompu. - Si c'est moi qui vais à l'instruction le premier, nous sommes sauvés; mais si c'est le petit, tout est perdu, se dit-il en attendant. Ce moment était si cruel que cet homme si fort eut le visage couvert d'une sueur blanche. Ainsi, cet homme prodigieux devinait vrai dans sa sphère de crime, comme Molière dans la sphère de la poésie dramatique, comme Cuvier avec les créations disparues. Le génie en toute chose est une intuition. Au-dessous de ce phénomène, le reste des oeuvres remarquables se doit au talent. En ceci consiste la différence qui sépare les gens du premier des gens du second ordre. Le crime a ses hommes de génie. Jacques Collin, aux abois, se rencontrait avec madame Camusot l'ambitieuse et avec madame de Sérisy dont l'amour s'était réveillé sous le coup de la terrible catastrophe où s'abÃmait Lucien. Tel était le suprême effort de l'intelligence humaine contre l'armure d'acier de la Justice. En entendant crier la lourde ferraille des serrures et des verrous de sa porte, Jacques Collin reprit son masque de mourant; il y fut aidé par l'enivrante sensation de plaisir que lui causa le bruit des souliers du surveillant dans le corridor. Il ignorait par quels moyens Asie arriverait jusqu'à lui; mais il comptait la voir sur son passage, surtout après la promesse qu'il en avait reçue à l'arcade Saint-Jean. Asie à l'oeuvre Après cette heureuse rencontre, Asie était descendue sur la Grève. Avant 1830, le nom de la Grève avait un sens aujourd'hui perdu. Toute la partie du quai, depuis le pont d'Arcole jusqu'au pont Louis-Philippe, était alors telle que la nature l'avait faite, à l'exception de la voie pavée qui d'ailleurs était disposée en talus. Aussi, dans les grandes eaux, pouvait-on aller en bateau le long des maisons et dans les rues en pente qui descendaient sur la rivière. Sur ce quai, les rez-de-chaussée étaient presque tous élevés de quelques marches. Quand l'eau battait le pied des maisons, les voitures prenaient par l'épouvantable rue de la Mortellerie, abattue tout entière aujourd'hui pour agrandir l'Hôtel-de-Ville. Il fut donc facile à la fausse marchande de pousser rapidement la petite voiture au bas du quai, et de l'y cacher jusqu'à ce que la véritable marchande, qui d'ailleurs buvait le prix de sa vente en bloc dans un des ignobles cabarets de la rue de la Mortellerie, vÃnt la reprendre à l'endroit où l'emprunteuse avait promis de la laisser. En ce moment, on achevait l'agrandissement du quai Pelletier, l'entrée du chantier était gardée par un invalide, et la brouette confiée à ses soins ne courait aucun risque. Asie prit aussitôt un fiacre sur la place de l'Flôtel-deVille, et dit au cocher "Au Temple! et du train, il y a gras." Une femme vêtue comme l'était Asie pouvait, sans exciter la moindre curiosité, se perdre dans la vaste halle où s'amoncellent toutes les guenilles de Paris, où grouillent mille marchands ambulants, où babillent deux cents revendeuses. Les deux prévenus étaient à peine écroués, qu'elle se faisait habiller dans un petit entresol humide et bas situé au-dessus d'une de ces horribles boutiques où se vendent tous les restes d'étoffe volés par les couturières ou par les tailleurs, et tenue par une vieille demoiselle appelée la Romette, de son petit nom de Jéromette. La Romette était aux marchandes à la toilette ce que ces madames La Ressource sont elles-mêmes aux femmes, dites comme il faut, dans l'embarras, une usurière à cent pour cent. - Ma fille! dit Asie, il s'agit de me ficeler. Je dois être au moins une baronne du faubourg Saint-Germain. Et bricolons tout pus vite que ça? reprit-elle, car j'ai les pieds dans l'huile bouillante! Tu sais quelles robes me vont. En avant le pot de rouge, trouve-moi des dentelles-chouettes! et donne-moi les plus reluisants bibelots... Envoie la petite chercher un fiacre, et qu'elle le fasse arrêter à notre porte de derrière. - Oui, madame, répondit la vieille fille avec une soumission et un empressement de servante en présence de sa maÃtresse. Si cette scène avait eu quelque témoin, il eût facilement vu que la femme cachée sous le nom d'Asie était chez elle. - On me propose des diamants!... dit la Romette en coiffant Asie. - Sont-ils volés?... - Je le crois. - Eh bien, quel que soit le profit, mon enfant, il faut s'en priver. Nous avons les curieux à craindre pendant quelque temps. On comprend dès lors comment Asie put se trouver dans la salle des Pas-Perdus du Palais -de-Justice, une citation à la main, se faisant guider dans les corridors et dans les escaliers qui mènent chez les juges d'instruction, et demandant monsieur Camusot, un quart d'heure environ avant l'arrivée du juge. Une vue de la salle des Pas-Perdus Asie ne se ressemblait plus à elle-même. Après avoir, comme une actrice, lavé son visage de vieille, mis du rouge et du blanc, elle s'était enveloppé la tête d'une admirable perruque blonde. Mise absolument comme une dame du faubourg Saint-Germain en quête de son chien perdu, elle paraissait avoir quarante ans, car elle s'était caché le visage sous un magnifique voile de dentelle noire. Un corset rudement sanglé maintenait sa taille de cuisinière. Très bien gantée, armée d'une tournure un peu forte, elle exhalait une odeur de poudre à la maréchale. Badinant avec un sac à monture en or elle partageait son attention entre les murailles du Palais où elle errait évidemment pour la première fois et la laisse d'un joli kings'dog. Une pareille douairière fut bientôt remarquée par la population en robe noire de la salle des Pas-Perdus. Outre les avocats sans cause qui balaient cette salle avec leurs robes et qui nomment les grands avocats par leurs noms de baptême, à la manière des grands seigneurs entre eux, pour faire croire qu'ils appartiennent à l'aristocratie de l'Ordre; on voit souvent de patients jeunes gens, à la dévotion des avoués, faisant le pied de grue à propos d'une seule cause retenue en dernier et susceptible d'être plaidée si les avocats des causes retenues en premier se faisaient attendre. Ce serait une peinture curieuse que celle des différences entre chacune des robes noires qui se promènent dans cette immense salle trois par trois, quelquefois quatre à quatre, en produisant par leurs causeries l'immense bourdonnement qui retentit dans cette salle, si bien nommée, car la marche use les avocats autant que les prodigalités de la parole; mais elle trouvera place dans l'Etude destinée à peindre les avocats de Paris. Asie avait compté sur les flâneurs du Palais, elle riait sous cape de quelques plaisanteries qu'elle entendait et finit par attirer l'attention de Massol, un jeune stagiaire plus occupé de la Gazette des Tribunaux que par ses clients, qui mit en riant ses bons offices à la discrétion d'une femme si bien parfumée et si richement habillée. Asie prit une petite voix de tête pour expliquer à cet obligeant monsieur qu'elle se rendait à une citation d'un juge, nommé Camusot... - Ah! pour l'affaire Rubempré. Le procès avait déjà son nom! - Oh! ce n'est pas moi, c'est ma femme de chambre, une fille surnommée Europe que j'ai eue pendant vingt-quatre heures et qui s'est enfuie en voyant que mon suisse m'apportait ce papier timbré. Puis, comme toutes les vieilles femmes dont la vie se passe en bavardages au coin du feu, poussée par Massol, elle fit des parenthèses, elle raconta ses malheurs avec son premier mari, l'un des trois directeurs de la caisse territoriale. Elle consulta le jeune avocat sur la question de savoir si elle devait entamer un procès avec son gendre, le comte de Gross-Narp, qui rendait sa fille très malheureuse, et si la loi lui permettait de disposer de sa fortv-ie. Massol a ne pouvait, malgré ses efforts, deviner si la citation était donnée à la maÃtresse ou à la femme de chambre. Dans le premier moment, il s'était contenté de jeter les yeux sur cette pièce judiciaire dont les exemplaires sont bien connus; car, pour plus de célérité, elle est imprimée, et les greffiers des juges d'instruction n'ont plus qu'à remplir des blancs ménagés pour les noms et la demeure des témoins, l'heure de la comparution, etc. Asie se faisait expliquer le Palais qu'elle connaissait mieux que l'avocat ne le connaissait lui-même; enfin, elle finit par lui demander à quelle heure ce monsieur Camusot venait. Mais en général les juges d'instruction commencent leurs interrogatoires vers dix heures. - Il est dix heures moins un quart, dit-elle en regardant à une jolie petite montre, un vrai chef-d'oeuvre de bijouterie qui fit penser à Massol "Où la fortune va-t-elle se nicher!..." Massol rêve un mariage En ce moment Asie était arrivée à cette salle obscure donnant sur la cour de la Conciergerie où se tiennent les huissiers. En apercevant le guichet à travers la croisée, elle s'écria "Qu'est-ce que c'est que ces grands murs-là ?" - C'est la Conciergerie. - Ah! voilà la Conciergerie où notre pauvre reine... Oh! je voudrais bien voir son cachot!... - C'est impossible, madame la baronne, répondit l'avocat qui donnait le bras à la douairière, il faut avoir des permissions qui s'obtiennent très difficilement. - On m'a dit, reprit-elle, que Louis XVIII avait fait lui-même, et en latin, l'inscription qui se trouve dans le cachot de Marie-Antoinette. - Oui, madame la baronne. - Je voudrais savoir le latin pour étudier les mots de cette inscription-là ! répliqua-t-elle. Croyez-vous que monsieur Camusot puisse me donner une permission. - Cela ne le regarde pas; mais il peut vous accompagner... - Mais ses interrogatoires? dit-elle. - Oh! répondit Massol, les prévenus peuvent attendre. - Tiens, ils sont prévenus, c'est vrai! répliqua naïvement Asie. Mais je connais monsieur de Granville, votre Procureur-général... Cette interjection produisit un effet magique sur les huissiers et sur l'avocat. - Ah! vous connaissez monsieur le Procureur-général, dit Massol qui pensait à demander le nom et l'adresse de la cliente que le hasard lui procurait. - Je le vois souvent chez monsieur de Sérisy, son ami. Madame de Sérisy est ma parente par les Ronquerolles... - Mais si madame veut descendre à la Conciergerie, dit un huissier, elle... - Oui, dit Massol. Et les huissiers laissèrent descendre l'avocat et la baronne qui se trouvèrent bientôt dans le petit corps de garde auquel aboutit l'escalier de la Souricière, local bien connu d'Asie, et qui forme, ainsi qu'on l'a vu, entre la Souricière et la Sixième Chambre comme un poste d'observation par où tout le monde est obligé de passer. - Demandez donc à ces messieurs si monsieur Camusot est venu! dit-elle en observant les gendarmes qui jouaient aux cartes. - Oui, madame, il vient de monter de la Souricière... - La Souricière! dit-elle. Qu'est-ce que c'est... Oh! suis-je bête de ne pas être allée tout droit chez le comte de Granville... Mais je n'ai pas le temps... Menez-moi, monsieur, parler à monsieur Camusot avant qu'il ne soit occupé. - Oh! madame, vous avez bien le temps de parler à monsieur Camusot, dit Massol. En lui faisant passer votre carte, il vous évitera le désagrément de faire antichambre avec les témoins... On a des égards au Palais pour les femmes comme vous... Vous avez des cartes... A quoi servaient Massol et le King's dog En ce moment Asie et son avocat se trouvaient précisément devant la fenêtre du corps de garde d'où les gendarmes peuvent voir le mouvement du guichet de la Conciergerie. Les gendarmes, nourris dans le respect dû aux défenseurs de la veuve et de l'orphelin, connaissant d'ailleurs les privilèges de la robe, tolérèrent pour quelques instants la présence d'une baronne accompagnée d'un avocat. Asie se laissait raconter par le jeune avocat les épouvantables choses qu'un jeune avocat peut dire sur le Guichet. Elle refusa de croire qu'on fÃt la toilette aux condamnés à mort derrière les grilles qu'on lui désignait; mais le brigadier le lui affirma. - Comme je voudrais voir cela!... dit-elle. Elle resta là coquetant avec le brigadier et son avocat jusqu'à ce qu'elle vÃt Jacques Collin, soutenu par deux gendarmes et précédé de l'huissier de monsieur Camusot sortant du Guichet. - Ah! voilà l'aumônier des prisons qui vient sans doute de préparer un malheureux... - Non, non, madame la baronne, répondit le gendarme, C'est un prévenu qui vient à l'instruction. - Et de quoi donc est-il accusé? - Il est impliqué dans cette affaire d'empoisonnement... - Oh! je voudrais bien le voir... - Vous ne pouvez pas rester ici, dit le brigadier, car il est au secret, et va traverser notre corps de garde. Tenez, madame, cette porte donne sur l'escalier.. - Merci, monsieur l'officier, dit la baronne en se dirigeant vers la porte pour se précipiter dans l'escalier où elle s'écria "Mais où suis-je?" Cet éclat de voix alla jusqu'à l'oreille de Jacques Collin qu'elle voulait ainsi préparer à la voir. Le brigadier courut après madame la baronne, la saisit par le milieu du corps, et la transporta comme une plume au milieu de cinq gendarmes qui s'étaient dressés comme un seul homme; car, dans ce corps de garde, on se défie de tout. C'était de l'arbitraire, mais de l'arbitraire nécessaire. L'avocat lui-même avait poussé deux exclamations "Madame! madame!" pleines d'effroi, tant il craignait de se compromettre. L'abbé Carlos Herrera, presque évanoui, s'arrêta sur une chaise dans le corps de garde. - Pauvre homme! dit la baronne. Est-ce là un coupable? Ces paroles, quoique prononcées à l'oreille du jeune avocat, furent entendues par tout le monde, car il régnait dans cet affreux corps de garde un silence de mort. Quelques personnes privilégiées obtiennent quelquefois la permission de voir les fameux criminels pendant qu'ils passent dans ce corps de garde ou dans les couloirs, en sorte que l'huissier et les gendarmes chargés d'amener l'abbé Carlos Herrera ne firent aucune observation. D'ailleurs, il existait, grâce au dévouement du brigadier qui avait empoigné la baronne pour empêcher toute communication entre le prévenu mis au secret et les étrangers, un espace très rassurant. - Allons! dit Jacques Collin qui fit un effort pour se lever. En ce moment la petite boule tomba de sa manche, et la place où elle s'arrêta fut remarquée par la baronne à qui son voile laissait la liberté de ses regards. Humide et graisseuse, la boulette n'avait pas roulé, car ces petites choses en apparence indifférentes étaient toutes calculées par Jacques Collin pour une complète réussite. Lorsque le prévenu fut conduit dans la partie supérieure de l'escalier, Asie lâcha très naturellement son sac et le ramassa lestement; mais en se baissant elle avait pris la boule que sa couleur, absolument pareille à celle de la poussière et de la boue du plancher, empêchait d'être aperçue. - Ah! dit-elle, ça m'a serré le coeur... il est mourant... - Ou il le paraÃt, répliqua le brigadier. - Monsieur, dit Asie à l'avocat, conduisez-moi promptement chez monsieur Camusot; je viens pour cette affaire... et peut-être sera-t-il bien aise de me voir avant d'interroger ce pauvre abbé... L'avocat et la baronne quittèrent le corps de garde aux murs oléagineux et fuligineux; mais, quand ils furent en haut de l'escalier, Asie fit une exclamation "Et mon chien!... oh! monsieur, mon pauvre chien." Et, comme une folle, elle s'élança dans la salle des Pas-Perdus, en demandant son chien à tout le monde. Elle atteignit la galerie Marchande, et se précipita vers un escalier en disant "Le voilà !..." Cet escalier était celui qui mène à la cour de Harlay, par où, sa comédie jouée, Asie alla se jeter dans un des fiacres qui stationnent au quai des Orfèvres, et elle disparut avec le mandat à comparaÃtre lancé contre Europe dont les véritables noms étaient encore ignorés par la Police et par la Justice. Asie au mieux avec la duchesse - Rue Neuve-Saint-Marc, cria-t-elle au cocher. Asie pouvait compter sur l'inviolable discrétion d'une marchande à la toilette appelée madame Nourrisson, également connue sous le nom de madame Saint-Estève, qui lui prêtait non seulement son individualité mais encore sa boutique, où Nucingen avait marchandé la livraison d'Esther. Asie était là comme chez elle, car elle occupait une chambre dans le logement de madame Nourrisson. Elle paya le fiacre et monta dans sa chambre après avoir salué madame Nourrisson de manière à lui faire comprendre qu'elle n'avait pas le temps d'échanger deux mots. Une fois loin de tout espionnage, Asie se mit à déplier les papiers avec les soins que les savants prennent pour dérouler des palimpsestes. Après avoir lu ces instructions, elle jugea nécessaire de transcrire sur du papier à lettre les lignes destinées à Lucien; puis elle descendit chez madame Nourrisson qu'elle fit causer pendant le temps qu'une petite fille de boutique alla chercher un fiacre sur le boulevard des Italiens. Asie eut ainsi les adresses de la duchesse de Maufrigneuse et de madame de Sérisy que connaissait madame Nourrisson par ses relations avec les femmes de chambre. Ces diverses courses, ces occupations minutieuses employèrent plus de deux heures. Madame la duchesse de Maufrigneuse, qui demeurait en haut du faubourg Saint-Honoré, fit attendre madame de Saint-Estève pendant une heure, quoique la femme de chambre lui eût fait passer par la porte de son boudoir, après y avoir frappé, la carte de madame de Saint-Estève sur laquelle Asie avait écrit "Venue pour une démarche urgente concernant Lucien." Au premier rayon qu'elle jeta sur la figure de la duchesse, Asie comprit combien sa visite était intempestive; aussi s'excusa-t-elle d'avoir troublé le repos de madame la duchesse sur le péril dans lequel se trouvait Lucien... - Qui êtes-vous?... demanda la duchesse sans aucune formule de politesse en toisant Asie qui pouvait bien être prise pour une baronne par maÃtre Massol dans la salle des Pas-Perdus, mais qui, sur les tapis du petit salon de l'hôtel de Cadignan, faisait l'effet d'une tache de cambouis sur une robe de satin blanc. - Je suis une marchande à la toilette, madame la duchesse; car, en semblables conjonctures, on s'adresse aux femmes dont la profession repose sur une discrétion absolue. Je n'ai jamais trahi personne, et Dieu sait combien de grandes dames m'ont confié leurs diamants pour un mois, en demandant des parures en faux absolument pareilles aux leurs... - Vous avez un autre nom? dit la duchesse en souriant d'une réminiscence que provoquait en elle cette réponse. - Oui, madame la duchesse, je suis madame Saint-Estève dans les grandes occasions, mais je me nomme dans le commerce madame Nourrisson. - Bien, bien... répondit vivement la duchesse en changeant de ton. - Je puis, dit Asie en continuant, rendre de grands services, car nous avons les secrets des maris aussi bien que ceux des femmes. J'ai fait beaucoup d'affaires avec monsieur de Marsay que madame la duchesse... - Assez! Assez!... s'écria la duchesse, occupons-nous de Lucien. - Si madame la duchesse veut le sauver, il faudrait qu'elle eût le courage de ne pas perdre de temps à s'habiller d'ailleurs madame la duchesse ne pourrait pas être plus belle qu'elle ne l'est en ce moment. Vous êtes jolie à croquer, parole d'honneur de vieille femme! Enfin, ne faites pas atteler, madame, et montez en fiacre avec moi... Venez chez madame de Sérisy, si vous voulez éviter des malheurs plus grands que ne le serait celui de la mort de ce chérubin... - Allez! je vous suis, dit alors la duchesse après un moment d'hésitation. A nous deux, nous donnerons du courage à Léontine... Une belle douleur Malgré l'activité vraiment infernale de cette Dorine du Bagne, deux heures sonnaient quand elle entrait avec la duchesse de Maufrigneuse chez madame de Sérisy qui demeurait rue de la Chaussée-d'Antin- Mais là , grâce à la duchesse, il n'y eut pas un instant de perdu. Toutes deux elles furent aussitôt introduites auprès de la comtesse, qu'elles trouvèrent couchée sur un divan dans un chalet en miniature, au milieu d'un jardin embaumé par les fleurs les plus rares. - C'est bien, dit Asie en regardant autour d'elle, on ne pourra pas nous écouter. - Ah! ma chère! je me meurs! Voyons, Diane, qu'as-tu fait?,.. s'écria la comtesse qui bondit comme un faon en saisissant la duchesse par les épaules et fondant en larmes. - Allons, Léontine, il y a des occasions où les femmes comme nous ne doivent pas pleurer, mais agir, dit la duchesse en forçant la comtesse à se rasseoir avec elle sur le canapé. Asie étudia cette comtesse avec ce regard particulier aux vieilles rouées et qu'elles promènent sur l'âme d'une femme avec la rapidité des bistouris de la chirurgie fouillant une plaie. La compagne de Jacques Collin reconnut alors les traces du sentiment le plus rare chez les femmes du monde, une vraie douleur!.. cette douleur qui fait des sillons ineffaçables dans le coeur et sur le visage. Dans la mise, pas la moindre coquetterie! La comtesse comptait alors quarante-cinq printemps, et son peignoir en mousseline imprimée et chiffonné laissait voir le corsage sans aucune préparation, ni corset!... Les yeux cerclés d'un tour noir, les joues marbrées attestaient des larmes amères. Pas de ceinture au peignoir. Les broderies de la jupe de dessous et de la chemise étaient fripées. Les cheveux ramassés sous un bonnet de dentelle, ignorant les soins du peigne depuis vingt-quatre heures, montraient une courte natte grêle et toutes les mèches à boucles dans leur pauvreté. Léontine avait oublié de mettre ses fausses nattes. - Vous aimez pour la première fois de votre vie... lui dit sentencieusement Asie. Léontine alors aperçut Asie et fit un mouvement d'effroi. - Qui est-ce, ma chère Diane? dit-elle à la duchesse de Maufrigneuse. - Qui veux-tu que je t'amène, si ce n'est une femme dévouée à Lucien et prête à nous servir? Un type de parisienne Asie avait deviné la vérité. Madame de Sérisy, qui passait pour être une des femmes du monde les plus légères, avait eu, pour le Marquis d' Aiglemont, un attachement de dix années. Depuis le départ du marquis pour les colonies, elle était devenue folle de Lucien et l'avait détaché de la duchesse de Maufrigneuse, ignorant, comme tout Paris d'ailleurs, l'amour de Lucien pour Esther. Dans le grand monde, un attachement constaté gâte plus la réputation d'une femme que dix aventures secrètes, à plus forte raison deux attachements. Néanmoins, comme personne ne comptait avec madame de Sérisy, l'historien ne saurait garantit sa vertu à deux écornures. C'était une blonde de moyenne taille, conservée comme les blondes qui se sont conservées, c'est-à -dire paraissant à peine avoir trente ans, fluette sans maigreur, blanche, à cheveux cendrés; les pieds, les mains, le corps d'une finesse aristocratique; spirituelle comme une Ronquerolles, et par conséquent aussi méchante pour les femmes qu'elle était bonne pour les hommes. Elle avait toujours été préservée par sa grande fortune, par la haute position de son mari, par celle de son frère le marquis de Ronquerolles, des déboires dont eût été sans doute abreuvée toute autre femme qu'elle. Elle avait un grand mérite elle était franche dans sa dépravation, elle avouait son culte pour les moeurs de la Régence. Or, à quarante-deux ans, cette femme, pour qui les hommes avaient été jusque-là d'agréables jouets et à qui, chose étrange, elle avait accordé beaucoup en ne voyant dans l'amour que des sacrifices à subir pour les dominer, avait été saisie à l'aspect de Lucien par un amour semblable à celui du baron de Nucingen pour Esther. Elle avait alors aimé, comme venait de le lui dire Asie, pour la première fois de sa vie. Ces transpositions de jeunesse sont plus fréquentes qu'on ne le croit chez les Parisiennes, chez les grandes dames, et causent les chutes inexplicables de quelques femmes vertueuses au moment où elles atteignent au port de la quarantaine. La duchesse de Maufrigneuse était la seule confidente de cette passion terrible et complète dont les bonheurs, depuis les sensations enfantines du premier amour jusqu'aux gigantesques folies de la volupté, rendaient Léontine folle et insatiable. L'amour vrai, comme on sait, est impitoyable. La découverte d'une Esther avait été suivie d'une de ces ruptures colériques où chez les femmes la rage va jusqu'à l'assassinat; puis la période des lâchetés auxquelles l'amour sincère s'abandonne avec tant de délices était venue. Aussi, depuis un mois, la comtesse aurait-elle donné dix ans de sa vie pour revoir Lucien pendant huit jours. Enfin, elle en était arrivée à accepter la rivalité d'Esther, au moment où dans ce paroxysme de tendresse, avait éclaté, comme une trompette du jugement dernier, la nouvelle de l'arrestation du bien-aimé. La comtesse avait failli mourir, son mari l'avait gardée lui-même au lit en craignant les révélations du délire; et, depuis vingt-quatre heures, elle vivait avec un poignard dans le coeur. Elle disait, dans sa fièvre, à son mari "Délivre Lucien, et je ne vivrai plus que pour toi!" Asie en paysan du Danube - Il ne s'agit pas de faire des yeux de chèvre morte, comme dit madame la duchesse, s'écria la terrible Asie en secouant la comtesse par le bras. Si vous voulez le sauver, il n'y a pas une minute à perdre. Il est innocent, je le jure sur les os de ma mère! - Oh! oui, n'est-ce-pas... cria la comtesse en regardant avec bonté l'affreuse commère. - Mais, dit Asie en continuant, si monsieur Camusot l'interroge mal, avec deux phrases il peut en faire un coupable; et, si vous avez le pouvoir de vous faire ouvrir la Conciergerie et de lui parler, partez à l'instant et remettez-lui ce papier... Demain il sera libre, je vous le garantis.. Tirez-le de là , car c'est vous qui l'y avez mis... - Moi!... - Oui, vous!... Vous autres grandes dames, vous n'avez jamais le sou, même quand vous êtes riches à millions. Quand je me donnais le luxe d'avoir des gamins, ils avaient leurs poches pleines d'or! je m'amusais de leur plaisir. C'est si bon d'être à la fois mère et maÃtresse! Vous autres, vous laissez crever de faim les gens que vous aimez sans vous enquérir de leurs affaires. Esther, elle, ne faisait pas de phrases, elle a donné, au prix de la perdition de son corps et de son âme, le million qu'on demandait à votre Lucien, et c'est ce qui l'a mis dans la situation où il est... - Pauvre fille! elle a fait cela! je l'aime!.. dit Léontine. - Ah! maintenant, dit Asie avec une ironie glaciale. - Elle était bien belle, mais maintenant, mon ange, tu es bien plus belle qu'elle... et le mariage de Lucien avec Clotilde est si bien rompu, que rien ne peut le remmancher, dit tout bas la duchesse à Léontine. L'effet de cette réflexion et de ce calcul fut tel sur la comtesse, qu'elle ne souffrit plus; elle se passa les mains sur le front, elle fut jeune. - Allons, ma petite, haut la patte, et du train!... dit Asie qui vit cette métamorphose et en devina le ressort. - Mais, dit madame de Maufrigneuse, s'il faut empêcher avant tout monsieur Camusot d'interroger Lucien, nous le pouvons en lui écrivant deux mots, que nous allons envoyer au Palais par ton valet de chambre, Léontine. - Rentrons alors chez moi, dit madame de Sérisy. Voici ce qui se passait au Palais pendant que les protectrices de Lucien obéissaient aux ordres tracés par Jacques Collin. Observations Les gendarmes transportèrent le moribond sur une chaise placée en face de la croisée dans le cabinet de monsieur Camusot, qui se trouvait assis dans son fauteuil devant son bureau. Coquart, sa plume à la main, occupait une petite table à quelques pas du juge. La situation des cabinets des juges d'instruction n'est pas indifférente, et si ce n'est pas avec intention qu'elle a été choisie, on doit avouer que le Hasard a traité la Justice en soeur. Ces magistrats sont comme les peintres, ils ont besoin de la lumière égale et pure qui vient du Nord, car le visage de leurs criminels est un tableau dont l'étude doit être constante. Aussi, presque tous les juges d'instruction placent-ils leurs bureaux comme était celui de Camusot, de manière à tourner le dos au jour, et conséquemment à laisser la face de ceux qu'ils interrogent exposée à la lumière. Pas un d'eux, au bout de six mois d'exercice, ne manque à prendre un air distrait, indifférent, quand il ne porte pas de lunettes, tant que dure un interrogatoire. C'est à un subit changement de visage, observé par ce moyen et causé par une question faite à brûle-pourpoint, que fut due la découverte du crime commis par Castaing, au moment où, après une longue délibération avec le Procureur-général, le juge allait rendre ce criminel à la société, faute de preuves. Ce petit détail peut indiquer aux gens les moins compréhensifs combien est vive, intéressante, curieuse, dramatique et terrible la lutte d'une instruction criminelle, lutte sans témoins, mais toujours écrite. Dieu sait ce qui reste sur le papier de la scène la plus glacialement ardente, où les yeux, l'accent, un tressaillement dans la face, la plus légère touche de coloris ajoutée par un sentiment, tout a été périlleux comme entre sauvages qui s'observent pour se découvrir et se tuer. Un procès-verbal, ce n'est donc plus que les cendres de l'incendie. - Quels sont vos véritables noms? demanda Camusot à Jacques Collin. - Don Carlos Herrera, chanoine du chapitre royal de Tolède, envoyé secret de Sa Majesté Ferdinand VII Il faut faire observer ici que Jacques Collin parlait le français comme une vache espagnole, en baragouinant de manière à rendre ses réponses presque inintelligibles et à s'en faire demander la répétition. Les germanismes de monsieur de Nucingen ont déjà trop émaillé cette scène pour y mettre d'autres phrases soulignées difficiles à lire, et qui nuiraient à la rapidité d'un dénouement. Comme quoi le forçat prouve qu'il est un homme de marque - Vous avez des papiers qui constatent les qualités dont vous parlez? demanda le juge. - Oui, monsieur, un passeport, une lettre de Sa Majesté Catholique qui autorise ma mission... Enfin, vous pouvez envoyer immédiatement à l'ambassade d'Espagne deux mots que je vais écrire devant vous, je serai réclamé. Puis, si vous aviez besoin d'autres preuves, j'écrirais à son Eminence le Grand-Aumônier de France, et il enverrait aussitôt ici son secrétaire particulier. - Vous prétendez-vous toujours mourant? dit Camusot. Si vous aviez véritablement éprouvé les souffrances dont vous vous êtes plaint depuis votre arrestation, vous devriez être mort, reprit le juge avec ironie. - Vous faites le procès au courage d'un innocent, et à la force de son tempérament! répondit avec douceur le prévenu. - Coquart, sonnez! faites venir le médecin de la Conciergerie et un infirmier. Nous allons être obligés de vous ôter votre redingote et de procéder à la vérification de la marque sur votre épaule... reprit Camusot. - Monsieur, je suis entre vos mains. Le prévenu demanda si son juge aurait la bonté de lui expliquer ce qu'était cette marque, et pourquoi la chercher sur son épaule? Le juge s'attendait à cette question. - Vous êtes soupçonné d'être Jacques Collin, forçat évadé dont l'audace ne recule devant rien, pas même devant le sacrilège... dit vivement le juge en plongeant son regard dans les yeux du prévenu. Jacques Collin ne tressaillit pas, ne rougit pas; il resta calme et prit un air naïvement curieux en regardant Camusot. - Moi! monsieur, un forçat?... Que l'Ordre auquel j'appartiens et Dieu vous pardonnent une pareille méprise! dites-moi tout ce que je dois faire pour vous éviter de persister dans une insulte si grave envers le Droit des gens, envers l'Eglise, envers le roi mon maÃtre. Le juge expliqua, sans répondre, au prévenu que, s'il avait subi la flétrissure infligée alors par les lois aux condamnés aux travaux forcés, en lui frappant l'épaule les lettres reparaÃtraient aussitôt. - Ah! monsieur, dit Jacques Collin, il serait bien malheureux que mon dévouement à la cause royale me devÃnt funeste. - Expliquez-vous, dit le juge, vous êtes ici pour cela. - Eh! bien, monsieur, je dois avoir bien des cicatrices dans le dos, car j'ai été fusillé par derrière, comme traÃtre au pays, tandis que j'étais fidèle à mon roi, par les Constitutionnels qui m'ont laissé pour mort. - Vous avez été fusillé, et vous vivez!.. dit Camusot. - J'avais quelques intelligences avec les soldats à qui des personnes pieuses avaient remis quelque argent; et alors ils m'ont placé si loin que j'ai seulement reçu des balles presque mortes, les soldats ont visé le dos. C'est un fait que Son Excellence l'Ambassadeur pourra vous attester... - Ce diable d'homme a réponse à tout. Tant mieux, d'ailleurs, pensait Camusot, qui ne paraissait si sévère que pour satisfaire aux exigences de la Justice et de la Police. Admirable invention de Jacques Collin - Comment un homme de votre caractère s'est-il trouvé chez la maÃtresse du baron de Nucingen, et quelle maÃtresse, une ancienne fille!... - Voici pourquoi l'on m'a trouvé dans la maison d'une courtisane, monsieur, répondit Jacques Collin. Mais avant de vous dire la raison qui m'y conduisait, je dois vous faire observer qu'au moment où je franchissais la première marche de l'escalier j'ai été saisi par l'invasion subite de ma maladie, je n'ai donc pas pu parler à temps à cette fille. J'avais eu connaissance du dessein que méditait mademoiselle Esther de se donner la mort, et comme il s'agissait des intérêts du jeune Lucien de Rubempré, pour qui j'ai une affection particulière, dont les motifs sont sacrés, j'allais essayer de détourner la pauvre créature de la voie où la conduisait le désespoir je voulais lui dire que Lucien devait échouer dans sa dernière tentative auprès de mademoiselle Clotilde; et, en lui apprenant qu'elle héritait de sept millions, j'espérais lui rendre le courage de vivre. J'ai la certitude, monsieur le juge, d'avoir été la victime des secrets qui me furent confiés. A la manière dont j'ai été foudroyé, je pense que le matin même on m'avait empoisonné; mais la force de mon tempérament m'a sauvé. Je sais que, depuis longtemps, un agent de la police politique me poursuit et cherche à m'envelopper dans quelque méchante affaire... Si, sur ma demande, lors de mon arrestation, vous aviez fait venir un médecin, vous auriez eu la preuve de ce que je vous dis en ce moment sur l'état de ma santé. Croyez, monsieur, que des personnages, placés au-dessus de nous, ont un intérêt violent à me confondre avec quelque scélérat pour avoir le droit de se défaire de moi. Ce n'est pas tout gain que de servir des rois, ils ont leurs petitesses; mais l'Eglise seule est parfaite. Il est impossible de rendre le jeu de physionomie de Jacques Collin qui mit avec intention dix minutes à dire cette tirade, phrase à phrase; tout en était si vraisemblable, surtout l'allusion à Corentin, que le juge en fut ébranlé. - Pouvez-vous me confier les causes de votre affection pour monsieur Lucien de Rubempré... - Ne les devinez-vous pas? j'ai soixante ans, monsieur... - Je vous en supplie, n'écrivez pas cela... - c'est... faut-il donc absolument?... - Il est dans votre intérêt et surtout dans celui de Lucien de Rubempré de tout dire, répondit le juge. - Eh bien! c'est... ô mon Dieu!... c'est mon fils! ajouta-t-il en murmurant. Et il s'évanouit. - N'écrivez pas cela, Coquart, dit Camusot tout bas. Coquart se leva pour aller prendre une petite fiole de vinaigre des quatre-voleurs. - Si c'est Jacques Collin, c'est un bien grand comédien!... pensait Camusot. Coquart faisait respirer du vinaigre au vieux forçat que le juge examinait avec une perspicacité de lynx et de magistrat. Fin contre fin, quelle en sera la fin - Il faut lui faire ôter sa perruque, dit Camusot en attendant que Jacques Collin eût repris ses sens. Le vieux forçat entendit cette phrase et frémit de peur, car il savait quelle ignoble expression prenait alors sa physionomie. - Si vous n'avez pas la force d'ôter votre perruque oui, Coquart, ôtez-la, dit le juge à son greffier. Jacques Collin avança la tête vers le greffier avec une résignation admirable, mais alors sa tête dépouillée de cet ornement fut épouvantable à voir, elle eut son caractère réel. Ce spectacle plongea Camusot dans une grande incertitude. En attendant le médecin et un infirmier, il se mit à classer et à examiner tous les papiers et les objets saisis au domicile de Lucien. Après avoir opéré rue Saint-Georges, chez mademoiselle Esther, la Justice était descendue quai Malaquais y faire ses perquisitions. - Vous mettez la main sur les lettres de madame la comtesse de Sérisy, dit Carlos Herrera; mais je ne sais pas pourquoi vous avez presque tous les papiers de Lucien, ajoutait-il avec un sourire foudroyant d'ironie pour le juge. Camusot en recueillant ce sourire comprit l'étendue du mot presque! - Lucien de Rubempré, soupçonné d'être votre complice, est arrêté, répondit le juge qui voulut voir quel effet produirait cette nouvelle sur son prévenu. - Vous avez fait un grand malheur, car il est tout aussi innocent que moi, répondit le faux Espagnol sans montrer la moindre émotion. - Nous verrons, nous n'en sommes encore qu'à votre identité, reprit Camusot, surpris de la tranquillité du prévenu. Si vous êtes réellement don Carlos Herrera, ce fait changerait immédiatement la situation de Lucien Chardon. - Oui, c'était bien madame Chardon, mademoiselle de Rubempré! dit Carlos en murmurant. Ah! c'est une des plus grandes fautes de ma vie! Il leva les yeux au ciel; et, à la manière dont il agita ses lèvres, il parut dire une prière fervente. - Mais si vous êtes Jacques Collin, s'il a été sciemment le compagnon d'un forçat évadé, d'un sacrilège, tous les crimes que la Justice soupçonne deviennent plus que probables. Carlos Herrera fut de bronze en écoutant cette phrase habilement dite par le juge, et pour toute réponse à ces mots sciemment, forçat évadé! il levait les mains par un geste noblement douloureux. - Monsieur l'abbé, reprit le juge avec une excessive politesse, si vous êtes don Carlos Herrera, vous nous pardonnerez tout ce que nous sommes obligés de faire dans l'intérêt de la justice et de la vérité... Jacques Collin devina le piège au seul son de voix du juge quand il prononça monsieur l'abbé, la contenance de cet homme fut la même, Camusot attendait un mouvement de joie qui eût été comme un premier indice de la qualité de forçat par le contentement ineffable du criminel trompant son juge; mais il trouva le héros du bagne sous les armes de la dissimulation la plus machiavélique. - Je suis diplomate et j'appartiens à un Ordre où l'on fait des voeux bien austères, répondit Jacques Collin avec une douceur apostolique, je comprends tout et je suis habitué à souffrir. Je serais déjà libre si vous aviez découvert chez moi la cachette où sont mes papiers, car je vois que vous n'avez saisi que des papiers insignifiants... Ce fut un coup de grâce pour Camusot, Jacques Collin avait déjà contrebalancé, par son aisance et sa simplicité, tous les soupçons que la vue de sa tête avait fait naÃtre. - Où sont ces papiers?... - Je vous en indiquerai la place si vous voulez faire accompagner votre délégué par un secrétaire de légation de l'ambassade d'Espagne, qui les recevra et à qui vous en répondrez, car il s'agit de mon Etat, de pièces diplomatiques et des secrets qui compromettent le feu roi Louis XVIII. - Ah, monsieur! il vaudrait mieux... Enfin, vous êtes magistrat!.... D'ailleurs l'ambassadeur, à qui j'en appelle de tout ceci, appréciera. La marque est abolie En ce moment le médecin et l'infirmier entrèrent, après avoir été annoncés par l'huissier. - Bonjour, monsieur Lebrun, dit Camusot au médecin, je vous requiers pour constater l'état où se trouve le prévenu que voici. Il dit avoir été empoisonné, il prétend être à la mort depuis avant-hier; voyez s'il y a du danger à le déshabiller et à procéder à la vérification de la marque... Le docteur Lebrun prit la main de Jacques Collin, lui tâta le pouls, lui demanda de présenter la langue, et le regarda très attentivement. Cette inspection dura dix minutes environ. - Le prévenu, répondit le docteur, a beaucoup souffert, mais il jouit en ce moment d'une grande force... - Cette force factice est due, monsieur, à l'excitation nerveuse que me cause mon étrange situation, répondit Jacques Collin avec la dignité d'un évêque. - Cela se peut, dit monsieur Lebrun. Sur un signe du juge, le prévenu fut déshabillé, on lui laissa son pantalon, mais on le dépouilla de tout, même de sa chemise; et alors, on put admirer un torse velu d'une puissance cyclopéenne. C'était l'Hercule Farnèse de Naples sans sa colossale exagération. - A quoi la nature destine-t-elle des hommes ainsi bâtis?... dit le médecin à Camusot. L'huissier revint avec cette espèce de batte en ébène qui, depuis un temps immémorial, est l'insigne de leur fonction et qu'on appelle une verge; il en frappa plusieurs coups à l'endroit où le bourreau avait appliqué les fatales lettres. Dix-sept trous reparurent alors, tous capricieusement distribués; mais, malgré le soin avec lequel on examina le dos, on ne vit aucune forme de lettres. Seulement l'huissier fit observer que la barre du T se trouvait indiquée par deux trous dont l'intervalle avait la longueur de cette barre entre les deux virgules qui la terminent à chaque bout, et qu'un autre trou marquait le point final du corps de la lettre. - C'est néanmoins bien vague, dit Camusot en voyant le doute peint sur la figure du médecin de la Conciergerie. Carlos demanda qu'on fÃt la même opération sur l'autre épaule et au milieu du dos. Une quinzaine d'autres cicatrices reparurent que le docteur observa sur la réclamation de l'Espagnol, et il déclara que le dos avait été si profondément labouré par des plaies, que la marque ne pourrait reparaÃtre dans le cas où l'exécuteur l'y aurait imprimée. Coups de pointe et parades En ce moment un garçon de bureau de la Préfecture de police entra, remit un pli à monsieur Camusot et demanda la réponse. Après avoir lu, le magistrat alla parler à Coquart, mais si bien dans l'oreille que personne ne put rien entendre. Seulement, à un regard de Camusot, Jacques Collin devina qu'un renseignement sur lui venait d'être transmis par le Préfet de police. - J'ai toujours l'ami de Peyrade sur les talons, pensa Jacques Collin; si je le connaissais, je me débarrasserais de lui comme de Contenson. Pourrais-je encore une fois revoir Asie?... Après avoir signé le papier écrit par Coquart, le juge le mit sous enveloppe et le tendit au garçon de bureau des Délégations. Le bureau des Délégations est un auxiliaire indispensable à la justice. Ce bureau, présidé par un commissaire de police ad hoc, se compose d'officiers de paix qui exécutent avec l'aide des commissaires de police de chaque quartier les mandats de perquisition et même d'arrestation chez les personnes soupçonnées de complicité dans les crimes ou dans les délits. Ces délégués de l'autorité judiciaire épargnent alors aux magistrats chargés d'une instruction un temps précieux. Le prévenu, sur un signe du juge, fut alors habillé par monsieur Lebrun et par l'infirmier qui se retirèrent, ainsi que l'huissier. Camusot s'assit à son bureau où il se mit à jouer avec sa plume. - Vous avez une tante, dit brusquement Camusot à Jacques Collin. - Une tante, répondit avec étonnement don Carlos Herrera; mais monsieur, je n'ai point de parent, je suis l'enfant non reconnu du feu duc d'Ossuna. Et en lui-même il se disait "Ils brûlent!" allusion au jeu de cache-cache, qui d'ailleurs est une enfantine image de la lutte terrible entre la justice et le criminel. - Bah! dit Camusot. Allons, vous avez encore votre tante, mademoiselle Jacqueline Collin, que vous avez placée sous le nom bizarre d'Asie auprès de la demoiselle Esther. Jacques Collin fit un insouciant mouvement d'épaules parfaitement en harmonie avec l'air de curiosité par lequel il accueillait les paroles du juge qui l'examinait avec une attention narquoise. - Prenez garde, reprit Camusot. Ecoutez-moi bien. - Je vous écoute, monsieur. Etats de service d'Asie - Votre tante est marchande au Temple, son commerce est géré par une demoiselle Paccard, soeur d'un condamné, très honnête fille d'ailleurs, surnommée la Romette. La justice est sur les traces de votre tante, et dans quelques heures nous aurons des preuves décisives. Cette femme vous est bien dévouée... - Continuez, monsieur le juge, dit tranquillement Jacques Collin en réponse à une pause de Camusot, je vous écoute. - Votre tante, qui compte environ cinq ans de plus que vous, a été la maÃtresse de Marat d'odieuse mémoire. C'est de cette source ensanglantée que lui est venu le noyau de la fortune qu'elle possède. C'est, selon les renseignements que je reçois, une très habile receleuse, car on n'a pas encore de preuves contre elle. Après la mort de Marat, elle aurait appartenu, selon les rapports que je tiens entre les mains, à un chimiste condamné à mort en l'an XII, pour crime de fausse monnaie. Elle a paru comme témoin dans le procès. C'est dans cette intimité qu'elle aurait acquis des connaissances en toxicologie. Elle a été marchande à la toilette de l'an XII à 1810. Elle a subi deux ans de prison en 1812 et 1816 pour avoir livré des mineures à la débauche... Vous étiez déjà condamné pour crime de faux, vous aviez quitté la maison de banque où votre tante vous avait placé comme commis, grâce à l'éducation que vous aviez reçue et aux protections dont jouissait votre tante auprès des personnages à la dépravation desquels elle fournissait des victimes... Tout ceci, prévenu, ressemblerait peu à la grandesse des ducs d'Ossuna... Persistez-vous dans vos dénégations?... Jacques Collin écoutait monsieur Camusot en pensant à son enfance heureuse, au Collège des Oratoriens d'où il était sorti, méditation qui lui donnait un air véritablement étonné. Malgré l'habileté de sa diction interrogative, Camusot n'arracha pas un mouvement à cette physionomie placide. - Si vous avez fidèlement écrit l'explication que je vous ai donnée en commençant, vous pouvez la relire, répondit Jacques Collin, je ne puis varier... Je ne suis pas allé chez la courtisane, comment saurais-je qui elle avait pour cuisinière. Je suis tout à fait étranger aux personnes de qui vous ine parlez. - Nous allons procéder, malgré vos dénégations, à des confrontations qui pourront diminuer votre assurance. - Un homme déjà fusillé une fois est habitué à tout, répondit Jacques Collin avec douceur. Camusot retourna visiter les papiers saisis en attendant le retour du chef de la Sûreté dont la diligence fut extrême, car il était onze heures et demie, l'interrogatoire avait commencé vers dix heures et demie, et l'huissier vint annoncer au juge à voix basse l'arrivée de Bibi-Lupin. - Qu'il entre! répondit monsieur Camusot. Reconnaissance de plusieurs connaissances En entrant Bibi-Lupin de qui l'on attendait un "C'est bien lui!..." resta surpris. Il ne reconnaissait plus le visage de sa pratique dans une face criblée de petite vérole. Cette hésitation frappa le juge. - C'est bien sa taille, sa corpulence, dit l'agent. Ah! c'est toi, Jacques Collin, reprit-il en examinant les yeux, la coupe du front et les oreilles... Il y a des choses qu'on ne peut pas déguiser... C'est parfaitement lui, monsieur Camusot... Jacques a la cicatrice d'un coup de couteau dans le bras gauche, faites-lui ôter sa redingote, vous allez la voir... De nouveau, Jacques Collin fut obligé de se dépouiller de sa redingote, Bibi-Lupin retroussa la manche de la chemise et montra la cicatrice indiquée. - C'est une balle, répondit don Carlos Herrera, voici bien d'autres cicatrices. - Ah! c'est bien sa voix! s'écria Bibi-Lupin. - Votre certitude, dit le juge, est un simple renseignement, ce n'est pas une preuve. - Je le sais, répondit humblement Bibi-Lupin; mais je vous trouverai des témoins. Déjà l'une des pensionnaires de la Maison Vauquer est là ... dit-il en regardant Collin. La figure placide que se faisait Collin ne vacilla pas. - Faites entrer cette personne, dit péremptoirement monsieur Camusot dont le mécontentement perça, malgré son apparente indifférence. Ce mouvement fut remarqué par Jacques Collin qui comptait peu sur la sympathie de son juge d'instruction, et il tomba dans une apathie produite par la violente méditation à laquelle il se livra pour en rechercher la cause. L'huissier introduisit madame Poiret dont la vue inopinée occasionna chez le forçat un léger tremblement, mais cette trépidation ne fut pas observée par le juge dont le parti semblait pris. Comment vous nommez-vous? dernanda le juge en procédant à l'accomplissement des formalités qui commencent toutes les dépositions et les interrogatoires. Madame Poiret, petite vieille blanche et ridée comme ris de veau, vêtue d'une robe de soie gros-bleu, déclara se nommer Christine-Michelle Michonneau, épouse du sieur Poiret, être âgée de cinquante et un ans, être née à Paris, demeurer rue des Poules au coin de la rue des Postes et avoir pour état celui de logeuse en garni. - Vous avez habité, madame, dit le juge, une pension bourgeoise en 1818 et 1819, tenue par une dame Vauquer. - Oui, monsieur, c'est là que je fis la connaissance de monsieur Poiret, ancien employé retraité, devenu mon mari, que, depuis un an, je garde au lit... pauvre homme! il est bien malade. Aussi ne saurais-je rester pendant longtemps hors de ma maison... - Il se trouvait alors dans cette pension un certain Vautrin... demanda le juge. - Oh, monsieur! c'est toute une histoire, c'était un affreux galérien... - Vous avez coopéré à son arrestation, - C'est faux, monsieur... - Vous êtes devant la Justice, prenez garde!... dit sévèrement monsieur Camusot. Madame Poiret garda le silence. - Rappelez vos souvenirs! reprit Camusot, vous souvenez-vous bien de cet homme?.. le reconnaÃtriez-vous? - Je le crois. - Est-ce l'homme que voici?... dit le juge. Madame Poiret mit ses conserves et regarda l'abbé Carlos Herrera. - C'est sa carrure, sa taille, mais... non.. si... Monsieur le juge reprit-elle, si je pouvais voir sa poitrine nue, je le reconnaÃtrais à l'instant. Voir le Père Goriot. Le juge et le greffier ne purent s'empêcher de rire, malgré la gravité de leurs fonctions, Jacques Collin partagea leur hilarité, mais avec mesure. Le prévenu n'avait pas remis la redingote que Bibi-Lupin venait de lui ôter; et, sur un signe du juge, il ouvrit complaisamment sa chemise. - Voilà bien sa palatine; mais elle a grisonné, monsieur Vautrin, s'écria madame Poiret. Audace du prévenu - Que répondez-vous à cela? demanda le juge. - Que c'est une folle! dit Jacques Collin. - Ah, mon Dieu! si j'avais un doute, car il n'a plus la même figure, cette voix suffirait, c'est bien lui qui m'a menacée.. Ah! c'est son regard. - L'agent de la police judiciaire et cette femme n'ont pas pu, reprit le juge en s'adressant à Jacques Collin, s'entendre pour dire de vous les mêmes choses, car ni l'un ni l'autre ne vous avaient vu, comment expliquez-vous cela? - La justice a commis des erreurs encore plus fortes que celle à laquelle donneraient lieu le témoignage d'une femme qui reconnaÃt un homme au poil de sa poitrine et les soupçons d'un agent de police, répondit Jacques Collin. On trouve en moi des ressemblances de voix, de regards, de taille avec un grand criminel, c'est déjà vague. Quant à la réminiscence qui prouverait entre madame et mon sosie des relations dont elle ne rougit pas... vous en avez ri vous-même. Voulez-vous, monsieur, dans l'intérêt de la vérité, que je désire établir pour mon compte plus vivement que vous ne pouvez le souhaiter pour celui de la justice, demander à cette dame.. Foi... - Poiret... - Poret. Pardonnez! je suis Espagnol, si elle se rappelle les personnes qui habitaient cette.. Comment nommez-vous la maison.. - Une pension bourgeoise, dit madame Poiret. - Je ne sais ce que c'est! répondit Jacques Collin. - C'est une maison où l'on dÃne et où l'on déjeune par abonnement. - Vous avez raison, s'écria Camusot qui fit un signe de tête favorable à Jacques Collin, tant il fut frappé de l'apparente bonne foi avec laquelle il lui fournissait les moyens d'arriver à un résultat. Essayez de vous rappeler les abonnés qui se trouvaient dans la pension lors de l'arrestation de Jacques Collin. - Il y avait monsieur de Rastignac, le docteur Bianchon, le père Goriot... mademoiselle Taillefer... - Bien, dit le juge qui n'avait pas cessé d'observer Jacques Collin dont la figure fut impassible. Eh bien! ce père Goriot... - Il est mort, dit madame Poiret. - Monsieur, dit Jacques Collin, j'ai plusieurs fois rencontré chez Lucien un monsieur de Rastignac, lié, je crois, avec madame de Nucingen, et, si c'est lui dont il serait question, jamais il ne m'a pris pour le forçat avec lequel on essaie de me confondre.. - Monsieur de Rastignac et le docteur Bianchon, dit le juge, occupent tous les deux des positions sociales telles que leur témoignage, s'il vous est favorable, suffirait pour vous faire élargir. Coquart, préparez leurs citations. En quelques minutes, les formalités de la déposition de madame Poiret furent terminées, Coquart lui relut le procès-verbal de la scène qui venait d'avoir lieu, et elle le signal; mais le prévenu refusa de signer en se fondant sur l'ignorance où il était des formes de la justice française. Un incident - En voilà bien assez pour aujourd'hui, reprit monsieur Camusot, vous devez avoir besoin de prendre quelques aliments, je vais vous faire reconduire à la Conciergerie. - Hélas! je souffre trop pour manger, dit Jacques Collin. Camusot voulait faire coïncider le moment du retour de Jacques Collin avec l'heure de la promenade des accusés dans le préau; mais il voulait avoir du directeur de la Conciergerie une réponse à l'ordre qu'il lui avait donné le matin, et il sonna pour envoyer son huissier. L'huissier vint et dit que la portière de la maison du quai Malaquais avait à lui remettre une pièce importante relative à monsieur Lucien de Rubempré. Cet incident devint si grave qu'il fit oublier son dessein à Camusot. Qu'elle entre! dit-il. Pardon, excuse, monsieur, fit la portière en saluant le juge et l'abbé Carlos tour à tour. Nous avons été si troublés, mon mari et moi, par la justice, les deux fois qu'elle est venue, que nous avons oublié dans notre commode une lettre à l'adresse de monsieur Lucien, et pour laquelle nous avons payé dix sous quoiqu'elle soit de Paris, car elle est très lourde. Voulez-vous me rembourser le port. Dieu sait quand nous verrons nos locataires! - Cette lettre vous a été remise par le facteur? demanda Camusot après avoir examiné très attentivement l'enveloppe. - Oui, monsieur. - Coquart, vous allez dresser procès-verbal de cette déclaration. Allez! ma bonne femme. Donnez vos noms, vos qualités... Camusot fit prêter serment à la portière, puis il dicta le procès-verbal. Pendant l'accomplissement de ces formalités, il vérifiait le timbre de la poste qui portait les dates des heures de levée et de distribution, ainsi que la date du jour. Or, cette lettre, remise chez Lucien le lendemain de la mort d'Esther, avait été sans nul doute écrite et jetée à la poste le jour de la catastrophe. Maintenant on pourra juger de la stupéfaction de monsieur Camusot en lisant cette lettre, écrite et signée par celle que la justice Croyait être la victime d'un crime. Assez Esther a Lucien Lundi, 13 mai 1830. MON DERNIER JOUR, A DIX HEURES DU MATIN. "Mon Lucien, je n'ai pas une heure à vivre. A onze heures je serai morte, et je mourrai sans aucune douleur. J'ai payé cinquante mille francs une jolie petite groseille noire contenant un poison qui tue avec la rapidité de l'éclair. Ainsi, ma biche, tu pourras te dire Ma petite Esther n'a pas souffert... Oui, je n'aurai souffert qu'en t'écrivant ces pages. Ce monstre qui m'a si chèrement achetée, en sachant que le jour où je me regarderais comme à lui n'aurait pas de lendemain, Nucingen vient de partir, ivre comme un ours qu'on aurait grisé. Pour la première et la dernière fois de ma vie, j'ai pu comparer mon ancien métier de fille de joie à la vie de l'amour, superposer la tendresse qui s'épanouit dans l'infini à l'horreur du devoir qui voudrait s'anéantir au point de ne pas laisser de place au baiser. Il fallait ce dégoût pour trouver la mort adorable... J'ai pris un bain; j'aurais voulu pouvoir faire venir le confesseur du couvent où j'ai reçu le baptême, me confesser, enfin me laver l'âme. Mais c'est assez de prostitution comme cela, ce serait profaner un sacrement, et je me sens d'ailleurs baignée dans les eaux d'un repentir sincère. Dieu fera de moi ce qu'il voudra. Laissons toutes ces pleurnicheries, je veux être pour toi ton Esther jusqu'au dernier moment, ne pas t'ennuyer de ma mort, de l'avenir, du bon Dieu, qui ne serait pas bon s'il me tourmentait dans l'autre vie quand j'ai dévoré tant de douleurs dans celle-ci... J'ai ton délicieux portrait fait par madame de Mirbel devant moi. Cette feuille d'ivroire me consolait de ton absence, je la regarde avec ivresse en t'écrivant mes dernières pensées, en te peignant les derniers battements de mon coeur. Je te mettrai sous ce pli le portrait, car je ne veux pas qu'on le pille ni qu'on le vende. La seule pensée de savoir ce qui a fait ma joie confondu sous le vitrage d'un marchand parmi des dames et des officiers de l'Empire, ou des drôleries chinoises, me donne la petite mort. Ce portrait, mon mignon, efface-le, ne le donne à personne... à moins que ce présent ne te rende le coeur de cette latte qui marche et qui porte des robes, de cette Clotilde de Grandlieu, qui te fera des noirs en dormant, tant elle a les os pointus... Oui, j'y consens, je te serais encore bonne à quelque chose comme de mon vivant. Ah! pour te faire plaisir, ou si cela t'eût seulement fait rire, je me serais tenue devant un brasier en ayant dans la bouche une pomme pour te la cuire! Ma mort te sera donc utile encore... J'aurais troublé ton ménage... Oh! cette Clotilde, je ne la comprends pas! Pouvoir être ta femme, porter ton nom, ne te quitter ni jour ni nuit, être à toi, et faire des façons! il faut être du faubourg Saint-Germain pour cela! et n'avoir pas dix livres de chair sur les os... Pauvre Lucien, cher ambitieux manqué, je songe à ton avenir! Va, tu regretteras plus d'une fois ton pauvre chien fidèle, cette bonne fille qui volait pour toi, qui se serait laissé traÃner en Cour d'assises pour assurer ton bonheur, dont la seule occupation était de rêver à tes plaisirs, de t'en inventer, qui avait de l'amour pour toi dans les cheveux, dans les pieds, dans les oreilles, enfin ta ballerina dont tous les regards étaient autant de bénédictions; qui, durant six ans, n'a pensé qu'à toi, qui fut si bien ta chose que je n'ai jamais été qu'une émanation de ton âme comme la lumière est celle du soleil. Mais enfin, faute d'argent et d'honneur, hélas! je ne puis pas être ta femme... J'ai toujours pourvu à ton avenir en te donnant tout ce que j'ai... Viens aussitôt cette lettre reçue, et prends ce qui sera sous mon oreiller, car je me défie des gens de la maison... Vois-tu, je veux être belle en morte, je me coucherai, je m'étendrai dans mon lit, je me poserai, quoi! Puis je presserai la groseille contre le voile du palais, et je ne serai défigurée ni par les convulsions, ni par une posture ridicule. Je sais que madame de Sérisy s'est brouillée avec toi, rapport à moi; mais, vois-tu, mon chat, quand elle saura que je suis morte, elle te pardonnera, tu la cultiveras, elle te mariera bien, si les Grandlieu persistent dans leurs refus. Mon nini, je ne veux pas que tu fasses de grands hélas en apprenant ma mort. D'abord, je dois te dire que l'heure d'onze heures du lundi 13 mai n'est que la terminaison d'une longue maladie qui a commencé le jour où, sur la terrasse de Saint-Germain, vous m'avez rejetée dans mon ancienne carrière... On a mal à l'âme comme on a mal au corps. Seulement l'âme ne peut pas se laisser bêtement souffrir comme le corps, le corps ne soutient pas l'âme comme l'âme soutient le corps, et l'âme a le moyen de se guérir dans la réflexion qui fait recourir au litre de charbon des couturières. Tu m'as donné toute une vie avant-hier en me disant que si Clotilde te refusait encore, tu m'épouserais. C'eût été pour nous deux un grand malheur, je serais morte davantage, pour ainsi dire; car il y a des morts plus ou moins amères. Jamais le monde ne nous aurait acceptés. Voici deux mois que je réfléchis à bien des choses, va! Une pauvre fille est dans la boue, comme j'y étais avant mon entrée au couvent; les hommes la trouvent belle, ils la font servir à leurs plaisirs en se dispensant d'égards, ils la reçoivent à pied après être allés la chercher en voiture; s'ils ne lui crachent pas à la figure, c'est qu'elle est préservée de cet outrage par sa beauté; mais moralement, ils font pis. Eh! bien, que cette fille hérite de cinq à six millions, elle sera recherchée par des princes, elle sera saluée avec respect quand elle passera dans sa voiture, elle pourra choisir parmi les plus anciens écussons de France et de Navarre. Ce monde, qui nous aurait dit raca en voyant deux beaux êtres unis et heureux, a constamment salué madame de StaÃl, malgré ses romans en action, parce qu'elle avait deux cent mille livres de rente. Le monde, qui plie devant l'Argent ou la Gloire, ne veut pas plier devant le bonheur, ni devant la vertu; car j'aurais fait du bien... Oh! combien de larmes aurais-je séchées!... autant je crois que j'en ai versé! Oui, j'aurais voulu ne vivre que pour toi et pour la charité. Voilà les réflexions qui me rendent la mort adorable. Ainsi ne fais pas de lamentations, mon bon chat? Dis-toi souvent il y a eu deux bonnes filles, deux belles créatures, qui toutes deux sont mortes pour moi, sans m'en vouloir, qui m'adoraient; élève dans ton coeur un souvenir à Coralie, à Esther, et va ton train! Te souviens-tu du jour où tu m'as montré vieille, ratatinée, en capote vert-melon, en douillette puce à taches de graisse noire, la maÃtresse d'un poète d'avant la Révolution, à peine réchauffée par le soleil, quoiqu'elle se fût mise en espalier aux Tuileries, et s'inquiétant d'un horrible carlin, le dernier des carlins? Tu sais, elle avait eu des laquais, des équipages, un hôtel! je t'ai dit alors - Il vaut mieux mourir à trente ans! Eh! bien, ce jour-là , tu m'as trouvée pensive, tu as fait des folies pour me distraire; et, entre deux baisers, je t'ai dit encore - Tous les jours les jolies femmes sortent du spectacle avant la fin!... Eh! bien, je n'ai pas voulu voir la dernière pièce, voilà tout... Tu dois me trouver bavarde, mais c'est mon dernier ragôt. Je t'écris comme je te parlais, et je veux te parler gaiement. Les couturières qui se lamentent m'ont toujours fait horreur; tu sais que j'avais su bien mourir une fois déjà , à mon retour de ce fatal bal de l'Opéra, où l'on t'a dit que j'avais été fille! Oh! non, mon nini, ne donne jamais ce portrait, si tu savais avec quels flots d'amour je viens de m'abÃmer dans tes yeux en les regardant avec ivresse pendant une pause que j'ai faite.. tu penserais, en y reprenant l'amour que j'ai tâché d'incruster sur cet ivoire, que l'âme de ta biche aimée est là . Une morte qui demande l'aumône, en voilà du comique?... Allons, il faut savoir se tenir tranquille dans sa tombe. Tu ne sais pas combien ma mort paraÃtrait héroïque aux imbéciles s'ils savaient que cette nuit Nucingen m'a offert deux millions si je voulais l'aimer comme je t'aimais. Il sera joliment volé quand il saura que je lui ai tenu parole en crevant de lui. J'ai tout tenté pour continuer à respirer l'air que tu respires. J'ai dit à ce gros voleur - Voulez-vous être aimé, comme vous le demandez, je m'engagerai même à ne jamais revoir Lucien... - Que faut-il faire?.. a-t-il demandé. - Donnez-moi deux millions pour lui?.. Non! si tu avais vu sa grimace? Ah! j'en aurais ri, si ça n'avait pas été si tragique pour moi. - Evitez-vous un refus! lui ai-je dit. Je le vois, vous tenez plus à deux millions qu'à moi. Une femme est toujours bien aise de savoir ce qu'elle vaut, ai-je ajouté en lui tournant le dos. Ce vieux coquin saura dans quelques heures que je ne plaisantais pas. Qu'est-ce qui te fera comme moi ta raie dans les cheveux? Bah! je ne veux plus penser à rien de la vie, je n'ai plus que cinq minutes, je les donne à Dieu; n'en sois pas jaloux, mon cher ange, je veux lui parler de toi, lui demander ton bonheur pour prix de ma mort, et de mes punitions dans l'autre monde. Ça m'ennuie bien d'aller dans l'enfer, j'aurais voulu voir les anges pour savoir s'ils te ressemblent... Adieu, mon nini, adieu! je te bénis de tout mon malheur. Jusque dans la tombe je serai Ton ESTHER..." "Onze heures sonnent. J'ai fait ma dernière prière, je vais me coucher pour mourir. Encore une fois, adieu! Je voudrais que la chaleur de ma main laissât là mon âme comme j'y mets un dernier baiser, et je veux encore une fois te nommer mon gentil minet, quoique tu sois la cause de la mort de ton ESTHER" Où l'on voit que la justice est et doit être sans coeur Un mouvement de jalousie pressa le coeur du juge en terminant la lecture de la seule lettre d'un suicide qu'il eût vue écrite avec cette gaieté, quoique ce fût une gaieté fébrile, et le dernier effort d'une tendresse aveugle - Qu'a-t-il donc de particulier pour être aimé ainsi!...pensa-t-il en répétant ce que disent tous les hommes qui n'ont pas le don de plaire aux femmes. - S'il vous est possible de prouver non seulement que vous n'êtes pas Jacques Collin, forçat libéré, mais encore que vous êtes bien réellement don Carlos Herrera, chanoine de Tolède, envoyé secret de Sa Majesté Ferdinand VII, dit le juge à Jacques Collin, vous serez mis en liberté, car l'impartialité qu'exige mon ministère m'oblige à vous dire que je reçois à l'instant une lettre de la demoiselle Esther Gobseck où elle avoue l'intention de se donner la mort, et où elle émet sur ses domestiques des soupçons qui paraissent les désigner comme étant les auteurs de la soustraction des sept cent cinquante mille francs. En parlant, monsieur Camusot comparait l'écriture de la lettre avec celle du testament, et il fut évident pour lui que la lettre était bien écrite par la même personne qui avait fait le testament. - Monsieur, vous vous êtes trop pressé de croire à un crime, ne vous pressez pas de croire à un vol. - Ah! dit Camusot en jetant un regard de juge sur le prévenu. - Ne croyez pas que je me compromette en disant que cette somme peut se retrouver, reprit Jacques Collin en faisant entendre au juge qu'il comprenait son soupçon. Cette pauvre fille était bien aimée par ses gens; et, si j'étais libre, je me chargerais de chercher un argent qui maintenant appartient à l'être que j'aime le plus au monde, à Lucien!... Auriez-vous la bonté de me permettre de lire cette lettre, ce sera bientôt fait.. c'est la preuve de l'innocence de mon cher enfant.. vous ne pouvez pas craindre que je l'anéantisse.. ni que j'en parle, je suis au secret. - Au secret!... s'écria le magistrat, vous n'y serez plus... C'est moi qui vous prie d'établir le plus promptement possible votre état, ayez recours à votre ambassadeur si vous voulez... Et il tendit la lettre à Jacques Collin. Camusot était heureux de sortir d'embarras, de pouvoir satisfaire le Procureur-général, mesdames de Maufrigneuse et de Sérisy. Néanmoins il examina froidement et curieusement la figure de son prévenu pendant qu'il lisait la lettre de la courtisane; et, malgré la sincérité des sentiments qui s'y peignaient, il se disait "C'est pourtant bien là une physionomie de bagne." - Voilà comme on l'aime!... dit Jacques Collin en rendant la lettre... Et il fit voir à Camusot une figure baignée de larmes. - Si vous le connaissiez! reprit-il, c'est une âme si jeune, si fraÃche, une beauté si magnifique, un enfant, un poète... On éprouve irrésistiblement le besoin de se sacrifier à lui, de satisfaire ses moindres désirs. Ce cher Lucien est si ravissant quand il est câlin... - Allons, dit le magistrat en faisant encore un effort pour découvrir la vérité, vous ne pouvez pas être Jacques Collin... - Non, monsieur... répondit le forçat. Et Jacques Collin se fit plus que jamais don Carlos Herrera. Dans son désir de terminer son oeuvre, il s'avança vers le juge, l'emmena dans l'embrasure de la croisée et prit les manières d'un prince de l'Eglise, en prenant le ton des confidences. - J'aime tant cet enfant, monsieur, que s'il fallait être le criminel pour qui vous me prenez afin d'éviter un désagrément à cette idole de mon coeur, je m'accuserais, dit-il à voix basse. J'imiterais la pauvre fille qui s'est tuée à son profit. Aussi, monsieur, vous supplié-je de m'accorder une faveur, c'est de mettre Lucien en liberté sur-le-champ... - Mon devoir s'y oppose, dit Camusot avec bonhomie; mais, s'il est avec le ciel des accommodements, la justice sait avoir des égards, et, si vous pouvez me donner de bonnes raisons... Parlez, ceci ne sera pas écrit... - Eh! bien, reprit Jacques Collin trompé par la bonhomie de Camusot, je sais tout ce que ce pauvre enfant souffre en ce moment, il est capable d'attenter à ses jours en se voyant en prison... - Oh! quant à cela, dit Camusot en faisant un haut-le-corps. - Vous ne savez pas qui vous obligez en m'obligeant, ajouta Jacques Collin qui voulut remuer d'autres cordes. Vous rendez service à un Ordre plus puissant que des comtesses de Sérisy, que des duchesses de Maufrigneuse qui ne vous pardonneront pas d'avoir eu dans votre cabinet leurs lettres..., dit-il en montrant deux liasses parfumées... Mon Ordre a de la mémoire. - Monsieur! dit Camusot, assez. Cherchez d'autres raisons à me donner. Je me dois autant au prévenu qu'à la vindicte publique. - Eh! bien, croyez-moi, je connais Lucien, c'est une âme de femme, de poète et de Méridional, sans consistance ni volonté, reprit Jacques Collin, qui crut avoir enfin deviné que le juge leur était acquis. Vous êtes certain de l'innocence de ce jeune homme, ne le tourmentez pas, ne le questionnez point; remettez-lui cette lettre, annoncez-lui qu'il est l'héritier d'Esther, et rendez-lui la liberté... Si vous agissez autrement, vous en serez au désespoir; tandis que si vous le relaxez purement et simplement, je vous expliquerai, moi gardez-moi au secret, demain, ce soir tout ce qui pourrait vous sembler mystérieux dans cette affaire, et les raisons de la poursuite acharnée dont je suis l'objet; mais je risquerai ma vie, on en veut à ma tête depuis cinq ans... Lucien libre, riche et marié à Clotilde de Grandlieu, ma tâche ici-bas est accomplie, je ne défendrai plus ma peau.. Mon persécuteur est un espion de votre dernier roi... - Ah! Corentin! - Ah! il se nomme Corentin... Je vous remercie... Eh! bien, monsieur, voulez-vous me promettre de faire ce que je vous demande?... - Un juge ne peut et ne doit rien promettre. Coquart! dites à l'huissier et aux gendarmes de reconduire le prévenu à la Conciergerie... - Je donnerai des ordres pour que ce soir vous soyez à la pistole, ajouta-t-il avec douceur en faisant un léger salut de tête au prévenu. Le juge reprend tous ses avantages Frappé de la demande que Jacques Collin venait de lui adresser et se rappelant l'insistance qu'il avait mise à être interrogé le premier, en s'appuyant sur son état de maladie, Camusot reprit toute sa défiance. En écoutant ses soupçons indéterminés, il Vit le prétendu moribond allant, marchant comme un Hercule, ne faisant plus aucune des singeries si bien jouées qui avaient signalé l'entrée. - Monsieur?... Jacques Collin se retourna. - Mon greffier, malgré votre refus de le signer, va vous lire le procès-verbal de votre interrogatoire. Le prévenu jouissait d'une admirable santé, le mouvement par lequel il vint s'asseoir près du greffier fut un dernier trait de lumière pour le juge. - Vous avez été promptement guéri? dit Camusot. - Je suis pincé, pensa Jacques Collin. Puis il répondit à haute voix "La joie, monsieur, est la seule panacée qui existe... cette lettre, la preuve d'une innocence dont je ne doutais pas... voilà le grand remède." Le juge suivit son prévenu d'un regard pensif lorsque l'huissier et les gendarmes l'entourèrent; puis il fit le mouvernent d'un homme qui se réveille, et jeta la lettre d'Esther sur le bureau de son greffier. - Coquart, copiez cette lettre!... Mélancolie particulière aux juges d'instruction S'il est dans la nature de l'homme de se défier de ce qu'on le supplie de faire quand la chose demandée est contre ses intérêts ou contre son devoir, souvent même quand elle lui est indifférente, ce sentiment est la loi du juge d'instruction. Plus le prévenu, dont l'état n'était pas encore fixé, fit apercevoir de nuages à l'horizon dans le cas où Lucien serait interrogé, plus cet interrogatoire parut nécessaire à Camusot. Cette formalité n'eût pas été, d'après le Code et les usages, indispensable, qu'elle était exigée par la question de l'identité de l'abbé Carlos, Dans toutes les carrières, il existe une conscience de métier. A défaut de curiosité, Camusot aurait questionné Lucien par honneur de magistrat comme il venait de questionner Jacques Collin, en déployant les ruses que se permet le magistrat le plus intègre. Le service à rendre, son avancement, tout passait chez Camusot après le désir de savoir la vérité, de la deviner, quitte à la taire. Il jouait du tambour sur les vitres en s'abandonnant au cours fluviatile de ses conjectures, car alors la pensée est comme une rivière qui parcourt mille contrées. Amants de la vérité, les magistrats sont comme les femmes jalouses, ils se livrent à mille suppositions et les fouillent avec le poignard du soupçon comme le sacrificateur antique éventrait les victimes; puis ils s'arrêtent non pas au vrai, mais au probable, et ils finissent par entrevoir le vrai. Une femme interroge un homme aimé comme le juge interroge un criminel. En de telles dispositions, un éclair, un mot, une inflexion de voix, une hésitation suffisent pour indiquer le fait, la trahison, le crime cachés. - La manière dont il vient de peindre son dévouement à son fils si c'est son fils, me ferait croire qu'il s'est trouvé dans la maison de cette fille pour veiller au grain; et, ne se doutant pas que l'oreiller de la morte cachait un testament, il aura pris, pour son fils, les sept cent cinquante mille francs, par provision!... Voilà la raison de sa promesse de faire retrouver la somme. Monsieur de Rubempré se doit à lui-même et doit à la justice d'éclaircir l'état civil de son père... Et me promettre la protection de son Ordre son Ordre! si je n'interroge pas Lucien!... Il resta sur cette pensée. Comme on vient de le voir, un magistrat instructeur dirige un interrogatoire à son gré. Libre à lui d'avoir de la finesse ou d'en manquer. Un interrogatoire, ce n'est rien, et c'est tout. Là gÃt la faveur. Camusot sonna, l'huissier était revenu. Il donna l'ordre d'aller chercher monsieur Lucien de Rubempré, mais en recommandant qu'il ne communiquât avec qui que ce soit pendant le trajet. Il était alors deux heures après midi. - Il y a un secret, se dit en lui-même le juge, et ce secret doit être bien important. Le raisonnement de mon amphibie, qui n'est ni prêtre, ni séculier, ni forçat, ni Espagnol, mais qui ne veut pas laisser sortir de la bouche de son protégé quelque parole terrible, est ceci "Le poète est faible, il est femme; il n'est pas comme moi, qui suis l'Hercule de la diplomatie, et vous lui arracherez facilement notre secret!" Eh! bien, nous allons tout savoir de l'innocent!... Et il continua de frapper le bord de sa table avec son couteau d'ivoire, pendant que son greffier copiait la lettre d'Esther. Combien de bizarreries dans l'usage de nos facultés! Camusot supposait tous les crimes possibles, et passait à côté du seul que le prévenu avait commis, le faux testament au profit de Lucien. Que ceux dont l'envie attaque la position des magistrats veuillent bien songer à cette vie passée en des soupçons continuels, à ces tortures imposées par ces gens à leur esprit, car les affaires civiles ne sont pas moins tortueuses que les instructions criminelles, et ils penseront peut-être que le prêtre et le magistrat ont un harnais également lourd, également garni de pointes à l'intérieur. Toute profession d'ailleurs a son cilice et ses casse-têtes chinois. Dangers que court l'innocence au Palais Vers deux heures, monsieur Camusot vit entrer Lucien de Rubempré, pâle, défait, les yeux rouges et gonflés, enfin dans un état d'affaissement qui lui permit de comparer la nature à l'art, le moribond vrai au moribond de théâtre. Le trajet fait de la Conciergerie au cabinet du juge entre deux gendarmes précédés d'un huissier avait porté le désespoir au comble chez Lucien. Il est dans l'esprit du poète de préférer un supplice à un jugement. En voyant cette nature entièrement dénuée du courage moral qui fait hésiter le juge et qui venait de se manifester si puissamment chez l'autre prévenu, monsieur Camusot eut pitié de cette facile victoire, et ce mépris lui permit de porter des coups décisifs, en lui laissant sur le terrain cette affreuse liberté d'esprit qui distingue le tireur quand il s'agit d'abattre des poupées. - Remettez-vous, monsieur de Rubempré, vous êtes en présence d'un magistrat empressé de réparer le mal que fait involontairement la justice par une arrestation préventive, quand elle est sans fondement. Je vous crois innocent, vous allez être libre immédiatement. Voici la preuve de votre innocence. C'est une lettre gardée par votre portière en votre absence, et qu'elle vient d'apporter. Dans le trouble causé par la descente de la justice et par la nouvelle de votre arrestation à Fontainebleau, cette femme avait oublié cette lettre qui vient de mademoiselle Esther Gobseck... Lisez! Lucien prit la lettre, la lut et fondit en larmes. Il sanglota sans pouvoir articuler une parole. Après un quart d'heure, temps pendant lequel Lucien eut beaucoup de peine à retrouver de la force, le greffier lui présenta la copie de la lettre et le pria de signer un pour copie conforme à l'original à représenter à première réquisition tant que durera l'instruction du procès, en lui offrant de collationner; mais Lucien s'en rapporta naturellement à la parole de Coquart quant à l'exactitude. - Monsieur, dit le juge d'un air plein de bonhomie, il est néanmoins difficile de vous mettre en liberté sans avoir rempli nos formalités et sans vous avoir adressé quelques questions... C'est presque comme témoin que je vous requiers de répondre. A un homme comme vous, je croirais presque inutile de faire observer que le serment de dire toute la vérité n'est pas ici seulement un appel à votre conscience, mais encore une nécessité de votre position, ambiguà pour quelques instants. La vérité ne peut rien sur vous quelle qu'elle soit; mais le mensonge vous enverrait en Cour d'assises, et me forcerait à vous faire reconduire à la Conciergerie, tandis qu'en répondant franchement à mes questions vous coucherez ce soir chez vous, et vous serez réhabilité par cette nouvelle que publieront les journaux "Monsieur de Rubempré, arrêté hier à Fontainebleau, a été sur-le-champ élargi après un très court interrogatoire." Ce discours produisit une vive impression sur Lucien, et en voyant les dispositions de son prévenu, le juge ajouta "je vous le répète, vous étiez soupçonné de complicité dans un meurtre par empoisonnement sur la personne de la demoiselle Esther, il y a preuve de son suicide, tout est dit; mais on a soustrait une somme de sept cent cinquante mille francs qui dépend de la succession, et vous êtes l'héritier; il y a là malheureusement un crime. Ce crime a précédé la découverte du testament. Or, la justice a des raisons de croire qu'une personne qui vous aime, autant que vous aimait cette demoiselle Esther, s'est permis ce crime à votre profit... - Ne m'interrompez pas, dit Camusot en imposant silence à Lucien qui voulait parler, je ne vous interroge pas encore. Je veux vous faire comprendre combien votre honneur est intéressé dans cette question. Abandonnez le faux, le misérable point dhonneur qui lie entre eux les complices, et dites toute la vérité?" On a dû déjà remarquer l'excessive disproportion des armes dans cette lutte entre les prévenus et les juges d'instruction. Certes la négation habilement maniée a pour elle l'absolu de sa forme et suffit à la défense du criminel; mais c'est en quelque sorte une panoplie qui devient écrasante quand le stylet de l'interrogation y trouve un joint. Dès que la dénégation est insuffisante contre certains faits évidents, le prévenu se trouve entièrement à la discrétion du juge. Supposez maintenant un demi-criminel, comme Lucien, qui, sauvé d'un premier naufrage de sa vertu, pourrait s'amender et devenir utile à son pays, il périra dans les traquenards de l'instruction. Le juge rédige un procès-verbal très sec, une analyse fidèle des questions et des réponses; mais de ses discours insidieusement paternels, de ses remontrances captieuses dans le genre de celle-ci, rien n'en reste. Les juges de la juridiction supérieure et les jurés voient les résultats sans connaÃtre les moyens. Aussi, selon quelques bons esprits, le jury serait-il excellent, comme en Angleterre, pour procéder à l'instruction. La France a joui de ce système pendant un certain temps. Sous le code de brumaire an IV, cette institution s'appelait le jury d'accusation par opposition au jury de jugement. Quant au procès définitif, si l'on en revenait aux jurys d'accusation, il devrait être attribué aux cours royales, sans concours de jurés. Où tous ceux qui ont fait des fautes trembleront de comparoir devant un tribunal quelconque - Maintenant, dit Camusot après une pause, comment vous appelez-vous? Monsieur Coquart, attention!... dit-il au greffier. - Lucien Chardon, de Rubempré. - Vous êtes né? - A Angoulême... Et Lucien donna le jour, le mois et l'année. - Vous n'avez pas eu de patrimoine? - Aucun. - Vous avez néanmoins fait, pendant un premier séjour à Paris, des dépenses considérables, relativement à votre peu de fortune? - Oui, monsieur; mais à cette époque, j'ai eu dans mademoiselle Coralie une amie excessivement dévouée et que j'ai eu le malheur de perdre. Ce fut le chagrin causé par cette mort qui me ramena dans mon pays. - Bien, monsieur, dit Camusot. Je vous loue de votre franchise, elle sera bien appréciée. Lucien entrait, comme on le voit, dans la voie d'une confession générale. - Vous avez fait des dépenses bien plus considérables encore à votre retour d'Angoulême à Paris, reprit Camusot, vous avez vécu comme un homme qui aurait environ soixante mille francs de rentes. - Oui, monsieur... - Qui vous fournissait cet argent? - Mon protecteur, l'abbé Carlos Herrera. - Ou l'avez-vous connu? - Je l'ai rencontré sur la grande route, au moment où j'allais me débarrasser de la vie par un suicide... - Vous n'aviez jamais entendu parler de lui dans votre famille, à votre mère?... - Jamais. - Votre mère ne vous a jamais dit avoir rencontré d'Espagnol? - Jamais. - Pouvez-vous vous rappeler le mois, l'année où vous vous êtes lié avec la demoiselle Esther? - Vers la fin de 1823, à un petit théà tre du boulevard. - Elle a commencé par vous coûter de l'argent? - Oui, monsieur. - Dernièrement, dans le désir d'épouser mademoiselle de Grandlieu, vous avez acheté les restes du château de Rubempré, vous y avez joint des terres pour un million, vous avez dit à la famille Grandlieu que votre soeur et votre beau-frère venaient de faire un héritage considérable et que vous deviez ces sommes à leur libéralité?... Avez-vous dit cela, monsieur, à la famille Grandlieu? - Oui, monsieur. - Vous ignorez la cause de la rupture de votre mariage? - Entièrement, monsieur. - Eh! bien, la famille de Grandlieu a envoyé chez votre beau-frère un des plus respectables avoués de Paris pour prendre des renseignements. A Angoulême, l'avoué, d'après les aveux mêmes de votre soeur et de votre beau-frère, a su que non seulement ils vous avaient prêté peu de chose, mais encore que leur héritage se composait d'immeubles, assez importants, il est vrai, mais la somme des capitaux s'élevait à peine à deux cent mille francs... Vous ne devez pas trouver étrange qu'une famille comme celle de Grandlieu recule devant une fortune dont l'origine ne se justifie pas... Voilà , monsieur, où vous a conduit un mensonge... Lucien fut glacé par cette révélation, et le peu de force d'esprit qu'il conservait l'abandonna. - La Police et la Justice savent tout ce qu'elles veulent savoir, dit Camusot, songez bien à ceci. Maintenant, reprit-il en pensant à la qualité de père que s'était donnée Jacques Collin, connaissez-vous qui est ce prétendu Carlos Herrera? - Oui, monsieur, mais je l'ai su trop tard... - Comment trop tard? Expliquez-vous! - Ce n'est pas un prêtre, ce n'est pas un Espagnol, c'est... - Un forçat évadé, dit vivement le juge. - Oui, répondit Lucien. Quand le fatal secret me fut révélé, j'étais son obligé, j'avais cru me lier avec un respectable ecclésiastique... - Jacques Collin... dit le juge en commençant une phrase. - Oui, Jacques Collin, répéta Lucien, c'est son nom. - Bien. Jacques Collin, reprit monsieur Camusot, vient d'être reconnu tout à l'heure par une personne, et s'il nie encore son identité, c'est, je crois, dans votre intérêt. Mais je vous demandais si vous saviez qui est cet homme dans le but de relever une autre imposture de Jacques Collin. Lucien eut aussitôt comme un fer rouge dans les entrailles en entendant cette terrifiante observation. - Ignorez-vous, dit le juge en continuant, qu'il prétend être votre père pour justifier l'extraordinaire affection dont vous êtes l'objet? - Lui! mon père!... oh! monsieur!... il a dit cela! - Soupçonnez-vous d'où provenaient les sommes qu'il vous remettait; car, s'il faut en croire la lettre que vous avez entre les mains, la demoiselle Esther, cette pauvre fille, vous aurait rendu plus tard les mêmes services que la demoiselle Coralie; mais vous êtes resté, comme vous venez de le dire, pendant quelques années à vivre, et très splendidement, sans rien recevoir d'elle. - C'est à vous, monsieur, que je demanderai de me dire, s'écria Lucien, où les forçats puisent de l'argent!... Un Jacques Collin mon père!... Oh! ma pauvre mère... Et il fondit en larmes. - Greffier, donnez lecture au prévenu de la partie de l'interrogatoire du prétendu Carlos Herrera dans laquelle il s'est dit le père de Lucien de Rubempré. Le poète écouta cette lecture dans un silence et dans une contenance qui fit peine à voir. - Je suis perdu! s'écria-t-il. - On ne se perd pas dans la voie de l'honneur et de la vérité, dit le juge. - Mais vous traduirez Jacques Collin en Cour d'assises? dernanda Lucien. - Certainement, répondit Camusot qui voulut continuer à faire causer Lucien. Achevez votre pensée. Les deux morales Mais, malgré les efforts et les remontrances du juge, Lucien ne répondit plus. La réflexion était venue trop tard, comme chez tous les hommes qui sont esclaves de la sensation. Là est la différence entre le poète et l'homme d'action l'un se livre au sentiment pour le reproduire en images vives, il ne juge qu'après; tandis que l'autre sent et juge à la fois. Lucien resta morne, pâle, il se voyait au fond du précipice où l'avait fait rouler le juge d'instruction à la bonhomie de qui, lui poète, il s'était laissé prendre. Il venait de trahir non pas son bienfaiteur, mais son complice qui, lui, avait défendu leur position avec un courage de lion, avec une habileté tout d'une pièce. Là où Jacques Collin avait tout sauvé par son audace, Lucien, l'homme d'esprit, avait tout perdu par son inintelligence et par son défaut de réflexion. Ce mensonge infâme et qui l'indignait servait de paravent à une plus infâme vérité. Confondu par la subtilité du juge, épouvanté par sa cruelle adresse, par la rapidité des coups qu'il lui avait portés en se servant des fautes d'une vie mise à jour comme de crocs pour fouiller sa conscience, Lucien était là semblable à l'animal que le billot de l'abattoir a manqué. Libre et innocent, à son entrée dans ce cabinet, en un instant, il se trouvait criminel par ses propres aveux. Enfin, dernière raillerie sérieuse, le juge, calme et froid, faisait observer à Lucien que ses révélations étaient le fruit d'une méprise. Camusot pensait à la qualité de père prise par Jacques Collin, tandis que Lucien, tout entier à la crainte de voir son alliance avec un forçat évadé devenir publique, avait imité la célèbre inadvertance des meurtriers d'Ibicus. L'une des gloires de Royer-Collard est d'avoir proclamé le triomphe constant des sentiments naturels sur les sentiments imposés, d'avoir soutenu la cause de l'antériorité des serments en prétendant que la loi de l'hospitalité, par exemple, devait lier au point d'annuler la vertu du serment judiciaire. Il a confessé cette théorie à la face du monde, à la tribune française; il a courageusement vanté les conspirateurs, il a montré qu'il était humain d'obéir à l'amitié plutôt qu'à des lois tyranniques tirées de l'arsenal social pour telle ou telle circonstance. Enfin le Droit naturel a des lois qui n'ont jamais été promulgées et qui sont plus efficaces, mieux connues que celles forgées par la société. Lucien venait de méconnaÃtre, et à son détriment, la loi de solidarité qui l'obligeait à se taire et à laisser Jacques Collin se défendre; bien plus, il l'avait chargé! Dans son intérêt, cet homme devait être pour lui et toujours, Carlos Herrera. Monsieur Camusot jouissait de son triomphe, il tenait deux coupables, il avait abattu sous la main de la justice l'un des favoris de la mode, et trouvé l'introuvable Jacques Collin. Il allait être proclamé l'un des plus habiles juges d'instruction. Aussi laissait-il son prévenu tranquille; mais il étudiait ce silence de consternation, il voyait les gouttes de sueur s'accroÃtre sur ce visage décomposé, grossir et tomber enfin mêlées à deux ruisseaux de larmes. Le coup de massue - Pourquoi pleurer, monsieur de Rubempré? vous êtes, comme je vous l'ai dit, l'héritier de mademoiselle Esther, qui n'a pas d'héritiers ni collatéraux ni directs, et sa succession se monte à près de huit millions, si l'on retrouve les sept cent cinquante mille francs égarés. Ce fut le dernier coup pour le coupable. De la tenue pendant dix minutes, comme le disait Jacques Collin dans son billet, et Lucien atteignait au but de tous ses désirs! il s'acquittait avec Jacques Collin, il s'en séparait, il devenait riche, il épousait mademoiselle de Grandlieu. Rien ne démontre plus éloquemment que cette scène la puissance dont sont armés les juges d'instruction par l'isolement ou par la séparation des prévenus, et le prix d'une communication comme celle qu'Asie avait faite à Jacques Collin. - Ah! monsieur, répondit Lucien avec l'amertume et l'ironie de l'homme qui se fait un piédestal de son malheur accompli, comme on a raison de dire dans votre langage subir un interrogatoire!... Entre la torture physique d'autrefois et la torture morale d'aujourd'hui, je n'hésiterais pas pour mon compte, je préférerais les souffrances qu'infligeait jadis le bourreau. Que voulez-vous encore de moi? reprit-il avec fierté. - Ici, monsieur, dit le magistrat devenant rogue et narquois pour répondre à l'orgueil du poète, moi seul ai le droit de poser des questions. - J'avais le droit de ne pas répondre, dit en murmurant le pauvre Lucien à qui son intelligence était revenue dans toute sa netteté. - Greffier, lisez au prévenu son interrogatoire... - Je redeviens un prévenu! se dit Lucien. Pendant que le commis lisait, Lucien prit une résolution qui l'obligeait à caresser monsieur Camusot. Quand le murmure de la voix de Coquart cessa, le poète eut le tressaillement d'un homme qui dort pendant un bruit auquel ses organes se sont accoutumés et qu'alors le silence surprend. - Vous avez à signer le procès-verbal de votre interrogatoire, dit le juge. - Et me mettez-vous en liberté? demanda Lucien devenant ironique à son tour. - Pas encore, répondit Camusot; mais demain, après votre confrontation avec Jacques Collin, vous serez sans doute libre. La justice doit savoir maintenant si vous êtes ou non complice des crimes que peut avoir commis cet individu depuis son évasion, qui date de 1820. Néanmoins, vous n'êtes plus au secret. Je vais écrire au directeur de vous mettre dans la meilleure chambre de la pistole. - Y trouverais-je ce qu'il faut pour écrire... - On vous y fournira tout ce que vous demanderez, j'en ferai donner l'ordre par l'huissier qui va vous reconduire. Lucien signa machinalement le procès-verbal, et il en parapha les renvois en obéissant aux indications de Coquart avec la douceur de la victime résignée. Un seul détail en dira plus sur l'état où il se trouvait que la peinture la plus minutieuse. L'annonce de sa confrontation avec Jacques Collin avait séché sur sa figure les gouttelettes de sueur, ses yeux secs brillaient d'un éclat insupportable. Enfin il devint, en un moment rapide comme l'éclair, ce qu'était Jacques Collin, un homme de bronze. Chez les gens dont le caractère ressemble à celui de Lucien, et que Jacques Collin avait si bien analysé, ces passages subits d'un état de démoralisation complète à un état quasiment métallique tant les forces humaines se tendent, sont les plus éclatants phénomènes de la vie des idées. La volonté revient, comme l'eau disparue d'une source; elle s'infuse dans l'appareil préparé pour le jeu de sa substance constitutive inconnue; et, alors, le cadavre se fait homme, et l'homme s'élance plein de force à des luttes suprêmes. Lucien mit la lettre d'Esther sur son coeur avec le portrait qu'elle lui avait renvoyé. puis il salua dédaigneusement monsieur Camusot, et marcha d'un pas ferme dans les corridors entre deux gendarmes. - C'est un profond scélérat! dit le juge à son greffier pour se venger du mépris écrasant que le poète venait de lui témoigner. Il a cru se sauver en livrant son complice. - Des deux, dit Coquart timidement, le forçat est le plus corsé... Le juge à la torture - Je vous rends votre liberté pour aujourd'hui, Coquart, dit le juge. En voilà bien assez. Renvoyez les gens qui attendent, en les prévenant de revenir demain. Ah! vous irez sur-le-champ chez monsieur le Procureur-general savoir s'il est encore dans son cabinet; s'il y est,demandez un moment d'audience pour moi. Oh! il y sera, reprit-il après avoir regardé l'heure à une méchante horloge de bois peint en vert et à filets dorés. il est trois heures un quart. Ces interrogations, qui se lisent si rapidement, étant entièrement écrites, les demandes aussi bien que les réponses prennent un temps énorme. C'est une des causes de la lenteur des instructions criminelles et de la durée des détentions préventives. Pour les petits, c'est la ruine, pour les riches, c'est la honte; car pour eux un élargissement immédiat répare, autant qu'il peut être réparé, le malheur d'une arrestation. Voilà pourquoi les deux scènes qui viennent d'être fidèlement reproduites avaient employé tout le temps consumé par Asie à déchiffrer les ordres du maÃtre, à faire sortir une duchesse de son boudoir et à donner de l'énergie à madame de Sérisy. En ce moment, Camusot, qui songeait à tirer parti de son habileté, prit les deux interrogatoires, les relut et se proposait de les montrer au Procureur-général en lui demandant son avis. Pendant la délibération à laquelle il se livrait, son huissier revint pour lui dire que le valet de chambre de madame la comtesse de Sérisy voulait absolument lui parler. Sur un signe de Camusot, un valet de chambre, vêtu comme un maÃtre, entra, regarda l'huissier et le magistrat alternativement, et dit "C'est bien à monsieur Camusot que j'ai l'honneur..." - Oui, répondirent le juge et l'huissier. Camusot prit une lettre que lui tendit le domestique, et lut ce qui suit "Dans bien des intérêts que vous comprendrez, mon cher Camusot, n'interrogez pas monsieur de Rubempré; nous vous apportons les preuves de son innocence, afin qu'il soit immédiatement élargi. "D. DE MAUFRIGNEUSE, L. DE SERISY. "P. S. Brûlez cette lettre." Camusot comprit qu'il avait fait une énorme faute en tendant des pièges à Lucien, et il commença par obéir aux deux grandes dames. Il alluma une bougie et détruisit la lettre écrite par la duchesse. Le valet de chambre salua respectueusement. - Madame de Sérisy va donc venir? demanda-t-il. - On attelait, répondit le valet de chambre. En ce moment, Coquart vint apprendre à monsieur Camusot que le Procureur-général l'attendait. Sous le poids de la faute qu'il avait commise contre son ambition au profit de la Justice, le juge, chez qui sept ans d'exercice avaient développé la finesse dont est pourvu tout homme qui s'est mesuré avec des grisettes en faisant son Droit, voulut avoir des armes contre le ressentiment des deux grandes dames. La bougie à laquelle il avait brûlé la lettre étant encore allumée, il s'en servit pour cacheter les trente billets de la duchesse de Maufrigneuse à Lucien et la correspondance assez volumineuse de madame de Sérisy. Puis il se rendit chez le Procureur-général. Monsieur le Procureur-général Le Palais-de-Justice est un amas confus de constructions superposées les unes aux autres, les unes pleines de grandeur, les autres mesquines, et qui se nuisent entre elles par un défaut d'ensemble. La salle des Pas-Perdus est la plus grande des salles connues; mais sa nudité fait horreur et décourage les yeux. Cette vaste cathédrale de la chicane écrase la cour Royale. Enfin, la galerie Marchande mène à deux cloaques. Dans cette galerie ou remarque un escalier à double rampe, un peu plus grand que celui de la Police correctionnelle, et sous lequel s'ouvre une grande porte à deux battants. L'escalier conduit à la Cour d'assises, et la porte inférieure à une seconde Cour d'assises. Il se rencontre des années où les crimes commis dans le département de la Seine exigent deux sessions. C'est par là que se trouvent le parquet du Procureur-général, la chambre des avocats, leur bibliothèque, les cabinets des avocats-généraux, ceux des substituts du Procureur-général. Tous ces locaux, car il faut se servir d'un terme générique, sont unis par de petits escaliers de moulin, par des corridors sombres qui sont la honte de l'architecture, celle de la ville de Paris et celle de la France. Dans ses intérieurs, la première de nos justices souveraines surpasse les prisons dans ce qu'elles ont de hideux. Le peintre de moeurs reculerait devant la nécessité de décrire l'ignoble couloir d'un mètre de largeur où se tiennent les témoins à la cour d'assises supérieure. Quant au poêle qui sert à chauffer la salle des séances, il déshonorerait un café du boulevard Montparnasse. Le cabinet du Procureur-général est pratiqué dans un pavillon octogone qui flanque le corps de la galerie marchande, et pris récemment, par rapport à l'âge du Palais, sur le terrain du préau attenant au quartier des femmes. Toute cette partie du Palais-de-Justice est obombrée par les hautes et magnifiques constructions de la Sainte-Chapelle. Aussi est-ce sombre et silencieux. Monsieur de Granville, ce digne successeur des grands magistrats du vieux Parlement, n'avait pas voulu quitter le Palais sans une solution dans l'affaire de Lucien. Il attendait des nouvelles de Camusot, et le message du juge le plongea dans cette rêverie involontaire que l'attente cause aux esprits les plus fermes. Il était assis dans l'embrasure de la croisée de son cabinet, il se leva, se mit à marcher de long en long, car il avait trouvé le matin Camusot, sur le passage duquel il s'était mis, peu compréhensif, il avait des inquiétudes vagues, il souffrait. Voici pourquoi. La dignité de ses fonctions lui défendait d'attenter à l'indépendance absolue du magistrat inférieur, et il s'agissait dans ce procès de l'honneur, de la considération de son meilleur ami, de l'un de ses plus chauds protecteurs, le comte de Sérisy, ministre d'Etat, membre du conseil privé, le vice-président du Conseil-d'Etat, le futur chancelier de France, au cas où le noble vieillard qui remplissait ces augustes fonctions viendrait à mourir. Monsieur de Sérisy avait le malheur d'adorer sa femme quand même, il la couvrait toujours de sa protection. Or, le Procureur-général devinait bien l'affreux tapage que ferait, dans le monde et à la Cour, la culpabilité d'un homme dont le nom avait été si souvent marié malignement à celui de la comtesse. - Ah! se disait-il en se croisant les bras, autrefois le pouvoir royal avait la ressource des évocations... Notre manie d'égalité tuera ce temps-ci... Ce digne magistrat connaissait l'entraÃnement et les malheurs des attachements illicites. Esther et Lucien avaient repris, comme on l'a vu, l'appartement où le comte de Granville avait vécu maritalement et secrètement avec mademoiselle de Bellefeuille, et d'où elle s'était enfuie un jour, enlevée par un misérable Voir Un Double Ménage, SCENES DE LA VIE PRIVEE. Au moment où le Procureur-général se disait "Camusot nous aura fait quelque sottise!" le juge d'instruction frappa deux coups à la porte du cabinet. - Eh! bien, mon cher Camusot, comment va l'affaire dont je vous parlais ce matin? - Mal, monsieur le comte, lisez et jugez-en vous-même? Il tendit les deux procès-verbaux des interrogatoires à monsieur de Granville, qui prit son lorgnon et alla lire dans l'embrasure de la croisée. Ce fut une lecture rapide. - Vous avez fait votre devoir, dit le Procureur-général d'une voix émue. Tout est dit, la justice aura son cours... Vous avez fait preuve de trop d'habileté pour qu'on se prive jamais d'un juge d'instruction tel que vous... Monsieur de Granville aurait dit à Camusot "Vous resterez pendant toute votre vie juge d'instruction!..." il n'aurait pas été plus explicite que dans cette phrase complimenteuse. Camusot eut froid dans les entrailles. - Madame la duchesse de Maufrigneuse, à qui je dois beaucoup, m'avait prié... - Ah! la duchesse de Maufrigneuse, dit Granville en interrompant le juge, c'est vrai, c'est l'amie de madame de Sérisy. Vous n'avez cédé, je le vois, à aucune influence. Vous avez bien fait; monsieur, vous serez un grand magistrat. Est-il trop tard? En ce moment le comte Octave de Bauvan ouvrit sans frapper, et dit au comte de Granville "Mon cher, je t'amène une jolie femme qui ne savait où donner de la tête, elle allait se perdre dans notre labyrinthe.." Et le comte Octave tenait par la main la comtesse de Sérisy qui, depuis un quart d'heure, errait dans le Palais. - Vous ici, madame, s'écria le Procureur-général en avançant son propre fauteuil, et dans quel moment!... Voici monsieur Camusot, madame, ajouta-t-il en montrant le juge. Bauvan, reprit-il en s'adressant à cet illustre orateur ministériel de la Restauration, attends-moi chez le premier président, il est encore chez lui, je t'y rejoins. Le comte Octave de Bauvan comprit que non seulement il était de trop, mais encore que le Procureur-général voulait avoir une raison de quitter son cabinet. Madame de Sérisy n'avait pas commis la faute de venir au Palais dans son magnifique coupé à manteau bleu armorié, avec son cocher galonné et ses deux valets en culotte courte et en bas de soie blancs. Au moment de partir, Asie avait fait comprendre aux deux grandes dames la nécessité de prendre le fiacre dans lequel elle était venue avec la duchesse; enfin elle avait également imposé à la maÃtresse de Lucien cette toilette qui, pour les femmes, est ce qu'était autrefois le manteau couleur muraille pour les hommes. La comtesse portait une redingote brune, un vieux châle noir et un chapeau de velours, dont les fleurs arrachées avaient été remplacées par un voile de dentelle noire très épais. - Vous avez reçu notre lettre... dit-elle à Camusot dont l'hébétement fut pris par elle comme une preuve de respect admiratif. - Trop tard, hélas, madame la comtesse, répondit le juge qui n'avait de tact et d'esprit que dans son cabinet contre ses prévenus. - Comment, trop tard?... Elle regarda monsieur de Granville et vit la consternation peinte sur sa figure. - Il ne peut pas, il ne doit pas être encore trop tard, ajouta-t-elle avec une intonation de despote. Tout ce que font les femmes à Paris Les femmes, les jolies femmes posées, comme l'est madame de Sérisy, sont les enfants gâtés de la civilisation française. Si les femmes des autres pays savaient ce qu'est à Paris une femme à la mode, riche et titrée, elles penseraient toutes à venir jouir de cette royauté magnifique. Les femmes vouées aux seuls liens de leur bienséance, à cette collection de petites lois déjà nommée assez souvent dans La Comédie Humaine, le Code Femelle, se moquent des lois que les hommes ont faites. Elles disent tout, elles ne reculent devant aucune faute, devant aucune sottise; car elles ont toutes admirablement compris qu'elles ne sont responsables de rien dans la vie, excepté de leur honneur féminin et de leurs enfants. Elles disent en riant les plus grandes énormités. A propos de tout, elles répètent ce mot dit par la jolie madame de Bauvan dans les premiers temps de son mariage à son mari qu'elle était venue chercher au Palais "Dépêche-toi de juger, et viens!" - Madame, dit le Procureur-général, monsieur Lucien de Rubempré n'est coupable ni de vol, ni d'empoisonnement; mais monsieur Camusot lui a fait avouer un crime plus grand que ceux-là !... - Quoi? demanda-t-elle. - Il s'est reconnu, lui dit le Procureur-général à l'oreille, l'ami, l'élève d'un forçat évadé. L'abbé Carlos Herrera, cet Espagnol qui demeurait depuis environ sept ans avec lui, serait notre fameux Jacques Collin.. Madame de Sérisy recevait autant de coups de barre de fer que le magistrat disait de paroles; mais ce nom célèbre fut le coup de grâce. - Et la morale de ceci?... dit-elle d'une voix qui fut un souffle. - Est, reprit monsieur de Granville en continuant la phrase de la comtesse et en parlant à voix basse, que le forçat sera traduit aux assises, et que si Lucien n'y comparaÃt pas à ses côtés comme ayant profité sciemment des crimes de cet homme, il y viendra comme témoin gravement compromis... - Ah! ça, jamais!... s'écria-t-elle tout haut avec une incroyable fermeté. Quant à moi je n'hésiterais pas entre la mort et la perspective de voir un homme que le monde a regardé comme mon meilleur ami, déclaré judiciairement le camarade d'un forçat... Le Roi aime beaucoup mon mari. - Madame, dit en souriant et à haute voix le Procureur-général, le Roi n'a pas le moindre pouvoir sur le plus petit juge d'instruction de son royaume ni sur les débats d'une Cour d'assises. Là est la grandeur de nos institutions nouvelles. Moi-même je viens de féliciter monsieur Camusot de son habileté... - De sa maladresse, reprit vivement la comtesse que les accointances de Lucien avec un bandit inquiétaient bien moins que sa liaison avec Esther. - Si vous lisiez les interrogatoires que monsieur Camusot a fait subir aux deux prévenus, vous verriez que tout dépend de lui... Après cette phrase, la seule que le Procureur-général pouvait se permettre, et après un regard d'une finesse féminine ou, si vous voulez, judiciaire, il se dirigea vers la porte de son cabinet. Puis il ajouta sur le seuil en se retournant "Pardonnez-moi! madame, j'ai deux mots à dire à Bauvan..." Ceci, dans le langage du monde, signifiait pour la comtesse "Je ne peux pas être témoin de ce qui va se passer entre vous et Camusot." Tout ce que peuvent les femmes à Paris - Qu'est-ce que c'est que ces interrogatoires? dit alors Léontine avec douceur à Camusot resté tout penaud devant la femme d'un des plus grands personnages de l'Etat. - Madame, répondit Camusot, un greffier met par écrit les demandes du juge et les réponses des prévenus, le procès-verbal est signé par le greffier, par les prévenus. Ces procès-verbaux sont les éléments de la procédure, ils déterminent l'accusation et le renvoi des accusés devant la Cour d'assises. - Eh! bien, reprit-elle, si l'on supprimait ces interrogatoires?... - Ah! madame, ce serait un crime qu'aucun magistrat ne peut commettre, un crime sociale! - C'est un crime bien plus grand contre Moi de les avoir écrits; mais, en ce moment, c'est la seule preuve contre Lucien. Voyons, lisez-moi son interrogatoire afin de savoir s'il nous reste quelque moyen de nous sauver tous. Mon Dieu, il ne s'agit pas seulement de moi, qui me donnerais froidement la mort, il s'agit aussi du bonheur de monsieur de Sérisy. - Madame, dit Camusot, ne croyez pas que j'ai oublié les égards que je vous devais. Si monsieur Popinot, par exemple, avait été chargé de cette instruction, vous eussiez été plus malheureuse que vous ne l'êtes avec moi; car il ne serait pas venu consulter le Procureur-général. On ne saurait rien. Tenez, madame, on a tout saisi chez monsieur Lucien, même vos lettres... - Oh! mes lettres! - Les voici, cachetées?... dit le magistrat. La comtesse, dans son trouble, sonna comme si elle eût été chez elle, et le garçon de bureau du Procureur-général entra. - De la lumière, dit-elle. Le garçon alluma une bougie et la mit sur la cheminée pendant que la comtesse reconnaissait ses lettres, les comptait, les chiffonnait et les jetait dans le foyer. Bientôt la comtesse mit le feu à ce tas de papier en se servant de la dernière lettre tortillée comme d'une torche. Camusot regardait flamber les papiers assez niaisement en tenant à la main ses deux procès-verbaux. La comtesse, qui paraissait uniquement occupée d'anéantir les preuves de sa tendresse, observait le juge du coin de l'oeil. Elle prit son temps, elle calcula ses mouvements, et, avec une agilité de chatte, elle saisit les deux interrogatoires et les lança dans le feu; mais Camusot les y reprit, la comtesse s'élança sur le juge et ressaisit les papiers enflammés. Il s'ensuivit une lutte pendant laquelle Camusot criait "Madame! madame! vous attentez à ... Madame..." Un homme s'élança dans le cabinet, et la comtesse ne put retenir un cri en reconnaissant le comte de Sérisy, suivi de messieurs de Granville et de Bauvan. Néanmoins Léontine, qui voulait sauver à tout prix Lucien, ne lâchait point les terribles papiers timbrés qu'elle tenait avec une force de tenailles, quoique la flamme eût déjà produit sur sa peau délicate l'effet de moxas. Enfin Camusot, dont les doigts étaient également atteints par le feu, parut avoir honte de cette situation, il abandonna les papiers; il n'en restait plus que la portion serrée par les mains des deux lutteurs, et que le feu n'avait pu mordre. Cette scène s'était passée en un laps de temps moins considérable que le moment d'en lire le récit. Histoire de rire - De quoi pouvait-il être question entre vous et madame de Sérisy? demanda le ministre d'Etat à Camusot. Avant que le juge répondÃt, la comtesse alla présenter les papiers à la bougie et les jeta sur les fragments de ses lettres que le feu n'avait pas entièrement consumés. - J'aurais, dit Camusot, à porter plainte contre madame la comtesse. - Et qu'a-t-elle fait? demanda le Procureur-général en regardant alternativement la comtesse et le juge. - J'ai brûlé les interrogatoires, répondit en riant la femme à la mode si heureuse de son coup de tête qu'elle ne sentait pas encore ses brûlures. Si c'est un crime, eh! bien, monsieur peut recommencer ses affreux gribouillages. - C'est vrai, répondit Camusot en essayant de retrouver sa dignité. - Hé bien, tout est pour le mieux, dit le Procureur-général. Mais, chère comtesse, il ne faudrait pas prendre souvent de pareilles libertés avec la magistrature, elle pourrait ne plus voir qui vous êtes. - Monsieur Camusot résistait bravement à une femme à qui rien ne résiste, l'honneur de la robe est sauvé! dit en riant le comte de Bauvan. - Ah! monsieur Camusot résistait?... dit en riant le Procureur-général, il est très fort, je n'oserais pas résister à la comtesse! En ce moment, ce grave attentat devint une plaisanterie de jolie femme, et dont riait Camusot lui-même. Le Procureur-général aperçut alors un homme qui ne riait pas. Justement effrayé par l'attitude et la physionomie du comte de Sérisy, monsieur de Granville le prit à part. - Mon ami, lui dit-il à l'oreille, ta douleur me décide à transiger pour la première et seule fois de ma vie avec mes devoirs. Le magistrat sonna, son garçon de bureau vint. - Dites à monsieur de Chargeboeuf de venir me parler. Monsieur de Chargeboeuf, jeune avocat stagiaire, était le secrétaire du Procureur-général. - Mon cher maÃtre, reprit le Procureur-général en attirant Camusot dans l'embrasure de la croisée, allez dans votre cabinet, refaites avec un greffier l'interrogatoire de l'abbé Carlos Herrera qui, n'ayant pas été signé par lui, peut se recommencer sans inconvénient. Vous confronterez demain ce diplomate espagnol avec messieurs de Rastignac et Bianchon, qui ne reconnaÃtront pas en lui notre Jacques Collin. Sûr de sa mise en liberté, cet homme signera les interrogatoires. Quant à Lucien de Rubempré, mettez-le dès ce soir en liberté, car ce n'est pas lui qui parlera de l'interrogatoire dont le procès-verbal est supprimé, surtout après l'admonestation que je vais lui faire. La Gazette des Tribunaux annoncera demain la mise en liberté immédiate de ce jeune homme. Maintenant, voyons si la Justice souffre de ces mesures? Si l'Espagnol est le forçat, nous avons mille moyens de le reprendre, de lui faire son procès, car nous allons éclaircir diplomatiquement sa conduite en Espagne; Corentin, le chef de la contre-police, nous le gardera, nous ne le quitterons pas de vue d'ailleurs; aussi traitez-le bien, plus de mise au secret, faites-le placer à la pistole pour cette nuit... Pouvons-nous tuer le comte, la comtesse de Sérisy, Lucien, pour un vol de sept cent cinquante mille francs, encore hypothétique et commis d'ailleurs au préjudice de Lucien? ne vaut-il pas mieux lui laisser perdre cette somme que de le perdre de réputation?... surtout quand il entraÃne dans sa chute un ministre d'Etat, sa femme et la duchesse de Maufrigneuse... Ce jeune homme est une orange tachée, ne la pourrissez pas.. Ceci est l'affaire d'une demi-heure. Allez, nous vous attendons. Il est trois heures et demie, vous trouverez encore des juges, avertissez-moi si vous pouvez avoir un jugement de non-lieu en règle.., ou bien Lucien attendra jusqu'à demain matin. Camusot sortit après avoir salué; mais madame de Sérisy, qui sentait alors vivement les atteintes du feu, ne lui rendit pas son salut. Monsieur de Sérisy, qui s'était élancé subitement hors du cabinet pendant que le Procureur-général parlait au juge, revint alors avec un petit pot de cire vierge, et pansa les mains de sa femme en lui disant à l'oreille "Léontine, pourquoi venir ici sans me prévenir?" Pauvre ami! lui répondit-elle à l'oreille, pardonnez-moi, je parais folle; mais il s'agissait de vous autant que de moi. - Aimez ce jeune homme, si la fatalité le veut, mais ne laissez pas tant voir votre passion à tout le monde, répondit le pauvre mari. - Allons, chère comtesse, dit monsieur de Granville après avoir causé pendant quelque temps avec le comte Octave, j'espère que vous emmènerez monsieur de Rubempré dÃner chez vous ce soir. Cette quasi-promesse produisit une telle réaction sur madame de Sérisy, qu'elle fondit en larmes. - Je croyais ne plus avoir de larmes, dit-elle en souriant. Ne pourriez-vous pas, reprit-elle, faire attendre ici monsieur de Rubempré?... - Je vais tâcher de trouver des huissiers pour nous l'amener, afin d'éviter qu'il soit accompagné de gendarmes, répondit monsieur de Granville. - Vous êtes bon comme Dieu! répondit-elle au Procureur-général avec une effusion qui rendit sa voix une musique divine. - C'est toujours ces femmes-là , se dit le comte Octave, qui sont délicieuses, irrésistibles!... Et il eut un accès de mélancolie en pensant à sa femme Voir Honorine, SCENES DE LA VIE PRIVEE. En sortant, monsieur de Granville fut arrêté par le jeune Chargeboeuf, avec lequel il causa pour lui donner des instructions sur ce qu'il devait dire à Massol, l'un des rédacteurs de la Gazette des Tribunaux. Où le dandy et le poète se retrouvent Pendant que jolies femmes, ministres, magistrats conspiraient tous pour sauver Lucien, voici quelle était sa conduite à la Conciergerie. En passant par le guichet, le poète avait dit au greffe que monsieur Camusot lui permettait d'écrire, et il demanda des plumes, de l'encre et du papier, qu'un surveillant eut aussitôt l'ordre de lui porter sur un mot dit à l'oreille du directeur par l'huissier de Camusot. Pendant le peu de temps que le surveillant mit à chercher et à monter chez Lucien ce qu'il attendait, ce pauvre jeune homme, à qui l'idée de sa confrontation avec Jacques Collin était insupportable, tomba dans une de ces méditations fatales où l'idée du suicide, à laquelle il avait déjà cédé sans avoir pu l'accomplir, arrive à la manie. Selon quelques grands médecins aliénistes, le suicide, chez certaines organisations, est la terminaison d'une aliénation mentale; or, depuis son arrestation, Lucien en avait fait une idée fixe. La lettre d'Esther, relue plusieurs fois, augmenta l'intensité de son désir de mourir, en lui remettant en mémoire le dénouement de Roméo rejoignant Juliette. Voici ce qu'il écrivit. CECI EST MON TESTAMENT. A la Conciergerie, ce quinze mai 1830. "Je soussigné donne et lègue aux enfants de ma soeur, madame Eve Chardon, femme de David Séchard, ancien imprimeur à Angoulême, et de monsieur David Séchard, la totalité des biens meubles et immeubles qui m'appartiendront au jour de mon décès, déduction faite des paiements et des legs que je prie mon exécuteur testamentaire d'accomplir. Je supplie monsieur de Sérisy d'accepter la charge d'être mon exécuteur testamentaire. Il sera payé I° à monsieur l'abbé Carlos Herrera la somme de trois cent mille francs, 2° à monsieur le baron de Nucingen, celle de quatorze cent mille francs, qui sera réduite de sept cent cinquante mille francs, si les sommes soustraites chez mademoiselle Esther se retrouvent. Je donne et lègue, comme héritier de mademoiselle Esther Gobseck, une somme de sept cent soixante mille francs aux hospices de Paris pour fonder un asile spécialement consacré aux filles publiques qui voudront quitter leur carrière de vice et de perdition. En outre, je lègue aux hospices la somme nécessaire à l'achat d'une inscription de rentes de trente mille francs en cinq pour cent. Les intérêts annuels seront employés, par chaque semestre, à la délivrance des prisonniers pour dettes, dont les créances s'élèveront au maximum à deux mille francs. Les administrateurs des hospices choisiront parmi les plus honorables des détenus pour dettes. Je prie monsieur de Sérisy de consacrer une somme de quarante mille francs à un monument à élever au cimetière de l'Est à mademoiselle Esther, et je demande à être inhumé auprès d'elle. Cette tombe devra être faite comme les anciens tombeaux, elle sera carrée; nos deux statues en marbre blanc seront couchées sur le couvercle, les têtes appuyées sur des coussins, les mains jointes et levées vers le ciel. Cette tombe n'aura pas d'inscription. Je prie monsieur le comte de Sérisy de remettre à monsieur Eugène de Rastignac la toilette en or qui se trouve chez moi, comme souvenir. Enfin, à ce titre, je prie mon exécuteur testamentaire d'agréer le don que je lui fais de ma bibliothèque. LUCIEN CHARDON DE RUBEMPRE." Ce testament fut enveloppé dans une lettre adressée à monsieur le comte de Granville, procureur-général de la Cour royale de Paris, et ainsi conçue "MONSIEUR LE COMTE, Je vous confie mon testament. Quand vous aurez "déplié cette lettre, je ne serai plus. Dans le désir de recouvrer ma liberté, j'ai répondu si lâchement à des interrogations captieuses de monsieur Camusot, que malgré mon innocence, je puis être mêlé dans un procès infâme. En me supposant acquitté, sans blâme, la vie serait encore impossible pour moi, d'après les susceptibilités du monde. Remettez, je vous prie, la lettre ci-incluse à l'abbé Carlos Herrera sans l'ouvrir, et faites parvenir à monsieur Camusot la rétractation en forme que je joins sur ce pli. Je ne pense pas qu'on ose attenter au cachet d'un paquet qui vous est destiné. Dans cette confiance, je vous dis adieu, vous offrant pour la dernière fois mes respects et vous priant de croire qu'en vous écrivant je vous donne une marque de ma reconnaissance pour toutes les bontés dont vous avez comblé votre défunt serviteur. LUCIEN DE R." "A L'ABBE CARLOS HERRERA. Mon cher abbé, je n'ai reçu que des bienfaits de vous, et je vous ai trahi. Cette ingratitude involontaire me tue, et, quand vous lirez ces lignes, je n'existerai plus; vous ne serez plus là pour me sauver. Vous m'aviez donné pleinement le droit, si j'y trouvais un avantage, de vous perdre en vous jetant à terre comme un bout de cigare; mais j'ai disposé de vous sottement. Pour sortira d'embarras, séduit par une habile demande du juge d'instruction, votre fils spirituel, celui que vous aviez adopté, s'est rangé du côté de ceux qui veulent vous assassiner à tout prix, en voulant faire croire à une identité que je sais impossible entre vous et un scélérat français. Tout est dit. Entre un homme de votre puissance et moi, de qui vous avez voulu faire un personnage plus grand que je ne pouvais l'être, il ne saurait y avoir de niaiseries échangées au moment d'une séparation suprême. Vous avez voulu me faire puissant et glorieux, vous m'avez précipité dans les abÃmes du suicide, voilà tout. Il y a longtemps que je voyais venir le vertige pour moi. Il y a la postérité de Caïn et celle d'Abel, comme vous disiez quelquefois. Caïn, dans le grand draine de l'Humanité, c'est l'opposition. Vous descendez d'Adam par cette ligne en qui le diable a continué de souffler le feu dont la première étincelle avait été jetée sur Eve. Parmi les démons de cette filiation, il s'en trouve, de temps en temps, de terribles, à organisations vastes, qui résument toutes les forces humaines, et qui ressemblent à ces fiévreux animaux du désert dont la vie exige les espaces immenses qu'ils y trouvent. Ces gens-là sont dangereux dans la société comme des lions le seraient en pleine Normandie il leur faut une pâture, ils dévorent les hommes vulgaires et broutent les écus des niais; leurs jeux sont si périlleux qu'ils finissent par tuer l'humble chien dont ils se sont fait un compagnon, une idole. Quand Dieu le veut, ces êtres mystérieux sont Moïse, Attila, Charlemagne, Mahomet ou Napoléon; mais, quand il laisse rouiller au fond de l'océan d'une génération ces instruments gigantesques, ils ne sont plus que Pugatcheff, Robespierre, Louvel et l'abbé Carlos Herrera. Doués d'un immense pouvoir sur les âmes tendres, ils les attirent et les broient. C'est grand, c'est beau dans son genre. C'est la plante vénéneuse aux riches couleurs qui fascine les enfants dans les bois. C'est la poésie du mal. Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres, et n'en pas sortir. Tu m'as fait vivre de cette vie gigantesque, et j'ai bien mon compte de l'existence. Ainsi, je puis retirer ma tête des noeuds gordiens de ta politique pour la donner au noeud coulant de ma cravate. Pour réparer ma faute, je transmets au Procureur-général une rétractation de mon interrogatoire. Vous verrez à tirer parti de cette pièce. Par le voeu d'un testament en bonne forme, on vous rendra, monsieur l'abbé, les sommes appartenant à votre Ordre, desquelles vous avez disposé très imprudemment pour moi, par suite de la paternelle tendresse que vous m'avez portée. Adieu donc, adieu, grandiose statue du mal et de la corruption, adieu, vous qui, dans la bonne voie, eussiez été plus que Ximenès, plus que Richelieu, vous avez tenu vos promesses je me retrouve ce que j'étais au bord de la Charente, après vous avoir dû les enchantements d'un rêve; mais, malheureusement, ce n'est plus la rivière de mon pays où j'allais noyer les peccadilles de la jeunesse; c'est la Seine, et mon trou, c'est un cabanon de la Conciergerie. Ne me regrettez pas mon mépris pour vous était égal à mon admiration. LUCIEN." "DECLARATION. Je soussigné déclare rétracter entièrement ce que contient l'interrogatoire que m'a fait subir aujourd'hui monsieur Camusot. L'abbé Carlos Herrera se disait ordinairement mon père spirituel, et j'ai dû me tromper à ce mot pris dans un autre sens par le juge, sans doute par erreur. Je sais que, dans un but politique et pour anéantir des secrets qui concernent les cabinets d'Espagne et des Tuileries, des agents obscurs de la diplomatie essaient de faire passer l'abbé Carlos flerrera pour un forçat nommé Jacques Collin; mais l'abbé Carlos Herrera ne m'a jamais fait d'autres confidences à cet égard que celles de ses efforts pour se procurer les preuves du décès ou de l'existence de Jacques Collin. A la Conciergerie, ce 15 mai 1830. LUCIEN DE RUBEMPRE" Difficultés du suicide en prison La fièvre du suicide communiquait à Lucien une grande lucidité d'idées et cette activité de main que connaissent les auteurs en proie à la fièvre de la composition. Ce mouvement fut tel chez lui que ces quatre pièces furent écrites dans l'espace d'une demi-heure. Il en fit un paquet, le ferma par des pains à cacheter, y mit, avec la force que donne le délire, l'empreinte d'un cachet à ses armes qu'il avait au doigt, et il le plaça très visiblement au milieu du plancher, sur le carreau. Certes, il était difficile de porter plus de dignité dans la situation fausse où tant d'infamie avait plongé Lucien il sauvait sa mémoire de tout opprobre, et il réparait le mil fait à son complice, autant que l'esprit du dandy pouvait annuler les effets de la confiance du poète. Si Lucien avait été placé dans un des cabanons des secrets, il se serait heurté contre l'impossibilité d'y accomplir son dessein, car ces boÃtes de pierre de taille n'ont pour mobilier qu'une espèce de lit de camp et un baquet destiné à d'impérieux besoins. Il ne s'y trouve pas un clou, pas une chaise, pas même un escabeau. Le lit de camp est si solidement scellé qu'il est impossible de le déplacer sans un travail dont s'apercevrait facilement le surveillant, car le judas en fer est toujours ouvert. Enfin, lorsque le prévenu donne des craintes, il est surveillé par un gendarme ou par un agent. Dans les chambres de la pistole et dans celle où Lucien avait été mis par suite des égards que le juge voulut témoigner à un jeune homme appartenant à la haute société parisienne, le lit mobile, la table et la chaise peuvent donc servir à l'exécution d'un suicide, sans néanmoins le rendre facile. Lucien portait une longue cravate bleue en soie; et, en revenant de l'instruction, il songeait déjà à la manière dont Pichegru s'était, plus ou moins volontairement, donné la mort. Mais pour se pendre il faut trouver un point d'appui et un espace assez considérable entre le corps et le sol pour que les pieds ne rencontrent aucun soutien. Or la fenêtre de sa cellule donnant sur le préau n'avait point d'espagnolette, et les barreaux de fer scellés à l'extérieur, étant séparés de Lucien par l'épaisseur de la muraille, ne lui permettaient pas d'y prendre un point d'appui. Voici le plan que sa faculté d'invention suggéra rapidement à Lucien pour consommer son suicide. Si la hotte appliquée à la baie ôtait à Lucien la vue du préau, cette hotte empêchait également les surveillants de voir ce qui se passait dans sa cellule; or, si dans la partie inférieure de la fenêtre les vitres avaient été remplacées par deux fortes planches, la partie supérieure conservait, dans chaque moitié, de petites vitres séparées et maintenues par les traverses qui les encadrent. En montant sur sa table Lucien pouvait atteindre à la partie vitrée de sa fenêtre, en détacher deux verres ou les casser, de manière à trouver dans le coin de la première traverse un point d'appui solide. Il se proposait d'y passer sa cravate, de faire sur lui-même une révolution pour la serrer autour de son cou, après l'avoir bien nouée, et de repousser la table loin de lui d'un coup de pied. Donc, il approcha la table de la fenêtre sans faire de bruit, il quitta sa redingote et son gilet, puis il monta sur la table sans aucune hésitation pour trouer la vitre au-dessus et celle au-dessous du premier bâton. Quand il fat sur la table, il put alors jeter les yeux sur le préau, spectacle magique qu'il entrevit pour la première fois. Le directeur de la Conciergerie, ayant reçu de monsieur Camusot la recommandation d'agir avec les plus grands égards avec Lucien, l'avait fait conduire, comme on l'a vu, par les communications intérieures de la Conciergerie dont l'entrée est dans le souterrain obscur qui fait face à la tour d'Argent, en évitant ainsi de montrer un jeune homme élégant à la foule des accusés qui se promènent dans le préau. On va juger si l'aspect de ce promenoir est de nature à saisir vivement une âme de poète. Une hallucination Le préau de la Conciergerie est borné sur le quai par la tour d'Argent et par la tour Bonbec; or, l'espace qui les sépare indique parfaitement au dehors la largeur du préau. La galerie, dite de Saint-Louis, qui mène de la galerie Marchande à la Cour de Cassation et à la tour Bonbec où se trouve encore, dit-on, le cabinet de saint Louis, peut donner aux curieux la mesure de la longueur du préau, car elle en répète la dimension. Les secrets et les pistoles se trouvent donc sous la galerie Marchande. Aussi la reine Marie-Antoinette, dont le cachot est sous les secrets actuels, était-elle conduite au tribunal révolutionnaire, qui tenait ses séances dans le local de l'audience solennelle de la Cour de Cassation, par un escalier formidable pratiqué dans l'épaisseur des murs qui soutiennent la galerie Marchande et aujourd'hui condamné. L'un des côtés du préau, celui dont le premier étage est occupé par la galerie de Saint-Louis, présente aux regards une enfilade de colonnes gothiques entre lesquelles les architectes de je ne sais quelle époque ont pratiqué deux étages de cabanons pour loger le plus d'accusés possible, en empâtant de plâtre, de grilles et de scellements les chapiteaux, les ogives et les fûts de cette galerie magnifique. Sous le cabinet, dit de saint Louis, dans la tour Bonbec, tourne un escalier en colimaçon qui mène à ces cabanons. Cette prostitution des plus grands souvenirs de la France est d'un effet hideux. A la hauteur où Lucien se trouvait, son regard prenait en écharpe cette galerie et les détails du corps de logis qui réunit la tour d'Argent à la tour Bonbec, il voyait les toits pointus des deux tours. Il resta tout ébahi, son suicide fut retardé par son admiration. Aujourd'hui les phénomènes de l'hallucination sont si bien admis par la médecine, que ce mirage de nos sens, cette étrange faculté de notre esprit n'est plus contestable. L'homme, sous la pression d'un sentiment arrivé au point d'être une monomanie à cause de son intensité, se trouve souvent dans la situation où le plongent l'opium, le hashisch et le protoxyde d'azote. Alors apparaissent les spectres, les fantômes, alors les rêves prennent du corps, les choses détruites revivent alors dans leurs conditions premières. Ce qui dans le cerveau n'était qu'une idée devient une créature animée ou une création vivante. La science en est à croire aujourd'hui que, sous l'effort des passions à leur paroxysme, le cerveau s'injecte de sang, et que cette congestion produit les jeux effrayants du rêve dans l'état de veille, tant on répugne à considérer Voyez Louis Lambert, ETUDES PHILOSOPHIQUES la pensée comme une force vive et génératrice. Lucien vit le Palais dans toute sa beauté primitive. La colonnade fut svelte, jeune, fraÃche. La demeure de saint Louis reparut telle qu'elle fut, il en admirait les proportions babyloniennes et les fantaisies orientales. Il accepta cette vue sublime comme un poétique adieu de la création civilisée. En prenant ses mesures pour mourir, il se demandait comment cette merveille existait inconnue dans Paris. Il était deux Lucien, un Lucien poète en promenade dans le Moven-Age, sous les arcades et sous les tourelles de saint Louis, et un Lucien apprêtant son suicide. Un drame dans la vie d'une femme à la mode Au moment où monsieur de Granville avait fini de donner ses instructions à son jeune secrétaire, le directeur de la Conciergerie se présenta, l'expression de cette physionomie était telle que le Procureur-général eut le pressentiment d'un malheur. - Avez-vous rencontré monsieur Camusot, lui dit-il. - Non, monsieur, répondit le directeur. Son greffier Coquart m'a dit de lever le secret de l'abbé Carlos et d'élargir monsieur de Rubempré, mais il est trop tard... - Mon Dieu! qu'est-il arrivé? - Voici, monsieur, dit le directeur, un paquet de lettres pour vous qui vous expliquera la catastrophe. Le surveillant du préau a entendu un bruit de carreaux cassés, à la pistole, et le voisin de monsieur Lucien a jeté des cris perçants, car il entendait l'agonie de ce pauvre jeune homme. Le surveillant est revenu pâle du spectacle qui s'est offert à ses yeux, il a vu le prévenu pendu à la croisée au moyen de sa cravate... Quoique le directeur parlât à voix basse, le cri terrible que poussa madame de Sérisy prouva que, dans les circonstances suprêmes, nos organes ont une puissance incalculée. La comtesse entendit ou devina; mais, avant que monsieur de Granville se fût retourné, sans que ni monsieur de Sérisy ni monsieur de Bauvan pussent s'opposer à des mouvements si rapides, elle fila comme un trait, par la porte, et parvint à la galerie Marchande où elle courut jusqu'à l'escalier qui descend à la rue de la Barillerie. Un avocat déposait sa robe à la porte d'une de ces boutiques qui pendant si longtemps encombrèrent cette galerie où l'on vendait des chaussures, où on louait des robes et des toques. La comtesse demanda le chemin de la Conciergerie. - Descendez et tournez à gauche, l'entrée est sur le quai de l'Horloge, la première arcade. - Cette femme est folle... dit la marchande, il faudrait la suivre. Personne n'aurait pu suivre Léontine, elle volait. Un médecin expliquerait comment ces femmes du monde, dont la force est sans emploi, trouvent dans les crises de la vie de telles ressources. La comtesse se précipita par l'arcade vers le guichet avec tant de célérité que le gendarme en faction ne la vit pas entrer. Elle s'abattit comme une plume poussée par un vent furieux à la grille, elle en secoua les barres de fer avec tant de fureur, qu'elle arracha celle qu'elle avait saisie. Elle s'enfonça les deux morceaux sur la poitrine, d'où le sang jaillit, et elle tomba criant "Ouvrez! ouvrez!" d'une voix qui glaça les surveillants. Le porte-clefs accourut. - Ouvrez! je suis envoyée par le Procureur-général, Pour sauver le mort!... Pendant que la comtesse faisait le tour par la rue de la Barillerie et par le quai de l'Horloge, monsieur de Granville et monsieur de Sérisy descendaient à la Conciergerie par l'intérieur du Palais en devinant l'intention de la comtesse; mais, malgré leur diligence, ils arrivèrent au moment où elle tombait évanouie à la première grille, et qu'elle était relevée par les gendarmes descendus de leur corps de garde. A l'aspect du directeur de la Conciergerie, on ouvrit le guichet, on transporta la comtesse dans le greffe; mais elle se dressa sur ses pieds, et tomba sur ses genoux en joignant les mains. - Le voir!... le voir!... Oh! messieurs, je ne ferai pas de mal! mais si vous ne voulez pas me voir mourir là ... laissez-moi regarder Lucien, mort ou vivant... Ah! tu es là , mon ami, choisis entre ma mort ou... Elle s'affaissa. - Tu es bon, reprit-elle. Je t'aimerai!... - Emportons-là ?... dit monsieur de Bauvan. - Non, allons à la cellule où est Lucien! reprit monsieur de Granville en lisant dans les yeux égarés de monsieur de Sérisy ses intentions. Et il saisit la comtesse, la releva, la prit sous un bras; tandis que monsieur de Bauvan la prenait sous l'autre. - Monsieur! dit monsieur de Sérisy au directeur, un silence de mort sur tout ceci. - Soyez tranquille, répondit le directeur. Vous avez pris un bon parti. Cette dame... - C'est ma femme... - Ah! pardon, monsieur. Eh! bien, elle s'évanouira certainement en voyant le jeune homme, et pendant son évanouissement on pourra l'emporter dans une voiture. - C'est ce que j'ai pensé, dit le comte, envoyez un de vos hommes dire à mes gens, cour de Harlay, de venir au guichet, il n'y a que ma voiture là ... - Nous pouvons le sauver, disait la comtesse en marchant avec un courage et une force qui surprirent ses gardes. Il y a des moyens de rendre à la vie... Et elle entraÃnait les deux magistrats en criant au surveillant "Allez donc, allez plus vite, une seconde vaut la vie de trois personnes!" Quand la porte de la cellule fut ouverte, et que la comtesse aperçut Lucien pendu comme si ses vêtements eussent été rnis à un porte-manteau, d'abord elle fit un bond vers lui pour l'embrasser et le saisir; mais elle tomba la face sur le carreau de la cellule, en jetant des cris étouffés par une sorte de râle. Cinq minutes après, elle était emportée par la voiture du comte vers son hôtel, couchée en long sur un coussin, son mari à genoux devant elle. Le comte de Bauvan était allé chercher un médecin pour porter les premiers secours à la comtesse. Comment tout finit Le directeur de la Conciergerie examinait la grille extérieure du guichet, et disait à son greffier "On n'a rien épargné! les barres de fer sont forgées, elles ont été essayées, on a payé cela très cher, et il y avait une paille dans ce barreau-là ?..." Le Procureur-général, revenu chez lui, fut obligé de donner d'autres instructions à son secrétaire. Heureusement Massol n'était pas encore venu. Quelques moments après le départ de monsieur de Granville qui s'empressa d'aller chez monsieur de Sérisy, Massol vint trouver son confrère Chargeboeuf au parquet du Procureur-général. - Mon cher, lui dit le jeune secrétaire, si vous voulez m'être agréable, vous mettrez ce que je vais vous dicter dans le numéro de demain de votre Gazette, à l'endroit où vous donnez les nouvelles judiciaires; vous ferez la tête de l'article. - Ecrivez? Et il dicta ceci "On a reconnu que la demoiselle Esther s'est donné volontairement la mort. L'alibi bien constaté de monsieur Lucien de Rubempré, son innocence, ont d'autant plus fait déplorer son arrestation, qu'au moment où le juge d'instruction donnait l'ordre de l'élargir, ce jeune homme est mort subitement." - Je n'ai pas besoin, mon cher, dit le jeune stagiaire à Massol, de vous recommander la plus grande discrétion sur le petit service que l'on vous demande. - Puisque vous me faites l'honneur d'avoir confiance en moi, je prendrai la liberté, répondit Massol, de vous présenter une observation. Cette note inspirera des commentaires injurieux pour la Justice... - La Justice est assez forte pour les supporter, répliqua le jeune attaché au Parquet, avec l'orgueil d'un futur magistrat élevé par monsieur de Granville. - Permettez, mon cher maÃtre, on peut avec deux phrases éviter ce malheur. Et l'avocat écrivit "Les formes de la justice sont tout à fait étrangères à ce funeste événement. L'autopsie, à laquelle on a procédé sur-le-champ, a démontré que cette mort était due à la rupture d'un anévrisme à sa dernière période. Si monsieur Lucien de Rubempré avait été affecté de son arrestation, sa mort aurait eu lieu beaucoup plus tôt. Or, nous croyons pouvoir affirmer que, loin d'être affligé de son arrestation, ce regrettable jeune homme en riait et disait à ceux qui l'accompagnèrent de Fontainebleau à Paris, qu'aussitôt arrivé devant le magistrat son innocence serait reconnue." - N'est-ce pas sauver tout?... demanda l'avocat-journaliste. - Vous avez raison, mon cher maÃtre. - Le Procureur-général vous en saura gré demain, répliqua finement Massol. Ainsi, comme on le voit, les plus grands événements de la vie sont traduits par de petits Faits-Paris plus ou moins vrais. Il en est ainsi de beaucoup de choses beaucoup plus augustes que celles-ci. Maintenant, pour le plus grand nombre, comme pour les gens d'élite, peut-être cette Etude ne semble-t-elle pas entièrement finie par la mort d'Esther et de Lucien; peut-être Jacques Collin, Asie, Europe et Paccard, malgré l'infamie de leurs existences, intéressent-ils assez pour qu'on veuille savoir quelle a été leur fin. Ce dernier acte du drame peut d'ailleurs compléter la peinture de moeurs que comporte cette Etude et donne la solution des divers intérêts en suspens que la vie de Lucien avait si singulièrement enchevêtrés, en mêlant quelques-unes des ignobles figures du Bagne à celles des plus hauts personnages. Quatrième partie. La dernière incarnation de Vautrin Les deux robes Qu'y a-t-il, Madeleine, dit madame Camusot en voyant entrer chez elle sa femme de chambre avec cet air que savent prendre les gens dans les circonstances critiques. - Madame, répondit Madeleine, monsieur vient de rentrer du Palais; mais il a la figure si bouleversée, et il se trouve dans un tel état, que madame ferait peut-être mieux de l'aller voir dans son cabinet. - A-t-il dit quelque chose? demanda madame Camusot. - Non, madame; mais nous n'avons jamais vu pareille figure à monsieur, on dirait qu'il va commencer une maladie; il est jaune, il paraÃt être en décomposition, et... Sans attendre la fin de la phrase, madame Camusot s'élança hors de sa chambre et courut chez son mari. Elle aperçut le juge d'instruction assis dans un fauteuil, les jambes allongées, la tête appuyée au dossier, les mains pendante, le visage pâle, les yeux hébétés, absolument comme s'il allait tomber en défaillance. - Qu'as-tu, mon ami? dit la jeune femme effrayée. - Ah! ma pauvre Amélie, il est arrivé le plus funeste événement... J'en tremble encore. Figure-toi que le Procureur-général... Non, que madame de Sérisy... que... je ne sais par où commencer... - Commence par la fin!... dit madame Camusot. - Eh! bien, au moment où, dans la Chambre du conseil de la Première, monsieur Popinot avait mis la dernière signature nécessaire au bas du jugement de non-lieu rendu sur mon rapport qui mettait en liberté Lucien de Rubempré. Enfin, tout était fini! le greffier emportait le plumitif; j'allais être quitte de cette affaire... Voilà le président du tribunal qui entre et qui examine le jugement - Vous élargissez un mort, me dit-il d'un air froidement railleur; ce jeune homme est allé, selon l'expression de M. de Bonald, devant son juge naturel. Il a succombé à l'apoplexie foudroyante... Je respirais en croyant à un accident. - Si je comprends, monsieur le président, a dit monsieur Popinot, il s'agirait alors de l'apoplexie de Pichegru... - Messieurs, a repris le président de son air grave, sachez que, pour tout le monde, le jeune Lucien de Rubempré sera mort de la rupture d'un anévrisme. Nous nous sommes tous entre-regardés. - De grands personnages sont mêlés à cette déplorable affaire, a dit le président. Dieu veuille, dans votre intérêt, monsieur Camusot, quoique vous n'ayez fait que votre devoir, que madame de Sérisy ne reste pas folle du coup qu'elle a reçu! on l'emporte quasi morte. Je viens de rencontrer notre Procureur-général dans un état de désespoir qui m'a fait mal. Vous avez donné à gauche, mon cher Camusot! a-t-il ajouté en me parlant à l'oreille. Non, ma chère amie, en sortant, c'est à peine si je pouvais marcher. Mes jambes tremblaient tant, que je n'ai pas osé me hasarder dans la rue, et je suis allé me reposer dans mon cabinet. Coquart, qui rangeait le dossier de cette malheureuse instruction, m'a raconté qu'une belle dame avait pris la Conciergerie d'assaut, qu'elle avait voulu sauver la vie à Lucien de qui elle est folle, et qu'elle s'était évanouie en le trouvant pendu par sa cravate à la croisée de la pistole. L'idée que la manière dont j'ai interrogé ce malheureux jeune homme, qui, d'ailleurs, entre nous, était parfaitement coupable, a pu causer son suicide, m'a poursuivi depuis que j'ai quitté le Palais, et je suis toujours près de m'évanouir... - Eh! bien, ne vas-tu pas te croire un assassin, parce qu'un prévenu se pend dans sa prison au moment où tu l'allais élargir?... s'écria madame Camusot. Mais un juge d'instruction est alors comme un général qui a un cheval tué sous lui!... Voilà tout. - Ces comparaisons, ma chère, sont tout au plus bonnes pour plaisanter, et la plaisanterie est hors de saison ici. Le mort saisit le vif dans ce cas-là . Lucien emporte nos espérances dans son cercueil. - Vraiment?... dit madame Camusot d'un air profondément ironique. - Oui, ma carrière est finie. Je resterai toute ma vie simple juge au tribunal de la Seine. Monsieur de Granville était, avant ce fatal événement, déjà fort mécontent de la tournure que prenait l'instruction; mais son mot à notre président me prouve que, tant que monsieur de Granville sera procureur-général, je n'avancerai jamais! Avancer! voilà le mot terrible, l'idée qui, de nos jours, change le magistrat en fonctionnaire. Autrefois le magistrat était sur-le-champ tout ce qu'il devait être. Les trois ou quatre mortiers des présidences de chambre suffisaient aux ambitions dans chaque parlement. Une charge de conseiller contentait un de Brosses comme un Molé, à Dijon comme à Paris. Cette charge, une fortune déjà , voulait une grande fortune pour être bien portée. A Paris, en dehors du Parlement, les gens de robe ne pouvaient aspirer qu'à trois existences supérieures le contrôle général, les sceaux ou la simarre de chancelier. Au-dessous des parlements, dans la sphère inférieure, un lieutenant de présidial se trouvait être un assez grand personnage pour qu'il fût heureux de rester toute sa vie sur son siège. Comparez la position d'un conseiller à la cour royale de Paris, qui n'a pour toute fortune, en 1829, que son traitement, à celle d'un conseiller au parlement en 1729. Grande est la différence! Aujourd'hui, où l'on fait de l'argent la garantie sociale universelle, on a dispensé les magistrats de posséder, comme autrefois, de grandes fortunes; aussi les voit-on députés, pairs de France, entassant magistrature sur magistrature, à la fois juges et législateurs, allant emprunter de l'importance à des positions autres que celle d'où devrait venir tout leur éclat. Enfin, les magistrats pensent à se distinguer pour avancer, comme on avance dans l'armée ou dans l'administration. Cette pensée, si elle n'altère pas l'indépendance du magistrat, est trop connue et trop naturelle, on en voit trop d'effets, pour que la magistrature ne perde pas de sa majesté dans l'opinion publique. Le traitement payé par l'Etat fait du prêtre et du magistrat, des employés. Les grades à gagner développent l'ambition; l'ambition engendre une complaisance envers le pouvoir; puis l'égalité moderne met le justiciable et le juge sur la même feuille du parquet social. Ainsi les deux colonnes de tout ordre social, la Religion et la Justice, se sont amoindries au XIXe siècle, où l'on se prétend en progrès sur toute chose. - Et pourquoi n'avancerais-tu pas? dit Amélie Camusot. Elle regarda son mari d'un air railleur, en sentant la nécessité de rendre de l'énergie à l'homme qui portait son ambition, et de qui elle jouait comme d'un instrument. - Pourquoi désespérer? reprit-elle en faisant un geste qui peignit bien son insouciance quant à la mort du prévenu. Ce suicide va rendre heureuses les deux ennemies de Lucien, madame d'Espard et sa cousine, la comtesse Châtelet. Madame d'Espard est au mieux avec le Garde-des-sceaux; et, par elle, tu peux obtenir une audience de Sa Grandeur, où tu lui diras le secret de cette affaire. Or, si le ministre de la justice est pour toi, qu'as-tu donc à craindre de ton président et du Procureur-général? - Mais monsieur et madame de Sérisy!... s'écria le pauvre juge. Madame de Sérisy, je te le répète, est folle! et folle par ma faute, dit-on! - Eh! si elle est folle, juge sans jugement, s'écria madame Camusot en riant, elle ne pourra pas te nuire! Voyons, raconte-moi toutes les circonstances de la journée. - Mon Dieu, répondit Camusot, au moment où j'avais confessé ce malheureux jeune homme et où il venait de déclarer que ce soi-disant prêtre espagnol est bien Jacques Collin, la duchesse de Maufrigneuse et madame de Sérisy m'ont envoyé, par un valet de chambre, un petit mot où elles me priaient de ne pas l'interroger. Tout était consommé... - Mais, tu as donc perdu la tête! dit Amélie; car, sûr comme tu l'es de ton commis greffier, tu pouvais alors faire revenir Lucien, le rassurer adroitement, et corriger ton interrogatoire! - Mais tu es comme madame de Sérisy, tu te moques de la justice! dit Camusot incapable de se jouer de sa profession. Madame de Sérisy a pris mes procès-verbaux et les a jetés au feu! - En voilà une femme! bravo! s'écria madame Camusot. - Madame de Sérisy m'a dit qu'elle ferait sauter le Palais plutôt que de laisser un jeune homme, qui avait eu les bonnes grâces de la duchesse de Maufrigneuse et les siennes, aller sur les bancs de la Cour d'assises en compagnie d'un forçat!... - Mais, Camusot, dit Amélie, en ne pouvant pas retenir un sourire de supériorité, ta position est superbe... - Ah! oui, superbe! - Tu as fait ton devoir... - Mais malheureusement, et malgré l'avis jésuitique de monsieur de Granville, qui m'a rencontré sur le quai Malaquais... - Ce matin? - Ce matin! - A quelle heure? - A neuf heures. - Oh! Camusot! dit Amélie en joignant les mains et les tordant, moi qui ne cesse de te répéter de prendre garde à tout... Mon Dieu, ce n'est pas un homme, c'est une charrette de moellons que je traÃne!.. Mais, Camusot, ton procureur-général t'attendait au passage, il a dû te faire des recommandations. - Mais oui... - Et tu ne l'as pas compris! Si tu es sourd, tu resteras toute ta vie juge d'instruction sans aucune espèce d'instruction. Aie donc l'esprit de m'écouter! dit-elle en faisant taire son mari qui voulut répondre. Tu crois l'affaire finie? dit Amélie. Camusot regarda sa femme de l'air qu'ont les paysans devant un charlatan. Projets d'Amélie - Si la duchesse de Maufrigneuse et la comtesse de Sérisy sont compromises, tu dois les avoir toutes les deux pour protectrices, reprit Amélie. Voyons? madame d'Espard obtiendra pour toi du Garde-des-sceaux une audience où tu lui donneras le secret de l'affaire, et il en amusera le Roi; car tous les souverains aiment à connaÃtre l'envers des tapisseries, et savoir les véritables motifs des événements que le public regarde passer bouche béante. Dès lors, ni le Procureur-général, ni monsieur de Sérisy ne seront plus à craindre... - Quel trésor qu'une femme comme toi! s'écria le juge en reprenant courage. Après tout, j'ai débusqué Jacques Collin, je vais l'envoyer rendre ses comptes en Cour d'assises, je dévoilerai ses crimes. C'est une victoire dans la carrière d'un juge d'instruction qu'un pareil procès... - Camusot, reprit Amélie en voyant avec plaisir son mari revenu de la prostration morale et physique où l'avait jeté le suicide de Lucien de Rubempré, le président t'a dit tout à l'heure que tu avais donné à gauche; mais ici tu donnes trop à droite... Tu te fourvoies encore, mon ami! Le juge d'instruction resta debout, regardant sa femme avec une sorte de stupéfaction. - Le Roi, le Garde-des-sceaux pourront être très contents d'apprendre le secret de cette affaire, et tout à la fois très fâchés de voir des avocats de l'opinion libérale traÃnant à la barre de l'opinion et de la Cour d'assises, par leurs plaidoiries, des personnages aussi importants que les Sérisy, les Maufrigneuse et les Grandlieu, enfin tout ceux qui sont mêlés directement ou indirectement à ce procès. - ils y sont fourrés tous!.. Je les tiens? s'écria Camusot. Le juge, qui se leva, marcha par son cabinet, à la façon de Sganarelle sur le théâtre quand il cherche à sortir d'un mauvais pas. - Ecoute, Amélie! reprit-il en se posant devant sa femme, il me revient à l'esprit une circonstance, en apparence, minime, et qui, dans la situation où je suis, est d'un intérêt capital. Figure-toi, ma chère amie, que ce Jacques Collin est un colosse de ruse, de dissimulation, de rouerie... un homme d'une profondeur... Oh! c'est... quoi?... le Cromwell du bagne!... Je n'ai jamais rencontré pareil scélérat, il m'a presque attrapé!... Mais, en instruction criminelle, un bout de fil qui passe vous fait trouver un peloton avec lequel on se promène dans le labyrinthe des consciences les plus ténébreuses, ou des faits les plus obscurs. Lorsque Jacques Collin m'a vu feuilletant les lettres saisies au domicile de Lucien de Rubempré, mon drôle y a jeté le coup d'oeil d'un homme qui voulait voir si quelque autre paquet ne s'y trouvait pas, et il a laissé échapper un mouvement de satisfaction visible. Ce regard de voleur évaluant un trésor, ce geste de prévenu qui se dit "J'ai mes armes", m'ont fait comprendre un monde de choses. Il n'y a que vous autres femmes qui puissiez, comme nous et les prévenus, lancer, dans une oeillade échangée, des scènes entières où se révèlent des tromperies compliquées comme des serrures de sûreté. On se dit, vois-tu, des volumes de soupçons en une seconde! C'est effrayant, c'est la vie ou la mort, dans un clin d'oeil. Le gaillard a d'autres lettres entre les mains! ai-je pensé. Puis les mille autres détails de l'affaire m'ont préoccupé. J'ai négligé cet incident, car je croyais avoir à confronter mes prévenus et pouvoir éclaircir plus tard ce point de l'instruction. Mais regardons comme certain que Jacques Collin a mis en lieu sûr, selon l'habitude de ces misérables, les lettres les plus compromettantes de la correspondance du beau jeune homme adoré de tant de... - Et tu trembles, Camusot! Tu seras président de chambre à la Cour royale, bien plus tôt que je ne le croyais!... s'écria madame Camusot, dont la figure rayonna. Voyons! il faut te conduire de manière à contenter tout le monde, car l'affaire devient si grave qu'elle pourrait bien nous être VOLEE!... N'a-t-on pas ôté des mains de Popinot, pour te la confier, la procédure, dans le procès en interdiction intenté par madame et monsieur d'Espard! dit-elle pour répondre à un geste d'étonnement que fit Camusot. Eh! bien, le Procureur-général qui prend un intérêt si vif à l'honneur de monsieur et de madame de Sérisy, ne peut-il pas évoquer l'affaire à la Cour royale et faire commettre un conseiller à lui pour l'instruire à nouveau?... - Ah çà ! ma chère, où donc as-tu fait ton droit criminel? s'écria Camusot. Tu sais tout, tu es mon maÃtre... - Comment! tu crois que demain matin monsieur de Granville ne sera pas effrayé de la plaidoirie probable d'un avocat libéral que ce Jacques Collin saura bien trouver; car on viendra lui proposer de l'argent pour être son défenseur!... Ces dames connaissent leur danger aussi bien, pour ne pas dire mieux, que tu ne le connais; elles en instruiront le Procureur-général, qui, déjà , voit ces familles traÃnées bien près du banc des accusés, par suite du mariage de ce forçat avec Lucien de Rubempré, fiancé de mademoiselle de Grandlieu, Lucien, amant d'Esther, ancien amant de la duchesse de Maufrigneuse, le chéri de madame de Sérisy. Tu dois donc manoeuvrer de manière à te concilier l'affection de ton procureur-général, la reconnaissance de monsieur de Sérisy, celle de la marquise d'Espard, de la comtesse Châtelet, à corroborer la protection de madame de Maufrigneuse par celle de la maison de Grandlieu, et à te faire adresser des compliments par ton président. Moi, je me charge de mesdames d'Espard, de Maufrigneuse et de Grandlieut. Toi, tu dois aller demain matin chez le Procureur-général. Monsieur de Granville est un homme qui ne vit pas avec sa femme, il a eu pour maÃtresse, pendant une dizaine d'années, une mademoiselle de Bellefeuille, qui lui a donné des enfants adultérins, n'est-ce pas? Eh bien, ce magistrat-là n'est pas un saint, c'est un homme tout comme un autre; on peut le séduire, il donne prise sur lui par quelque endroit, il faut découvrir son faible, le flatter; dernande-lui des conseils, fais-lui voir le danger de l'affaire; enfin, tâchez de vous compromettre de compagnie, et tu seras... - Non; je devrais baiser la marque de tes pas, dit Camusot en interrompant sa femme, la prenant par la taille et la serrant sur son coeur. Amélie! tu me sauves! - C'est moi qui t'ai remorqué d'Alençon à Mantes, et de Mantes au tribunal de la Seine, répondit Amélie. Eh! bien, sois tranquille!... je veux qu'on m'appelle madame la présidente dans cinq ans d'ici; mais, mon chat, pense donc toujours pendant longtemps avant de prendre des résolutions. Le métier de juge n'est pas celui d'un sapeur-pompier, le feu n'est jamais à vos papiers, vous avez le temps de réfléchir; aussi, dans vos places, les sottises sont-elles inexcusables... - La force de ma position est tout entière dans l'identité du faux prêtre espagnol avec Jacques Collin, reprit le juge après une longue pause. Une fois cette identité bien établie, quand même la Cour s'attribuerait la connaissance de ce procès, ce sera toujours un fait acquis dont ne pourra se débarrasser aucun magistrat, juge ou conseiller. J'aurai imité les enfants qui attachent une ferraille à la queue d'un chat; la procédure, n'importe où elle s'instruise, fera toujours sonner les fers de Jacques Collin. - Bravo! dit Amélie. - Et le Procureur-général aimera mieux s'entendre avec moi, qui pourrais seul enlever cette épée de Damoclès suspendue sur le coeur du faubourg Saint-Germain, qu'avec tout autre!...Mais tu ne sais pas combien il est difficile d'obtenir ce magnifique résultat?... Le Procureur-général et moi, tout à l'heure, dans son cabinet, nous sommes convenus d'accepter Jacques Collin pour ce qu'il se donne, pour un chanoine du chapitre de Tolède, pour Carlos Herrera; nous sommes convenus d'admettre sa qualité d'envoyé diplomatique, et de le laisser réclamer par l'ambassade d'Espagne. C'est par suite de ce plan que j'ai fait le rapport qui met en liberté Lucien de Rubempré, que j'ai recommencé les interrogatoires de mes prévenus, en les rendant blancs comme neige. Demain, messieurs de Rastignac, Bianchon, et je ne sais qui encore, doivent être confrontés avec le soi-disant chanoine du chapitre royal de Tolède, ils ne reconnaÃtront pas en lui Jacques Collin, dont l'arrestation a eu lieu en leur présence, il y a dix ans, dans une pension bourgeoise, où ils l'ont connu sous le nom de Vautrin. Un moment de silence régna pendant lequel madame Camusot réfléchissait. - Es-tu sûr que ton prévenu soit Jacques Collin, demanda-t-elle. - Sûr, répondit le juge, et le Procureur-général aussi. - Eh! bien, tâche donc, sans laisser voir tes griffes de chat fourré, de susciter un éclat au Palais-de-Justice! Si ton homme est encore au secret, va voir immédiatement le directeur de la Conciergerie et fais en sorte que le forçat y soit publiquement reconnu. Au lieu d'imiter les enfants, imite les ministres de la police dans les pays absolus, qui inventent des conspirations contre le souverain pour se donner le mérite de les avoir déjouées et se rendre nécessaires; mets trois familles en danger pour avoir la gloire de les sauvera. - Ah! quel bonheur! s'écria Camusot. J'ai la tête si troublée que je ne me souvenais plus de cette circonstance. L'ordre de mettre Jacques Collin à la pistole a été porté par Coquart à monsieur Gault, le directeur de la Conciergerie. Or, par les soins de Bibi-Lupin, l'ennemi de Jacques Collin, on a transféré de la Force à la Conciergerie trois criminels qui le connaissent; et, s'il descend demain matin au préau, l'on s'attend à des scènes terribles... - Et pourquoi? - Jacques Collin, ma chère, est le dépositaire des fortunes que possèdent les bagnes et qui se montent à des sommes considérables; or, il les a, dit-on, dissipées pour entretenir le luxe de feu Lucien, et on va lui demander des comptes. Ce sera, m'a dit Bibi-Lupin, une tuerie qui nécessitera l'intervention des surveillants, et le secret sera découvert. Il y va de la vie de Jacques Collin. Or, en me rendant au Palais de bonne heure, je pourrai dresser procès-verbal de l'identité. - Ah! si ses commettants te débarrassaient de lui! tu serais regardé comme un homme bien capable! Ne va pas chez monsieur de Granville, attends-le à son parquet avec cette arme formidable! C'est un canon chargé sur les trois plus considérables familles de la Cour et de la Pairie. Sois hardi, propose à monsieur de Granville de vous débarrasser de Jacques Collin en le tranférant à la Force, où les forçats savent se débarrasser de leurs dénonciateurs. J'irai, moi, chez la duchesse de Maufrigneuse, qui me mènera chez les Grandlieu. Peut-être verrai-je aussi monsieur de Sérisy. Fie-toi à moi pour sonner l'alarme partout. Ecris-moi surtout un petit mot convenu pour que je sache si le prêtre espagnol est judiciairement reconnu pour être Jacques Collin. Arrange-toi pour quitter le Palais à deux heures, je t'aurai fait obtenir une audience particulière du Garde-des-sceaux peut-être sera-t-il chez la marquise d'Espard. Camusot restait planté sur ses jambes dans une admiration qui fit sourire la fine Arnélie. - Allons, viens dÃner, et sois gai, dit-elle en terminant. Vois! nous ne sommes à Paris que depuis deux ans, et te voilà en passe de devenir conseiller avant la fin de l'année... De là , mon chat, à la présidence d'une chambre à la cour, il n'y aura pas d'autre distance qu'un service rendu dans quelque affaire politique. Cette délibération secrète montre à quel point les actions et les moindres paroles de Jacques Collin, dernier personnage de cette étude, intéressaient l'honneur des familles au sein desquelles il avait placé son défunt protégé. Observation magnétique La mort de Lucien et l'invasion à la Conciergerie de la comtesse de Sérisy venaient de produire un si grand trouble dans les rouages de la machine, que le directeur avait oublié de lever le secret du prétendu prêtre espagnol. Quoiqu'il y en ait plus d'un exemple dans les annales judiciaires, la mort d'un prévenu pendant le cours de l'instruction d'un procès, est un événement assez rare pour que les surveillants, le greffier et le directeur fussent sortis du calme dans lequel ils fonctionnent. Néanmoins, pour eux, le grand événement n'était pas ce beau jeune homme devenu si promptement un cadavre, mais bien la rupture de la barre en fer forgé de la première grille du guichet par les délicates mains d'une femme du monde. Aussi, directeur, greffier et surveillants, dès que le Procureur-général, le comte Octave de Bauvan, furent partis dans la voiture du comte de Sérisy, en emmenant sa femme évanouie, se groupèrent-ils au guichet en reconduisant monsieur Lebrun, le médecin de la prison, appelé pour constater la mort de Lucien et s'en entendre avec le médecin des morts de l'arrondissement où demeurait cet infortuné jeune homme. On nomme à Paris médecin des morts le docteur chargé, dans chaque mairie, d'aller vérifier le décès et d'en examiner les causes. Avec ce coup d'oeil rapide qui le distinguait, monsieur de Granville avait jugé nécessaire, pour l'honneur des familles compromises, de faire dresser l'acte de décès de Lucien, à la mairie dont dépend le quai Malaquais, où demeurait le défunt, et de le conduite de son domicile à l'église Saint-Germain-des-Prés, où le service funèbre allait avoir lieu. Monsieur de Chargeboeuf, secrétaire de monsieur de Granville, mandé par lui, reçut des ordres à cet égard. La translation de Lucien devait être opérée pendant la nuit. Le jeune secrétaire était chargé de s'entendre immédiatement avec la mairie, avec la paroisse et l'administration des pompes funèbres. Ainsi, pour le monde, Lucien serait mort libre et chez lui, son convoi partirait de chez lui, ses amis seraient convoqués chez lui pour la cérémonie. Donc, au moment où Camusot, l'esprit en repos, se mettait à table avec son ambitieuse moitié, le directeur de la Conciergerie et monsieur Lebrun, médecin des prisons, étaient en dehors du guichet, déplorant la fragilité des barres de fer et la force des femmes amoureuses. - On ne sait pas, disait le docteur à monsieur Gault en le quittant, tout ce qu'il y a de puissance nerveuse dans l'homme surexcité par la passion! La dynamique et les mathématiques sont sans signes ni calculs pour constater cette force-là . Tenez, hier, j'ai été témoin d'une expérience qui m'a fait frémir et qui rend compte du terrible pouvoir physique déployé tout à l'heure par cette petite dame. - Contez-moi cela, dit monsieur Gault, car j'ai la faiblesse de m'intéresser au magnétisme, sans y croire, mais il m'intrigue. - Un médecin magnétiseur, car il y a des gens parmi nous qui croient au magnétisme, reprit le docteur Lebrun, m'a proposé d'expérimenter sur moi-même un phénomène qu'il me décrivait et duquel je doutais. Curieux de voir par moi-même une des étranges crises nerveuses par lesquelles on prouve l'existence du magnétisme, je consentis! Voici le fait. Je voudrais bien savoir ce que dirait notre Académie de médecine si l'on soumettait, l'un après l'autre, ses membres à cette action qui ne laisse aucune échappatoire à l'incrédulité. Mon vieil ami... Ce médecin, dit le docteur Lebrun en ouvrant une parenthèse, est un vieillard persécuté pour ses opinions par la Faculté, depuis Mesmer; il a soixante-dix ou douze ans, et se nomme Bouvard. C'est aujourd'hui le patriarche de la doctrine du magnétisme animal. Je suis un fils pour ce bonhomme, je lui dois mon état. Donc le vieux et respectable Bouvard me proposait de me prouver que la force nerveuse mise en action par le magnétiseur était non pas infinie, car l'homme est soumis à des lois déterminées, mais qu'elle procédait comme les forces de la nature dont les principes absolus échappent à nos calculs. - Ainsi, me dit-il, si tu veux abandonner ton poignet au poignet d'une somnambule qui dans l'état de veille ne te le presserait pas au-delà d'une certaine force appréciable, tu reconnaÃtras que, dans l'état si sottement nommé somnambulique, ses doigts auront la faculté d'agir comme des cisailles manoeuvrées par un serrurier! Eh! bien, monsieur, lorsque j'ai eu livré mon poignet à celui de la femme, non pas endormie, car Bouvard réprouve cette expression, mais isolée, et que le vieillard eut ordonné à cette femme de me presser indéfiniment et de toute sa force le poignet, j'ai prié d'arrêter au moment où le sang allait jaillir du bout de mes doigts. Tenez! voyez le bracelet que je porterai pendant plus de trois mois? - Diable! dit monsieur Gault en regardant une ecchymose circulaire qui ressemblait à celle qu'eût produite une brûlure. - Mon cher Gault, reprit le médecin, j'aurais eu ma chair prise dans un cercle de fer qu'un serrurier aurait vissé par un écrou, je n'aurais pas senti ce collier de métal aussi durement que les doigts de cette femme; son poignet était de l'acier inflexible, et j'ai la conviction qu'elle aurait pu me briser les os et me séparer la main du poignet. Cette pression, commencée d'abord d'une manière insensible, a continué sans relâche en ajoutant toujours une force nouvelle à la force de pression antérieure; enfin un tourniquet ne se serait pas mieux comporté que cette main changée en un appareil de torture. Il me paraÃt donc prouvé que, sous l'empire de la passion qui est la volonté ramassée sur un point et arrivée à des quantités de force animale incalculables, comme le sont toutes les différentes espèces de puissances électriques, l'homme peut apporter sa vitalité tout entière, soit pour l'attaque, soit pour la résistance, dans tel ou tel de ses organes... Cette petite dame avait, sous la pression de son désespoir, envoyé sa puissance vitale dans ses poignets. - Il en faut diablement pour rompre une barre de fer forgé... dit le chef des surveillants en hochant la tête. - Il y avait une paille! fit observer monsieur Gault. - Moi, reprit le médecin, je n'ose plus assigner de limites à la force nerveuse. C'est d'ailleurs ainsi que les mères, pour sauver leurs enfants, magnétisent des lions, descendent dans un incendie, le long des corniches où les chats se tiendraient à peine, et supportent les tortures de certains accouchements. Là est le secret des tentatives des prisonniers et des forçats pour recouvrer la liberté... On ne connaÃt pas encore la portée des forces vitales, elles tiennent à la puissance même de la nature, et nous les puisons à des réservoirs inconnus! - Monsieur, vint dire tout bas un surveillant à l'oreille du directeur qui reconduisait le docteur Lebrun à la grille extérieure de la Conciergerie, le Secret numéro deux se dit malade et réclame le médecin; il se prétend à la mort, ajouta le surveillant. - Vraiment? dit le directeur. - Mais il râle! répliqua le surveillant. - Il est cinq heures, répondit le docteur, je n'ai pas dÃné... Mais après tout, me voilà tout porté, voyons, allons... L'homme au secret - Le Secret numéro deux est précisément le prêtre espagnol soupçonné d'être Jacques Collin, dit monsieur Gault au médecin, et l'un des prévenus dans le procès où ce pauvre jeune homme était impliqué... - Je l'ai déjà vu ce matin, répondit le docteur. Monsieur Camusot m'a mandé pour constater l'état sanitaire de ce gaillard-là , qui, soit dit entre nous, se porte à merveille et qui de plus ferait fortune à poser pour les Hercules dans les troupes de saltimbanques. - Il peut vouloir se tuer aussi, dit monsieur Gault. Donnons un coup de pied aux secrets tous deux, car je dois être là , ne fût-ce que pour le transférer à la pistole. Monsieur Camusot a levé le secret pour ce singulier anonyme... Jacques Collin, surnommé Trompe-la-Mort dans le monde des bagnes, et à qui maintenant il ne faut plus donner d'autre nom que le sien, se trouvait depuis le moment de sa réintégration au secret, d'après l'ordre de Camusot, en proie à une anxiété qu'il n'avait jamais connue pendant sa vie marquée par tant de crimes, par trois évasions du bagne et par deux condamnations en Cour d'assises. Cet homme, en qui se résument la vie, les forces, l'esprit, les passions du bagne, et qui vous en présente la plus haute expression, n'est-il pas monstrueusement beau par son attachement digne de la race canine envers celui dont il fait son ami? Condamnable, infâme et horrible de tant de côtés, ce dévouement absolu à son idole le rend si véritablement intéressant, que cette étude, déjà si considérable, paraÃtrait inachevée, écourtée, si le dénoûment de cette vie criminelle n'accompagnait pas la fin de Lucien de Rubempré. Le petit épagneul mort, on se demande si son terrible compagnon, si le lion vivra! Dans la vie réelle, dans la société, les faits s'enchaÃnent si fatalement à d'autres faits, qu'ils ne vont pas les uns sans les autres. L'eau du fleuve forme une espèce de plancher liquide; il n'est pas un flot, si mutiné qu'il soit, à quelque hauteur qu'il s'élève, dont la puissante gerbe ne s'efface sous la masse des eaux, plus forte par la rapidité de son cours que les rébellions des gouffres qui marchent avec elle. De même qu'on regarde l'eau couler en y voyant de confuses images, peut-être désirez-vous mesurer la pression du pouvoir social sur ce tourbillon nommé Vautrin? voir à quelle distance ira s'abÃmer le flot rebelle, comment finira la destinée de cet homme vraiment diabolique, mais rattaché par l'amour à l'humanité? tant ce principe céleste périt difficilement dans les coeurs les plus gangrenés! L'ignoble forçat en matérialisant le poème caressé par tant de poètes, par Moore, par lord Byron, par Mathurin, par Canalis un démon possédant un ange attiré dans son enfer pour le rafraÃchir d'une rosée dérobée au paradis, Jacques Collin, si l'on a bien pénétré dans ce coeur de bronze, avait renoncé à lui-même depuis sept ans. Ses puissantes facultés, absorbées en Lucien, ne jouaient que pour Lucien; il jouissait de ses progrès, de ses amours, de son ambition. Pour lui, Lucien était son âme visible. Trompe-la-Mort dÃnait chez les Grandlieu, se glissait dans le boudoir des grandes dames, aimait Esther par procuration. Enfin, il voyait en Lucien un Jacques Collin, beau, jeune, noble, arrivant au poste d'ambassadeur. Trompe-la-Mort avait réalisé la superstition allemande DU DOUBLE par un phénomène de paternité morale que concevront les femmes qui, dans leur vie, ont aimé véritablement, qui ont senti leur âme passée dans celle de l'homme aimé, qui ont vécu de sa vie, noble ou infâme, heureuse ou malheureuse, obscure ou glorieuse, qui ont éprouvé, malgré les distances, du mal à leur jambe, s'il s'y faisait une blessure, qui ont senti qu'il se battait en duel, et qui, pour tout dire en un mot, n'ont pas eu besoin d'apprendre une infidélité pour la savoir. Reconduit dans son cabanon, Jacques Collin se disait "On interroge le petit!" Et il frissonnait, lui qui tuait comme un ouvrier boit. - A-t-il pu voir ses maÃtresses? se demandait-il. Ma tante a-t-elle trouvé ces damnées femelles? Ces duchesses, ces comtesses ont-elles marché, ont-elles empêché l'interrogatoire?... Lucien a-t-il reçu mes instructions?... Et si la fatalité veut qu'on l'interroge, comment se tiendra-t-il? Pauvre petit, c'est moi qui l'ai conduit là ! C'est ce brigand de Paccard et cette fouine d'Europe qui causent tout ce grabuge, en chippant les sept cent cinquante mille francs de l'inscription donnée par Nucingen à Esther. Ces deux drôles nous ont fait trébucher au dernier pas; mais ils paieront cher cette farce-là ! Un jour de plus, et Lucien était riche! il épousait sa Clotilde de Grandlieu. Je n'avais plus Esther sur les bras. Lucien aimait trop cette fille, tandis qu'il n'eût jamais aimé cette planche de salut, cette Clotilde... Ah! le petit aurait alors été tout à moi! Et dire que notre sort dépend d'un regard, d'une rougeur de Lucien devant ce Camusot, qui voit tout, qui ne manque pas de la finesse des juges! car nous avons échangé, lorsqu'il m'a montré les lettres, un regard par lequel nous nous sommes sondés mutuellement, et il a deviné que je puis faire chanter les maÃtresses de Lucien!... Ce monologue dura trois heures. L'angoisse fut telle qu'elle eut raison de cette organisation de fer et de vitriol. Jacques Collin, dont le cerveau fut comme incendié par la folie, ressentit une soif si dévorante, qu'il épuisa, sans s'en apercevoir, toute la provision d'eau contenue dans un des deux baquets qui forment, avec le lit en bois, tout le mobilier d'un secret. - S'il perd la tête, que deviendra-t-il? car ce cher enfant n'a pas la force de Théodore... se demanda-t-il en se couchant sur le lit de camp, semblable à celui d'un corps de garde. Un mot sur ce Théodore de qui se souvenait Jacques Collin en ce moment suprême. Théodore Calvi, jeune Corse, condamné à perpétuité pour onze meurtres, à l'âge de dix-huit ans, grâce à certaines protections achetées à prix d'or, avait été le compagnon de chaÃne de Jacques Collin, de 1819 à 1820. La dernière évasion de Jacques Collin, une de ses plus belles combinaisons il était sorti déguisé en gendarme et conduisant Théodore Calvi marchant à ses côtés en forçat, mené chez le commissaire, cette superbe évasion avait eu lieu dans le port de Rochefort, où les forçats meurent dru, et où l'on espérait voir finir ces deux dangereux personnages. Evadés ensemble, ils avaient été forcés de se séparer par les hasards de leur fuite. Théodore, repris, avait été réintégré au bagne. Après avoir gagné l'Espagne et s'y être transformé en Carlos Herrera, Jacques Collin venait chercher son Corse à Rochefort, lorsqu'il rencontra Lucien sur les bords de la Charente. Le héros des bandits et des macchis à qui Trompe-la-Mort devait de savoir l'italien, fut sacrifié naturellement à cette nouvelle idole. La vie avec Lucien, garçon pur de toute condamnation, et qui ne se reprochait que des peccadilles, se levait d'ailleurs belle et magnifique comme le soleil d'une journée d'été; tandis qu'avec Théodore, Jacques Collin n'apercevait plus d'autre dénouement que l'échafaud, après une série de crimes indispensables. L'idée d'un malheur causé par la faiblesse de Lucien, à qui le régime du secret devait faire perdre la tête, prit des proportions énormes dans l'esprit de Jacques Collin; et, en supposant la possibilité d'une catastrophe, ce malheureux se sentit les yeux mouillés de larmes, phénomène qui, depuis son enfance, ne s'était pas produit une seule fois en lui. - Je dois avoir une fièvre de cheval, se dit-il, et peut-être en faisant venir le médecin et lui proposant une somme considérable me mettrait-il en rapport avec Lucien. En ce moment le surveillant apporta le dÃner au prévenu. - C'est inutile, mon garçon, je ne puis manger. Dites à monsieur le directeur de cette prison de m'envoyer le médecin, je me trouve si mal que je crois ma dernière heure arrivée. En entendant les sons gutturaux du râle par lesquels le forçat accompagna sa phrase, le surveillant inclina la tête et partit. Jacques Collin s'accrocha furieusement à cette espérance; mais, quand il vit entrer dans son cabanon le docteur en compagnie du directeur, il regarda sa tentative comme avortée, et il attendit froidement l'effet de la visite, en tendant son pouls au médecin. - Monsieur a la fièvre, dit le docteur à monsieur Gault; mais c'est la fièvre que nous reconnaissons chez tous les prévenus, et qui, dit-il à l'oreille du faux Espagnol, est toujours pour moi la preuve d'une criminalité quelconque. En ce moment, le directeur, à qui le Procureur-général avait donné la lettre écrite par Lucien à Jacques Collin pour la lui remettre, laissa le docteur et le prévenu sous la garde du surveillant, et alla chercher cette lettre. - Monsieur, dit Jacques Collin au docteur en voyant le surveillant à la porte, et ne s'expliquant pas l'absence du directeur, je ne regarderais pas à trente mille francs pour pouvoir faire passer cinq lignes à Lucien de Rubempré. - Je ne veux pas vous voler votre argent, dit le docteur Lebrun, personne au monde ne peut plus communiquer avec lui... - Personne? dit Jacques Collin stupéfait, et pourquoi? - Mais il s'est pendu... Jamais tigre trouvant ses petits enlevés n'a frappé les jungles de l'Inde d'un cri aussi épouvantable que le fut celui de Jacques Collin, qui se dressa sur ses pieds comme le tigre sur ses pattes, qui lança sur le docteur un regard brûlant, comme l'éclair de la foudre quand elle tombe; puis il s'affaissa sur son lit de camp en disant "Oh! mon fils!" - Pauvre homme! s'écria le médecin ému de ce terrible effort de la nature. En effet, cette explosion fut suivie d'une si complète faiblesse, que ces mots "Oh! mon fils!" furent comme un murmure. - Va-t-il aussi nous craquer dans les mains, celui-là ? demanda le surveillant. - Non, ce n'est pas possible! reprit Jacques Collin en se soulevant et regardant les deux témoins de cette scène d'un oeil sans flamme ni chaleur. Vous vous trompez, ce n'est pas lui! Vous n'avez pas bien vu. L'on ne peut pas se pendre au secret! Voyez comment pourrais-je me pendre ici? Paris tout entier me répond de cette vie-là ! Dieu me la doit! Le surveillant et le médecin étaient à leur tour stupéfaits, eux que rien depuis longtemps ne pouvait plus surprendre. Monsieur Gault entra, tenant la lettre de Lucien à la main. A l'aspect du directeur, Jacques Collin, abattu sous la violence même de cette explosion de douleur, parut se calmer. - Voici une lettre que monsieur le Procureur-; général m'a chargé de vous donner, en permettant que vous l'eussiez non décachetée, fit observer monsieur Gault. - C'est de Lucien... dit Jacques Collin. - Oui, monsieur. - N'est-ce pas, monsieur, que ce jeune homme?... - Est mort, reprit le directeur. Quand même monsieur le docteur se serait trouvé ici, malheureusement il serait toujours arrivé trop tard... Ce jeune homme est mort, là ..., dans une des pistoles... - Puis-je le voir de mes yeux? demanda timidement Jacques Collin; laisserez-vous un père libre d'aller pleurer son fils? - Vous pouvez, si vous le voulez, prendre sa chambre, car j'ai l'ordre de vous transférer dans une des chambres de la pistole. Le secret est levé pour vous, monsieur. Les yeux du prévenu, dénués de chaleur et de vie, allaient lentement du directeur au médecin; Jacques Collin les interrogeait, croyant à quelque piège, et il hésitait à sortir. - Si vous voulez voir le corps, lui dit le médecin, vous n'avez pas de temps à perdre, on doit l'enlever cette nuit... - Si vous avez des enfants, messieurs, dit Jacques Collin, vous comprendrez mon imbécillité, j'y vois à peine clair... Ce coup est pour moi bien plus que la mort, mais vous ne pouvez pas savoir ce que je dis... Vous n'êtes père, si vous l'êtes, que d'une manière;... je suis mère, aussi!... Je... je suis fou... je le sens. Les adieux En franchissant des passages dont les portes inflexibles ne s'ouvrent que devant le directeur, il est possible d'aller en peu de temps des secrets aux pistoles. Ces deux rangées d'habitations sont séparées par un corridor souterrain formé de deux gros murs qui soutiennent la voûte sur laquelle repose la galerie du Palais-de-Justice, nommée la galerie Marchande. Aussi, Jacques Collin, accompagné du surveillant qui le prit par le bras, précédé du directeur et suivi par le médecin, arriva-t-il en quelques minutes à la cellule où gisait Lucien, qu'on avait mis sur le lit. A cet aspect, il tomba sur ce corps et s'y colla par une étreinte désespérée, dont la force et le mouvement passionné firent frémir les trois spectateurs de cette scène. - Voilà , dit le docteur au directeur, un exemple de ce dont je vous parlais. Voyez!... cet homme va pétrir ce corps, et vous ne savez pas ce qu'est un cadavre, c'est de la pierre... - Laissez-moi là !... dit Jacques Collin d'une voix éteinte, je n'ai pas longtemps à le voir, on va me l'enlever pour... Il s'arrêta devant le mot enterrer. - Vous me permettrez de garder quelque chose de mon cher enfant!... Ayez la bonté de me couper vous-même, monsieur, dit-il au docteur Lebrun, quelques mèches de ses cheveux, car je ne le puis pas... - C'est bien son fils! dit le médecin. - Vous croyez? répondit le directeur d'un air profond, qui jeta le médecin dans une courte rêverie. Le directeur dit au surveillant de laisser le prévenu dans cette cellule, et de couper quelques mèches de cheveux pour le prétendu père sur la tête du fils, avant qu'on vÃnt enlever le corps. A cinq heures et demie, au mois de mai, l'on peut facilement lire une lettre à la Conciergerie, malgré les barreaux des grilles et les mailles du treillis en fil de fer qui en condamnent les fenêtres. Jacques Collin épela donc cette terrible lettre en tenant la main de Lucien. On ne connait pas d'homme qui puisse garder pendant dix minutes un morceau de glace, en le serrant avec force dans le creux de sa main. La froideur se communique aux sources de la vie avec une rapidité mortelle. Mais l'effet de ce froid terrible, et agissant comme un poison, est à peine comparable à celui que produit sur l'âme la main raide et glacée d'un mort tenue ainsi, serrée ainsi. La Mort parle alors à la Vie, elle dit des secrets noirs et qui tuent bien des sentiments; car, en fait de sentiment, changer, n'est-ce pas mourir? En relisant avec Jacques Collin la lettre de Lucien, cet écrit suprême paraÃtra ce qu'il fut pour cet homme, une coupe de poison. "A L'ABBE CARLOS HERRERA. Mon cher abbé, je n'ai reçu que des bienfaits de vous et je vous ai trahi. Cette ingratitude involontaire me tue, et, quand vous lirez ces lignes, je n'existerai plus; vous ne serez plus là pour me sauver. Vous m'aviez donné pleinement le droit, si j'y trouvais un avantage, de vous perdre en vous jetant à terre comme un bout de cigare, mais j'ai disposé de vous sottement. Pour sortir d'embarras, séduit par une habile demande du juge d'instruction, votre fils spirituel, celui que vous aviez adopté, s'est rangé du côté de ceux qui veulent vous assassiner à tout prix, en voulant faire croire à une identité que je sais impossible entre vous et un scélérat français. Tout est dit. Entre un homme de votre puissance et moi, de qui vous avez voulu faire un personnage plus grand que je ne pouvais l'être, il ne saurait y avoir de niaiseries échangées au moment d'une séparation suprême. Vous avez voulu me faire puissant et glorieux, vous m'avez précipité dans les abÃmes du suicide, voilà tout. Il y a longtemps que je voyais venir le vertige pour moi. Il y a la postérité de Caïn et celle d'Abel, comme vous disiez quelquefois. Caïn, dans le grand drame de l'Humanité, c'est l'opposition. Vous descendez d'Adam par cette ligne en qui le diable a continué de souffler le feu dont la première étincelle avait été jetée sur Eve. Parmi les démons de cette filiation, il s'en trouve, de temps en temps, de terribles, à organisations vastes, qui résument toutes les forces humaines, et qui ressemblent à ces fiévreux animaux du désert dont la vie exige les espaces immenses qu'ils y trouvent. Ces gens-là sont dangereux dans la société comme des lions le seraient en pleine Normandie il leur faut une pâture, ils dévorent les hommes vulgaires et broutent les écus des niais, leurs jeux sont si périlleux qu'ils finissent par tuer l'humble chien dont ils se sont fait un compagnon, une idole. Quand Dieu le veut, ces êtres mystérieux sont Moïse, Attila, Charlemagne, Mahomet ou Napoléon; mais quand il laisse rouiller au fond de l'océan d'une génération ces instruments gigantesques, ils ne sont plus que Pugatcheff, Robespierre, Louvel et l'abbé Carlos Herrera. Doués d'un immense pouvoir sur les âmes tendres, ils les attirent et les broient. C'est grand, c'est beau dans son genre. C'est la plante vénéneuse aux riches couleurs qui fascinent les enfants dans les bois. C'est la poésie du mal. Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres et n'en pas sortir. Tu rn'as fait vivre de cette vie gigantesque, et j'ai bien mon compte de l'existence. Ainsi, je puis retirer ma tête des noeuds gordiens de ta politique, pour la donner au noeud coulant de ma cravate. Pour réparer ma faute, je transmets au Procureur-général une rétractation de mon interrogatoire; vous verrez à tirer parti de cette pièce. Par le voeu d'un testament en bonne forme, on vous rendra, monsieur l'abbé, les sommes appartenant à votre Ordre, desquelles vous avez disposé très imprudemment pour moi, par suite de la paternelle tendresse que vous m'avez portée. Adieu donc, adieu, grandiose statue du mal et de la corruption, adieu, vous qui, dans la bonne voie, eussiez été plus que Ximénès, plus que Richelieu; vous avez tenu vos promesses je me retrouve ce que j'étais au bord de la Charente, après vous avoir dû les enchantements d'un rêve; mais, malheureusement, ce n'est plus la rivière de mon pays où j'allais noyer les peccadilles de ma jeunesse; c'est la Seine, et mon trou, c'est un cabanon de la Conciergerie. Ne me regrettez pas mon mépris pour vous était égal à mon admiration. LUCIEN." Avant une heure du matin, lorsqu'on vint enlever le corps, on trouva Jacques Collin agenouillé devant le lit, cette lettre à terre, lâchée sans doute comme le suicidé lâche le pistolet qui l'a tué; mais le malheureux tenait toujours la main de Lucien entre ses mains jointes et priait Dieu. En voyant cet homme, les porteurs s'arrêtèrent un moment, car il ressemblait à une de ces figures de pierre agenouillées pour l'éternité sur les tombeaux du Moyen-Age, par le génie des tailleurs d'images. Ce faux prêtre, aux yeux clairs comme ceux des tigres et raidi par une immobilité surnaturelle, imposa tellement à ces gens, qu'ils lui dirent avec douceur de se lever. - Pourquoi? demanda-t-il timidement. Cet audacieux Trompe-la-Mort était devenu faible comme un enfant. Le directeur montra ce spectacle à monsieur de Chargeboeuf, qui, saisi de respect pour une pareille douleur, et croyant à la qualité de père que Jacques Collin se donnait, expliqua les ordres de monsieur de Granville relatifs au service et au convoi de Lucien, qu'il fallait absolument transférer à son domicile du quai Malaquais, où le clergé l'attendait pour le veiller pendant le reste de la nuit. - Je reconnais bien là la grande âme de ce magistrat, s'écria d'une voix triste le forçat. Dites-lui, monsieur, qu'il peut compter sur ma reconnaissance... Oui, je suis capable de lui rendre de grands services... N'oubliez pas cette phrase; elle est, pour lui, de la dernière importance. Ah! monsieur, il se fait d'étranges changements dans le coeur d'un homme, quand il a pleuré pendant sept heures sur un enfant comme celui-ci... Je ne le verrai donc plus!... Après avoir couvé Lucien par un regard de mère à qui l'on arrache le corps de son fils, Jacques Collin s'affaissa sur lui-même. En regardant prendre le corps de Lucien, il laissa échapper un gémissement qui fit hâter les porteurs. Le secrétaire du Procureur-général et le directeur de la prison s'étaient déjà soustraits à ce spectacle. Qu'était devenue cette nature de bronze, où la décision égalait le coup d'oeil en rapidité, chez laquelle la pensée et l'action jaillissaient comme un même éclair, dont les nerfs aguerris par trois évasions, par trois sejours au bagne avaient atteint à la solidité métallique des nerfs du sauvage? Le fer cède à certains degrés de battage ou de pression réitérée; ses impénétrables molécules, purifiées par l'homme et rendues homogènes, se désagrègent; et, sans être en fusion, le métal n'a plus la même vertu de résistance. Les maréchaux, les serruriers, les taillandiers, tous les ouvriers qui travaillent constamment ce métal en expriment alors l'état par un mot de leur technologie "Le fer est roui!" disent-ils en s'appropriant cette expression exclusivement consacrée au chanvre, dont la désorganisation s'obtient par le rouissage. Eh bien, l'âme humaine, ou, si vous voulez la triple énergie du corps, du coeur et de l'esprit se trouve dans une situation analogue à celle du fer par suite de certains chocs répétés. Il en est alors des hommes comme du chanvre et du fer ils sont rouis. La science et la justice, le public cherchent mille causes aux terribles catastrophes causées sur les chemins de fer, par la rupture d'une barre de fer, et dont le plus affreux exemple est celui de Bellevue; mais personne n'a consulté les vrais connaisseurs en ce genre, les forgerons, qui ont tous dit le même mot "Le fer était roui!" Ce danger est imprévisible. Le métal devenu mou, le métal resté résistant, offrent la même apparence. C'est dans cet état que les confesseurs et les juges d'instruction trouvent souvent les grands criminels. Les sensations terribles de la Cour d'assises et celles de la toilette déterminent presque toujours chez les natures les plus fortes cette dislocation de l'appareil nerveux. Les aveux s'échappent alors des bouches les plus violemment serrées; les coeurs les plus durs se brisent alors; et, chose étrange! au moment où les aveux sont inutiles, lorsque cette faiblesse suprême arrache à l'homme le masque d'innocence sous lequel il inquiétait la justice, toujours inquiète lorsque le condamné meurt sans avouer son crime. Napoléon a connu cette dissolution de toutes les forces humaines sur le champ de bataille de Waterloo! Le préau de la conciergerie A huit heures du matin, quand le surveillant des pistoles entra dans la chambre où se trouvait Jacques Collin, il le vit pâle et calme, comme un homme redevenu fort par un violent parti pris. - Voici l'heure d'aller au préau, dit le porte-clefs, vous êtes enfermé depuis trois jours, si vous voulez prendre l'air et marcher, vous le pouvez! Jacques Collin, tout à ses pensées absorbantes, ne prenant aucun intérêt à lui-même, se regardant comme un vêtement sans corps, comme un haillon, ne soupçonna pas le piège que lui tendait Bibi-Lupin, ni l'importance de son entrée au préau. Le malheureux, sorti machinalement, enfila le corridor qui longe les cabanons pratiqués dans les corniches des magnifiques arcades du Palais des rois de France, et sur lesquelles s'appuie la galerie dite de Saint-Louis, par où l'on va maintenant aux différentes dépendances de la Cour de Cassation. Ce corridor rejoint celui des pistoles; et, circonstance digne de remarque, la chambre où fut détenu Louvel, l'un des plus fameux régicides, est celle située à l'angle droit formé par le coude des deux corridors. Sous le joli cabinet qui occupe la tour Bonbec se trouve un escalier en colimaçon auquel aboutit ce sombre corridor, et par où les détenus logés, dans les pistoles ou dans les cabanons, vont et viennent pour se rendre au préau. Tous les détenus, les accusés qui doivent comparaÃtre en Cour d'assises et ceux qui y ont comparu, les prévenus qui ne sont plus au secret, tous les prisonniers de la Conciergerie enfin se promènent dans cet étroit espace entièrement pavé, pendant quelques heures de la journée, et surtout le matin de bonne heure en été. Ce préau, l'antichambre de l'échafaud ou du bagne, y aboutit d'un bout, et de l'autre il tient à la société par le gendarme, par le cabinet du juge d'instruction ou par la Cour d'assises. Aussi est-ce plus glacial à voir que l'échafaud. L'échafaud peut devenir un piédestal pour aller au ciel; mais le préau, c'est toutes les infamies de la terre réunies et sans issue! Que ce soit le préau de la Force ou celui de Poissy, ceux de Melun ou de Sainte-Pélagie, un préau est un préau. Les mêmes faits s'y reproduisent identiquement, à la couleur près des murailles, à la hauteur ou à l'espace. Aussi les ETUDES DE MOEURS mentiraient-elles à leur titre, si la description la plus exacte de ce pandémonium parisien ne se trouvait ici. Sous les puissantes voûtes qui soutiennent la salle des audiences de la Cour de Cassation, il existe à la quatrième arcade une pierre qui servait, dit-on, à saint Louis pour distribuer ses aumônes, et qui, de nos jours, sert de table pour vendre quelques comestibles aux détenus. Aussi, dès que le préau s'ouvre pour les prisonniers, tous vont-ils se grouper autour de cette pierre à friandises de détenus, l'eau-de-vie, le rhum, etc. Les deux premières arcades de ce côté du préau, qui fait face à la magnifique galerie byzantine, seul vestige de l'élégance du Palais de saint Louis, sont prises par un parloir où confèrent les avocats et les accusés, et où les prisonniers parviennent au moyen d'un guichet formidable, composé d'une double voie tracée par des barreaux énormes, et comprise dans l'espace de la troisième arcade. Ce double chemin ressemble à ces rues momentanément créées à la porte des théâtres par des barrières pour contenir la queue, lors des grands succès. Ce parloir, situé au bout de l'immense salle du guichet actuel de la Conciergerie, éclairé sur le préau par des hottes, vient d'être mis à jour par des châssis vitrés du côté du guichet, en sorte qu'on y surveille les avocats en conférence avec leurs clients. Cette innovation a été nécessitée par les trop fortes séductions que de jolies femmes exerçaient sur leurs défenseurs. On ne sait plus où s'arrêtera la morale?... Ces précautions ressemblent à ces examens de conscience tout faits, où les imaginations pures se dépravent en réfléchissant à des monstruosités ignorées. Dans ce parloir ont également lieu les entrevues des parents et des amis à qui la Police permet de voir des prisonniers, accusés ou détenus. On doit maintenant comprendre ce qu'est le préau pour les deux cents prisonniers de la Conciergerie; c'est leur jardin, un jardin sans arbres, ni terre, ni fleurs, un préau enfin! Les annexes du parloir et de la pierre de saint Louis, sur laquelle se distribuent les comestibles et les liquides autorisés, constituent l'unique communication possible avec le monde extérieur. Les moments passés au préau sont les seuls pendant lesquels le prisonnier se trouve à l'air et en compagnie; néanmoins, dans les autres prisons, les détenus sont réunis lans les ateliers du travail; mais, à la Conciergerie, on ne peut se livrer à aucune occupation, à moins d'être à la pistole. Là , le drame de la Cour d'assises préoccupe d'ailleurs tous es esprits, puisqu'on ne vient là que pour subir ou l'instruction ou le jugement. Cette cour présente un affreux spectacle; on ne peut se le figurer, il faut le voir, ou l'avoir vu. D'abord, la réunion, sur un espace de quarante mètres le long sur trente de large, d'une centaine d'accusés ou le prévenus, ne constitue pas l'élite de la société. Ces misérables, qui, pour la plupart, appartiennent aux plus basses classes, sont mal vêtus; leurs physionomies sont ignobles ou horribles; car un criminel venu des sphères sociales supéieures est une exception heureusement assez rare. La conclusion, le faux ou la faillite frauduleuse, seuls crimes qui peuvent amener là des gens comme il faut, ont d'ailleurs le privilège de la pistole, et l'accusé ne quitte alors presque jamais sa cellule. Ce lieu de promenade, encadré par de beaux et formidables murs noirâtres, par une colonnade partagée en cabanons, par une fortification du côté du quai, par les cellules grillagées de la pistole au nord, gardé par des surveillants attentifs, occupés par un troupeau de criminels ignobles et se défiant tous les uns des autres, attriste déjà par les dispositions locales; mais il effraie bientôt, lorsque vous vous y voyez le centre de tous ces regards pleins de haine, de curiosité, de désespoir, en face de ces êtres déshonorés. Aucune joie! tout est sombre, les lieux et les hommes. Tout est muet, les murs et les consciences. Tout est péril pour ces malheureux; ils n'osent, à moins d'une amitié sinistre comme le bagne dont elle est le produit, se fier les uns aux autres. La Police, qui plane sur eux, empoisonne pour eux l'atmosphère et corrompt tout, jusqu'au serrement de main de deux coupables intimes. Un criminel qui rencontre là son meilleur camarade ignore si ce dernier ne s'est pas repenti, s'il n'a pas fait des aveux dans l'intérêt de sa vie. Ce défaut de sécurité, cette crainte du mouton gâte la liberté déjà si mensongère du préau. En argot de prison, le mouton est un mouchard, qui paraÃt être sous le poids d'une méchante affaire, et dont l'habileté proverbiale consiste à se faire prendre pour un ami. Le mot ami signifie, en argot, un voleur émérite un voleur consommé, qui, depuis longtemps, a rompu avec la société, qui veut rester voleur toute sa vie, et qui demeure fidèle quand même aux lois de la haute pègre. Le crime et la folie ont quelque similitude. Voir les prisonniers de la Conciergerie au préau, ou voir des fous dans le jardin d'une maison de santé, c'est une même chose. Les uns et les autres se promènent en s'évitant, se jettent des regards au moins singuliers, atroces, selon leurs pensées du moment, jamais gais ni sérieux; car ils se connaissent ou ils se craignent. L'attente d'une condamnation, les remords, les anxiétés donnent aux promeneurs du préau l'air inquiet et hagard des fous. Les criminels consommés ont seuls une assurance qui ressemble à la tranquillité d'une vie honnête, à la sincérité d'une conscience pure. L'homme des classes moyennes étant là l'exception, et la honte retenant dans leurs cellules ceux que le crime y envoie, les habitués du préau sont généralement mis comme les gens de la classe ouvrière. La blouse, le bourgeron, la veste de velours dominent. Ces costumes grossiers ou sales, en harmonie avec les physionomies communes ou sinistres, avec les manières brutales, un peu domptées néanmoins par les pensées tristes dont sont saisis les prisonniers, tout, jusqu'au silence du lieu, contribue à frapper de terreur ou de dégoût le rare visiteur, à qui de hautes protections ont valu le privilège peu prodigué d'étudier la Conciergerie. De même que la vue d'un cabinet d'anatomie, où les maladies infâmes sont figurées en cire, rend chaste et inspire de saintes et nobles amours au jeune homme qu'on y mène; de même la vue de la Conciergerie et l'aspect du préau, meublé de ces hôtes dévoués au bagne, à l'échafaud, à une peine infamante quelconque, donnent la crainte de la justice humaine à ceux qui pourraient ne pas craindre la justice divine, dont la voix parle si haut dans la conscience; et ils en sortent honnêtes gens pour longtemps. Essai philosophique, linguistique et littéraire sur l'argot, les filles et les voleurs Les promeneurs qui se trouvaient au préau quand Jacques Collin y descendit devant être les acteurs d'une scène capitale dans, la vie de Trompe-la-Mort, il n'est pas indifférent de peindre quelques-unes des principales figures de cette terrible assemblée. Là , comme partout où les hommes sont rassemblés; là , comme au collège, règnent la force physique et la force morale. Là donc, comme dans les bagnes, l'aristocratie est la criminalité. Celui dont la tête est en jeu prime tous les autres. Le préau, comme on le pense, est une école de Droit criminel; on l'y professe infiniment mieux qu'à la place du Panthéon. La plaisanterie périodique consiste à répéter le drame de la Cour d'assises, à constituer un président, un jury, un ministère public, un avocat, et à juger le procès. Cette horrible farce se joue presque toujours à l'occasion des crimes célèbres. A cette époque, une grande cause criminelle était à l'ordre du jour des assises, l'affreux assassinat commis sur monsieur et madame Crottat, anciens fermiers, père et mère du notaire, qui gardaient chez eux, comme cette malheureuse affaire l'a prouvé, huit cent mille francs en or. L'un des auteurs de ce double assassinat était le célèbre Dannepont, dit La Pouraille, forçat libéré, qui, depuis cinq ans, avait échappé aux recherches les plus actives de la Police à la faveur de sept ou huit noms différents. Les déguisements de ce scélérat étaient si parfaits, qu'il avait subi deux ans de prison sous le nom de Delsouq un de ses élèves, voleur célèbre qui ne dépassait jamais, dans les affaires, la compétence du tribunal correctionnel. La Pouraille en était, depuis sa sortie du bagne, à son troisième assassinat. La certitude d'une condamnation à mort rendait cet accusé, non moins que sa fortune présumée, l'objet de la terreur et de l'admiration des prisonniers; car pas un liard des fonds volés ne se retrouvait. On peut encore, malgré les événements de juillet 1830, se rappeler l'effroi que causa dans Paris ce coup hardi, comparable au vol des médailles de la Bibliothèque pour son importance; car la malheureuse tendance de notre temps à tout chiffrer rend un assassinat d'autant plus frappant que la somme volée est plus considérable. La Pouraille, petit homme sec et maigre, à visaue de fouine âgé de quarante-cinq ans, l'une des célébrités des trois bagnes qu'il avait habités, successivement dès l'âge de dix-neuf ans, connaissait intimement Jacques Collin, et l'on va savoir comment et pourquoi. Transférés de la Force à la Conciergerie depuis vingt-quatre heures avec La Pouraille, deux autres forçats avaient reconnu sur-le-champ, et fait reconnaÃtre au préau cette royauté sinistre de l'ami promis à l'échafaud. L'un de ces forçats, un libéré nommé Sélérier, surnommé l'Auvergnat, le père Ralleau, le Rouleur, et qui, dans la société que le bagne appelle la haute pègre, avait nom Fil-de-Soie, sobriquet dû à l'adresse avec laquelle il échappait aux périls du métier, était un des anciens affidés de Trompe-la-Mort. Trompe-la-Mort soupçonnait tellement Fil-de-Soie de jouer un double rôle, d'être à la fois dans les conseils de la haute pègre, et l'un des entretenus de la Police, qu'il lui avait Voyez le Père Goriot attribué son arrestation dans la maison Vauquer, en 1819. Sélérier, qu'il faut appeler Fil-de-Soie, de même que Dannepont se nommera La Pouraille, déjà sous le coup d'une rupture de ban, était impliqué dans des vols qualifiés, mais sans une goutte de sang répandu, qui devaient le faire réintégrer au moins pour vingt ans au bagne. L'autre forçat, nommé Riganson, formait avec sa concubine, appelée la Biffe, un des plus redoutables ménages de la haute pègre. Riganson, en délicatesse avec la Justice dès l'âge le plus tendre, avait pour surnom le Biffon. Le Biffon était le mâle de la Biffe, car il n'y a rien de sacré pour la haute pègre. Ces sauvages ne respectent ni la loi, ni la religion, rien, pas même l'histoire naturelle, dont la sainte nomenclature est, comme on le voit, parodiée par eux. Une digression est ici nécessaire; car l'entrée de Jacques Collin au préau, son apparition au milieu de ses ennemis, si bien ménagée par Bibi-Lupin et par le juge d'instruction, les scènes curieuses qui devaient s'ensuivre, tout en serait inadmissible et incompréhensible, sans quelques explications sur le monde des voleurs et des bagnes, sur ses lois, sur ses moeurs, et surtout sur son langage, dont l'affreuse poésie est indispensable dans cette partie du récit. Donc, avant tout un mot sur la langue des grecs, des filous, des voleurs et des assassins, nommée l'argot, et que la littérature a, dans ces derniers temps, employée avec tant de succès, que plus d'un mot de cet étrange vocabulaire a passé sur les lèvres roses des jeunes femmes, a retenti sous les lambris dorés, a réjoui les princes, dont plus d'un a pu s'avouer floué! Disons-le, peut-être à l'étonnement de beaucoup de gens, il n'est pas de langue plus énergique, plus colorée que celle de ce monde souterrain qui, depuis l'origine des empires à capitale, s'agite dans les caves, dans les sentines, dans le troisième-dessous des sociétés, pour emprunter à l'art dramatique une expression vive et saisissante. Le monde n'est-il pas un théâtre? Le Troisième-Dessous est la dernière cave pratiquée sous les planches de l'Opéra, pour en recéler les machines, les machinistes, la rampe, les apparitions, les diables bleus que vomit l'enfer, etc. Chaque mot de ce langage est une image brutale, ingénieuse ou terrible. Une culotte est une montante; n'expliquons pas ceci. En argot on ne dort pas, on pionce. Remarquez avec quelle énergie ce verbe exprime le sommeil particulier. la bête traquée, fatiguée, défiante, appelée Voleur, et qui, dès qu'elle est en sûreté, tombe et roule dans les abÃmes d'un sommeil profond et nécessaire sous les puissantes ailes du Soupçon planant toujours sur elle. Affreux sommeil, semblable à celui de l'animal sauvage qui dort, qui ronfle, et dont néanmoins les oreilles veillent doublées de prudence! Tout est farouche dans cet idiome. Les syllabes qui commencent ou qui finissent, les mots sont âpres et étonnent singulièrement. Une femme est une largue. Et quelle poésie! la paille est la plume de Beauce. Le mot minuit est rendu par cette périphrase douze plombes crossent! Ça ne donne-t-il pas le frisson? Rincer une cabriole, veut dire dévaliser une chambre. Qu'est-ce que l'expression se coucher, comparée à se piausser, revêtir une autre peau. Quelle vivacité d'images! Jouer des dominos, signifie manger; comment mangent les gens poursuivis? L'argot va toujours, d'ailleurs! il suit la civilisation, il la talonne, il s'enrichit d'expressions nouvelles à chaque nouvelle invention. La pomme de terre, créée et mise au jour par Louis XVI et Parmentier, est aussitôt saluée par l'argot d'orange à cochons. On invente les billets de banque, le bagne les appelle des fafiots garatés, du nom de Garat, le caissier qui les signe. Fafiot! n'entendez-vous pas le bruissement du papier de soie? Le billet de mille francs est un fafiot mâle, le billet de cinq cents un fafiot femelle. Les forçats baptiseront, attendez-vous-y, les billets de cent ou de deux cents francs de quelque nom bizarre. En 1790, Guillotin trouve, dans l'intérêt de l'humanité, la mécanique expéditive qui résout tous les problèmes soulevés par le supplice de la peine de mort. Aussitôt les forçats, les ex-galériens, examinent cette mécanique placée sur les confins monarchiques de l'ancien système, et sur les frontières de la justice nouvelle, ils l'appellent tout à coup l'Abbaye de Monte-à -Regret! Ils étudient l'angle décrit par le couperet d'acier, et trouvent pour en peindre l'action, le verbe faucher! Quand on songe que le bagne se nomme le pré, vraiment ceux qui s'occupent de linguistique doivent admirer la création de ces affreux vocables, eût dit Charles Nodier. Reconnaissons d'ailleurs la haute antiquité de l'argot! il contient un dixième de mots de la langue romane, un autre dixième de la vieille langue gauloise de Rabelais. Effondrer enfoncer, otolondrer ennuyer, cambrioler tout ce qui se fait dans une chambre, auber argent, gironde belle, le nom d'un fleuve en langue d'Oc, fouillousse poche appartiennent à la langue du quatorzième et du quinzième siècle. L'affe, pour la vie, est de la plus haute antiquité. Troubler l'affe a fait les affres, d'où vient le mot affreux, dont la traduction est ce qui trouble la vie, etc. Cent mots au moins de l'argot appartiennent à la langue de PANURGE, qui, dans l'oeuvre rabelaisienne, symbolise le peuple, car ce nom est composé de deux mots grecs qui veulent dire Celui quifait tout. La science change la face de la civilisation par le chemin de fer, l'argot l'a déjà nommé le roulant vif- Le nom de la tête, quand elle est encore sur leurs épaules, la sorbonne, indique la source antique de cette langue dont il est question dans les romanciers les plus anciens, comme Cervantes, comme les nouvelliers italiens et l'Arétin. De tout temps, en effet, la fille, héroïne de tant de vieux romans, fut la protectrice, la compagne, la consolation du grec, du voleur, du tire-laine, du filou, de l'escroc. La prostitution et le vol sont deux protestations vivantes, mâle et femelle, de l'état naturel contre l'état social. Aussi les philosophes, les novateurs actuels, les humanitaires, qui ont pour queue les communistes et les fouriéristes, arrivent-ils, sans s'en douter, à ces deux conclusions la prostitution et le vol. Le voleur ne met pas en question dans les livres sophistiques, la propriété, l'hérédité, les garanties sociales; il les supprime net. Pour lui, voler, c'est rentrer dans son bien. Il ne discute pas le mariage, il ne l'accuse pas, il ne demande pas, dans des utopies imprimées, ce consentement mutuel, cette alliance étroite des âmes impossible à généraliser; il s'accouple avec une violence dont les chaÃnons sont incessamment resserrés par le marteau de la nécessité. Les novateurs modernes écrivent des théories pâteuses, filandreuses et nébuleuses, ou des romans philanthropiques; mais le voleur pratique! il est clair comme un fait, il est logique comme un coup de poing. Et quel style!... Autre observation! Le monde des filles, des voleurs et des assassins, les bagnes et les prisons comportent une population d'environ soixante à quatre-vingt mille individus mâles et femelles. Ce monde ne saurait être dédaigné dans la peinture de nos moeurs, dans la reproduction littérale de notre état social. La justice, la gendarmerie et la police offrent un nombre d'employés presque correspondant, n'est-ce pas étrange? Cet antagonisme de gens qui se cherchent et qui s'évitent réciproquement constitue un immense duel, éminemment dramatique, esquissé dans cette étude. Il en est du vol et du commerce de fille publique, comme du théâtre, de la police, de la prêtrise et de la gendarmerie. Dans ces six conditions, l'individu prend un caractère indélébile. Il ne peut plus être que ce qu'il est. Les stigmates du divin sacerdoce sont immuables, tout aussi bien que ceux du militaire. Il en est ainsi des autres états qui sont de fortes oppositions, des contraires dans la civilisation. Ces diagnostics violents, bizarres, singuliers, sui generis, rendent la fille publique et le voleur, l'assassin et le libéré, si faciles à reconnaÃtre, qu'ils sont pour leurs ennemis, l'espion et le gendarme, ce qu'est le gibier pour le chasseur ils ont des allures, des façons, un teint, des regards, une couleur, une odeur, enfin des propriétés infaillibles. De là , cette science profonde du déguisement chez les célébrités du bagne. Les grands fanandels Encore un mot sur la constitution de ce monde, que l'abolition de la marque, l'adoucissement des pénalités et la stupide indulgence du jury rendent si menaçant. En effet, dans vingt ans, Paris sera cerné par une armée de quarante mille libérés. Le département de la Seine et ses quinze cent mille habitants étant le seul point de la France où ces malheureux puissent se cacher, Paris est, pour eux, ce qu'est la forêt vierge pour les animaux féroces. La haute pègre, qui est pour ce monde son faubourg Saint-Germain, son aristocratie, s'était résumée, en 1816, à la suite d'une paix qui mettait tant d'existences en question, dans une association dite des Grands Fanandels, où se réunirent les plus célèbres chefs de bande et quelques gens hardis, alors sans aucun moyen d'existence. Ce mot de fanandels veut dire à la fois frères, amis, camarades. Tous les voleurs, les forçats, les prisonniers sont fanandels. Or, les Grands Fanandels, fine fleur de la haute pègre, furent pendant vingt et quelques années la cour de cassation, l'institut, la chambre des pairs de ce peuple. Les Grands Fanandels eurent tous leur fortune particulière, des capitaux en commun et des moeurs à part. Ils se devaient aide et secours dans l'embarras, ils se connaissaient. Tous d'ailleurs au-dessus des ruses et des séductions de la police, ils eurent leur charte particulière, leurs mots de passe et de reconnaissance. Ces ducs et pairs du bagne avaient formé, de 1815 à 1819 la fameuse société des Dix-Mille Voyez le Père Goriot ainsi nommée de la convention en vertu de laquelle on ne pouvait jamais entreprendre une affaire où il se trouvait moins de dix mille francs à prendre. En ce moment même, en 1820 et 1830, il se publiait des mémoires où l'état des forces de cette société, les noms de ses membres, étaient indiqués par une des célébrités de la police judiciaire. On y voyait avec épouvante une armée de capacités, en hommes et en femmes; mais si formidable, si habile, si souvent heureuse, que des voleurs comme les Lévy, les Pastourel, les Collonge, les Chimaux, âgés de cinquante et de soixante ans, y sont signalés comme étant en révolte contre la société depuis leur enfance!... Quel aveu d'impuissance pour la Justice que l'existence de voleurs si vieux! Jacques Collin était le caissier, non seulement de la société des Dix-Mille, mais encore des Grands Fanandels, les héros du bagne. De l'aveu des autorités compétentes, les bagnes ont toujours eu des capitaux. Cette bizarrerie se conçoit. Aucun vol ne se retrouve, excepté dans des cas bizarres. Les condamnés, ne pouvant rien emporter avec eux au bagne, sont forcés d'avoir recours à la confiance, à la capacité, de confier leurs fonds, comme dans la société l'on se confie à une maison de banque. Primitivement, Bibi-Lupin, chef de la police de sûreté depuis dix ans, avait fait partie de l'aristocratie des Grands Fanandels. Sa trahison venait d'une blessure d'amour-propre; il s'était vu constamment préférer la haute intelligence et la force prodigieuse de Trompe-la-Mort. De là l'acharnement constant de ce fameux chef de la police de sûreté contre Jacques Collin. De là provenaient aussi certains compromis entre Bibi-Lupin et ses anciens camarades, dont commençaient à se préoccuper les magistrats. Donc, dans son désir de vengeance, auquel le juge d'instruction avait donné pleine carrière par la nécessité d'établir l'identité de Jacques Collin, le chef de la police de sûreté avait très habilement choisi ses aides en lançant sur le faux Espagnol, La Pouraille, Fil-de-Soie et le Biffon, car La Pouraille appartenait aux Dix-Mille, ainsi que Fil-de-Soie, et le Biffon était un Grand Fanandel. La Biffe, cette redoutable largue du Biffon, qui se dérobe encore à toutes les recherches de la Police, à la faveur de ses déguisements en femme comme il faut, était libre. Cette femme, qui sait admirablement faire la marquise, la baronne, la comtesse, a voiture et des gens. Cette espèce de Jacques Collin en jupon est la seule femme comparable à cette Asie, le bras droit de Jacques Collin. Chacun des héros du bagne est, en effet, doublé d'une femme dévouée. Les fastes judiciaires, la chronique secrète du Palais vous le diront aucune passion d'honnête femme, pas même celle d'une dévote pour son directeur, rien ne surpasse l'attachement de la maÃtresse qui partage les périls des grands criminels. La passion est presque toujours, chez ces gens, la raison primitive de leurs audacieuses entreprises, de leurs assassinats. L'amour excessif qui les entraÃne, constitutionnellement, disent les médecins, vers la femme, emploie toutes les forces morales et physiques de ces hommes énergiques. De là , l'oisiveté qui dévore les journées; car les excès en amour exigent et du repos et des repas réparateurs. De là , cette haine de tout travail, qui force ces gens à recourir à des moyens rapides pour se procurer de l'argent. Néanmoins, la nécessité de vivre, et de bien vivre, déjà si violente, est peu de chose en comparaison des prodigalités inspirées par la fille à qui ces généreux Médor veulent donner des bijoux, des robes, et qui, toujours gourmande, aime la bonne chère. La fille désire un châle, l'amant le vole, et la femme y voit une preuve d'amour! C'est ainsi qu'on marche au vol, qui, si l'on veut examiner le coeur humain à la loupe, sera reconnu pour un sentiment presque naturel chez l'homme. Le vol mène à l'assassinat, et l'assassinat conduit de degrés en degrés l'amant à l'échafaud. L'amour physique et déréglé de ces hommes serait donc, si l'on en croit la Faculté de médecine, l'origine des sept dixièmes des crimes. La preuve s'en trouve toujours, d'ailleurs, frappante, palpable, à l'autopsie de l'homme exécuté. Aussi l'adoration de leurs maÃtresses est-elle acquise à ces monstrueux amants, épouvantails de la société. C'est ce dévouement femelle accroupi fidèlement à la porte des prisons, toujours occupé à déjouer les ruses de l'instruction, incorruptible gardien des plus noirs secrets, qui rend tant de procès obscurs, impénétrables. Là gÃt la force et aussi la faiblesse du criminel. Dans le langage des filles, avoir de la probité, c'est ne manquer à aucune des lois de cet attachement, c'est donner tout son argent à l'homme enflacqué emprisonné, c'est veiller à son bien-être, lui garder toute espèce de foi, tout entreprendre pour lui. La plus cruelle injure qu'une fille puisse jeter au front déshonoré d'une autre fille, c'est de l'accuser d'infidélité envers un amant serré mis en prison. Une fille, dans ce cas, est regardée comme une femme sans coeur!... La Pouraille aimait passionnément une femme, comme on va le voir. Fil-de-Soie, philosophe égoïste, qui volait pour se faire un sort, ressemblait beaucoup à Paccard, le séide de Jacques Collin, qui s'était enfui avec Prudence Servien, riches tous deux de sept cent cinquante mille francs. Il n'avait aucun attachement, il méprisait les femmes et n'aimait que Fil-de-Soie. Quant au Biffon, il tirait, comme on le sait maintenant, son surnom de son attachement à la Biffe. Or, ces trois illustrations de la haute pègre avaient des comptes à demander à Jacques Collin, comptes assez difficiles à établir. Le caissier savait seul combien d'associés survivaient, quelle était la fortune de chacun. La mortalité particulière à ses mandataires était entrée dans les calculs de Trompe la-Mort, au moment où il résolut de manger la grenouille au profit de Lucien. En se dérobant à l'attention de ses camarades et de la Police pendant neuf ans, Jacques Collin avait une presque certitude d'hériter, aux termes de la charte des Grands Fanandels, des deux tiers de ses commettants. Ne pouvait-il pas d'ailleurs alléguer des paiements faits aux fanandels fauchés? Aucun contrôle n'atteignait enfin ce chef des Grands Fanandels. On se fiait absolument à lui par nécessité, car la vie de bête fauve que mènent les forçats, impliquait entre les gens comme il faut de ce monde sauvage, la plus haute délicatesse. Sur les cent mille écus du délit, Jacques Collin pouvait peut-être alors se libérer avec une centaine de mille francs. En ce moment, comme on le voit, La Pouraille, un des créanciers de Jacques Collin, n'avait que quatre-vingt-dix jours à vivre. Nanti d'une somme sans doute bien supérieure à celle que lui gardait son chef, La Pouraille devait d'ailleurs être assez accommodant. Un des diagnostics infaillibles auxquels les directeurs de prison et leurs agents, la Police et ses aides, et même les magistrats instructeurs reconnaissent les chevaux de retour, c'est-à -dire ceux qui ont déjà mangé les gourganes espèce de haricots destinés à la nourriture des forçats de l'Etat, est leur habitude de la prison; les récidivistes en connaissent naturellement les usages; ils sont chez eux, ils ne s'étonnent de rien. Aussi Jacques Collin, en garde contre lui-même, avait-il jusqu'alors admirablement bien joué son rôle d'innocent et d'étranger, soit à la Force, soit à la Conciergerie. Mais, abattu par la douleur, écrasé par sa double mort, car dans cette fatale nuit, il était mort deux fois, il redevint Jacques Collin. Le surveillant fut stupéfait de n'avoir pas à dire à ce prêtre espagnol par où l'on allait au préau. Cet acteur si parfait oublia son rôle, il descendit la vis de la tour Bonbec en habitué de la Conciergerie. - Bibi-Lupin a raison, se dit en lui-même le surveillant, c'est un cheval de retour, c'est Jacques Collin. L'entrée du sanglier Au moment où Trompe-la-Mort se montra dans l'espèce de cadre que lui fit la porte de la tourelle, les prisonniers ayant tous fini leurs acquisitions à la table en pierre dite de Saint-Louis, se dispersaient sur le préau, toujours trop étroit pour eux le nouveau détenu fut donc aperçu par tous à la fois, avec d'autant plus de rapidité que rien n'égale la précision du coup d'oeil des prisonniers, qui sont tous dans un préau comme l'araignée au centre de sa toile. Cette comparaison est d'une exactitude mathématique, car l'oeil étant borné de tous côtés par de hautes et noires murailles, le détenu voit toujours, même sans regarder, la porte par laquelle entrent les surveillants, les fenêtres du parloir et de l'escalier de la tour Bonbec, seules issues du préau. Dans le profond isolement où il est, tout est accident pour l'accusé, tout l'occupe; son ennui, comparable à celui du tigre en cage au Jardin-des-Plantes, décuple sa puissance d'attention. Il n'est pas indifférent de faire observer que Jacques Collin, vêtu comme un ecclésiastique qui ne s'astreint pas au costume, portait un pantalon noir, des bas noirs, des souliers à boucles en argent, un gilet noir, et une certaine redingote marron foncé, dont la coupe trahit le prêtre quoi qu'il fasse, surtout quand ces indices sont complétés par la taille caractéristique des cheveux. Jacques Collin portait une perruque superlativement ecclésiastique, et d'un naturel exquis. - Tiens! tiens! dit La Pouraille au Biffon, mauvais signe! un sanglier comment s'en trouve-t-il un ici? - C'est un de leurs trucs, un cuisinier espion d'un nouveau genre, répondit Fil-de-Soie. C'est quelque marchand de lacets la maréchaussée d'autrefois déguisé qui vient faire son commerce. Le gendarme a différents noms en argot quand il poursuit le voleur, c'est un marchand de lacets; quand il l'escorte, c'est une hirondelle de la grève; quand il le mène à l'échafaud, c'est le hussard de la guillotine. Pour achever la peinture du préau, peut-être est-il nécessaire de peindre en peu de mots les deux autres fanandels, Sélérier, dit l'Auvergnat, dit le père Ralleau, dit le Rouleur, enfin Fil-de-Soie il avait trente noms et autant de passeports, ne sera plus désigné que par ce sobriquet, le seul qu'on lui donnât dans la haute pègre. Ce profond philosophe, qui voyait un gendarme dans le faux prêtre, était un gaillard de cinq pieds quatre pouces, dont tous les muscles produisaient des saillies singulières. Il faisait flamboyer, sous une tête énorme, de petits yeux couverts, comme ceux des oiseaux de proie, d'une paupière grise, mate et dure. Au premier aspect, il ressemblait à un loup par la largeur de ses mâchoires vigoureusement tracées et prononcées; mais tout ce que cette ressemblance impliquait de cruauté, de férocité même, était contrebalancé par la ruse, par la vivacité de ses traits, quoique sillonnés de marques de petite vérole. Le rebord de chaque couture, coupé net, était comme spirituel. On y lisait autant de railleries. La vie des criminels, qui implique la faim et la soif, les nuits passées au bivouac des quais, des berges. des ponts et des rues, les orgies de liqueurs fortes par lesquelles on célèbre les triomphes, avait mis sur ce visage comme une couche de vernis. A trente pas, si Fil-de-Soie se fût montré au naturel, un agent de police, un gendarme eût reconnu son gibier; mais il égalait Jacques Collin dans l'art de se grimer et de se costumer. En ce moment, Fil-de-Soie, en négligé comme les grands acteurs qui ne soignent leur mise qu'au théâtre portait une espèce de veste de chasse où manquaient les boutons, et dont les boutonnières dégarnies laissaient voir le blanc de la doublure, de mauvaises pantoufles vertes, un pantalon de nankin devenu grisâtre, et sur la tète une casquette sans visière par où passaient les coins d'un vieux madras à barbe, sillonné de déchirures et lavé. A côté de Fil-de-Soie, le Biffon formait un contraste parfait. Ce célèbre voleur, de petite stature, gros et gras, agile, au teint livide, à l'oeil noir et enfoncé, vêtu comme un cuisinier, planté sur deux jambes très arquées, effrayait par une physionomie où prédominaient tous les symptômes de l'organisation particulière aux animaux carnassiers. Fil-de-Soie et le Biffon faisaient la cour à La Pouraille, qui ne conservait aucune espérance. Cet assassin récidiviste savait qu'il serait jugé, condamné, exécuté avant quatre mois. Aussi Fil-de-Soie et le Biffon, amis de La Pouraille, ne l'appelaient-ils pas autrement que le Chanoine, c'est-à -dire chanoine de l'Abbaye de Monte-à -Regret. On doit facilement concevoir pourquoi Fil-de-Soie et le Biffon câlinaient La Pouraille. La Pouraille avait enterré deux cent cinquante mille francs d'or, sa part du butin fait chez les époux Crottat, en style d'acte d'accusation. Quel magnifique héritage à laisser à deux fanandels, quoique ces deux anciens forçats dussent retourner dans quelques jours au bagne. Le Biffon et Fil-de-Soie allaient être condamnés pour des vols qualifiés c'est-à -dire réunissant des circonstances aggravantes à quinze ans qui ne se confondraient point avec dix années d'une condamnation précédente qu'ils avaient pris la liberté d'interrompre. Ainsi, quoiqu'ils eussent l'un vingt-deux et l'autre vingt-six années de travaux forcés à faire, ils espéraient tous deux s'évader et venir chercher le tas d'or de La Pouraille. Mais le Dix Mille gardait son secret, il lui paraissait inutile de le livrer tant qu'il ne serait pas condamné. Appartenant à la haute aristocratie du bagne, il n'avait rien révélé sur ses complices. Son caractère était connu; monsieur Popinot, l'instructeur de cette épouvantable affaire, n'avait rien pu obtenir de lui. Ce terrible triumvirat stationnait en haut du préau, c'est-à -dire au bas des pistoles. Fil-de-Soie achevait l'instruction d'un jeune homme qui n'en était qu'à son premier coup, et qui, sûr d'une condamnation à dix années de travaux forcés, prenait des renseignements sur les différents prés. - Eh bien, mon petit, lui disait sentencieusement Fil-de-Soie, au moment où Jacques Collin apparut, la différence qu'il y a entre Brest, Toulon et Rochefort, la voici. - Voyons, mon ancien, dit le jeune homme avec la curiosité d'un novice. Cet accusé, fils de famille sous le poids d'une accusation de faux, était descendu de la pistole voisine de celle où était Lucien. - Mon fiston, reprit Fil-de-Soie, à Brest on est sûr de trouver des gourganes à la troisième cuillerée, en puisant au baquet; à Toulon, vous n'en avez qu'à la cinquième; et à Rochefort, on n'en attrape jamais, à moins d'être un ancien. Ayant dit, le profond philosophe rejoignit La Pouraille et le Biffon, qui, très intrigués par le sanglier, se mirent à descendre le préau, tandis que Jacques Collin, abÃmé de douleur, le remontait. Trompe-la-Mort, tout à de terribles pensées, les pensées d'un empereur déchu, ne se croyait pas le centre de tous les regards, l'objet de l'attention générale, et il allait lentement, regardant la fatale croisée à laquelle Lucien de Rubempré s'était pendu. Aucun des prisonniers ne savait cet événement, car le voisin de Lucien, le jeune faussaire, par des motifs qu'on va bientôt connaÃtre, n'en avait rien dit. Les trois fanandels s'arrangèrent pour barrer le chemin au prêtre. - Ce n'est pas un sanglier, dit La Pouraille à Fil-de-Soie, c'est un cheval de retour. Vois comme il tire la droite! Il est nécessaire d'expliquer ici, car tous les lecteurs n'ont pas eu la fantaisie de visiter un bagne, que chaque forçat est accouplé à un autre toujours un vieux et un jeune ensemble par une chaÃne. Le poids de cette chaÃne, rivée à un anneau au-dessus de la cheville, est tel, qu'il donne, au bout d'une année, un vice de marche éternel au forçat. Obligé d'envoyer dans une jambe plus de force que dans l'autre pour tirer cette manicle, tel est le nom donné dans le bagne à ce ferrement, le condamné contracte invinciblement l'habitude de cet effort. Plus tard, quand il ne porte plus sa chaÃne, il en est de cet appareil comme des jambes coupées, dont l'amputé souffre toujours; le forçat sent toujours sa manicle, il ne peut jamais se défaire de ce tic de démarche. En termes de police, il tire la droite. Ce diagnostic, connu des forçats entre eux, comme il l'est des agents de police, s'il n'aide pas à la reconnaissance d'un camarade, du moins la complète. Chez Trompe-la-Mort, évadé depuis huit ans, ce mouvement s'était bien affaibli; mais, par l'effet de son absorbante méditation, il allait d'un pas si lent et si solennel que, quelque faible que fût ce vice de démarche, il devait frapper un oeil exercé comme celui de La Pouraille. On comprend très bien d'ailleurs que les rorçats, toujours en présence les uns des autres au bagne, et n'ayant qu'eux-mêmes à observer, aient étudié tellement leurs physionomies, qu'ils connaissent certaines habitudes qui doivent échapper à leurs ennemis systématiques les mouchards, les gendarmes et les commissaires de police. Aussi fut-ce à un certain tiraillement des muscles maxillaires de la joue gauche reconnu par un forçat, qui fut envoyé à une revue de la légion de la Seine, que le lieutenant-colonel de ce corps, le fameux Coignard, dut son arrestation; car, malgré la certitude de Bibi-Lupin, la Police n'osait croire à l'identité du comte Pontis de Sainte-Hélène et de Coignard. Sa majesté le Dab - C'est notre dab! notre maÃtre, dit Fil-de-Soie en ayant reçu de Jacques Collin ce regard distrait que jette l'homme abÃmé dans le désespoir sur tout ce qui l'entoure. - Ma foi oui, c'est Trompe-la-Mort, dit en se frottant les mains le Biffon. Oh! c'est sa taille, sa carrure; mais qu'a-t-il fait? il ne se ressemble plus à lui-même. - Oh! j'y suis, dit Fil-de-Soie, il a un plan! il veut revoir sa tante qu'on doit exécuter bientôt. Pour donner une vague idée du personnage que les reclus, les argousins et les surveillants appellent une tante, il suffira de rapporter ce mot magnifique du directeur d'une des maisons centrales au feu lord Durham, qui visita toutes les prisons pendant son séjour à Paris. Ce lord, curieux d'observer tous les détails de la justice française, fit même dresser par feu Sanson, l'exécuteur des hautes oeuvres, la mécanique, et demanda l'exécution d'un veau vivant pour se rendre compte du jeu de la machine que la révolution française a illustrée. Le directeur, après avoir montré toute la prison, les préaux, les ateliers, les cachots, etc., désigna du doigt un local, en faisant un geste de dégoût. - Je ne mène pas là Votre Seigneurie, dit-il, car c'est le quartier des tantes... - Hao! fit lord Durham, et qu'est-ce? - C'est le troisième sexe, milord. - On va terrer guillotiner Théodore! dit La Pouraille, un gentil garçon! quelle main! quel toupet! quelle perte pour la société! - Oui, Théodore Calvi morfile mange sa dernière bouchée, dit Biffon. Ah! ses largues doivent joliment chigner des yeux, car il était aimé, le petit gueux! - Te voilà , mon vieux? dit La Pouraille à Jacques Collin. Et, de concert avec ses deux acolytes, avec lesquels il était bras dessus bras dessous, il barra le chemin au nouveau venu. - Oh! dab, tu t'es donc fait sanglier? ajouta La Pouraille. - On dit que tu as poissé nos philippes filouté nos pièces d'or, reprit le Biffon d'un air menaçant. - Tu vas nous abouler du carle? tu vas nous donner de l'argent demanda Fil-de-Soie. Ces trois interrogations partirent comme trois coups de pistolet. - Ne plaisantez pas un pauvre prêtre mis ici par erreur, répondit machinalement Jacques Collin, qui reconnut aussitôt ses trois camarades. - C'est bien le son du grelot, si ce n'est pas la frimousse figure, dit La Pouraille en mettant sa main sur l'épaule de Jacques Collin. Ce geste, l'aspect de ses trois camarades, tirèrent violemment le dab de sa prostration, et le rendirent au sentiment de la vie réelle; car, pendant cette fatale nuit, il avait roulé dans les mondes spirituels et infinis des sentiments en y cherchant une voie nouvelle. - Ne fais pas de ragoût sur ton dab! n'éveille pas les soupçons sur ton maÃtre dit tout bas Jacques Collin d'une voix creuse et menaçante qui ressemblait assez au grognement sourd d'un lion. La raille la police est là , laisse-la couper dans le pont donner dans le panneau. Je joue la mislocq la comédie pour un fanandel en fine pegrène un camarade à toute extrémité. Ceci fut dit avec l'onction d'un prêtre essayant de convertir des malheureux, et accompagné d'un regard par lequel Jacques Collin embrassa le préau, vit les surveillants sognonsus les arcades, et les montra railleusement à ses trois compagnons. - N'y a-t-il pas ici des cuisiniers? Allumez vos clairs, et remouchez! voyez et observez! Ne me conobrez pas, épargnons le poitou et engantez-moi en sanglier ne me connaissez plus, prenons nos précautions et traitez-moi en prêtre, ou je vous effondre, vous, vos langues et votre aubert je vous ruine, vous, vos femmes et votre fortune. - T'as donc tafe de nozigues? tu te méfies donc de nous? dit Fil-de-Soie. Tu viens cromper ta tante sauver ton ami. - Madeleine est paré pour la placarde de vergne est prêt pour la place de Grève, dit La Pouraille. - Théodore! dit Jacques Collin en comprimant un bond et un cri. Ce fut le dernier coup de la torture de ce colosse détruit. - On va le buter, répéta La Pouraille, il est depuis deux mois gerbé à la passe condamné à mort. Jacques Collin, saisi par une défaillance, les genoux, presque coupés, fut soutenu par ses trois compagnons, et il eut la présence d'esprit de joindre ses mains en prenant un air de componction. La Pouraille et le Biffon soutinrent respectueusement le sacrilège Trompe-la-Mort, pendant que Fil-de-Soie courait vers le surveillant en faction à la porte du guichet qui mène au parloir. - Ce vénérable prêtre voudrait s'asseoir, donnez une chaise pour lui. Ainsi, le coup monté par Bibi-Lupin manquait. Trompe-la-Mort, de même que Napoléon reconnu par ses soldats, obtenait soumission et respect des trois forçats. Deux mots avaient suffi. Ces deux mots étaient vos largues et votre aubert, vos femmes et votre argent, le résumé de toutes les affections vraies de l'homme. Cette menace fut pour les trois forçats l'indice du suprême pouvoir, le dab tenait toujours leur fortune entre ses mains. Toujours tout-puissant au dehors, leur dab n'avait pas trahi, comme de faux frères le disaient. La colossale renommée d'adresse et d'habileté de leur chef stimula, d'ailleurs, la curiosité des trois forçats; car, en prison, la curiosité devient le seul aiguillon de ces âmes flétries. La hardiesse du déguisement de Jacques Collin, conservé jusque sous les verrous de la Conciergerie, étourdissait d'ailleurs les trois criminels. - Au secret depuis quatre jours, je ne savais pas Théodore si près de l'abbaye... dit Jacques Collin. J'étais venu pour sauver un pauvre petit qui s'est pendu là , hier, à quatre heures, et me voici devant un autre malheur. Je n'ai plus d'as dans mon jeu!... - Pauvre dab! dit Fil-de-Soie. - Ah! le boulanger le diable m'abandonne! s'écria Jacques Collin ens'arrachant des bras de ses deux camarades et se dressant d'un air formidable. Il y a un moment où le monde est plus fort que nous autres! La Cigogne Le Palais-de-Justice finit par nous gober. Le directeur de la Conciergerie, averti de la défaillance du prêtre espagnol, vint lui-même au préau pour l'espionner, il le fit asseoir sur une chaise, au soleil, en examinant tout avec cette perspicacité redoutable qui s'augmente de jour en jour dans l'exercice de pareilles fonctions, et qui se cache sous une apparente indifférence. - Ah! mon Dieu! dit Jacques Collin, être confondu parmi ces gens, le rebut de la société, des criminels, des assassins!... Mais Dieu n'abandonnera pas son serviteur. Mon cher monsieur le directeur, je marquerai mon passage ici par des actes de charité dont le souvenir restera! Je convertirai ces malheureux, ils apprendront qu'ils ont une âme, que la vie éternelle les attend, et que, s'ils ont tout perdu sur la terre, ils ont encore le ciel à conquérir, le ciel qui leur appartient au prix d'un vrai, d'un sincère repentir. Vingt ou trente prisonniers, accourus et groupés en arrière des trois terribles forçats, dont les farouches regards avaient maintenu trois pieds de distance entre eux et les curieux, entendirent cette allocution prononcée avec une onction évangélique. - Celui-là , monsieur Gault, dit le formidable La Pouraille, eh! bien, nous l'écouterions... - On m'a dit, reprit Jacques Collin, près de qui monsieur Gault se tenait, qu'il y avait dans cette prison un condamné à mort. - On lui lit en ce moment le rejet de son pourvoi, dit monsieur Gault. - J'ignore ce que cela signifie, demanda naïvement Jacques Collin en regardant autour de lui. - Dieu! est-il sinve simple, dit le petit jeune homme qui consultait naguère Fil-de-Soie sur la fleur des gourganes de prés. - Eh! bien, aujourd'hui ou demain on le fauche! dit un détenu. - Faucher? demanda Jacques Collin, dont l'air d'innocence et d'ignorance frappa ses trois fanandels d'admiration. - Dans leur langage, répondit le directeur, cela veut dire l'exécution de la peine de mort. Si le greffier lit le pourvoi, sans doute l'exécuteur va recevoir l'ordre pour l'exécution. Le malheureux a constamment refusé les secours de la religion... - Ah! monsieur le directeur, c'est une âme à sauver!... s'écria Jacques Collin. Le sacrilège joignit les mains avec une expression d'amant au désespoir qui parut être l'effet d'une divine ferveur au directeur attentif. - Ah! monsieur, reprit Trompe-la-Mort, laissez-moi vous prouver ce que je suis et tout ce que je puis, en me permettant de faire éclore le repentir dans ce coeur endurci! Dieu m'a donné la faculté de dire certaines paroles qui produisent de grands changements. Je brise les coeurs, je les ouvre... Que craignez-vous? faites-moi accompagner par des gendarmes, par des gardiens, par qui vous voudrez. - Je verrai si l'aumônier de la maison veut vous permettre de le remplacer, dit monsieur Gault. Et le directeur se retira, frappé de l'air parfaitement indifférent, quoique curieux, avec lequel les forçats et les prisonniers regardaient ce prêtre, dont la voix évangélique donnait du charme à son baragouin mi-parti de français et d'espagnol. Ruse contre ruse - Comment vous trouvez-vous ici, monsieur l'abbé? demanda le jeune interlocuteur de Fil-de-Soie à Jacques Collin. - Oh! par erreur, répondit Jacques Collin en toisant le fils de famille. On m'a trouvé chez une courtisane qui venait d'être volée après sa mort. On a reconnu qu'elle s'était tuée; et les auteurs du vol, qui sont probablement les domestiques, ne sont pas encore arrêtés. - Et c'est à cause de ce vol que ce jeune homme s'est pendu?... - Ce pauvre enfant n'a pas sans doute pu soutenir l'idée d'être flétri par un emprisonnement injuste, répondit Trompe-la-Mort en levant les yeux au ciel. - Oui, dit le jeune homme, on venait le mettre en liberté quand il s'est suicidé. Quelle chance! - Il n'y a que les innocents qui se frappent ainsi l'imagination, dit JacquesCollin. Remarquez que le vol a été commis à son préjudice. - Et de combien s'agit-il? demanda le profond et fin Fil-de-Soie. - De sept cent cinquante mille francs, répondit tout doucement Jacques Collin. Les trois forçats se regardèrent entre eux, et ils se retirèrent du groupe que tous les détenus formaient autour du soi-disant ecclésiastique. - C'est lui qui a rincé la profone la cave de la fille! dit Fil-de-Soie à l'oreille du Biffon. On voulait nous coquer le taffe faire peur pour nos thunes de balles nos pièces de cent sous. - Ce sera toujours le dab des grands fanandels, repondit La Pouraille. Notre carle n'est pas declaré envolé. La pouraille, qui cherchait un homme à qui se fier, avait intérêt à trouver Jacques Collin honnête homme. Or, c'est surtout en prison qu'on croit à ce qu'on espèrel - Je gage qu'il esquinte le dab de la Cigogne! qu'il enfonce le Procureur-général, et qu'il va cromper sa tante sauver son ami, dit Fil-de-Soie. - S'il y arrive, dit le Biffon, je ne le crois pas tout à fait Meg Dieu; mais il aura, comme on le prétend, bouffardé avec le boulanger fumé une pipe avec le diable. - L'as-tu entendu crier Le boulanger m'abandonne! fit observer Fil-de-Soie. - Ah! s'écria La Pouraille, s'il voulait cromper ma sorbonne sauver ma tête, quel viocque vie je ferais avec mon fade de carle ma part de fortune, et mes rondins jaunes servis et l'or volé que je viens de cacher. - Fais sa balle! suis ses instructions dit Fil-de-Soie. - Planches-tu? ris-tu? reprit La Pouraille en regardant son fanandel. - Es-tu sinve simple, tu seras roide gerbé à la passe condamné à mort. Ainsi, tu n'as pas d'autre lourde à pessigner porte à soulever pour pouvoir rester sur tes paturons pieds, morflier, te dessaler et goupiner encore manger, boire et voler, lui répliqua le Biffon, que de lui prêter le dos! - V'là qu'est dit, reprit La Pouraille, pas un de nous ne sera pour le dab à la manque pas un de nous ne le trahira, ou je me charge de l'emmener où je vais.. - Il le ferait comme il le dit! s'écria Fil-de-Soie. Les gens les moins susceptibles de sympathie pour ce monde étrange peuvent se figurer la situation d'esprit de Jacques Collin, qui se trouvait entre le cadavre de l'idole qu'il avait adorée pendant cinq heures de nuit et la mort prochaine de son ancien compagnon de chaÃne, le futur cadavre du jeune Corse Théodore. Ne fût-ce que pour voir ce malheureux, il avait besoin de déployer une habileté peu commune; mais le sauver, c'était un miracle! Et il y pensait déjà . Pour l'intelligence de ce qu'allait tenter Jacques Collin, il est nécessaire de faire observer ici que les assassins, les voleurs, que tous ceux qui peuplent les bagnes ne sont pas aussi redoutables qu'on le croit. A quelques exceptions très rares, ces gens-là sont tous lâches, sans doute à cause de la peur perpétuelle qui leur comprime le coeur. Leurs facultés étant incessamment tendues à voler, et l'exécution d'un coup exigeant l'emploi de toutes les forces de la vie, une agilité d'esprit égale à l'aptitude du corps, une attention qui abuse de leur moral, ils deviennent stupides, hors de ces violents exercices de leur volonté, par la même raison qu'une cantatrice ou qu'un danseur tombent épuisés après un pas fatigant ou après l'un de ces formidables duos comme en infligent au public les compositeurs modernes. Les malfaiteurs sont en effet si dénués de raison, ou tellement oppressés par la crainte, qu'ils deviennent absolument enfants. Crédules au dernier point, la plus simple ruse les prend dans sa glu. Après la réussite d'une affaire, ils sont dans un tel état de prostration, que livrés immédiatement à des débauches nécessaires, ils s'enivrent de vin, de liqueurs, et se jettent dans les bras de leurs femmes avec rage, pour retrouver du calme en perdant toutes leurs forces, et cherchent l'oubli de leur crime dans l'oubli de leur raison. En cette situation, ils sont à la merci de la Police. Une fois arrêtés ils sont aveugles, ils perdent la tête, et ils ont tant besoin d'espérance qu'ils croient à tout', aussi n'est-il pas d'absurdité qu'on ne leur fasse admettre. Un exemple expliquera jusqu'où va la bêtise du criminel enflacqué. Bibi-Lupin avait récemment obtenu les aveux d'un assassin âgé de dix-neuf ans, en lui persuadant qu'on n'exécutait jamais les mineurs. Quand on transféra ce garçon à la Conciergerie pour subir son jugement, après le rejet du pourvoi, ce terrible agent était venu le voir. - Es-tu sûr de ne pas avoir vingt ans?... lui demanda-t-il. - Oui, je n'ai que dix-neuf ans et demi, dit l'assassin parfaitement calme. - Eh! bien, répondit Bibi-Lupin, tu peux être tranquille, tu n'auras jamais vingt ans... - Et pourquoi? - Eh! mais, tu seras fauché dans trois jours, répliqua le chef de la sûreté. L'assassin, qui croyait toujours, même après son jugement, qu'on n'exécutait pas les mineurs, s'affaissa comme une omelette soufflée. Ces hommes, si cruels par la nécessité de supprimer des témoignages, car ils n'assassinent que pour se défaire de preuves c'est une des raisons alléguées par ceux qui demandent la suppression de la peine de mort; ces colosses d'adresse, d'habileté, chez qui l'action de la main, la rapidité du coup d'oeil, les sens sont exercés comme chez les sauvages, ne deviennent des héros de malfaisance que sur le théâtre de leurs exploits. Non seulement, le crime commis, leurs embarras commencent, car ils sont aussi hébétés par la nécessité de cacher les produits de leur vol qu'ils étaient oppressés par la misère; mais encore ils sont affaiblis comme la femme qui vient d'accoucher. Energiques à effrayer dans leurs conceptions, ils sont comme des enfants après la réussite. C'est, en un mot, le naturel des bêtes sauvages, faciles à tuer quand elles sont repues. En prison, ces hommes singuliers sont hommes par la dissimulation et par leur discrétion, qui ne cède qu'au dernier moment, alors qu'on les a brisés, roués, par la durée de la détention. On peut alors comprendre comment les trois forçats, au lieu de perdre leur chef, voulurent le servir; ils l'admirèrent en le soupçonnant d'être le maÃtre des sept cent cinquante mille francs volés, en le voyant calme sous les verrous de la Conciergerie, et le croyant capable de les prendre sous sa protection. La chambre du condamné à mort Lorsque monsieur Gault eut quitté le faux Espagnol, il revint par le parloir à son greffe, et alla trouver Bibi-Lupin, qui, depuis vingt minutes que Jacques Collin était descendu de sa cellule, observait tout, tapi contre une des fenêtres donnant sur le préau, par un judas. - Aucun d'eux ne l'a reconnu, dit monsieur Gault, et Napolitas, qui les surveille tous, n'a rien entendu. Le pauvre prêtre, dans son accablement, cette nuit, n'a pas dit un mot qui puisse faire croire que sa soutane cache Jacques Collin. - Ça prouve qu'il connaÃt bien les prisons, répondit le chef de la police de sûreté. Napolitas, secrétaire de Bibi-Lupin, inconnu de tous les gens en ce moment détenus à la Conciergerie, y jouait le rôle de fils de famille accusé de faux. - Enfin, il demande à confesser le condamné à mort! reprit le directeur. - Voici notre dernière ressource! s'écria Bibi-Lupin, je n'y pensais pas. Théodore Calvi, ce Corse, est le camarade de chaÃne de Jacques Collin; Jacques Collin lui faisait au pré, m'a-t-on dit, de bien belles patarasses... Les forçats se fabriquent des espèces de tampons qu'ils glissent entre leur anneau de fer et leur chair, afin d'amortir la pesanteur de la manicle sur leurs chevilles et leur cou-de-pied. Ces tampons, composés d'étoupe et de linge, s'appellent, au bagne, des patarasses. - Qui veille le condamné? demanda Bibi-Lupin à monsieur Gault. - C'est Coeur-la-Virole! - Bien, je vais me peausser en gendarme, j'y serai; je les entendrai, je réponds de tout. - Ne craignez-vous pas, si c'est Jacques Collin, d'être reconnu et qu'il ne vous étrangle? demanda le directeur de la Conciergerie à Bibi-Lupin. - En gendarme, j'aurai mon sabre, répondit le chef; d'ailleurs si c'est Jacques Collin, il ne fera jamais rien pour se faire gerber à la passe; et, si c'est un prêtre, je suis en sûreté. - Il n'y a pas de temps à perdre, dit alors monsieur Gault; il est huit heures et demie, le père Sauteloup vient de lire le rejet de pourvoi, monsieur Sanson attend dans la salle d'ordre du Parquet. - Oui, c'est pour aujourd'hui, les hussards de la veuve autre nom, nom terrible de la mécanique! sont commandés, répondit Bibi-Lupin. Je comprends cependant que le Procureur-général hésite, ce garçon s'est toujours dit innocent, et il n'y a pas eu, selon moi, de preuves convaincantes contre lui. - C'est un vrai Corse, reprit monsieur Gault, il n'a pas dit un mot, et il a résisté à tout. Le dernier mot du directeur de la Conciergerie au chef de la police de sûreté contenait la sombre histoire des condamnés à mort. Un homme que la justice a retranché du nombre des vivants appartient au Parquet. Le Parquet est souverain; il ne dépend de personne, il ne relève que de sa conscience. La prison appartient au Parquet, il en est le maÃtre absolu. La poésie s'est emparée de ce sujet social, éminemment propre à frapper les imaginations, le Condamné à mort La poésie a été sublime, la prose n'a d'autre ressource que le réel, mais le réel est assez terrible comme il est pour pouvoir lutter avec le lyrisme. La vie du condamné à mort qui n'a pas avoué ses crimes ou ses complices est livrée à d'affreuses tortures. Il ne s'agit ici ni de brodequins qui brisent les pieds, ni d'eau ingurgitée dans l'estomac, ni de la distension des membres au moyen d'affreuse machine; mais d'une torture sournoise et pour ainsi dire négative. Le Parquet livre le condamné tout à lui-même, il le laisse dans le silence et dans les ténèbres, avec un compaonon un mouton dont il doit se defier. L'aimable philanthropie moderne croit avoir deviné l'atroce supplice de l'isolement, elle se trompe. Depuis l'abolition de la torture, le Parquet, dans le désir bien naturel de rassurer les consciences déjà bien délicates des jurés, avait deviné les ressources terribles que la solitude donne à la Justice contre le remords. La solitude, c'est le vide; et la nature morale en a tout autant d'horreur que la nature physique. La solitude n'est habitable que pour l'homme de génie qui la remplit de ses idées, filles du monde spirituel, ou pour le contemplateur des oeuvres divines qui la trouve illuminée par le jour du ciel, animée par le souffle et par la voix de Dieu. Hormis cesdeux hommes, si voisins du paradis, la solitude est à la torture ce que le moral est au physique. Entre la solitude et la torture il y a toute la différence de la maladie nerveuse à la maladie chirurgicale. C'est la souffrance multipliée par l'infini. Le corps touche à l'infini par le système nerveux, comme l'esprit y pénètre par la pensée. Aussi, dans les annales du Parquet de Paris, compte-t-on les criminels qui n'avouent pas. Cette sinistre situation, qui prend des proportions énormes dans certains cas, en politique par exemple, lorsqu'il s'agit d'une dynastie ou de l'Etat, aura son histoire à sa place dans La COMEDIE HUMAINE. Mais, ici la description de la boÃte en pierre, où, sous la Restauration, le Parquet de Paris gardait le condamné à mort, peut suffire à faire entre-voir l'horreur des derniers jours d'un suppliciable. Avant la révolution de juillet, il existait à la Conciergerie, et il y existe encore aujourd'hui, d'ailleurs, la chambre du condamné à mort. Cette chambre, adossée au greffe, en est séparée par un gros mur tout en pierre de taille, et elle est flanquée à l'opposite par le gros mur de sept ou huit pieds d'épaisseur qui soutient une portion de l'immense salle des Pas-Perdus. On y entre par la première porte qui se trouve dans le long corridor sombre où le regard plonge quand on est au milieu de la grande salle voûtée du guichet. Cette chambre sinistre tire son jour d'un soupirail, armé d'une grille formidable, et qu'on aperçoit à peine en entrant à la Conciergerie, car il est pratiqué dans le petit espace qui reste entre la fenêtre du greffe, à côté de la grille du guichet, et le logement du greffier de la Conciergerie, que l'architecte a plaqué comme une armoire au fond de la cour d'entrée. Cette situation explique comment cette pièce, encadrée par quatre épaisses murailles, a été destinée, lors du remaniement de la Conciergerie, à ce sinistre et funeste usage. Toute évasion y est impossible. Le corridor, qui mène aux secrets et au quartier des femmes, débouche en face du poêle, où gendarmes et surveillants sont toujours groupés. Le soupirail, seule issue extérieure, situé à neuf pieds au-dessus des dalles, donne sur la première cour gardée par les gendarmes en faction à la porte extérieure de la Conciergerie. Aucune puissance humaine ne peut attaquer les gros murs. D'ailleurs, un criminel condamné à mort est aussitôt revêtu de la camisole, vêtement qui supprime, comme on le sait, l'action des mains; puis il est enchaÃné par un pied à son lit de camp; enfin il a pour le servir et le garder un mouton. Le sol de cette chambre est dallé de pierres épaisses, et le jour si faible qu'on y voit à peine. Il est impossible de ne pas se sentir gelé jusqu'aux os en entrant là , même aujourd'hui, quoique depuis seize ans cette chambre soit sans destination, par suite des changement introduits à Paris dans l'exécution des arrêts de la Justice. Voyez-y le criminel en compagnie de ses remords, dans le silence et les ténèbres, deux sources d'horreur, et demandez-vous si ce n'est pas à devenir fou? Quelles organisations que celles dont la trempe résiste à ce régime auquel la camisole ajoute l'immobilité l'inaction! Théodore Calvi, ce Corse alors âgé de vingt-sept ans, enveloppé dans les voiles d'une discrétion absolue, résistait cependant depuis deux mois à l'action de ce cachot et au bavardage captieux du mouton!... Voici le singulier procès criminel où le Corse avait gagné sa condamnation à mort. Quoiqu'elle soit excessivement curieuse, cette analyse sera très rapide. Il est impossible de faire une longue digression au dénouement d'une scène déjà si étendue et qui n'offre pasd'autre intérêt que celui dont est entouré Jacques Collin, espèce de colonne vertébrale qui, par son horrible influence,relie pour ainsi dire le père Goriot a illusions perdues, et illusions perdues a cette étude. L'imagination du lecteur développera d'ailleurs ce thème obscur qui causait en ce moment bien des inquiétudes aux jurés de la session où Théodore Calvi avait comparu. Aussi, depuis huit jours que le pourvoi du criminel était rejeté par la Cour de Cassation, monsieur de Granville s'occupait-il de cette affaire et suspendait-il l'ordre d'éxecution de jour en jour; tant il tenait à rassurer les jurés en publiant que le condamné, sur le seuil de la mort, avait avoué son crime. Un singulier procès criminel Une pauvre veuve de Nanterre, dont la maison était isolée dans cette commune, située, comme on sait, au milieu de la plaine infertile qui s'étale entre le Mont-Valérin, Saint-Germain, les collines de Sartrouvilles et d'Argenteuil, avait été assassinée et volée quelques jours après avoir reçu sa par d'un héritage inespéré. Cette part se montait à trois mille francs, à une douzaine de couverts, une chaÃne, une montre en or et du lieu de placer les trois mille francs à Paris, comme le lui conseiilait le notaire du marchand de vin décédé de qui elle héritait, la vieille femme avait voulu tout garder. D'abord elle ne s'était jamais vu tant d'argent à elle, puis elle se défiait de tout le monde en toute espèce d'affaires, comme la plupart des gens du peuple ou de la campagne. Après de mûres causeriesavc un marchand de vin der Nanterre, son parent et parent du marchand de vin décédé, cette veuve s'était résolue à mettre la somme au viager, à vendre sa maison de Nanterre et à aller vivre en bourgeoise à Saint-Germain. La maison où elle demeurait, accompagnée d'un assez grand jardin enclos de mauvaises palissades, était l'ignoble maison que bâtissent les petits cultivateurs des environs de Paris. Le plâtre et les moellons extrêmement abondantes à Nanterre, dont le territoire est couvert de carrières exploitées à ciel ouvert, avaient été, comme on le voit communément autour de Paris, employés à la hâte et sans aucune idée architecturale. C'est presque toujours la hutte du Sauvage civilisé. Cette maison consistait en un rez-de-chaussée et un premier étage au-dessus duquel s'étendaient des mansardes. Le carrier, mari de cette femme et constructeur de ce logis, avait mis des barres de fer très solides à toutes les fenêtres. La porte d'entrée était d'une solidité remarquable. Le défunt se savait là , seul, en rase campagne, et quelle campagne! Sa clientèle se Composait des principaux maÃtres maçons de Paris, il avait donc rapporté les plus importants matériaux de sa maison, bâtie à cinq cents pas de sa carrière, sur ses voitures qui revenaient à vide. Il choisissait dans les démolitions de Paris les choses à sa convenance et à très bas prix. Ainsi, les fenêtres, les grilles, les portes, les volets, la menuiserie, tout était provenu de déprédations autorisées, de cadeaux à lui faits par ses pratiques, de bons cadeaux bien choisis. De deux châssis à prendre il emportait le meilleur. La maison,précédée d'une cour assez vaste,où se trouvaient les écuries, était fermée de murs sur le chemin. Une forte grille servait de porte. D'ailleurs, des chiens de garde habitaient l'écurie, et un petit chien passait la nuit dans la maison. Derrière la maison, il existait un jardin d'un hectare environ. Devenue veuve et sans enfants, la femme du carrier demeurait dans cette maison avec une seule servante. Le prix de sa carrière vendue avait soldé les dettes du carrier, mort deux ans auparavant. Le seul avoir de la veuve fut cette maison déserte, où elle nourrissait des poules et des vaches en en vendant les oeufs et le lait à Nanterre. N'ayant plus de garçon d'écurie, de charretier, ni d'ouvriers carriers que le défunt faisait travailler à tout, elle ne cultivait plus le jardin, elle y coupait le peu d'herbes et de légumes que la nature de ce sol caillouteux y laisse venir. Le prix de la maison et l'argent de la succession pouvant produire sept à huit mille francs, cette femme se voyait très heureuse à Saint-Germain avec sept ou huit cents francs de rentes viagères qu'elle croyait pouvoir tirer de ses huit mille francs. Elle avait eu déjà plusieurs conférences avec le notaire de Saint-Germain, car elle se refusait à donner son argent en viager au marchand de vin de Nanterre qui le lui demandait. Dans ces circonstances, un jour, on ne vit plus reparaÃtre la veuve Pigeau ni sa servante. La grille de la cour, la porte d'entrée de la maison, les volets, tout était clos. Après trois jours, la justice, informée de cet état de choses, fit une descente. Monsieur Popinot, juge d'instruction, accompagné du Procureur du roi, vint de Paris, et voici ce qui fut constaté. Ni la grille de la cour, ni la porte d'entrée de la maison ne portaient des traces d'effraction. La clef se trouvait dans la serrure de la porte d'entrée, à l'intérieur. Pas un barreau de fer n'avait été forcé. Les serrures, les volets, toutes les fermetures étaient intactes. Les murailles ne présentaient aucune trace qui pût dévoiler le passage des malfaiteurs. Les cheminées en poterie n'offrant pas d'issue praticable, n'avaient pu permettre de s'introduire par cette voie. Les faÃteaux, sains et entiers, n'accusaient d'ailleurs aucune violence. En pénétrant dans les chambres au premier étage, les magistrats, les gendarmes et Bibi-Lupin trouvèrent la veuve Pigeau étranglée dans son lit et la servante étranglée dans le sien, au moyen de leurs foulards de nuit. Les trois mille francs avaient été pris, ainsi que les couverts et les bijoux. Les deux corps étaient en putréfaction, ainsi que ceux du petit chien et d'un gros chien de basse-cour. Les palissades d'enceinte du jardin furent examinées, rien n'y était brisé. Dans le jardin, les allées n'offraient aucun vestige de passage. Il parut probable au juge d'instruction que l'assassin avait marché sur l'herbe pour ne pas laisser l'empreinte de ses pas, s'il s'était introduit par là , mais comment avait-il pu pénétrer dans la maison? Du côté du jardin, la porte avait une imposte garnie de trois barreaux de fer intacts. De ce côté, la clef se trouvait également dans la serrure, comme à la porte d'entrée du côté de la cour. Une fois ces impossibilités parfaitement constatées par monsieur Popinot, par Bibi-Lupin, qui resta pendant une journée à tout observer, par le Procureur du roi lui-même et par le brigadier du poste de Nanterre, cet assassinat devint un affreux problème où la politique et la justice devaient avoir le dessous. Ce drame, publié par la Gazette des Tribunaux, avait eu lieu dans l'hiver de 1828 à 1829. Dieu sait quel intérêt de curiosité cette étrange aventure souleva dans Paris; mais Paris qui, tous les matins, a de nouveaux drames à dévorer, oublie tout. La Police, elle, n'oublie rien. Trois mois après ces perquisitions infructueuses, une fille publique, remarquée pour ses dépenses par des agents de Bibi-Lupin, et surveillée à cause de ses accointances avec quelques voleurs, voulut faire engager par une de ses amies douze couverts, une montre et une chaÃne d'or. L'amie refusa. Le fait parvint aux oreilles de Bibi-Lupin, qui se souvint des douze couverts, de la montre et de la chaÃne d'or volés à Nanterre. Aussitôt les commissionnaires du Mont-de-Piété, tous les recéleurs de Paris furent avertis, et Bibi-Lupin soumit Manon-la-Blonde à un espionnage formidable. On apprit bientôt que Manon-la-Blonde était amoureuse folle d'un jeune homme qu'on ne voyait guère, car il passait pour être sourd à toutes les preuves d'amour de la blonde Manon. Mystère sur mystère. Ce jeune homme, soumis à l'attention des espions, fut bientôt vu, puis reconnu pour être un forçat évadé, le fameux héros des vendettes corses, le beau Théodore Calvi, dit Madeleine. On lâcha sur Théodore un de ces recéleurs à double face, qui servent à la fois les voleurs et la Police, et il promit à Théodore d'acheter les couverts, la montre et la chaÃne d'or. Au moment où le ferrailleur de la cour Saint-Guillaume comptait l'argent à Théodore, déguisé en femme, à dix heures et demie du soir, la Police fit une descente, arrêta Théodore et saisit les objets. L'instruction commença sur-le-champ. Avec de si faibles éléments, il était impossible, en style de parquet, d'en tirer une condamnation à mort. Jamais Calvi ne se démentit. Il ne se coupa jamais il dit qu'une femme de la campagne lui avait vendu ces objets à Argenteuil, et, qu'après les lui avoir achetés, le bruit de l'assassinat commis à Nanterre l'avait éclairé sur le danger de posséder ces couverts, cette montre et ces bijoux, qui, d'ailleurs, ayant été désignés dans l'inventaire fait après le décès du marchand de vin de Paris, oncle de la veuve Pigeau, se trouvaient être les objets volés. Enfin, forcé par la misère de vendre ces objets, disait-il, il avait voulu s'en défaire en employant une personne non compromise. On ne put rien obtenir de plus du forçat libéré, qui sut, par son silence et par sa fermeté, faire croire à la justice que le marchand de vin de Nanterre avait commis le crime et que la femme de qui il tenait les choses compromettantes était l'épouse de ce marchand. Le malheureux parent de la veuve Pigeau et sa femme furent arrêtés; mais, après huit jours de détention et une enquête scrupuleuse, il fut établi que ni le mari ni la femme n'avaient quitté leur établissement à l'époque du crime. D'ailleurs, Calvi ne reconnut pas, dans l'épouse du marchand de vin, la femme qui, selon lui, lui aurait vendu l'argenterie et les bijoux. Comme la concubine de Calvi, impliquée dans le procès, fut convaincue d'avoir dépensé mille francs environ depuis l'époque du crime jusqu'au moment où Calvi voulut engager l'argenterie et les bijoux, de telles preuves parurent suffisantes pour faire envoyer aux assises le forçat et sa concubine. Cet assassinat étant le dix-huitième commis par Théodore, il fut condamné à mort, car il parut être l'auteur de ce crime si habilement commis. S'il ne reconnut pas la marchande de vin de Nanterre, il fut reconnu par la femme et par le mari. L'instruction avait établi, par de nombreux témoignages, le séjour de Théodore à Nanterre pendant environ un mois; il y avait servi les maçons, la figure enfarinée de plà tre et mal vêtu. A Nanterre, chacun donnait dix-huit ans à ce garçon, qui devait avoir nourri ce poupon comploté, préparé ce crime pendant un mois. Le Parquet croyait à des complices. On mesura la largeur des tuyaux pour l'adapter au corps de Manon-la-Blonde, afin de voir si elle avait pu s'introduire par les cheminées; mais un enfant de six ans n'aurait pu passer par les tuyaux en poterie, par lesquels l'architecture moderne remplace aujourd'hui les vastes cheminées d'autrefois. Sans ce singulier et irritant mystère, Théodore eût été exécuté depuis une semaine. L'aumônier des prisons avait, comme on l'a vu, totalement échoué. Cette affaire et le nom de Calvi dut échapper à l'attention de Jacques Collin, alors préoccupé de son duel avec Contenson, Corentin et Peyrade. Trompe-la-Mort essayait, d'ailleurs, d'oublier le plus possible les amis, et tout ce qui regardait le Palais-de-justice. Il tremblait d'une rencontre qui l'aurait mis face à face avec un fanandel par qui le dab se serait vu demander des comptes impossibles à rendre. Charlot Le directeur de la Conciergerie alla sur-le-champ au parquet du Procureur-général, et y trouva le premier avocat général causant avec monsieur de Granville, et tenant l'ordre d'exécution à la main. Monsieur de Granville, qui venait de passer toute la nuit à l'hôtel de Sérisy, quoique accablé de fatigue et de douleurs, car les médecins n'osaient encore affirmer que la comtesse conserverait sa raison, était obligé, par cette exécution importante, de donner quelques heures à son Parquet. Après avoir causé un instant avec le directeur, monsieur de Granville reprit l'ordre d'exécution à son avocat général et le remit à Gault. - Que l'exécution ait lieu, dit-il, à moins de circonstances extraordinaires que vous jugerez; je me fie à votre prudence. On peut retarder le dressage de l'échafaud jusqu'à dix heures et demie, il vous reste donc une heure. Dans une pareille matinée, les heures valent des siècles, et il tient bien des événements dans un siècle! Ne laissez pas croire à un sursis. Qu'on fasse la toilette, s'il le faut, et s'il n'y a pas de révélation, remettez l'ordre à Sanson à neuf heures et demie. Qu'il attende! Au moment où le directeur de la prison quittait le cabinet du Procureur-général, il rencontra, sous la voûte du passage qui débouche dans la galerie, monsieur Camusot qui s'y rendait. Il eut donc une rapide conversation avec le juge; et, après l'avoir instruit de ce qui se passait à la Conciergerie, relativement à Jacques Collin, il y descendit pour opérer cette confrontation de Trompe-la-Mort et de Madeleine; mais il ne permit au soi-disant ecclésiastique de communiquer avec le condamné à mort qu'au moment où Bibi-Lupin, admirablement déguisé en gendarme, eut remplacé le mouton qui surveillait le jeune Corse. On ne peut pas se figurer le profond étonnement des trois forçats en voyant un surveillant venir chercher Jacques Collin, pour le mener dans la chambre du condamné à mort. Ils se rapprochèrent de la chaise où Jacques Collin était assis, par un bond simultané. - C'est pour aujourd'hui, n'est-ce pas, monsieur Julien? dit Fil-de-Soie au surveillant. - Mais, oui, Charlot est là , répondit le surveillant avec une parfaite indifférence. Le peuple et le monde des prisons appellent ainsi l'exécuteur des hautes-oeuvres de Paris. Ce sobriquet date de la révolution de 1789. Ce nom produisit une profonde sensation. Tous les prisonniers se regardèrent entre eux. - C'est fini répondit le surveillant, l'ordre d'exécution est arrivé à monsieur Gault, et l'arrêt vient d'être lu. - Ainsi, reprit La Pouraille, la belle Madeleine a reçu tous les sacrements?... il avala une dernière bouffée d'air. - Pauvre petit Théodore... s'écria le Biffori, il est bien gentil. C'est dommage d'éternuer dans le son à son âge... Le surveillant se dirigeait vers le guichet, en se croyant suivi de Jacques Collin; mais l'Espagnol allait lentement, et, quand il se vit à dix pas de Julien, il parut faiblir et demanda par un geste le bras de La Pouraille. - C'est un assassin! dit Napolitas au prêtre en montrant La Pouraille et offrant son bras. - Non, pour moi c'est un malheureux!... répondit Trompe-la-Mort avec la présence d'esprit et l'onction de l'archevêque de Cambrai. Et il se sépara de Napolitas, qui du premier coup d'oeil lui avait paru très suspect. - Il est sur la première marche de l'Abbaye-de Monte- à Regret; mais j'en suis le prieur! Je vais vous montrer comment je sais m'entifler avec la Cigogne rouer le Procureur-général. Je veux cromper cette sorbonne de ses pattes. - A cause de sa montante! dit Fil-de-Soie en souriant. - Je veux donner cette âme au ciel! répondit avec componction Jacques Collin en se voyant entouré par quelques prisonniers. Et il rejoignit le surveillant au guichet. - Il est venu pour sauver Madeleine, dit Fil-de-Soie, nous avons bien deviné la chose. Quel dab!... - Mais comment?... les hussards de la guillotine sont là , il ne le verra seulement pas, reprit le Biffon. - Il a le boulanger pour lui! s'écria La Pouraille. Lui, poisser nos philippes!... Il aime trop les amis! il a trop besoin de nous. On voulait nous mettre à la manque pour lui nous le faire livrer, nous ne sommes pas des gnioles S'il crompe sa Madeleine, il aura ma balle mon secret! Ce dernier mot eu pour effet d'augmenter le dévouement des trois forçats pour leur dieu; car en ce moment leur fameux dab devint toute leur espérance. Jacques Collin, malgré le danger de Madeleine, ne faillit pas à son rôle. Cet homme, qui connaissait la Conciergerie aussi bien que les trois bagnes, se trompa si naturellement, que le surveillant fut obligé de lui dire à tout moment "Par ici, - par là !" jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés au greffe. Là Jacques Collin vit, du premier regard, accoudé sur le poêle, un homme grand et gros, dont le visage rouge et long ne manquait pas d'une certaine distinction, et il reconnut Sanson. - Monsieur est l'aumônier, dit-il en allant à lui d'un air plein de bonhomie. Cette erreur fut si terrible qu'elle glaça les spectateurs. - Non, monsieur, répondit Sanson, j'ai d'autres fonctions. Sanson, le père du dernier exécuteur de ce nom, car il a été destitué récemment, était le fils de celui qui exécuta Louis XVI. Après quatre cents ans d'exercice de cette charge, l'héritier de tant de tortionnaires avait tenté de répudier ce fardeau héréditaire. Les Sanson, bourreaux à Rouen pendant deux siècles, avant d'être revêtus de la première charge du royaume, exécutaient de père en fils les arrêts de la justice depuis le treizième siècle. Il est peu de familles qui puissent offrir l'exemple d'un office ou d'une noblesse conservée de père en fils pendant six siècles. Au moment où ce jeune homme, devenu capitaine de cavalerie, se voyait sur le point de faire une belle carrière dans les armes, son père exigea qu'il vÃnt l'assister pour l'exécution du Roi. Puis il fit de son fils son second, lorsqu'en 1793 il y eut deux échafauds en permanence l'un à la barrière du Trône, l'autre à la place de Grève. Alors âgé d'environ soixante ans, ce terrible fonctionnaire se faisait remarquer par une excellente tenue, par des manières douces et posées, par un grand mépris pour Bibi-Lupin et ses acolytes, les pourvoyeurs de la machine. Le seul indice qui, chez cet homme, trahissait le sang des vieux tortionnaires du Moyen-Age, était une largeur et une épaisseur formidables dans les mains. Assez instruit d'ailleurs, tenant fort à sa qualité de citoyen et d'électeur, passionné, dit-on, pour le jardinage, ce grand et gros homme, parlant bas, d'un maintien calme, très silencieux, au front large et chauve a, ressemblait beaucoup plus à un membre de l'aristocratie anglaise qu'à un exécuteur des hautes-oeuvres. Aussi, un chanoine espagnol devait-il commettre l'erreur que commettait volontairement Jacques Collin. - Ce n'est pas un forçat, dit le chef des surveillants au directeur. - Je commence à le croire, se dit monsieur Gault en faisant un mouvement de tête à son subordonné. La Confession Jacques Collin fut introduit dans l'espèce de cave où le jeune Théodore, en camisole de force, était assis au bord de l'affreux lit de camp de cette chambre. Trompe-la-Mort, momentanément éclairé par le jour du corridor, reconnut sur-le-champ Bibi-Lupin dans le gendarme qui se tenait debout, appuyé sur son sabre. - Io sono Gaba-Morto! Parla nostro italiano, dit vivement Jacques Collin. Vengo ti salvar je suis Trompe-la-Mort, parlons italien, je viens te sauver. Tout ce qu'allaient se dire les deux amis devait être inintelligible pour le faux gendarme, et, comme Bibi-Lupin était censé garder le prisonnier, il ne pouvait quitter son poste. Aussi, la rage du chef de la police de sûreté ne saurait-elle se décrire. Théodore Calvi, jeune homme au teint pâle et olivâtre, à cheveux blonds, aux yeux caves et d'un bleu trouble, très bien proportionné d'ailleurs, d'une prodigieuse force musculaire cachée sous cette apparence lymphatique que présentent parfois les Méridionaux, aurait eu la plus charmante physionomie sans des sourcils arqués, sans un front déprimé, qui lui donnaient quelque chose de sinistre, sans des lèvres rouges d'une cruauté sauvage, et sans un mouvement de muscles qui dénote cette faculté d'irritation particulière aux Corses, et qui les rend si prompts à l'assassinat dans une querelle soudaine. Saisi d'étonnement par les sons de cette voix, Théodore leva brusquement la tête et crut à quelque hallucination; mais, comme il était familiarisé par une habitation de deux mois avec la profonde obscurité de cette boÃte en pierre de taille, il regarda le faux ecclésiastique et soupira profondément. Il ne reconnut pas Jacques Collin, dont le visage couturé par l'action de l'acide sulfurique ne lui sembla point être celui de son dab. - C'est bien moi, ton Jacques, je suis en prêtre et je viens te sauver. Ne fais pas la bêtise de me reconnaÃtre, et aie l'air de te confesser. Ceci fut dit rapidement. - Ce jeune homme est très abattu, la mort l'effraie, il va tout avouer, dit Jacques Collin en s'adressant au gendarme. - Dis-moi quelque chose qui me prouve que tu es lui, car tu n'as que sa voix. - Voyez-vous, il me dit, le pauvre malheureux, qu'il est innocent, reprit Jacques Collin en s'adressant au gendarme. Bibi-Lupin n'osa point parler, de peur d'être reconnu. - Sempremi! répondit Jacques en revenant à Théodore et lui jetant ce mot de convention dans l'oreille. - Sempreti! dit le jeune homme en donnant la réplique de la passe. C'est bien mon dab... - As-tu fait le coup? - Oui. - Raconte-moi tout, afin que je puisse voir comment je ferai pour te sauver; il est temps, Charlot est là . Aussitôt le Corse se mit à genoux et parut vouloir se confesser. Bibi-Lupin ne savait que faire, car cette conversation fut si rapide qu'elle prit à peine le temps pendant lequel elle se lit. Théodore raconta promptement les circonstances connues de son crime et que Jacques Collin ignorait. - Les jurés m'ont condamné sans preuves, dit-il en terminant. - Enfant, tu discutes quand on va te couper les cheveux!... - Mais, je puis bien avoir été seulement chargé de mettre en plan les bijoux. Et voilà comme on juge, et à Paris encore!... Mais comment s'est fait le coup? demanda Trompe-la-Mort. - Ah! voilà ! Depuis que je ne t'ai vu, j'ai fait la connaissance d'une petite fille corse, que j'ai rencontrée en arrivant à Pantin Paris. - Les hommes assez bêtes pour aimer une femme, s'écria Jacques Collin, périssent toujours par là !... C'est des tigres en liberté, des tigres qui babillent et qui se regardent dans des miroirs... Tu n'as pas été sage!... - Mais... - Voyons, à quoi t'a-t-elle servi cette sacrée largue?... - Cet amour de femme grande comme un fagot, mince comme une anguille, adroite comme un singe, a passé par le haut du four et m'a ouvert la porte de la maison. Les chiens, bourrés de boulettes, étaient morts. J'ai refroidi les deux femmes. Une fois l'argent pris, la Ginetta a refermé la porte et est sortie par le haut du four. - Une si belle invention vaut la vie, dit Jacques Collin en admirant la façon du crime, comme un ciseleur admire le modèle d'une figurine. J'ai commis la sottise de déployer tout ce talent-là pour mille écus!... - Non, pour une femme! reprit Jacques Collin. Quand je te disais qu'elles nous ôtent notre intelligence!... Jacques Collin jeta sur Théodore un regard flamboyant de mépris. - Tu n'étais plus là ! répondit le Corse, j'étais abandonnée. - Et l'aimes-tu, cette petite? demanda Jacques Collin sensible au reproche que contenait cette réponse. - Ah! si je veux vivre, c'est maintenant pour toi plus que pour elle. - Reste tranquille! je ne me nomme pas pour rien Trompe-la-Mort! je me charge de toi! - Quoi! la vie!... s'écria le jeune Corse en levant ses bras emmaillotés vers la voûte humide de ce cachot. - Ma petite Madeleine, apprête-toi à retourner au pré à vioque, reprit Jacques Collin. Tu dois t'y attendre, on ne va pas te couronner de roses, comme le boeuf gras!... S'ils nous ont déjà ferrés pour Rochefort, c'est qu'ils essaient à se débarrasser de nous! Mais je te ferai diriger sur Toulon, tu t'évaderas, et tu reviendras à Pantin, où je t'arrangerai quelque petite existence bien gentille... Un soupir comme il en avait peu retenti sous cette voûte inflexible, un soupir exhalé par le bonheur de la délivrance, choqua la pierre, qui renvoya cette note, sans égale en musique, dans l'oreille de Bibi-Lupin stupéfait. - C'est l'effet de l'absolution que je viens de lui promettre à cause de ses révélations, dit Jacques Collin au chef de la police de sûreté. Ces Corses, voyez-vous, monsieur le gendarme, sont pleins de foi! Mais il est innocent comme l'Enfant jésus, et je vais essayer de le sauver... Dieu soit avec vous! monsieur l'abbé!... dit en français Théodore. Trompe-la-Mort, plus Carlos Herrera, plus chanoine que jamais, sortit de la chambre du condamné, se précipita dans le corridor, et joua l'horreur en se présentant à monsieur Gault. - Monsieur le directeur, ce jeune homme est innocent, il m'a révélé le coupable!... Il allait mourir pour un faux point d'honneur... C'est un Corse! Allez demander pour moi, dit-il, cinq minutes d'audience à monsieur le Procureur-général. Monsieur de Granville ne refusera pas d'écouter immédiatement un prêtre espagnol qui souffre tant des erreurs de la justice française! - J'y vais! répondit monsieur Gault au grand étonnement de tous les spectateurs de cette scène extraordinaire. - Mais, reprit Jacques Collin, faites-moi reconduire dans cette cour en attendant, car j'y achèverai la conversion d'un criminel que j'ai déjà frappé dans le coeur... Ils ont un coeur, ces gens-là ! Cette allocution produisit un mouvement parmi toutes les personnes qui se trouvaient là . Les gendarmes, le greffier des écrous, Sanson, les surveillants, l'aide de l'exécuteur, qui attendaient l'ordre d'aller faire dresser la mécanique, en style de prison; tout ce monde, sur qui les émotions glissent, fut agité par une curiosité très concevable. Où mademoiselle Collin entre en scène En ce moment, on entendit le fracas d'un équipage à chevaux fins qui arrêtait à la grille de la Conciergerie, sur le quai, d'une manière significative. La portière fut ouverte, le marchepied fut déplié si vivement que toutes les personnes crurent à l'arrivée d'un grand personnage. Bientôt une dame, agitant un papier bleu, se présenta, suivie d'un valet de pied et d'un chasseur, à la grille du guichet. Vêtue tout en noir, et magnifiquement, le chapeau couvert d'un voile, elle essuyait ses larmes avec un mouchoir brodé très ample. Jacques Collin reconnut aussitôt Asie, ou, pour rendre son véritable nom à cette femme, Jacqueline Collin, sa tante. Cette atroce vieille, digne de son neveu, dont toutes les pensées étaient concentrées sur le prisonnier, et qui le défendait avec une intelligence, une perspicacité au moins égales en puissance à celles de la justice, avait une permission, donnée la veille au nom de la femme de chambre de la duchese de Maufrigneuse, sur la recommandation de monsieur de Sérisy, de communiquer avec Lucien et l'abbé Carlos Herrera, dès qu'il ne serait plus au secret, et sur laquelle le chef de division, chargé des prisons, avait écrit un mot. Le papier, par sa couleur, impliquait déjà de puissantes recommandations; car ces permissions, comme les billets de faveur au spectacle, diffèrent de forme et d'aspect. Aussi le porte-clefs ouvrit-il le guichet, surtout en apercevant ce chasseur emplumé dont le costume vert et or, brillant comme celui d'un général russe, annonçait une visiteuse aristocratique et un blason quasi royal. - Ah! mon cher abbé! s'écria la fausse grande dame qui versa un torrent de larmes en apercevant l'ecclésiastique, comment a-t-on pu mettre ici, même pour un instant un si saint homme! Le directeur prit la permission et lut A la recommandation de Son Excellence le Comte de Sérisy. - Ah! madame de San-Esteban, madame la marquise, dit Carlos Herrera, quel beau dévouement! - Madame, on ne communique pas ainsi, dit le bon vieux Gault. Et il arrêta lui-même au, passage cette tonne de moire noire et de dentelles. - Mais à cette distance! reprit Jacques Collin, et devant vous?... ajouta-t-il en jetant un regard circulaire à l'assemblée. La tante, dont la toilette devait étourdir le greffe, le directeur, les surveillants et les gendarmes, puait le musc. Elle portait, outre des dentelles pour mille écus, un cachemire noir de six mille francs. Enfin le chasseur paradait dans la cour de la Conciergerie avec l'insolence d'un laquais qui se sait indispensable à une princesse exigeante. Il ne parlait pas au valet de pied, qui stationnait à la grille du quai, toujours ouverte pendant le jour. - Que veux-tu? Que dois-je faire? dit madame de San-Esteban dans l'argot convenu entre la tante et le neveu. Cet argot consistait à donner des terminaisons en ar ou en or, en al ou en i, de façon à défigurer les mots, soit français soit d'argot, en les agrandissant. C'était le chiffre diplomatique appliqué au langage. - Mets toutes les lettres en lieu sûr, prends les plus compromettantes pour chacune de ces dames, reviens mise en voleuse dans la salle des Pas-Perdus, et attends-y mes ordres. Asie ou Jacqueline s'agenouilla comme pour recevoir la bénédiction, et le faux abbé bénit sa tante avec une componction évangélique. - Addio, marchesa! dit-il à haute voix. Et, ajouta-t-il en se servant de leur langage de convention, retrouve Europe et Paccard avec les sept cent cinquante mille francs qu'ils ont effarouchés, il nous les faut. - Paccard est là , répondit la pieuse marquise en montrant le chasseur les larmes aux yeux. Cette promptitude de compréhension arracha non seulement un sourire, mais encore un mouvement de surprise à cet homme, qui ne pouvait être étonné que par sa tante. La fausse marquise se tourna vers les témoins de cette scène en femme habituée à se poser. - Il est au désespoir de ne pouvoir aller aux obsèques de son enfant, dit-elle en mauvais français, car cette affreuse méprise de la Justice a fait connaÃtre le secret de ce saint homme!... Moi, je vais assister à la messe mortuaire. Voici, monsieur, dit-elle à monsieur Gault, en lui donnant une bourse pleine d'or, voici pour soulager les pauvres prisonniers... - Quel chique-mar! lui dit à l'oreille son neveu satisfait. Jacques Collin suivit le surveillant qui le menait au préau. Bibi-Lupin, au désespoir, avait fini par se faire voir d'un vrai gendarme, à qui, depuis le départ de Jacques Collin il adressait des hem! hem! significatifs, et qui vint le remplacer dans la chambre du condamné. Mais cet ennemi de Trompe-la-Mort ne put arriver assez à temps pour voir la grande dame, qui disparut dans son brillant équipage, et dont la voix, quoique déguisée, apportait à son oreille des sons rogommeux. - Trois cents balles pour les détenus!... disait le chef des surveillants en montrant à Bibi-Lupin la bourse que monsieur Gault avait remise à son greffier. - Montrez, monsieur Jacomety, dit Bibi-Lupin. Le chef de la police secrète prit la bourse, vida l'or dans sa main, l'examina attentivement. - C'est bien de l'or!... dit-il, et la bourse est armoriée! - Ah! le gredin, est-il fort! est-il complet! Il nous met tous dedans, et à chaque instant!... On devrait tirer sur lui comme sur un chien! - Qu'y a-t-il donc? demanda le greffier en reprenant la bourse. - Il y a que cette femme doit être une voleuse!... s'écria Bibi-Lupin en frappant du pied avec rage sur la dalle extérieure du guichet. Ces mots produisirent une vive sensation parmi les spectateurs, groupés à une certaine distance de monsieur Sanson, qui restait toujours debout, le dos appuyé contre le gros poêle, au centre de cette vaste salle voûtée, en attendant un ordre pour faire la toilette au criminel et dresser l'échafaud sur la place de Grève. Une seduction En se retrouvant au préau, Jacques Collin se dirigea vers ses amis du pas que devait avoir un habitué du pré. - Qu'as-tu sur le casaquin? dit-il à La Pouraille. - Mon affaire est faite, reprit l'assassin que Jacques Collin avait emmené dans un coin. J'ai besoin maintenant d'un ami sûr. - Et pourquoi? La Pouraille, après avoir raconté tous ses crimes à son chef, mais en argot, lui détailla l'assassinat et le vol commis chez les époux Crottat. - Tu as mon estime, lui dit Jacques Collin. C'est bien travaillé; mais tu me parais coupable d'une faute. - Laquelle? - Une fois l'affaire faite, tu devais avoir un passeport russe, te déguiser en prince russe, acheter une belle voiture armoriée, aller déposer hardiment ton or chez un banquier, demander une lettre de crédit pour Hambourg, prendre la poste, accompagné d'un valet de chambre, d'une femme de chambre et de ta maÃtresse habillée en princesse; puis, à Hambourg, t'embarquer pour le Mexique. Avec deux cent quatre-vingt mille francs en or, un gaillard d'esprit doit faire ce qu'il veut, et aller où il veut, sinve! - Ah! tu as de ces idées-là , parce que tu es le dab!... - Tu ne perds jamais la sorbonne, toi! Mais moi. - Enfin, un bon conseil dans ta position, c'est du bouillon pour un mort, reprit Jacques Collin en jetant un regard fascinateur à son fanandel, - C'est vrai! dit avec un air de doute La Pouraille. Donne-le-moi toujours, ton bouillon; s'il ne me nourrit pas, je m'en ferai un bain de pieds... - Te voilà pris par la Cigogne, avec cinq vols qualifiés, trois assassinats, dont le plus récent concerne deux riches bourgeois... Les jurés n'aiment pas qu'on tue des bourgeois. Tu seras gerbé à la passe, et tu n'as pas le moindre espoir!... - Ils m'ont tous dit cela, répondit piteusement La Pouraille. - Ma tante Jacqueline, avec qui je viens d'avoir un petit bout de conversation en plein greffe, et qui est, tu le sais, la mère aux Fanandels, m'a dit que la Cigogne voulait se défaire de toi, tant elle te craignait. - Mais, dit La Pouraille avec une naïveté qui prouve combien les voleurs sont pénétrés du droit naturel de voler, je suis riche à présent, que craignent-ils? - Nous n'avons pas le temps de faire de la philosophie, dit Jacques Collin. Revenons à ta situation... - Que veux-tu faire de moi? demanda La Pouraille en interrompant son dab. - Tu vas voir! un chien mort vaut encore quelque chose. - Pour les autres! dit La Pouraille. - Je te prends dans mon jeu! répliqua Jacques Collin. - Cest déjà quelque chose!... dit l'assassin. Après? - Je ne demande pas où est ton argent, mais ce que tu veux en faire? La Pouraille espionna l'oeil impénétrable du dab, qui continua froidement. - As-tu quelque largue que tu aimes, un enfant, un fanandel à protéger? je serai dehors dans une heure, je pourrai tout pour ceux à qui tu veux du bien. La Pouraille hésitait encore, il restait au port d'armes de l'indécision. Jacques Collin fit alors avancer un dernier argument. - Ta part dans notre caisse cst de trente mille francs, la laisses-tu aux fanandels, la donnes-tu à quelqu'un? Ta part est en sûreté, je puis la remettre ce soir à qui tu veux la léguer. L'assassin laissa échapper un mouvement de plaisir. - Je le tiens! se dit Jacques Collin. - Mais ne flânons pas, réfléchis?... reprit-il en parlant à l'oreille de La Pouraille. Mon vieux, nous n'avons pas dix minutes à nous... Le Procureur-général va me demander et je vais avoir une conférence avec lui. Je le tiens, cet homme, je puis tordre le cou à la Cigogne! je suis certain de sauver Madeleine. - Si tu sauves Madeleine, mon bon dab, tu peux bien me... - Ne perdons pas notre salive, dit Jacques Collin d'une voix brève. Fais ton testament. - Eh! bien! je voudrais donner l'argent à la Gonore, répondit La Pouraille d'un air piteux. - Tiens!... tu vis avec la veuve de Moïse, ce juif qui était à la piste des rouleurs du midi? demanda Jacques Collin. Semblable aux grands généraux, Trompe-la-Mort connaissait admirablement bien le personnel de toutes les troupes. - C'est elle-même, dit La Pouraille excessivement flatté. - Jolie femme! dit Jacques Collin qui s'entendait admirablement à manoeuvrer ces machines terribles. La largue est fine! elle a de grandes connaissances et beaucoup de probité! c'est une voleuse finie. Ah! tu t'es retrempé dans la Gonore! c'est bête de se faire terrer quand on tient une pareille largue. Imbécile! Il fallait prendre un petit commerce honnête, et vivoter!... Et que goupine-t-elle? - Elle est établie rue Sainte-Barbe, elle gère une maison... - Ainsi, tu l'institues ton héritière? Voilà , mon cher, où nous mènent ces gueuses-là , quand on a la bêtise de les aimer... - Oui, mais ne lui donne rien qu'après ma culbute! - C'est sacré, dit Jacques Collin d'un ton sérieux. Rien aux fanandels? - Rien, ils m'ont servi, répondit haineusement La Pouraille. - Qui t'a vendu? Veux-tu que je te venge, demanda vivement Jacques Collin en essayant de réveiller le dernier sentiment qui fasse vibrer ces coeurs au moment suprême. Qui sait, mon vieux fanandel, si je ne pourrais pas, tout en te vengeant, faire ta paix avec la Cigogne? Là , l'assassin regarda son dab d'un air hébété de bonheur. - Mais, répondit ledab à cette expression de physionomie parlante, je ne joue en ce moment la mislocq que pour Théodore. Après le succès de ce vaudeville, mon vieux, pour un de mes amis, car tu es des miens, toi! je suis capable de bien des choses. - Si je te vois seulement faire ajourner la cérémonie pour ce pauvre petit Théodore, tiens, je ferai tout ce que tu voudras. - Mais c'est fait, je suis sûr de cromper sa sorbonne des griffes de la Cigogne. Pour se désenflacquer, vois-tu, La Pouraille, il faut se donner la main les uns aux autres... On ne peut rien tout seul... - C'est vrai! s'écria l'assassin. La confiance était si bien établie, et sa foi dans le dab si fanatique que la Pourraille n'hésita plus. Dernière incarnation La Pouraille livra le secret de ses complices, ce secret si bien gardé jusqu'à présent. C'était tout ce que Jacques Collin voulait savoir. - Voici la balle! Dans le poupon, Ruffard, l'agent de Bibi-Lupin a, était en tiers avec moi et Godet... - Arrachelaine?... s'écria Jacques Collin en donnant à Ruffard son nom de voleur. - C'est cela. Les gueux m'ont vendu, parce que je connais leur cachette et qu'ils ne connaissent pas la mienne. - Tu graisse mes bottes! mon amour, dit Jacques Collin. - Quoi! - Eh! bien, répondit le dab, vois ce qu'on gagne à mettre en moi toute sa confiance!... Maintenant ta vengeance est un point de la partie que je joue!... Je ne te demande pas de m'indiquer ta cachette, tu me la diras au dernier moment; mais, dis-moi tout ce qui regarde Ruffard et Godet. - Tu es et tu seras toujours notre dab, je n'aurai pas de secrets pour toi, répliqua La Pouraille. Mon or est dans la profonde la cave de la maison à la Gonore. - Tu ne crains rien de ta largue? - Ah! Ouiche!l elle ne sait rien de mon tripotage! reprit La Pouraille. J'ai soûlé la Gonore, quoique ce soit une femme à ne rien dire la tête dans la lunette. Mais tant d'or! - Oui, ça fait tourner le lait de la conscience la plus pure! répliqua Jacques Collin. - J'ai donc pu travailler sans luisant sur moi! Toute la volaille dormait dans le poulailler. L'or est à trois pieds sous terre, derrière les bouteilles de vin. Et par-dessus j'ai mis une couche de cailloux et de mortier. - Bon! fit Jacques Collin. Et les cachettes des autres - Ruffard a son fade chez la Gonore, dans la chambre de la pauvre femme, qu'il tient par là , car elle peut devenir complice de ce recel et finir ses jours à Saint-Lazare. - Ah! le gredin! comme la raille la police vous forme un voleur! dit Jacques. - Godet a mis son fade chez sa soeur, blanchisseuse de fin, une honnête fille qui peut attraper cinq ans de lorcefé sans s'en douter. Le fanandel a levé les carreaux du plancher, les a remis, et a filé. - Sais-tu ce que je veux de toi? dit alors Jacques Collin en jetant sur La Pouraille un regard magnétique. - Quoi? - Que tu prennes sur ton compte l'affaire de Madeleine... La Pouraille fit un singulier haut-le-corps; mais il se remit promptement en posture d'obéissance sous le regard fixe du dab. - Eh bien! tu renâcles déjà ! tu te mêles de mon jeu! Voyons! quatre assassinats ou trois, n'est-ce pas la même chose? - Peut-être! - Par le meg des Fanandels, tu es sans raisiné dans les vermichels sans sang dans les veines. Et moi qui pensais à te sauver!... - Et comment! - Imbécile; si l'on promet de rendre l'or à la famille tu en seras quitte pour aller à vioque au pré. Je ne donnerais pas une face de ta sorbonne si l'on tenait l'argent; mais, en ce moment, tu vaux sept cent mille francs, imbécile! - Dab! dab! s'écria La Pouraille au comble du bonheur. - Et, reprit Jacques Collin, sans compter que nous rejetterons les assassinats sur Ruffard... Du coup Bibi-Lupin est dégommé... Je le tiens! La Pouraille resta stupéfait de cette idée, ses yeux s'agrandirent, il fut comme une statue. Arrêté depuis trois mois, à la veille de passer à la Cour d'assises, conseillé par ses amis de la Force, auxquels il n'avait pas parlé de ses complices, il était si bien sans espoir après l'examen de ses crimes, que ce plan avait échappé à toutes ces intelligences enflacquées. Aussi ce semblant d'espoir le rendit-il presque imbécile. - Ruffard et Godet ont-ils déjà fait la noce? ont-ils fait prendre l'air à quelques-uns de leurs jaunets? demanda Jacques Collin. - Ils n'osent pas, répondit La Pouraille. Les gredins attendent que je sois fauché. C'est ce que m'a fait dire ma largue par la Biffe, quand elle est venue voir le Biffon. - Eh bien! nous aurons leurs fades dans vingt-quatre heures! s'écria Jacques Collin. Les drôles ne pourront pas restituer comme toi, tu seras blanc comme neige et eux rougis de tout le sang! Tu deviendras, par mes soins, un honnête garçon entraÃné par eux. J'aurai ta fortune pour mettre des alibis dans tes autres procès, et une fois au pré, car tu Y retourneras, tu verras à t'évader... C'est une vilaine vie, mais c'est encore la vie! Les yeux de La Pouraille annonçaient un délire intérieur. - Vieux! avec sept cent mille francs on a bien des cocardes! disait Jacques Collin en grisant d'espoir son fanandel. - Dab! Dab! - J'éblouirai le ministre de la justice... Ah! Ruffard la dansera, c'est une raille à démolir. Bibi-Lupin est frit. - Eh bien! c'est dit, s'écria La Pouraille avec une joie sauvage. Ordonne, j'obéis. Et il serra Jacques Collin dans ses bras, en laissant voir des larmes de joie dans ses yeux tant il lui parut possible de sauver sa tête. - Ce n'est pas tout, dit Jacques Collin. La Cigogne a la digestion difficile, surtout en fait de redoublement de lièvre révélation d'un nouveau fait à charge. Maintenant il s'agit de servir de belle une largue de dénoncer à faux une femme. - Et comment? A quoi bon? demanda l'assassin. - Aide-moi! Tu vas voir!... répondit Trompe-la-Mort. Jacques Collin révéla brièvement à La Pouraille le secret du crime commis à Nanterre et lui fit apercevoir la nécessité d'avoir une femme qui consentirait à jouer le rôle qu'avait rempli la Ginetta. Puis il se dirigea vers le Biffon avec La Pouraille devenu joyeux. - Je sais combien tu aimes la Biffe... dit Jacques Collin au Biffon. Le regard que jeta le Biffon fut tout un poème horrible. - Que fera-t-elle pendant que tu seras au pré? Une larme mouilla les yeux féroces du Biffon. - Eh bien! si je te la fourrais à la lorcefé des largues à la Force des femmes, les Madelonnettes ou Saint-Lazare pour un an, le temps de ton gerbement jugement, de ton départ, de ton arrivée et de ton évasion? - Tu ne peux faire de miracle, elle est nique de mèche sans aucune complicité, répondit l'amant de la Biffe. - Ah! mon Biffon, dit La Pouraille, notre dab est plus puissant que le Meg Dieu!... - Quel est ton mot de passe avec elle? demanda Jacques Collin au Biffon avec l'assurance d'un maÃtre qui ne doit pas essuyer de refus. - Sorgue à Pantin nuit à Paris. Avec ce mot, elle sait qu'on vient de ma part, et si tu veux qu'elle t'obéisse, montre-lui une thune de cinq balles pièce de cinq francs, et prononce ce mot-ci Tondif! - Elle sera condamnée dans le gerbement de La Pouraille, et graciée pour révélation après un an d'ombre! dit sentencieusement Jacques Collin en regardant La Pouraille. La Pouraille comprit le plan de son dab, et lui promit, par un seul regard, de décider le Biffon à y coopérer en obtenant de la Biffe cette fausse complicité dans le crime dont il allait se charger. - Adieu, mes enfants. Vous apprendrez bientôt que j'ai sauvé mon petit des mains de Charlot, dit Trompe-la-Mort. Oui, Charlot était au greffe avec ses soubrettes pour faire la toilette à Madeleine! Tenez, dit-il, on vient me chercher de la part du dab de la Cigogne du Procureur-général. En effet, un surveillant sorti du guichet fit signe à cet homme extraordinaire, à qui le danger du jeune Corse avait rendu cette sauvage puissance avec laquelle il savait lutter contre la société. Il n'est pas sans intérêt de faire observer qu'au moment où le corps de Lucien lui fut ravi, Jacques Collin s'était décidé, par une résolution suprême, à tenter une dernière incarnation, non plus avec une créature, mais avec une chose. Il avait enfin pris le parti fatal que prit Napoléon sur la chaloupe qui le conduisit vers le Bellérophon. Par un concours bizarre de circonstances, tout aida ce génie du mal et de la corruption dans son entreprise. Aussi, quand même le dénouement inattendu de cette vie criminelle perdrait un peu de ce merveilleux, qui, de nos jours, ne s'obtient que par des invraisemblances inacceptables, est-il nécessaire, avant de pénétrer avec Jacques Collin dans le cabinet du Procureur-général, de suivre madame Camusot chez les personnes où elle alla, pendant que tous ces événements se passaient à la Conciergerie? Une des obligations auxquelles ne doit jamais manquer l'historien des moeurs, c'est de ne point gâter le vrai par des arrangements en apparence dramatiques, surtout quand le vrai a pris la peine de devenir romanesque. La nature sociale, à Paris surtout, comporte de tels hasards, des enchevêtrements de conjectures si capricieuses, que l'imagination des inventeurs est à tout moment dépassée. La hardiesse du vrai s'élève à des combinaisons interdites à l'art, tant elles sont invraisemblables ou peu décentes, à moins que l'écrivain ne les adoucisse, ne les émonde, ne les châtre. Premiere visite de madame Camusot Madame Camusot essaya de se composer une toilette du matin presque de bon goût, entreprise assez difficile pour la femme d'un juge qui, depuis six ans, avait constamment habité la province. Il s'agissait de ne donner prise à la critique ni chez la marquise d'Espard, ni chez la duchesse de Maufrigneuse, en venant les trouver de huit à neuf heures du matin. Amélie- Cécile Camusot, quoique née Thirion, hâtons-nous de le dire, réussit à moitié. N'est-ce pas, en fait de toilette, se tromper deux fois?... On ne se figure pas de quelle utilité sont les femmes de Paris pour les ambitieux en tous genres; elles sont aussi nécessaires dans le grand monde que dans le monde des voleurs, où comme on vient de le voir, elles jouent un rôle énorme. Ainsi, supposez un homrne forcé de parler dans un temps donné, sous peine de rester en arrière dans l'arène, à ce personnage, immense sous la Restauration, et qui s'appelle encore aujourd'hui le Garde-des-sceaux. Prenez un homme dans la condition la plus favorable, un juge, c'est-à -dire un familier de la maison. Le magistrat est obligé d'aller trouver soit un chef de division, soit le secrétaire particulier, soit le secrétaire général, et de leur prouver la nécessité d'obtenir une audience immédiate. Un garde-des-sceaux est-il jamais visible à l'instant même? Au milieu de la journée, s'il n'est pas à la Chambre, il est au conseil des ministres, ou il signe, ou il donne audience. Le matin, il dort on ne sait où. Le soir, il a ses obligations publiques et personnelles. Si tous les juges pouvaient réclamer des moments d'audience, sous quelque prétexte que ce soit, le chef de la justice serait assailli. L'objet de l'audience, particulière, immédiate, est donc soumis à l'appréciation d'une de ces puissances intermédiaires qui deviennent un obstacle, une porte à ouvrir, quand elle n'est pas déjà tenue par un compétiteur. Une femme, elle! va trouver une autre femme; elle peut entrer dans la chambre à coucher immédiatement, en éveillant la curiosité de la maÃtresse ou de la femme de chambre, surtout lorsque la maÃtresse est sous le coup d'un grand intérêt ou d'une nécessité poignante. Nommez la puissance femelle, madame la marquise d'Espard, avec qui devait compter un ministre; cette femme écrit un petit billet ambré que son valet de chambre porte au valet de chambre du ministre. Le ministre est saisi par le poulet au moment de son réveil, il le lit aussitôt. Si le ministre a des affaires, l'homme est enchanté d'avoir une visite à rendre à l'une des reines de Paris, une des puissances du faubourg Saint-Germain, une des favorites de MADAME, de la Dauphine ou du Roi. Casimir Perier, le seul premier ministre réel qu'ait eu la révolution de Juillet, quittait tout pour aller chez un ancien premier gentilhomme de la chambre du roi Charles X. Cette théorie explique le pouvoir de ces mots - "Madame, madame Camusot pour une affaire très pressante, et que sait madame!" dits à la marquise d'Espard par sa femme de chambre qui la supposait éveillée. Aussi la marquise cria-t-elle d'introduire Amélie incontinent. La femme du juge fut bien écoutée, quand elle commença par ces paroles - Madame la marquise, nous sommes perdus pour vous avoir vengée... - Comment, ma petite belle?... répondit la marquise en regardant madame Camusot dans la pénombre que produisit la porte entrouverte. Vous êtes divine, ce matin, avec votre petit chapeau. Où trouvez-vous ces formes-là ?... - Madame, vous êtes bien bonne... Mais vous savez que la manière dont Camusot a interrogé Lucien de Rubempré a réduit ce jeune homme au désespoir, et qu'il s'est pendu dans sa prison... - Que va devenir madame de Sérisy? s'écria la marquise en jouant l'ignorance pour se faire raconter tout à nouveau. - Hélas! on la tient pour folle... répondit Amélie. Ah! si vous pouvez obtenir de Sa Grandeur qu'il mande aussitôt mon mari par une estafette envoyée au Palais, le ministre saura d'étranges mystères, il en fera bien certainement part au Roi... Dès lors, les ennemis de Camusot seront réduits au silence. - Quels sont les ennemis de Camusot? demanda la marquise. - Mais, le Procureur-général, et maintenant monsieur de Sérisy... - C'est bon, ma petite, répliqua madame d'Espard, qui devait à messieurs de Granville et de Sérisy sa défaite dans le procès ignoble qu'elle avait intenté pour faire interdire son mari, je vous défendrai. Je n'oublie ni mes amis, ni mes ennemis. Elle sonna, fit ouvrir ses rideaux, le jour vint à flots; elle demanda son pupitre, et la femme de chambre l'apporta. La marquise griffonna rapidement un petit billet. - Que Godard monte à cheval, et porte ce mot à la chancellerie; il n'y a pas de réponse, dit-elle à sa femme de chambre. La femme de chambre sortit vivement, et, malgré cet ordre, resta sur la porte pendant quelques minutes. - Il y a donc de grands mystères? demanda madame d'Espard. Contez-moi donc cela, chère petite. Clotilde de Grandlieu n'est-elle pas mêlée à cette affaire? - Madame la marquise saura tout par Sa Grandeur, car mon mari ne m'a rien dit, il m'a seulement avertie de son danger. Il vaudrait mieux pour nous que madame de Sérisy mourût plutôt que de rester folle. - Pauvre femme! dit la marquise. Mais ne l'était-elle pas déjà ? Les femmes du monde, par leurs cent manières de prononcer la même phrase, démontrent aux observateurs attentifs l'étendue infinie des modes de la musique. L'âme passe tout entière dans la voix aussi bien que dans le regard, élle s'empreint dans la lumière comme dans l'air, éléments que travaillent les yeux et le larynx. Par l'accentuation de ces deux mots "Pauvre femme!" la marquise laissa deviner le contentement de la haine satisfaite, le bonheur du triomphe. Ah! combien de malheurs ne souhaitait-elle pas à la protectrice de Lucien! La vengeance qui survit à la mort de l'objet haï, qui n'est jamais assouvie, cause une sombre épouvante. Aussi madame Camusot, quoique d'une nature âpre, haineuse et tracassière, fut-elle abasourdie. Elle ne trouva rien à répliquer, elle se tut. - Diane m'a dit, en effet, que Léontine était allée à la prison, reprit madame d'Espard. Cette chère duchesse est au désespoir de cet éclat, car elle a la faiblesse d'aimer beaucoup madame de Sérisy; mais cela se conçoit, elles ont adoré ce petit imbécile de Lucien presque en même temps, et rien ne lie ou ne désunit plus deux femmes que de faire leurs dévotions au même autel. Aussi cette chère amie a-t-elle passé deux heures hier dans la chambre de Léontine. Il paraÃt que la pauvre comtesse dit des choses affreuses! On m'a dit que c'est dégoûtant!... Une femme comme il faut ne devrait pas être sujette à de pareils accès!... Fi! C'est une passion purement physique... La duchesse est venue me voir pâle comme une morte, elle a eu bien du courage! Il y a dans cette affaire des choses monstrueuses... - Mon mari dira tout au Garde-des-Sceaux pour sa justification, car on voulait sauver Lucien, et lui, madame la marquise, il a fait son devoir. Un juge d'instruction doit toujours interroger les gens au secret, dans le temps voulu par la loi!... Il fallait bien lui demander quelque chose à ce petit malheureux, qui n'a pas compris qu'on le questionnait pour la forme, et il a fait tout de suite des aveux... - C'était un sot et un impertinent! dit sèchement madame d'Espard. La femme du juge garda le silence en entendant cet arrêt. - Si nous avons succombé dans l'interdiction de monsieur d'Espard, ce n'est pas la faute de Camusot, je m'en souviendrai toujours! reprit la marquise après une pause... C'est Lucien, messieurs de Sérisy, Bauvan et de Granville qui nous ont fait échouer. Avec le temps, Dieu sera pour moi! Tous ces gens-là seront malheureux. Soyez tranquille, je vais envoyer le chevalier d'Espard chez le Garde-des-sceaux pour qu'iI se hâte de faire venir votre mari, si c'est utile... - Ah! Madame... Ecoutez! dit la marquise, je vous promets la décoration de la Légion d'Honneur immédiatement, demain! Ce sera comme un éclatant témoignage de satisfaction pour votre conduite dans cette affaire. Oui, c'est un blâme de plus pour Lucien, ça le dira coupable! On se pend rarement pour son plaisir... Allons, adieu, chère belle! Deuxième visite de madame Camusot Madame Camusot, dix minutes après, entrait dans la chambre à coucher de la belle Diane de Maufrigneuse, qui, couchée à une heure du matin, ne dormait pas encore à neuf heures. Quelque insensibles que soient les duchesses, ces femmes, dont le coeur est en stuc, ne voient pas l'une de leurs amies en proie à la folie sans que ce spectacle ne leur fasse une impression profonde. Puis, les liaisons de Diane et de Lucien, quoique rompues depuis dix-huit mois, avaient laissé dans l'esprit de la duchesse assez de souvenirs pour que la funeste mort de cet enfant lui portât à elle aussi des coups terribles. Diane avait vu pendant toute la nuit ce beau jeune homme, si charmant, si poétique, qui savait si bien aimer, pendu comme le dépeignait Léontine dans les accès et avec les gestes de la fièvre chaude. Elle gardait de Lucien d'éloquentes, d'enivrantes lettres, comparables à celles écrites par Mirabeau à Sophie, mais plus littéraires, plus soignées, car ces lettres avaient été dictées par la plus violente des passions, la vanité! Posséder la plus ravissante des duchesses, la voir faisant des folies pour lui, des folies secrètes, bien entendu, ce bonheur avait tourné la tête à Lucien. L'orgueil de l'amant avait bien inspiré le poète. Aussi la duchesse avait-elle conservé ces lettres émouvantes, comme certains vieillards ont des gravures obscènes, à cause des éloges hyperboliques donnés à ce qu'elle avait de moins duchesse en elle. - Et il est mort dans une ignoble prison! se disait-elle en serrant les lettres avec effroi quand elle entendit frapper doucement à sa porte par sa femme de chambre. - Madame Camusot, pour une affaire de la dernière gravité qui concerne madame la duchesse, dit la femme de chambre. Diane se dressa sur ses jambes tout épouvantée. - Oh! dit-elle en regardant Amélie qui s'était composé une figure de circonstance, je devine tout! Il s'agit de mes lettres... Ah! mes lettres!... Ah! mes lettres!... Et elle tomba sur une causeuse. Elle se souvint alors d'avoir, dans l'excès de sa passion, répondu sur le même ton à Lucien, d'avoir célébré la poésie de l'homrne comme il chantait les gloires de la femme, et par quels dithyrambes! - Hélas! oui, madame, je viens vous sauver plus que la vie! il s'agit de votre honneur... Reprenez vos sens, habillez-vous, allons chez la duchesse de Grandlieu; car, heureusement pour vous, vous n'êtes pas la seule de compromise. - Mais Léontine, hier, a brûlé, m'a-t-on dit, au Palais, toutes les lettres saisies chez notre pauvre Lucien? - Mais, madame, Lucien était doublé de Jacques Collin! S'écria la femme du juge. Vous oubliez toujours cet atroce compagnonnage, qui, certes, est la seule cause de la mort de ce charmant et regrettable jeune homme! Or, ce Machiavel du bagne n'a jamais perdu la tête, lui! Monsieur Camusot a la certitude que ce monstre a mis en lieu sûr les lettres les plus compromettantes des maÃtresses de son... - Son ami, dit vivement la duchesse. Vous avez raison, ma petite belle, il faut aller tenir conseil chez les Grandlieu. Nous sommes tous intéressés dans cette affaire, et fort heureusement Sérisy nous donnera. la main... Le danger extrême a, comme on l'a vu par les scènes de la Conciergerie, une vertu sur l'âme aussi terrible que celle des puissants réactifs sur le corps. C'est une pile de Volta morale. Peut-être le jour n'est-il pas loin où l'on saisira le mode par lequel le sentiment se condense chimiquement en un fluide, peut-être pareil à celui de l'électricité. Ce fut chez le forçat et chez la duchesse même phénomène. Cette femme abattue, mourante, et qui n'avait pas dormi, cette duchesse, si difficile à habiller, recouvra la force d'une lionne aux abois, et la présence d'esprit d'un général au milieu du feu. Diane choisit elle-même ses vêtements et improvisa sa toilette avec la célérité qu'y eût mise une grisette qui se sert de femme de chambre à elle-même. Ce fut si merveilleux, que la soubrette resta sur ses jambes, immobile pendant un instant, tant elle fut surprise de voir sa maÃtresse en chemise, laissant peut-être avec plaisir apercevoir à la femme du juge, à travers le brouillard clair du lin, un corps blanc, aussi parfait que celui de la Vénus de Canova. C'était comme un bijou sous son papier de soie. Diane avait deviné soudain où se trouvait son corset de bonne fortune, ce corset qui s'accroche par devant, en évitant aux femmes pressées la fatigue et le temps si mal employé du laçage. Elle avait déjà fixé les dentelles de la chemise et massé convenablement les beautés de son corsage, lorsque la femme de chambre apporta le jupon, et acheva l'oeuvre en donnant une robe. Pendant qu'Amélie, sur un signe de la femme de chambre, agrafait la robe par derrière et aidait la duchesse, la soubrette alla prendre des bas en fil d'Ecosse, des brodequins de velours, un châle et un chapeau Amélie et la femme de chambre chaussèrent chacune une jambe. - Vous êtes la plus belle femme que j'aie vue, dit habilement Amélie en baisant le genou fin et poli de Diane par un mouvement passionné. Madame n'a pas sa pareille, dit la femme de chambre. - Allons, Josette, taisez-vous, répliqua la duchesse. - Vous avez une voiture? dit-elle à madame Camusot. Allons, ma petite belle, nous causerons en route. Et la duchesse descendit le grand escalier de l'hôtel de Cadignan en courant et en mettant ses gants, ce qui ne s'était jamais vu. - A l'hôtel de Grandlieu, et promptement! dit-elle à l'un de ses domestiques, en lui faisant signe de monter derrière la voiture. Le valet hésita, car cette voiture était un fiacre. - Ah! madame la duchesse, vous ne m'aviez pas dit que ce jeune homme avait des lettres de vous! sans cela, Camusot aurait bien autrement procédé... - La situation de Léontine m'a tellement occupée que je me suis entièrement oubliée, dit-elle. La pauvre femme était déjà quasi folle avant-hier, jugez de ce qu'a dû produire de désordre en elle le fatal événement! Ah! si vous saviez, ma petite, quelle matinée nous avons eue hier... Non, c'est à faire renoncer à l'amour. Hier, traÃnées toutes les deux, Léontine et moi, par une atroce vieille, une marchande à la toilette, une maÃtresse femme, dans cette sentine puante et sanglante qu'on nomme la justice, je lui disais, en la conduisant au Palais "N'est-ce pas à tomber sur ses genoux et à crier, comme madame de Nucingen, quand, en allant à Naples, elle a subi l'une de ces tempêtes effrayantes de la Méditerranée "Mon Dieu! sauvez-moi, et plus jamais!" Certes, voici deux journées qui compteront dans ma vie! sommes-nous stupides d'écrire?... Mais on aime! on reçoit des pages qui vous brûlent le coeur par les yeux, et tout flambe! et la prudence s'en va! et l'on répond... - Pourquoi répondre, quand on peut agir! dit madame Camusot. - Il est si beau de se perdre!... reprit orgueilleusement la duchesse. C'est la volupté de l'âme. - Les belles femmes, répliqua modestement madame Camusot, sont excusables, elles ont bien plus d'occasions que nous autres de succomber! La duchesse sourit. - Nous sommes toujours trop généreuses, reprit Diane de Maufrigneuse. Je ferai comme cette atroce madame d'Espard. - Et que fait-elle? demanda curieusement la femme du juge, - Elle a écrit mille billets doux... - Tant que cela!... s'écria la Camusot en interrompant la duchesse. - Eh bien! ma chère, on n'y pourrait pas trouver une phrase qui la compromette... - Vous seriez incapable de conserver cette froideur, cette attention, répondit madame Camusot. Vous êtes femme, vous êtes de ces anges qui ne savent pas résister au diable... - Je me suis juré de ne plus jamais écrire. Je n'ai, dans toute ma vie, écrit qu'à ce malheureux Lucien... Je conserverai ses lettres jusqu'à ma mort! Ma chère petite, c'est du feu, on a besoin quelquefois... - Si on les trouvait! fit la Camusot avec un petit geste pudique. - Oh! je dirais que c'est les lettres d'un roman commencé. Car j'ai tout copié, ma chère, et j'ai brûlé les originaux! Oh! madame, pour ma récompense laissez-moi les lire... - Peut-être, dit la duchesse. Vous verrez alors, ma chère, qu'il n'en a pas écrit de pareilles à Léontine! Ce dernier mot fut toute la femme, la femme de tous les temps et de tous les pays. Un grand personnage destiné à l'oubli Semblable à la grenouille de la fable de La Fontaine, madame Camusot crevait dans sa peau du plaisir d'entrer chez les Grandlieu en compagnie de la belle Diane de Maufrigneuse. Elle allait former, dans cette matinée, un de ces liens si nécessaires à l'ambition. Aussi s'entendait-elle appeler "Madame la Présidente." Elle éprouvait la jouissance ineffable de triompher d'obstacles immenses, et dont le principal était l'incapacité de son mari, secrète encore, mais qu'elle connaissait bien. Faire arriver un homme médiocre! c'est pour une femme, comme pour les rois, se donner le plaisir qui séduit tant les grands acteurs, et qui consiste à jouer cent fois une mauvaise pièce. C'est l'ivresse de l'égoïsme! Enfin c'est en quelque sorte les saturnales du pouvoir. Le pouvoir ne se prouve sa force à lui-même que par le singulier abus de couronner quelque absurdité des palmes du succès, en insultant au génie, seule force que le pouvoir absolu ne puisse atteindre. La promotion du cheval de Caligula, cette farce impériale, a eu et aura toujours un grand nombre de représentations. En quelques minutes, Diane et Amélie passèrent de l'élégant désordre dans lequel était la chambre à coucher de la belle Diane, à la correction d'un luxe grandiose et sévère, chez la duchesse de Grandlieu. Cette Portugaise très pieuse se levait toujours à huit heures pour aller entendre la messe à la petite église de Sainte-Valère, succursale de Saint-Thomas d'Aquin, alors située sur l'esplanade des Invalides. Cette chapelle, aujourd'hui démolie, a été transportée rue de Bourgogne, en attendant la construction de l'église gothique qui sera, dit-on dédiée à sainte Clotilde. Aux premiers mots dits à l'oreille de la duchesse de Grandlieu par Diane de Maufrigneuse, la pieuse femme passa chez monsieur de Grandlieu qu'elle ramena promptement. Le duc jeta sur madame Camusot un de ces rapides regards par lesquels les grands seigneurs analysent toute une existence, et souvent l'âme. La toilette d'Amélie aida puissamment le duc à deviner cette vie bourgeoise depuis Alençon jusqu'à Mantes, et de Mantes à Paris. Ah! si la femme du juge avait pu connaÃtre ce don des ducs, elle n'aurait pu soutenir gracieusement ce coup d'oeil poliment ironique, elle n'en vit que la politesse. L'ignorance partage les privilèges de la finesse. - C'est madame Camusot, la fille de Thirion, un des huissiers du Cabinet, dit la duchesse à son mari. Le duc salua très poliment la femme de robe, et sa figure perdit quelque peu de sa gravité. Le valet de chambre du duc, que son maÃtre avait sonné, se présenta. - Allez rue Honoré-Chevalier, prenez une voiture. Arrivé là , vous sonnerez à une petite porte, au numéro 10. Vous direz au domestique qui viendra vous ouvrir la porte que je prie son maÃtre de passer ici; vous me le ramènerez si ce monsieur est chez lui. Servez-vous de mon nom, il suffira pour aplanir toutes les difficultés. Tâchez de n'employer qu'un quart d'heure à tout faire. Un autre valet de chambre, celui de la duchesse, parut aussitôt que celui du duc fut parti. - Allez de ma part chez le duc de Chaulieu, faites-lui passer cette carte. Le duc donna sa carte pliée d'une certaine manière. Quand ces deux amis intimes éprouvaient le besoin de se voir à l'instant pour quelque affaire pressée et mystérieuse qui ne permettait pas l'écriture, ils s'avertissaient ainsi l'un l'autre. On voit qu'à tous les étages de la société, les usages se ressemblent, et ne diffèrent que par les manières, les façons, les nuances. Le grand monde a son argot. Mais cet argot s'appelle le style. - Etes-vous bien certaine, madame, de l'existence de ces prétendues lettres écrites par mademoiselle Clotilde de Grandlieu à ce jeune homme? dit le duc de Grandlieu. Et il jeta sur madame Camusot un regard, comme un marin jette la sonde. - Je ne les ai pas vues, mais c'est à craindre, répondit-elle en tremblant. - Ma fille n'a rien pu écrire qui ne soit avouable! s'écria la duchesse. - Pauvre duchesse! pensa Diane en jetant un regard au duc de Grandlieu qui le fit trembler. - Que crois-tu, ma chère petite Diane? dit le duc à l'oreille de la duchesse de Maufrigneuse en l'emmenant dans l'embrasure d'une fenêtre. - Clotilde est si folle de Lucien, mon cher, qu'elle lui avait donné un rendez-vous avant son départ. Sans la petite Lenoncourt, elle se serait peut-être enfuie avec lui dans la forêt de Fontainebleau! Je sais que Lucien écrivait à Clotilde des lettres à faire partir la tête d'une sainte! Nous sommes trois filles d'Eve enveloppées par le serpent de la correspondance... Le duc et Diane revinrent de l'embrasure vers la duchesse et madame Camusot, qui causaient à voix basse. Amélie, qui suivait en ceci les avis de la duchesse de Maufrigneuse, se posait en dévote pour gagner le coeur de la fière Portugaise. - Nous sommes à la merci d'un ignoble forçat évadé! dit le duc en faisant un certain mouvement d'épaule. Voilà ce que c'est que de recevoir chez soi des gens de qui l'on n'est pas parfaitement sûr! On doit, avant d'admettre quelqu'un, bien connaÃtre sa fortune, ses parents, tous ses antécédents... Cette phrase est la morale de cette histoire, au point de vue aristocratique. - C'est fait, dit la duchesse de Maufrigneuse. Pensons à sauver la pauvre madame de Sérisy, Clotilde, et moi... - Nous ne pouvons qu'attendre Henri, je l'ai fait demander; mais tout dépend du personnage que Gentil est allé chercher. Dieu veuille que cet homme soit à Paris! Madame, dit-il en s'adressant à madame Camusot, je vous remercie d'avoir pensé à nous... C'était le congé de madame Camusot. La fille de l'huissier du Cabinet avait assez d'esprit pour comprendre le duc, elle se leva; mais la duchesse de Maufrigneuse, avec cette adorable grâce qui lui conquérait tant de discrétions et d'amitiés, prit Amélie par la main et la montra d'une certaine manière au duc et à la duchesse. - Pour mon propre compte, et comme si elle ne s'était pas levée dès l'aurore pour nous sauver tous, je vous demande plus qu'un souvenir pour ma petite madame Camusot. D'abord elle m'a déjà rendu de ces services qu'on n'oublie point; puis elle nous est tout acquise, elle et son mari. J'ai promis de faire avancer son Camusot, et je vous prie de le protéger avant tout, pour l'amour de moi. - Vous n'avez pas besoin de cette recommandation, dit le duc à madame Camusot. Les Grandlieu se souviennent toujours des services qu'on leur a rendus. Les gens du Roi vont dans quelque temps avoir l'occasion de se distinguer, on leur demandera du dévouement, votre mari sera mis sur la brèche... Madame Camusot se retira fière, heureuse, gonflée à étouffer. Elle revint chez elle triomphante, elle s'admirait, elle se moquait de l'inimitié du Procureur général. Elle se disait "Si nous faisions sauter monsieur de Granville!" L'obscur et puissant Corentin Il était temps que madame Camusot se retirât. Le duc de Chaulieu, l'un des favoris du Roi, se rencontra sur le perron avec cette bourgeoise. - Henri, s'écria le duc de Grandlieu quand il entendit annoncer son ami, cours, je t'en prie, au Château, tâche de parler au Roi, voici de quoi il s'agit. Et il emmena le duc dans l'embrasure de la fenêtre, où il s'était entretenu déjà avec la légère et gracieuse Diane. De temps en temps le duc de Chaulieu regardait à la dérobée la folle duchesse, qui, tout en causant avec la duchesse pieuse et se laissant sermonner, répondait aux oeillades du duc de Chaulieu. - Chère enfant, dit enfin le duc de Grandlieu dont l'aparté se termina, soyez donc sage! Voyons! ajouta-t-il en prenant les mains de Diane, gardez donc les convenances, ne vous compromettez plus, n'écrivez jamais! Les lettres, ma chère, ont causé tout autant de malheurs particuliers que de malheurs publics.. Ce qui serait pardonnable à une jeune fille comme Clotilde, aimant pour la première fois, est sans excuse chez.. - Un vieux grenadier qui a vu le feu! dit la duchesse en faisant la moue au duc. Ce mouvement de physionomie et la plaisanterie amenèrent le sourire sur les visages désolés des deux ducs et de la pieuse duchesse elle-même. Voilà quatre ans que je n'ai écrit de billets doux!.. Sommcs-nous sauvées? demanda Diane qui cachait ses anxiétés sous ses enfantillages. - Pas encore! dit le duc de Chaulieu, car vous ne savez pas combien les actes arbitraires sont difficiles à commettre. C'est, pour un roi constitutionnel, comme une infidélité pour une femme mariée. C'est son adultère. - Son péché mignon! dit le duc de Grandlieu. - Le fruit défendu! reprit Diane en souriant. Oh! comme je voudrais être le gouvernement; car je n'en ai plus, moi, de ce fruit, j'ai tout mangé. Oh! chère! chère! dit la pieuse duchesse, vous allez trop loin. Les deux ducs, en entendant une voiture s'arrêter au perron avec le fracas que font les chevaux lancés au galop, laissèrent les deux femmes ensemble après les avoir saluées, et allèrent dans le cabinet du duc de Grandlieu, où l'on introduisit l'habitant de la rue Honoré-Chevalier, qui n'était autre que le chef de la contre-police du Château, de la police politique, l'obscur et puissant Corentin. - Passez, dit le duc de Grandlieu, passez, monsieur de Saint-Denis. Corentin, surpris de trouver tant de mémoire au duc, passa le premier, après avoir salué profondément les deux ducs. - C'est toujours pour le même personnage, ou à cause de lui, mon cher monsieur, dit le duc de Grandlieu. - Mais il est mort, dit Corentin. - Il reste un compagnon, fit observer le duc de Chaulieu, un rude compagnon. - Le forçat, Jacques Collin! répliqua Corentin. - Parle, Ferdinand, dit le duc de Chaulieu à l'ancien ambassadeur. - Le misérable est à craindre, reprit le duc de Grandlieu; car il s'est emparé, pour pouvoir en faire une rançon, des lettres que mesdames de Sérisy et de Maufrigneuse ont écrites à ce Lucien Chardon, sa créature. Il paraÃt que c'était un système chez ce jeune homme d'arracher des lettres passionnées en échange des siennes; car mademoiselle de Grandlieu en a écrit, dit-on, quelques-unes; on le craint, du moins, et nous ne pouvons rien savoir, elle est en voyage... - Le petit jeune homme, répondit Corentin, était incapable de se faire de ces provisions-là !.. C'est une précaution prise par l'abbé Carlos Herrera! Corentin appuya son coude sur le bras du fauteuil où il s'était assis, et se mit la tête dans la main en réfléchissant. De l'argent!... cet homme en a plus que nous n'en avons, dit-il. Esther Gobseck lui a servi d'asticot pour pêcher près de deux millions dans cet étang à pièces d'or appelé Nucingen... Messieurs, faites-moi donner plein pouvoir par qui de droit, je vous débarrasse de cet homme!... - Et... des lettres? demanda le duc de Grandlieu à Corentin. - Ecoutez, messieurs, reprit Corentin en se levant et montrant sa figure de fouine en état d'ébullition. Il enfonça ses mains dans les goussets de son pantalon de molleton noir à pied. Ce grand acteur du drame historique de notre temps avait passé seulement un gilet et une redingote, il n'avait pas quitté son pantalon du matin, tant il savait combien les grands sont reconnaissants de la promptitude en certaines occurrences. Il se promena familièrement dans le cabinet en discutant à haute voix, comme s'il était seul. - C'est un forçat! on peut le jeter, sans procès, au secret, à Bicêtre, sans communications possibles, et l'y laisser crever... Mais il peut avoir donné des instructions à ses affidés, en prévoyant ce cas-là ! - Mais il a été mis au secret, dit le duc de Grandlieu, sur-le-champ, après avoir été saisi chez cette fille, à l'improviste. - Est-ce qu'il y a des secrets pour ce gaillard-là ? répondit Corentin. Il est aussi fort que... que moi! - Que faire? se dirent par un regard les deux ducs. - Nous pouvons réintégrer le drôle au bagne immédiatement... à Rochefort, il y sera mort dans six mois! Oh! sans crimes! dit-il en répondant à un geste du duc de Grandlieu. Que voulez-vous? un forçat ne tient pas plus de six mois à un été chaud quand on l'oblige à travailler réellement au milieu des miasmes de la Charente. Mais ceci n'est bon que si notre homme n'a pas pris des précautions pour ces lettres. Si le drôle s'est méfié de ses adversaires, et c'est probable, il faut découvrir quelles sont ses précautions. Si le détenteur des lettres est pauvre, il est corruptible... Il s'agit donc de faire jaser Jacques Collin! Quel duel! j'y serai vaincu. Ce qui vaudrait mieux, ce serait d'acheter ces lettres par d'autres lettres!.. des lettres de grâce, et me donner cet homme dans ma boutique. Jacques Collin est le seul homme assez capable pour me succéder, ce pauvre Contenson et ce cher Peyrade étant morts. Jacques Collin m'a tué ces deux incomparables espions comme pour se faire une place. Il faut, vous le voyez, messieurs, me donner carte blanche. Jacques Collin est à la Conciergerie. Je vais aller voir monsieur de Granville à son parquet. Envoyez donc là quelque personne de confiance qui me rejoigne; car il me faut, soit une lettre à montrer à monsieur de Granville, qui ne sait rien de moi, lettre que je rendrai d'ailleurs au président du conseil, soit un interlocuteur très imposant... Vous avez une demi-heure, car il me faut une demi-heure environ pour m'habiller, c'est-à -dire pour devenir ce que je dois être aux yeux de monsieur le Procureur-général. - Monsieur, dit le duc de Chaulieu, je connais votre profonde habileté, je ne vous demande qu'un oui ou un non. Répondez-vous du succès? - Oui, avec l'omnipotence, et avec votre parole de ne jamais me voir questionner à ce sujet. Mon plan est fait. Cette réponse sinistre occasionna chez les deux grands seigneurs un léger frisson. - Allez! monsieur, dit le duc de Chaulieu. Vous porterez cette affaire dans les comptes de celles dont vous êtes habituellement chargé. Corentin salua les deux grands seigneurs et partit. Henri de Lenoncourt, pour qui Ferdinand de Grandlieu avait fait atteler une voiture, se rendit aussitôt chez le Roi, qu'il pouvait voir en tout temps, par le privilège de sa charge. Ainsi, les divers intérêts noués ensemble, en bas et en haut de la société, devaient se rencontrer tous dans le cabinet du Procureur-général, amenés tous par la nécessité, représentés par trois hommes la justice par monsieur de Granville, la famille par Corentin, devant ce terrible adversaire, Jacques Collin, qui configurait le mal social dans sa sauvage énergie. Quel duel que celui de la justice et de l'arbitraire, réunis contre le bagne et sa ruse! Le bagne, ce symbole de l'audace qui supprime le calcul et la réflexion, à qui tous les moyens sont bons, qui n'a pas l'hypocrisie de l'arbitraire, qui symbolise hideusement l'intérêt du ventre affamé, la sanglante, la rapide protestation de la faim! N'était-ce pas l'attaque et la défense? le vol et la propriété? La question terrible de l'état social et de l'état naturel vidée dans le plus étroit espace possible? Enfin, c'était une terrible, une vivante image de ces compromis antisociaux que font les trop faibles représentants du pouvoir avec de sauvages émeutiers. Souffrances d'un Procureur-général Lorsqu'on annonça monsieur Camusot au Procureur-général, il fit un signe pour qu'on le laissât entrer. Monsieur de Granville, qui pressentait cette visite, voulut s'entendre avec le juge sur la manière de terminer l'affaire Lucien. La conclusion ne pouvait plus être celle qu'il avait trouvée, de concert avec Camusot, la veille, avant la mort du pauvre poète. - Asseyez-vous, monsieur Camusot, dit monsieur de Granville en tombant sur son fauteuil. Le magistrat, seul avec le juge, laissa voir l'accablement dans lequel il se trouvait. Camusot regarda monsieur de Granville et aperçut sur ce visage si ferme une pâleur presque livide, et une fatigue suprême, une prostration complète qui dénotaient des souffrances plus cruelles peut-être que celles du condamné à mort à qui le greffier avait annoncé le rejet de son pourvoi en cassation. Et cependant cette lecture, dans les usages de la Justice, veut dire Préparez-vous, voici vos derniers moments. - Je reviendrai, monsieur le comte, dit Camusot, quoique l'affaire soit urgente... - Restez, répondit le Procureur-général avec dignité. Les vrais magistrats, monsieur, doivent accepter leurs angoisses et savoir les cacher. J'ai eu tort, si vous vous êtes aperçu de quelque trouble en moi... Camusot fit un geste. - Dieu veuille que vous ignoriez, monsieur Camusot, ces extrêmes nécessités de notre vie! On succomberait à moins! Je viens de passer la nuit auprès d'un de mes plus intimes amis, je n'ai que deux amis, c'est le comte Octave de Bauvan et le comte de Sérisy. Nous sommes restés, monsieur de Sérisy, le comte Octave et moi, depuis six heures hier au soir jusqu'à six heures ce matin, allant à tour de rôle du salon au lit de madame de Sérisv, en craignant chaque fois de la trouver morte ou pour jamais folle! Desplein, Bianchon, Sinard n'ont pas quitté la chambre avec deux gardes-malades. Le comte adore sa femme. Pensez à la nuit que je viens d'avoir entre une femme folle d'amour et mon ami fou de désespoir. Un homme d'Etat n'est pas désespéré comme un imbécile! Sérisy, calme comme sur son siège au Conseil-d'Etat, se tordait sur son fauteuil pour nous offrir un visage tranquille. Et la sueur couronnait ce front incliné par tant de travaux. J'ai dormi de cinq à sept heures et demie, vaincu par le sommeil, et je devais être ici à huit heures et demie pour ordonner une exécution. Croyez-moi, monsieur Camusot, lorsqu'un magistrat a roulé toute une nuit dans les abÃmes de la douleur, en sentant la main de Dieu appesantie sur les choses humaines et frappant en plein sur de nobles coeurs, il lui est bien difficile de s'asseoir là , devant son bureau, et de dire froidement "Faites tomber une tête à quatre heures! anéantissez une créature de Dieu pleine de vie, de force, de santé." Et cependant tel est mon devoir!.. AbÃmé de douleur, je dois donner l'ordre de dresser l'échafaud... "Le condamné ne sait pas que le magistrat éprouve des angoisses égales aux siennes. En ce moment, liés l'un à l'autre par une feuille de papier, moi la société qui se venge, lui le crime à expier, nous sommes le même devoir à deux faces, deux existences cousues pour un instant par le couteau de la loi. Ces douleurs si profondes du magistrat, qui les plaint? qui les console?.. notre gloire est de les enterrer au fond de nos coeurs! Le prêtre, avec sa vie offerte à Dieu, le soldat et ses mille morts données au pays, me semblent plus heureux que le magistrat avec ses doutes, ses craintes, sa terrible responsabilité. Vous savez que l'on doit exécuter, continua le Procureur-général, un jeune homme de vingt-sept ans, beau comme notre mort d'hier, blond comme lui, dont nous avons obtenu la tête contre notre attente; car il n'y avait à sa charge que les preuves du recel. Condamné, ce garçon n'a pas avoué! Il résiste depuis soixante-dix jours à toutes les épreuves, en se disant toujours innocent. Depuis deux mois j'ai deux têtes sur les épaules! Oh! je paierais son aveu d'un an de ma vie, car il faut rassurer les jurés!... Jugez quel coup porté à la Justice si quelque jour on découvrait que le crime pour lequel il va mourir a été commis par un autre. A Paris, tout prend une gravité terrible, les plus petits incidents judiciaires deviennent politiques. Le jury, cette institution que les législateurs révolutionnaires ont crue si forte, est un élément de ruine sociale; car elle manque à sa mission, elle ne protège pas suffisamment la société. Le jury joue avec ses fonctions. Les jurés se divisent en deux camps, dont l'un ne veut plus de la peine de mort, et il en résulte un renversement total de l'égalité devant la loi. Tel crime horrible, le parricide, obtient dans un département un verdict de non culpabilité, tandis que dans tel autre un crime ordinaire, pour ainsi dire, est puni de mort! Que serait-ce si, dans notre ressort, à Paris, on exécutait un innocent?" - C'est un forçat évadé, fit observer timidement monsieur Camusot. - Il deviendrait entre les mains de l'opposition et de la presse un agneau pascal! s'écria monsieur de Granville, et l'opposition aurait beau jeu pour le savonner, car c'est un Corse fanatique des idées de son pays, ses assassinats sont les effets de la vendetta!.. Dans cette Ãle, on tue son ennemi, et l'on se croit, et l'on est cru très honnête homme. "Ah! les vrais magistrats sont bien malheureux! Tenez! ils devraient vivre séparés de toute société, comme jadis les pontifes. Le monde ne les verrait que sortant de leurs cellules à des heures fixes, graves, vieux, vénérables, jugeant à la manière des grands-prêtres dans les sociétés antiques, qui réunissaient en eux le pouvoir judiciaire et le pouvoir sacerdotal! On ne nous trouverait que sur nos sièges... On nous voit aujourd'hui souffrant ou nous amusant comme les autres! On nous voit dans les salons, en famille, citoyens, ayant des passions, et nous pouvons être grotesques au lieu d'être terribles..." Ce cri suprême, scandé par des repos et des interjections, accompagné de gestes qui le rendaient d'une éloquence difficilement traduite sur le papier, fit frissonner Camusot. Que faire? - Moi, monsieur, dit Camusot, j'ai commencé hier aussi l'apprentissage des souffrances de notre état!... J'ai failli mourir de la mort de ce jeune homme, il n'avait pas compris ma partialité, le malheureux s'est enferré lui-même... - Eh! il fallait ne pas l'interroger, s'écria monsieur de Granville, il est si facile de rendre service par une abstention!... Et la loi! répondit Camusot, il était arrêté depuis deux jours!... - Le malheur est consommé, reprit le Procureur-général. J'ai réparé de mon mieux ce qui, certes, est irréparable. Ma voiture et mes gens sont au convoi de ce pauvre faible poète. Sérisy a fait comme moi, bien plus, il accepte la charge que lui a donnée ce malheureux jeune homme, il sera son exécuteur testamentaire. Il a obtenu de sa femme, par cette promesse, un regard où luisait le bon sens. Enfin, le comte Octave assiste en personne à ses funérailles, - Eh bien! monsieur le comte, dit Camusot, achevons notre ouvrage. Il nous reste un prévenu bien dangereux. C'est, vous le savez aussi bien que moi, Jacques Collin. Ce misérable sera reconnu pour ce qu'il est... - Nous sommes perdus! s'écria monsieur de Granville. Il est en ce moment auprès de votre condamné à mort, qui fut jadis au bagne pour lui ce que Lucien était à Paris... son protégé! Bibi-Lupin s'est déguisé en gendarme pour assister à l'entrevue. - De quoi se mêle la police judiciaire? dit le Procureur-général, elle ne doit agir que par mes ordres!... - Toute la Conciergerie saura que nous tenons Jacques Collin... Eh bien! je viens vous dire que ce grand et audacieux criminel doit posséder les lettres les plus dangereuses de la correspondance de madame de Sérisy, de la duchesse de Maufrigneuse et de mademoiselle Clotilde de Grandlieu. - Etes-vous sûr de cela?... demanda monsieur de Granville en laissant voir sur sa figure une douloureuse surprise. - Jugez, monsieur le comte, si j'ai raison de craindre ce malheur. Quand j'ai développé la liasse des lettres saisies chez cet infortuné jeune homme, Jacques Collin y a jeté un coup d'oeil incisif, et a laissé échapper un sourire de satisfaction, à la signification duquel un juge d'instruction ne pouvait pas se tromper. Un scélérat aussi profond que Jacques Collin se garde bien de lâcher de pareilles armes. Que dites-vous de ces documents entre les mains d'un défenseur que le drôle choisira parmi les ennemis du gouvernement et de l'aristocratie? Ma femme, pour laquelle la duchesse de Maufrigneuse a des bontés, est allée la prévenir, et, dans ce moment, elles doivent être chez les Grandlieu à tenir conseil... - Le procès de cet homme est impossible! s'écria le Procureur-général en se levant et parcourant son cabinet à grands pas. Il aura mis les pièces en lieu de sûreté.. - Je sais où, dit Camusot. Par ce seul mot, le juge d'instruction effaça toutes les préventions que le Procureur-général avait conçues contre lui. - Voyons!... dit monsieur de Granville en s'asseyant. - En venant de chez moi au Palais, j'ai bien profondément réfléchi à cette désolante affaire. Jacques Collin a une tante, une tante naturelle et non artificielle, une femme sur le compte de laquelle la police politique a fait passer une note à la Préfecture. Il est l'élève et le dieu de cette femme, la soeur de son père, elle se nomme Jacqueline Collin. Cette drôlesse a un établissement de marchande à la toilette, et, à l'aide des relations qu'elle s'est créées par ce commerce, elle pénètre bien des secrets de famille. Si Jacques Collin a confié la garde de ses papiers sauveurs pour lui à quelqu'un, c'est à cette créature; arrêtons-la... Le Procureur-général jeta sur Camusot un fin regard qui voulait dire "Cet homme n'est pas si sot que je le croyais hier; seulement il est jeune encore, il ne sait pas manoeuvrer les guides de la justice." - Mais, dit Camusot en continuant, pour réussir, il faut changer toutes les mesures que nous avons prises hier, et je venais vous demander vos conseils, vos ordres.. Le Procureur-général prit son couteau à papier et en frappa doucement le bord de la table, par un de ces gestes, familiers à tous les penseurs, quand ils s'abandonnent entièrement à la réflexion. - Trois grandes familles en péril! s'écria-t-il.. Il ne faut pas faire un seul pas de clerc!... Vous avez raison, avant tout, suivons l'axiome de Fouché Arrêtons! Il faut réintégrer au secret, à l'instant, Jacques Collin. - Nous avouons ainsi le forçat! C'est perdre la mémoire de Lucien.. - Quelle affreuse affaire! dit monsieur de Granville, tout est danger. En ce moment, le directeur de la Conciergerie entra, non sans avoir frappé; mais un cabinet comme celui du Procureur-général est si bien gardé, que les familiers du Parquet peuvent seuls frapper à la porte. - Monsieur le comte, dit monsieur Gault, le prévenu qui porte le nom de Carlos Herrera demande à vous parler. - A-t-il communiqué avec quelqu'un? demanda le Procureur-général. - Avec les détenus, car il est au préau depuis sept heures et demie environ. Il a vu le condamné à mort, qui paraÃt avoir causé avec lui. Monsieur de Granville, sur un mot de monsieur Camusot qui lui revint comme un trait de lumière, aperçut tout le parti qu'on pouvait tirer, pour obtenir la remise des lettres, d'un aveu de l'intimité de Jacques Collin avec Théodore Calvi. Un coup de théâtre Heureux d'avoir une raison pour remettre l'exécution, le Procureur-général appela par un geste monsieur Gault près de lui. - Mon intention, lui dit-il, est de remettre à demain l'exécution; mais qu'on ne soupçonne pas ce retard à la Conciergerie. Silence absolu. Que l'exécuteur paraisse aller surveiller les apprêts. Envoyez ici, sous bonne garde, ce prêtre espagnol, il nous est réclamé par l'ambassade d'Espagne. Les gendarmes amèneront le sieur Carlos par votre escalier de communication, pour qu'il ne puisse voir personne. Prévenez ces hommes, afin qu'ils se mettent deux à le tenir, chacun par un bras, et qu'on ne le quitte qu'à la porte de mon cabinet. - Etes-vous bien sûr, monsieur Gault, que ce dangereux étranger n'a pu communiquer qu'avec les détenus? - Ah! au moment où il est sorti de la chambre du condamné à mort, il s'est présenté pour le voir une dame.. Ici les deux magistrats échangèrent un regard, et quel regard! - Quelle dame? dit Camusot. - Une de ses pénitentes... une marquise, répondit monsieur Gault. - De pis en pis! s'écria monsieur de Granville en regardant Camusot. - Elle a donné la migraine aux gendarmes et aux surveillants, reprit monsieur Gault interloqué. - Rien n'est indifférent dans vos fonctions, dit sévèrement le Procureur-général. La Conciergerie n'est pas murée comme elle l'est pour rien. Comment cette dame est-elle entrée? - Avec une permission en règle, monsieur, répliqua le directeur. Cette dame, parfaitement bien mise, accompagnée d'un chasseur et d'un valet de pied, en grand équipage, est venue voir son confesseur avant d'aller à l'enterrement de ce malheureux jeune homme que vous avez fait enlever... - Apportez-moi la permission de la Préfecture, dit monsieur de Granville. - Elle est donnée à la recommandation de Son Excellence le comte de Sérisy. - Comment était cette femme? demanda le Procureur-général. - Ça nous a paru devoir être une femme comme il faut. - Avez-vous vu sa figure? - Elle portait un voile noir. - Qu'ont-ils dit? - Mais une dévote avec un livre de prières!... que pouvait-elle dire?.. Elle a demandé la bénédiction de l'abbé, s'est agenouillée... - Se sont-ils entretenus pendant longtemps? demanda le juge. - Pas cinq minutes; mais personne de nous n'a rien compris à leurs discours, ils ont parlé vraisemblablement espagnol. - Dites-nous tout, monsieur, reprit le Procureur-général. Je vous le répète, le plus petit détail est, pour nous, d'un intérêt capital. Que ceci vous soit un exemple! - Elle pleurait, monsieur. - Pleurait-elle réellement? Nous n'avons pu le voir, elle cachait sa figure dans son mouchoir. Elle a laissé trois cents francs en or pour les détenus. - Ce n'est pas elle! s'écria Camusot. - Bibi-Lupin, reprit monsieur Gault, s'est écrié "C'est une voleuse." - Il s'y connaÃt, dit monsieur de Granville. Lancez votre mandat, ajouta-t-il en regardant Camusot, et vivement les scellés chez elle, partout! Mais comment a-t-elle obtenu la recommandation de monsieur de Sérisy?... Apportez-moi la permission de la Préfecture... allez, monsieur Gault! Envoyez-moi promptement cet abbé. Tant que nous l'aurons là , le danger ne saurait s'aggraver. Et, en deux heures de conversation, on fait bien du chemin dans l'âme d'un homme. - Surtout un Procureur-général comme vous, dit finement Camusot. - Nous serons deux, répondit poliment le Procureur-général. Et il retomba dans ses réflexions. - On devrait créer, dans tous les parloirs de prison, une place de surveillant, qui serait donnée, avec de bons appointements, comme retraite aux plus habiles et aux plus dévoués agents de police, dit-il après une longue pause. Bibi-Lupin devrait finir là ses jours. Nous aurions un oeil et une oreille dans un endroit qui veut une surveillance plus habile que celle qui s'y trouve. Monsieur Gault n'a rien pu nous dire de décisif. - Il est si occupé, dit Camusot; mais entre les secrets et nous, il existe une lacune, et il n'en faudrait pas. Pour venir de la Conciergerie à nos cabinets, on passe par des corridors, par des cours, par des escaliers. L'attention de nos agents n'est pas perpétuelle, tandis que le détenu pense toujours à son affaire. - Il s'est trouvé, m'a-t-on dit, une dame déjà sur le passage de Jacques Collin, quand il est sorti du secret pour être interrogé. Cette femme est venue jusqu'au poste des gendarmes, en haut du petit escalier de la Souricière, les huissiers me l'ont dit, et j'ai grondé les gendarmes à ce sujet. - Oh! le palais est à reconstruire en entier, dit monsieur de Granville; mais c'est une dépense de vingt à trente millions! Allez donc demander trente millions aux Chambres pour les convenances de la Justice. On entendit le pas de plusieurs personnes et le son des armes. Ce devait être Jacques Collin. Le Procureur-général mit sur sa figure un masque de gravité sous lequel l'homme disparut. Camusot imita le chef du Parquet. En effet, le garçon de bureau du cabinet ouvrit la porte, et Jacques Collin se montra, calme et sans aucun étonnement. - Vous avez voulu me parler, dit le magistrat, je vous écoute. - Monsieur le comte, je suis Jacques Collin, je me rends! Camusot tressaillit, le Procureur-général resta calme. Le crime et la Justice en tête à tête - Vous devez penser que j'ai des motifs pour agir ainsi, reprit Jacques Collin en étreignant les deux magistrats par un regard railleur. Je dois vous embarrasser énormément; car en restant prêtre espagnol, vous me faites reconduire par la gendarmerie jusqu'à la frontière de Bayonne, et là , des baïonnettes espagnoles vous débarrasseraient de moi! Les deux magistrats demeurèrent impassibles et silencieux. - Monsieur le comte, reprit le forçat, les raisons qui me font agir ainsi sont encore plus graves que celles-ci, quoiqu'elles me soient diablement personnelles; mais je ne puis les dire qu'à vous... Si vous aviez peur... - Peur de qui? de quoi? dit le comte de Granville. L'attitude, la physionomie, l'air de tête, le geste, le regard, firent en ce moment de ce grand Procureur-général une vivante image de la Magistrature, qui doit offrir les plus beaux exemples de courage civil. Dans ce moment si rapide, il fut à la hauteur des vieux magistrats de l'ancien parlement, au temps des guerres civiles où les présidents se trouvaient face à face avec la mort et restaient alors de marbre comme les statues qu'on leur a élevées. - Mais peur de rester seul avec un forçat évadé. - Laissez-nous, monsieur Camusot, dit vivement le Procureur-général. - Je voulais vous proposer de me faire attacher les mains et les pieds, reprit froidement Jacques Collin en enveloppant les deux magistrats d'un regard formidable. Il fit une pause et reprit gravement Monsieur le comte, vous n'aviez que mon estime, mais vous avez en ce moment mon admiration... - Vous vous croyez donc redoutable? demanda le magistrat d'un air plein de mépris. - Me croire redoutable! dit le forçat, à quoi bon? je le suis et je le sais. Jacques Collin prit une chaise et s'assit avec toute l'aisance d'un homme qui se sait à la hauteur de son adversaire dans une conférence où il traite de puissance à puissance. En ce moment, monsieur Camusot, qui se trouvait sur le seuil de la porte qu'il allait fermer, rentra, revint jusqu'à monsieur de Granville, et lui remit, pliés, deux papiers... - Voyez, dit le juge au Procureur-général en lui montrant l'un des papiers. - Rappelez monsieur Gault, cria le comte de Granville aussitôt qu'il eut lu le nom de la femme de chambre de madame de Maufrigneuse, qui lui était connue. Le directeur de la Conciergerie entra. - Dépeignez-nous, lui dit à l'oreille le Procureur-général, la femme qui est venue voir le prévenu. - Petite, forte, grasse, trapue, répondit monsieur Gault. - La personne pour qui le permis a été délivré est grande et mince, dit monsieur de Granville. Quel âge, maintenant? Soixante ans. Il s'agit de moi, messieurs? dit Jacques Collin. Voyons, reprit-il avec bonhomie, ne cherchez pas. Cette personne est ma tante, une tante vraisemblable, une femme, une vieille. Je puis vous éviter bien des embarras... Vous ne trouverez ma tante que si je le veux... Si nous pataugeons ainsi, nous n'avancerons guère. - Monsieur l'abbé ne parle plus le français en espagnol, dit monsieur Gault, il ne bredouille plus. - Parce que les choses sont assez embrouillées, mon cher monsieur Gault! répondit Jacques Collin avec un sourire amer et en appelant le directeur par son nom. En ce moment monsieur Gault se précipita vers le Procureur-général et lui dit à l'oreille - Prenez garde à vous, monsieur le comte, cet homme est en fureur! Monsieur de Granville regarda lentement Jacques Collin et le trouva calme; mais il reconnut bientôt la vérité de ce que lui disait le directeur. Cette trompeuse attitude cachait la froide et terrible irritation des nerfs du sauvage. Les yeux de Jacques Collin couvaient une éruption volcanique, ses poings étaient crispés. C'était bien le tigre se ramassant pour bondir sur une proie. - Laissez-nous, reprit d'un air grave le Procureur-général en s'adressant au directeur de la Conciergerie et au juge. - Vous avez bien fait de renvoyer l'assassin de Lucien!.. dit Jacques Collin sans s'inquiéter si Camusot pouvait ou non l'entendre, je n'y tenais plus, j'allais l'étrangler... Et monsieur de Granville frissonna. Jamais il n'avait vu tant de sang dans les yeux d'un homme, tant de pâleur aux joues, tant de sueur au front, et une pareille contraction de muscles. - A quoi ce meurtre vous eût-il servi? demanda tranquillement le Procureur-général au criminel. - Vous vengez tous les jours ou vous croyez venger la Société, monsieur, et vous me demandez raison d'une vengeance!.. Vous n'avez donc jamais senti dans vos veines la vengeance y roulant ses lames.. Ignorez-vous donc que c'est cet imbécile de juge qui nous l'a tué; car vous l'aimiez, mon Lucien, et il vous aimait! Je vous sais par coeur, monsieur. Ce cher enfant me disait tout, le soir, quand il rentrait; je le couchais, comme une bonne couche son marmot, et je lui faisais tout raconter... Il me confiait tout, jusqu'à ses moindres sensations... Ah! jamais une bonne mère n'a tendrement aimé son fils unique comme j'aimai cet ange. Si vous saviez! le bien naissait dans ce coeur comme les fleurs se lèvent dans les prairies. Il était faible, voilà son seul défaut, faible comme la corde de la lyre, si forte quand elle se tend... C'est les plus belles natures, leur faiblesse est tout uniment la tendresse, l'admiration, la faculté de s'épanouir au soleil de l'art, de l'amour, du beau que Dieu a fait pour l'homme sous mille formes!... Enfin, Lucien était une femme manquée. Ah! que n'ai-je pas dit à la brute bête qui vient de sortir... Ah! monsieur, j'ai fait, dans ma sphère de prévenu devant un juge, ce que Dieu aurait fait pour sauver son fils, si, voulant le sauver, il l'eût accompagné devant Pilate!... L'innocence de Théodore Un torrent de larmes sortit des yeux clairs et jaunes du forçat qui naguère flamboyaient comme ceux d'un loup affamé par six mois de neige en pleine Ukraine. Il continua "Cette buse n'a voulu rien écouter, et il a perdu l'enfant!... Monsieur, j'ai lavé le cadavre du petit de mes larmes, en implorant celui que je ne connais pas et qui est au-dessus de nous! Moi qui ne crois pas en Dieu!.. Si je n'étais pas matérialiste, je ne serais pas moi!.. Je vous ai tout dit là dans un mot! Vous ne savez pas, aucun homme ne sait ce que c'est que la douleur; moi seul je la connais. Le feu de la douleur absorbait si bien mes larmes, que cette nuit je n'ai pas pu pleurer. Je pleure maintenant, parce que je sens que vous me comprenez. Je vous ai vu là , tout à l'heure, posé en justice... Ah! monsieur, que Dieu... je commence à croire en lui! que Dieu vous préserve d'être comme je suis... Ce sacré juge m'a ôté mon âme. Monsieur! monsieur! on enterre en ce moment ma vie, ma beauté, ma vertu, ma conscience, toute ma force! Figurez-vous un chien à qui un chimiste soutire le sang... Me voilà ! je suis ce chien... Voilà pourquoi je suis venu vous dire "Je suis Jacques Collin, je me rends!..." J'avais résolu cela ce matin quand on est venu m'arracher ce corps que je baisais comme un insensé, comme une mère, comme la Vierge a dû baiser Jésus au tombeau... Je voulais me mettre au service de la justice sans conditions... Maintenant, je dois en faire, vous allez savoir pourquoi..." - Parlez-vous à monsieur de Granville ou au Procureur-général? dit le magistrat. Ces deux hommes, le CRIME et la JUSTICE, se regardèrent. Le forçat avait profondément ému le magistrat qui fut pris d'une pitié divine pour ce malheureux, il devina sa vie et ses sentiments. Enfin, le magistrat un magistrat est toujours magistrat à qui la conduite de Jacques Collin depuis son évasion était inconnue, pensa qu'il pourrait se rendre maÃtre de ce criminel, uniquement coupable d'un faux après tout. Et il voulut essayer de la générosité sur cette nature composée, comme le bronze, de divers métaux, de bien et de mal. Puis, monsieur de Granville, arrivé à cinquante-trois ans sans avoir pu jamais inspirer l'amour, admirait les natures tendres, comme tous les hommes qui n'ont pas été aimés. Peut-être ce désespoir, le lot de beaucoup d'hommes à qui les femmes n'accordent que leur estime ou leur amitié, était-il le lien secret de l'intimité profonde de messieurs de Bauvan, de Granville et de Sérisy; car un même malheur, tout aussi bien qu'un bonheur mutuel, met les âmes au même diapason. - Vous avez un avenir!... dit le Procureur-général en jetant un regard d'inquisiteur sur ce scélérat abattu. L'homme fit un geste par lequel il exprima la plus profonde indifférence de lui-même. "Lucien laisse un testament par lequel il vous lègue trois cent mille francs. - Pauvre! pauvre petit! pauvre petit! s'écria Jacques Collin, toujours trop honnête! J'étais, moi, tous les sentiments mauvais; il était, lui, le bon, le noble, le beau, le sublime! On ne change pas de si belles âmes! il n'avait pris de moi que mon argent, monsieur! Cet abandon profond, entier de la personnalité que le magistrat ne pouvait ranimer, prouvait si bien les terribles paroles de cet homme que monsieur de Granville passa du côté du criminel. Restait le Procureur-général! - Si rien ne vous intéresse plus, demanda monsieur de Granville, qu'êtes-vous donc venu me dire? - N'est-ce pas déjà beaucoup de me livrer? Vous brûliez, mais vous ne me teniez pas? vous seriez d'ailleurs trop embarrassé de moi!... - Quel adversaire! pensa le Procureur-général. "Vous allez, monsieur le Procureur-général, faire couper le cou à un innocent, et j'ai trouvé le coupable, reprit gravement Jacques Collin en séchant ses larmes. Je ne suis pas ici pour eux, mais pour vous. Je venais vous ôter un remords, car j'aime tous ceux qui ont porté un intérêt quelconque à Lucien, de même que je poursuivrai de ma haine tous ceux ou celles qui l'ont empêché de vivre... Qu'est-ce que ça me fait un forçat à moi? reprit-il après une légère pause. Un forçat, à mes yeux, c'est à peine pour moi ce qu'est une fourmi pour vous. Je suis comme les brigands de l'Italie, de fiers hommes! tant que le voyageur leur rapporte quelque chose de plus que le prix du coup de fusil, ils l'étendent mort! Je n'ai pensé qu'à vous. J'ai confessé ce jeune homme, qui ne pouvait se fier qu'à moi, c'est mon camarade de chaÃne! Théodore est une bonne nature; il a cru rendre service à une maÃtresse en se chargeant de vendre ou d'engager des objets volés; mais il n'est pas plus criminel dans l'affaire de Nanterre que vous ne l'êtes. C'est un Corse, c'est dans les moeurs de se venger, de se tuer les uns les autres comme des mouches. "En Italie et en Espagne, on n'a pas le respect de la vie de l'homme, et c'est tout simple. On nous y croit pourvus d'une âme, d'un quelque chose, une image de nous qui nous survit, qui vivrait éternellement. Allez donc dire cette billevesée à nos analystes! Ce sont les pays athées ou philosophes qui font payer chèrement la vie humaine à ceux qui la troublent, et ils ont raison, puisqu'ils ne croient qu'à la matière, au présent! "Si Calvi vous avait indiqué la femme de qui viennent les objets volés, vous auriez trouvé, non pas le vrai coupable, car il est dans vos griffes, mais un complice que le pauvre Théodore ne veut pas perdre, car c'est une femme. Que voulez-vous? chaque état a son point d'honneur, le bagne et les filous ont les leurs! Maintenant je connais l'assassin de ces deux femmes et les auteurs de ce coup hardi, singulier, bizarre, on me l'a raconté dans tous ses détails. Suspendez l'exécution de Calvi, vous saurez tout; mais donnez-moi votre parole de le réintégrer au bagne, en faisant commuer sa peine. Dans la douleur où je suis, on ne peut prendre la peine de mentir, vous savez cela. Ce que je vous ai dit est la vérité..." - Avec vous, Jacques Collin, quoique ce soit abaisser la justice, qui ne saurait faire de semblables compromis, je crois pouvoir me relâcher de la rigueur de mes fonctions et en référer à qui de droit. - M'accordez-vous cette vie? - Cela se pourra... - Monsieur, je vous supplie de me donner votre parole, elle me suffira. Monsieur de Granville fit un geste d'orgueil blessé. Le dossier des grandes dames - Je tiens l'honneur de trois grandes familles, et vous ne tenez que la vie de trois forçats, reprit Jacques Collin, je suis plus fort que vous. - Vous pouvez être remis au secret; que ferez-vous?... demanda le Procureur-général. - Eh! nous jouons donc! dit Jacques Collin. Je parlais à la bonne franquette, moi! je parlais à monsieur de Granville; mais si le Procureur-général est là , je reprends mes cartes et je poitrine. Et moi qui, si vous m'aviez donné votre parole, allais vous rendre les lettres écrites à Lucien par mademoiselle Clotilde de Grandlieu! Cela fut dit avec un accent, un sang-froid et un regard qui révélèrent à monsieur de Granville un adversaire avec qui la moindre faute était dangereuse. - Est-ce là tout ce que vous me demandez? dit le Procureur-général. - Je vais vous parler pour moi, dit Jacques Collin. L'honneur de la famille de Grandlieu paie la commutation de peine de Théodore c'est donner beaucoup et recevoir peu. Qu'est-ce qu'un forçat condamné à perpétuité?... S'il s'évade, vous pouvez vous défaire si facilement de lui! c'est une lettre de change sur la guillotine! Seulement, comme on l'avait fourré dans des intentions peu charmantes à Rochefort, vous me promettrez de le faire diriger sur Toulon, en recommandant qu'il y soit bien traité. Maintenant, moi, je veux davantage; j'ai le dossier de madame de Sérisy et celui de la duchesse de Maufrigneuse, et quelles lettres!... Tenez, monsieur le comte Les filles publiques en écrivant font du style et de beaux sentiments, eh! bien, les grandes dames qui font du style et de grands sentiments toute la journée, écrivent comme les filles agissent. Les philosophes trouveront la raison de ce chassé-croisé, je ne tiens pas à la chercher. La femme est un être inférieur, elle obéit trop à ses organes. Pour moi, la femme n'est belle que quand elle ressemble à un homme! "Aussi ces petites duchesses qui sont viriles par la tête ont-elle écrit des chefs-d'oeuvre.. Oh! c'est beau, d'un bout à l'autre, comme la fameuse ode de Piron..." - Vraiment? - Vous voulez les voir?..dit Jacques Collin en souriant. Le magistrat devint honteux. - Je puis vous en faire lire; mais, là , pas de farce! Nous jouons franc jeu?... Vous me rendrez les lettres, et vous défendrez qu'on moucharde, qu'on suive et qu'on regarde la personne qui va les apporter. - Cela prendra du temps? dit le Procureur-général. - Non, il est neuf heures et demie ... reprit Jacques Collin en regardant la pendule; eh! bien, en quatre minutes nous aurons une lettre de chacune de ces deux dames; et, après les avoir lues, vous contremanderez la guillotine! Si ça n'était pas ce que cela est, vous ne me verriez pas si tranquille. Ces dames sont d'ailleurs averties... Monsieur de Granville fit un geste de surprise. - Elles doivent se donner à cette heure bien du mouvement, elles vont mettre en campagne le Garde-des-sceaux, elles iront, qui sait, jusqu'au Roi... Voyons, me donnez-vous votre parole d'ignorer qui sera venu, de ne pas suivre ni faire suivre pendant une heure cette personne? - Je vous le promets! - Bien, vous ne voudriez pas, vous, tromper un forçat évadé. Vous êtes du bois dont sont faits les Turenne et vous tenez votre parole à des voleurs... Eh! bien, dans la salle des Pas-Perdus, il y a dans ce moment une mendiante en haillons, une vieille femme, au milieu même de la salle. Elle doit causer avec un des écrivains publics de quelque procès de mur mitoyen; envoyez votre garçon de bureau la chercher, en lui disant ceci Dabor ti Inandana. Elle viendra... Mais ne soyez pas cruel inutilement!... Ou vous acceptez mes propositions, ou vous ne voulez pas vous compromettre avec un forçat... Je ne suis qu'un faussaire, remarquez!... Eh! bien, ne laissez pas Calvi dans les affreuses angoisses de la toilette... - L'exécution est déjà contremandée... Je ne veux pas, dit monsieur de Granville à Jacques Collin, que la justice soit au-dessous de vous! Jacques Collin regarda le Procureur-général avec une sorte d'étonnement et lui vit tirer le cordon de sa sonnette. - Voulez-vous ne pas vous échapper? Donnez-moi votre parole, je m'en contente. Allez chercher cette femme... Le garçon de bureau se montra. "Félix, renvoyez les gendarmes..." dit monsieur de Granville. Jacques Collin fut vaincu. Dans ce duel avec le magistrat, il voulait être le plus grand, le plus fort, le plus généreux, et le magistrat l'écrasait. Néanmoins, le forçat se sentit bien supérieur en ce qu'il jouait la justice, qu'il lui persuadait que le coupable était innocent, et qu'il disputait victorieusement une tête; mais cette supériorité devait être sourde, secrète, cachée, tandis que la Cigogne l'accablait au grand jour, et majestueusement. Début de Jacques Collin dans la comédie Au moment où Jacques Collin sortait du cabinet de monsieur de Granville, le secrétaire-général de la présidence du conseil, un député, le comte des Lupeaulx, se présentait accompagné d'un petit vieillard souffreteux. Ce personnage, enveloppé d'une douillette puce, comme si l'hiver régnait encore, à cheveux poudrés, le visage blême et froid, marchait en goutteux, peu sûr de ses pieds grossis par des souliers en veau d'Orléans, appuyé sur une canne à pomme d'or, tête nue, son chapeau à la main, la boutonnière ornée d'une brochette à sept croix. - Qu'y a-t-il, mon cher des Lupeaulx? demanda le Procureur-général. - Le prince' m'envoie, dit-il à l'oreille de monsieur de Granville. Vous avez carte blanche pour retirer les lettres de mesdames de Sérisy et de Maufrigneuse, et celles de mademoiselle Clotilde de Grandlieu. Vous pouvez vous entendre avec ce monsieur... - Qui est-ce? demanda le Procureur-général à l'oreille de des Lupeaulx. - Je n'ai pas de secrets pour vous, mon cher Procureur-général, c'est le fameux Corentin. Sa Majesté vous fait dire de lui rapporter vous-même toutes les circonstances de cette affaire et les conditions du succès. - Rendez-moi le service, répondit le Procureur-général à l'oreille de des Lupeaulx, d'aller dire au prince que tout est terminé, que je n'ai pas eu besoin de ce monsieur, ajouta-t-il en désignant Corentin. J'irai prendre les ordres de Sa Majesté, quant à la conclusion de l'affaire qui regardera le Garde-des-sceaux, car il y a deux grâces à donner. - Vous avez sagement agi en allant de l'avant, dit des Lupeaulx en donnant une poignée de main au Procureur-général. Le Roi ne veut pas, à la veille de tenter une grande chose, voir la pairie et les grandes familles tympanisées, salies... Ce n'est plus un vil procès criminel, c'est une affaire d'Etat... - Mais dites au prince que, lorsque vous êtes venu, tout était fini! - Vraiment? - Je le crois. - Vous serez alors garde-des-sceaux, quand le garde-des-sceaux actuel sera chancelier, mon cher... - Je n'ai pas d'ambition!... répondit le Procureur-général. Des Lupeaulx sortit en riant. - Priez le prince de solliciter du Roi dix minutes d'audience pour moi, vers deux heures et demie, ajouta monsieur de Granville, en reconduisant le comte des Lupeaulx. - Et vous n'êtes pas ambitieuxl dit des Lupeaulx en jetant un fin regard à monsieur de Granville. Allons, vous avez deux enfants, vous voulez être fait au moins pair de France ... - Si monsieur le Procureur-général a les lettres, mon intervention devient inutile, fit observer Corentin, en se trouvant seul avec monsieur de Granville, qui le regardait avec une curiosité très compréhensible. - Un homme comme vous n'est jamais de trop dans une affaire si délicate, répondit le Procureur-général en voyant que Corentin avait tout compris ou tout entendu. Corentin salua par un petit signe de tête presque protecteur. - Connaissez-vous, monsieur, le personnage dont il S'agit? - Oui, monsieur le comte, c'est Jacques Collin, le chef de la société des Dix-Mille, le banquier des trois bagnes, un forçat qui, depuis cinq ans, a su se cacher sous la soutane de l'abbé Carlos Herrera. Comment a-t-il été chargé d'une mission du roi d'Espagne pour le feu roi, nous nous perdons tous à la recherche du vrai dans cette affaire? J'attends une réponse de Madrid, où j'ai envoyé des notes et un homme. Ce forçat a le secret de deux rois... - C'est un homme vigoureusement trempé! Nous n'avons que deux partis à prendre se l'attacher, ou se défaire de lui, dit le Procureur-général. - Nous avons eu la même idée, et c'est un grand honneur pour moi, répliqua Corentin. Je suis forcé d'avoir tant d'idées et pour tant de monde, que sur le nombre je dois me rencontrer avec un homme d'esprit. Ce fut débité si sèchement et d'un ton si glacé, que le Procureur-géné ral garda le silence et se mit à expédier quelques affaires pressantes. Lorsque Jacques Collin se montra dans la salle des Pas-Perdus, on ne peut se figurer l'étonnement dont fut saisie mademoiselle Jacqueline Collin. Elle resta plantée sur ses deux jambes, les mains sur ses hanches, car elle était costumée en marchande des quatre-saisons. Quelque habituée qu'elle fût aux tours de force de son neveu, celui-là dépassait tout. - Eh! bien, si tu continues à me regarder comme un cabinet d'histoire naturelle, dit Jacques Collin, en prenant le bras de sa tante et l'emmenant hors de la salle des Pas-Perdus, ça nous fera prendre pour deux curiosités, l'on nous arrêterait peut-être, et nous perdrions du temps. Et il descendit l'escalier de la galerie Marchande, qui mène rue de la Barillerie. - Où est Paccard? - Il m'attend chez la Rousse et se promène sur le quai aux Fleurs. - Et Prudence? - Elle est chez elle, comme ma filleule. - Allons-y... - Regarde si nous sommes suivis Histoire de la Rousse La Rousse, quincaillière, établie quai aux Fleurs, était la veuve d'un célèbre assassin, un Dix-Mille. En 1819, Jacques Collin avait fidèlement remis vingt et quelques mille francs à cette fille, de la part de son amant, après l'exécution. Trompe-la-Mort connaissait seul l'intimité de cette jeune personne, alors modiste, avec son fanandel. - Je suis le dab de ton homme, avait dit alors le pensionnaire de madame Vauquer à la modiste, qu'il avait fait venir au jardin-des-Plantes. Il a dû te parler de moi, ma petite. Quiconque me trahit meurt dans l'année! quiconque m'est fidèle n'a jamais rien à redouter de moi. Je suis ami à mourir sans dire un mot qui compromette ceux à qui je veux du bien. Sois à moi comme une âme est au diable, et tu en profiteras. J'ai promis que tu serais heureuse à ton pauvre Auguste, qui voulait te mettre dans l'opulence; et il s'est fait faucher à cause de toi. Ne pleure pas. Ecoute-moi personne au monde que moi ne sait que tu étais la maÃtresse d'un forçat, d'un assassin qu'on a terré samedi; jamais je n'en dirai rien. Tu as vingt-deux ans, tu es jolie, te voilà riche de vingt-six mille francs; oublie Auguste, marie-toi, deviens une honnête femme si tu peux. En retour de cette tranquillité, je te demande de me servir, moi et ceux que je t'adresserai, mais sans hésiter. Jamais je ne te demanderai rien de compromettant, ni pour toi, ni pour tes enfants, ni pour ton mari, si tu en as un, ni pour ta famille. Souvent, dans le métier que je fais, il me faut un lieu sûr pour causer, pour me cacher. J'ai besoin d'une femme discrète pour porter une lettre, se charger d'une commission. Tu seras une de mes boÃtes à lettres, une de mes loges de portiers, un de mes émissaires, rien de plus, rien de moins. Tu es trop blonde, Auguste et moi nous te nommions la Rousse, tu garderas ce nom-là . Ma tante, la marchande au Temple, avec qui je te lierai, sera la seule personne au monde à qui tu devras obéir; dis-lui tout ce qui t'arrivera; elle te mariera, elle te sera très utile. Ce fut ainsi que se conclut un de ces pactes diaboliques dans le genre de celui qui, pendant si longtemps, lui avait lié Prudence Servien, et que cet homme ne manquait jamais à cimenter; car il avait, comme le démon, la passion du recrutement. Jacqueline Collin avait marié la Rousse au premier commis d'un riche quincaillier en gros, vers 1871. Ce premier commis, ayant traité de la maison de commerce de son patron, se trouvait en voie de prospérité, père de deux enfants, et adjoint au maire de son quartier. Jamais la Rousse, devenue madame Prélard, n'avait eu le plus léger motif de plainte, ni contre Jacques Collin, ni contre sa tante; mais, à chaque service demandé, madame Prélard tremblait de tous ses membres. Aussi devint-elle pâle et blême en voyant entrer dans sa boutique ces deux terribles personnages. - Nous avons à vous parler d'affaires, madame, dit Jacques Collin. - Mon mari est là , répondit-elle. - Eh! bien, nous n'avons pas trop besoin de vous pour le moment; je ne dérange jamais inutilement les gens. - Envoyez chercher un fiacre, ma petite, dit Jacqueline Collin, et dites à ma filleule de descendre; j'espère la placer comme femme de chambre chez une grande dame, et l'intendant de la maison veut l'emmener. Paccard, qui ressemblait à un gendarme mis en bourgeois, causait en ce moment avec monsieur Prélard d'une importante fourniture de fil de fer pour un pont. Un commis alla chercher un fiacre, et quelques minutes après, Europe, ou pour lui faire quitter le nom sous lequel elle avait servi Esther, Prudence Servien, Paccard, Jacques Collin et sa tante étaient, à la grande joie de la Rousse, réunis dans un fiacre, à qui Trompe-la-Mort donna l'ordre d'aller à la barrière d'Ivry. Prudence Servien et Paccard, tremblant devant le dab, ressemblaient à des âmes coupables en présence de Dieu. - Où sont les sept cent cinquante mille francs? leur dernanda le dab, en plongeant sur eux un de ces regards fixes et clairs qui troublaient si bien le sang de ces âmes damnées, quand elles étaient en faute, qu'elles croyaient avoir autant d'épingles que de cheveux dans la tête. - Les sept cent trente mille francs, répondit Jacqueline Collin à son neveu, sont en sûreté, je les ai remis ce matin à la Romette, dans un paquet cacheté... - Si vous ne les aviez pas remis à Jacqueline, dit Trompe-la-Mort, vous alliez droit là ... dit-il en montrant la place de Grève, devant laquelle le fiacre se trouvait. Prudence Servien fit, à la mode de son pays, un signe de croix, comme si elle avait vu tomber le tonnerre. - Je vous pardonne, reprit le dab, à condition que vous ne commettrez plus de fautes semblables, et que désormais vous serez pour moi ce que sont ces deux doigts de la main droite, dit-il en montrant l'index et le doigt du milieu, car le pouce, c'est cette bonne largue-là ! Et il frappa sur l'épaule de sa tante. Ecoutez-moi. Désormais, toi, Paccard, tu n'auras plus rien à craindre, et tu peux suivre ton nez dans Pantin à ton aise! je te permets d'épouser Prudence. Comment Paccard et Prudence vont s'établir Paccard prit la main de Jacques Collin et la baisa respectueusement. - Qu'aurai-je à faire? dernanda-t-il. - Rien, et tu auras des rentes et des femmes, sans compter la tienne, car tu es très Régence, mon vieux!... Voilà ce que c'est que d'être trop bel homme! Paccard rougit de recevoir ce railleur éloge de son sultan. - Toi, Prudence, reprit Jacques, il te faut une carrière, un état, un avenir, et rester à mon service. Ecoute-moi bien. Il existe rue Sainte-Barbe une très bonne maison appartenant à cette madame Saint-Estève, à qui ma tante emprunte quelquefois son nom... C'est une bonne maison, bien achalandée, qui rapporte quinze ou vingt mille francs par an. La Saint-Estève fait tenir cet établissement par... - La Gonore, dit Jacqueline. - La largue à ce pauvre La Pouraille, dit Paccard. C'est là que j'ai filé avec Europe le jour de la mort de cette pauvre madame Van Bogseck, notre maÃtresse... - On jase donc quand je parle? dit Jacques Collin. Le plus profond silence régna dans le fiacre, et Prudence ni Paccard n'osèrent plus se regarder. - La maison est donc tenue par la Gonore, reprit Jacques Collin. Si tu y es allé te cacher avec Prudence, je vois, Paccard, que tu as assez d'esprit pour esquinter la raille enfoncer la police, mais que tu n'es pas assez fin pour faire voir des couleurs à la darbonne..., dit-il en caressant le menton de sa tante. Je devine maintenant comment elle a pu te trouver... Ça se rencontre bien. Vous allez y retourner, chez la Gonore... Je reprends Jacqueline va négocier avec madame Nourrisson l'affaire de l'acquisition de son établissement de la rue Sainte-Barbe, et tu pourras y faire fortune avec de la conduite, ma petite! dit-il en regardant Prudence. Abbesse à ton âge! c'est le fait d'une fille de France, ajouta-t-il d'une voix mordante. Prudence sauta au cou de Trompe-la-Mort et l'embrassa, mais par un coup sec qui dénotait sa force extraordinaire, le dab la repoussa si vivement, que, sans Paccard, la fille allait se cogner la tête dans la vitre du fiacre et la casser. - A bas les pattes! je n'aime pas ces manières! dit sèchement le dab, c'est me manquer de respect. - Il a raison, ma petite, dit Paccard. Vois-tu, c'est comme si le dab te donnait cent mille francs. La boutique vaut cela. C'est sur le boulevard, en face du Gymnase. Il y a la sortie du spectacle... - Je ferai mieux, j'achèterai aussi la maison, dit Trompe-la-Mort. - Et nous voilà riches à millions en six ans! s'écria Paccard. Fatigué d'être interrompu, Trompe-la-Mort envoya dans le tibia de Paccard un coup de pied à le lui casser; mais Paccard avait des nerfs en caoutchouc et des os en fer-blanc. - Suffit, Dab! on se taira, répondit-il. - Croyez-vous que je dis des sornettes? reprit Trompe-la-Mort qui s'aperçut alors que Paccard avait bu quelques petits verres de trop. Ecoutez. Il y a dans la cave de la maison deux cent cinquante mille francs en or... Le silence le plus profond régna de nouveau dans le fiacre. "Cet or est dans un massif très dur... Il s'agit d'extraire cette somme, et vous n'avez que trois nuits pour y arriver. Jacqueline vous aidera... Cent mille francs serviront à payer l'établissement, cinquante mille à l'achat de la maison, et vous laisserez le reste." - Où? dit Paccard. - Dans la cave! répéta Prudence. - Silence! dit Jacqueline. - Oui, mais pour la transmission de cette charge, il faut l'agrément de la raille la police, dit Paccard. - On l'aura, dit sèchement Trompe-la-Mort. De quoi te mêles-tu?... Jacqueline regarda son neveu et fut frappée de l'altération de ce visage à travers le masque impassible sous lequel cet homme si fort cachait habituellement ses émotions. - Ma fille, dit Jacques Collin à Prudence Servien, ma tante va te remettre les sept cent cinquante mille francs. - Sept cent trente, dit Paccard. - Hé bien, soit! sept cent trente, reprit Jacques Collin. Cette nuit, il faut que tu reviennes sous un prétexte quelconque à la maison de madame Lucien. Tu monteras par la lucarne, sur le toit; tu descendras par la cheminée dans la chambre à coucher de ta feue maÃtresse, et tu placeras dans le matelas de son lit le paquet qu'elle avait fait... - Et pourquoi pas par la porte? dit Prudence Servien. - Imbécile, les scellés y sont! répliqua Jacques Collin. L'inventaire se fera dans quelques jours, et vous serez innocents du vol... - Vive le dab! s'écria Paccard. Ah! quelle bonté! - Cocher, arrêtez!... cria de sa voix puissante Jacques Collin. Le fiacre se trouvait devant la place des fiacres du jardin-des-Plantes. - Détalez, mes enfants, dit Jacques Collin, et ne faites pas de sottises! Trouvez-vous ce soir sur le pont des Arts, à cinq heures, et là , ma tante vous dira s'il n'y a pas contre-ordre. Il faut tout prévoir, ajouta-t-il à voix basse à sa tante. Jacqueline vous expliquera demain, reprit-il, comment s'y prendre pour extraire sans danger l'or de la profonde. C'est une opération très délicate... Prudence et Paccard sautèrent sur le pavé du roi, heureux comme des voleurs graciés. - Ah! quel brave homme que le dab! dit Paccard. - Ce serait le roi des hommes, s'il n'était pas si méprisant pour les femmes! - Ah! il est bien aimable! s'écria Paccard. As-tu vu quels coups de pied il m'a donnés! Nous méritions d'être envoyés ad patres; car enfin c'est nous qui l'avons mis dans l'embarras... - Pourvu, dit la spirituelle et fine Prudence, qu'il ne nous fourre pas dans quelque crime pour nous envoyer au pré... - Lui! s'il en avait la fantaisie, il nous le dirait, tu ne le connais pas! Quel joli sort il te fait! Nous voilà bourgeois. Quelle chance! Oh! quand il vous aime, cet homme-là , il n'a pas son pareil pour la bonté!... Le gibier deviendra chasseur - Ma minette! dit Jacques Collin à sa tante, charge-toi de la Gonore, il faut l'endormir; elle sera, dans cinq jours d'ici, arrêtée, et on trouvera dans sa chambre cent cinquante mille francs d'or qui resteront d'une autre part dans l'assassinat des vieux Crottat, père et mère du notaire. - Elle en aura pour cinq ans de Madelonnettes, dit Jacqueline. - A peu près, répondit Jacques Collin. Donc, c'est une raison pour la Nourrisson de se défaire de sa maison; elle ne peut pas la gérer elle-même, et on ne trouve pas de gérante comme on veut. Donc tu pourras très bien arranger cette affaire. Nous aurons là un oeil... Mais ces opérations sont toutes les trois subordonnées à la négociation que je viens d'entamer relativement à nos lettres. Ainsi découds ta robe et donne-moi les échantillons des marchandises. Où se trouvent les trois paquets? - Parbleu! chez la Rousse. - Cocher! cria Jacques Collin, retournez au Palais-de-justice, et du train!... J'ai promis de la célérité, voici une demi-heure d'absence et c'est trop! Reste chez la Rousse, et donne les paquets cachetés au garçon de bureau que tu verras venir demander madame de Saint-Estève. C'est le de qui sera le mot d'avis, et il devra te dire Madame, je viens de la part de monsieur le Procureur-général pour ce que vous savez. Stationne devant la porte de la Rousse en regardant ce qui se passe sur le marché aux Fleurs, afin de ne pas exciter l'attention de Prélard. Dès que tu auras lâché les lettres, tu peux faire agir Paccard et Prudence. - Je te devine, dit Jacqueline, tu veux remplacer Bibi-Lupin. La mort de ce garçon t'a tourné la cervelle! - Et Théodore, à qui l'on allait couper les cheveux pour le faucher à quatre heures ce soir, s'écria Jacques Collin. - Enfin, c'est une idée! nous finirons honnêtes gens et bourgeois, dans une belle propriété, sous un beau climat en Touraine. - Que pouvais-je devenir? Lucien a emporté mon âme, toute ma vie heureuse; je me vois encore trente ans à m'ennuyer, et je n'ai plus de coeur. Au lieu d'être le dab du bagne, je serai le Figaro de la justice, et je vengerai Lucien. Ce n'est que dans la peau de la raille police que je puis en sûreté démolir Corentin. Ce sera vivre encore que d'avoir à manger un homme. Les états qu'on fait dans le monde ne sont que des apparences; la réalité, c'est l'idée! ajouta-t-il en se frappant le front. Qu'as-tu maintenant dans notre trésor? - Rien, dit la tante épouvantée de l'accent et des manières de son neveu. Je t'ai tout donné pour ton petit. La Romette n'a pas plus de vingt mille francs pour son commerce. J'ai tout pris à madame Nourrisson, elle avait environ soixante mille francs à elle... Ah! nous sommes dans des draps qui ne sont pas blanchis depuis un an. Le petit a dévoré les fades des Fanandels, notre trésor et tout ce que possédait la Nourrisson. - Ça faisait? - Cinq cent soixante mille... - Nous en avons cent cinquante en or, que Paccard et Prudence nous devront. Je vais te dire où en prendre deux cents autres... Le reste viendra de la succession d'Esther. Il faut récompenser la Nourrisson. Avec Théodore, Paccard, Prudence, la Nourrisson et toi, j'aurai bientôt formé le bataillon sacré qu'il me faut... Ecoute, nous approchons... - Voici les trois lettres, dit Jacqueline qui venait de donner le dernier coup de ciseaux à la doublure de sa robe. - Bien, répondit Jacques Collin, en recevant les trois précieux autographes, trois papiers vélins encore parfumés. Théodore a fait le coup de Nanterre. - Ah! c'est lui...! - Tais-toi, le temps est précieux, il a voulu donner la becquée à un petit oiseau de Corse nommé Ginetta... Tu vas employer la Nourrisson à la trouver, je te ferai passer les renseignements nécessaires par une lettre que Gault te remettra. Tu viendras au guichet de la Conciergerie dans deux heures d'ici. Il s'agit de lâcher cette petite fille chez une blanchisseuse, la soeur à Godet, et qu'elle s'y impatronise... Godet et Ruffard sont des complices à La Pouraille dans le vol et l'assassinat commis chez les Crottat. Les quatre cent cinquante mille francs sont intacts, un tiers dans la cave de la Gonore, c'est la part de La Pouraille; le second tiers dans la chambre à la Gonore, c'est celle de Ruffard; le troisième est caché chez la soeur à Godet. "Nous commencerons par prendre cent cinquante mille francs sur le fade de La Pouraille, puis cent sur celui de Godet, et cent sur celui de Ruffard. Une fois Ruffard et Godet serrés, c'est eux qui auront mis à part ce qui manquera de leur fade. Je leur ferai accroire, à Godet, que nous avons mis cent mille francs de côté pour lui, et à Ruffard et à La Pouraille, que la Gonore leur a sauvé cela!... Prudence et Paccard vont travailler chez la Gonore. Toi et Ginetta, qui me paraÃt être une fine mouche, vous manoeuvrerez chez la soeur de Godet. Pour mon début dans le comique, je fais retrouver à la Cigogne quatre cent mille francs du vol crottat, et les coupables. J'ai l'air d'éclaircir l'assassinat de Nanterre. Nous retrouvons notre aubert et nous sommes au coeur de la raille! Nous étions le gibier, et nous devenons les chasseurs, voilà tout. Donne trois francs au cocher." Le fiacre était au Palais. Jacqueline stupéfaite paya. Trompe-la-Mort monta l'escalier pour aller chez le Procureur-général. Messieurs les anglais, tirez les premiers Un changement total de vie est une crise si violente que, malgré sa décision, Jacques Collin gravissait lentement les marches de l'escalier qui, de la rue de la Barillerie, mène à la galerie Marchande où se trouve, sous le péristyle de la Cour d'assises, la sombre entrée du Parquet. Une affaire politique occasionnait une sorte d'attroupement au pied du double escalier qui mène à la Cour d'assises, en sorte que le forçat, absorbé dans ses réflexions, testa pendant quelque temps arrêté par la foule. A gauche de ce double escalier, il se trouve, comme un énorme pilier, un des contreforts du Palais, et dans cette masse on aperçoit une petite porte. Cette petite porte donne sur un escalier en colimaçon qui sert de communication à la Conciergerie. C'est par là que le Procureur-général, le directeur de la Conciergerie, les présidents de Cour d'assises, les avocats généraux et le chef de la police de sûreté peuvent aller et venir. C'est par un embranchement de cet escalier, aujourd'hui condamné, que Marie-Antoinette, la reine de France, était amenée devant le tribunal révolutionnaire, qui siégeait, comme on le sait, dans la grande salle des audiences solennelles de la Cour de Cassation. A l'aspect de cet épouvantable escalier le coeur se serre quand on pense que la fille de Marie-Thérèse, dont la suite, la coiffure et les paniers remplissaient le grand escalier de Versailles, passait par là !.. Peut-être expiait-elle le crime de sa mère, la Pologne hideusement partagée. Les souverains qui commettent de pareils crimes ne songent pas évidemment à la rançon qu'en demande la Providence. Au moment où Jacques Collin entrait sous la voûte de l'escalier, pour se rendre chez le Procureur-général, Bibi-Lupin sortit par cette porte cachée dans le mur. Le chef de la police de sûreté venait de la Conciergerie et se rendait aussi chez monsieur de Granville. On peut comprendre quel fut l'étonnement de Bibi-Lupin en reconnaissant devant lui la redingote de Carlos Herrera, qu'il avait tant étudiée le matin; il courut pour le dépasser. Jacques Collin se retourna. Les deux ennemis se trouvèrent en présence. De part et d'autre, chacun resta sur ses pieds, et le même regard partit de ces deux yeux, si différents, comme deux pistolets qui, dans un duel, partent en même temps. - Cette fois, je te tiens, brigand! dit le chef de la police de sûreté. - Ah! ah!.. répondit Jacques Collin, d'un air ironique. Il pensa rapidement que monsieur de Granville l'avait fait suivre; et, chose étrange! il fut peiné de savoir cet homme moins grand qu'il l'imaginait. Bibi-Lupin sauta courageusement à la gorge de Jacques Collin, qui, l'oeil à son adversaire, lui donna un coup sec et l'envoya les quatre fers en l'air à trois pas de là ; puis Trompe-la-Mort alla posément à Bibi-Lupin, et lui tendit la main pour l'aider à se relever, absolument comme un boxeur anglais qui, sûr de sa force, ne demande pas mieux que de recommencer. Bibi-Lupin était beaucoup trop fort pour se mettre à crier; mais il se redressa, courut à l'entrée du couloir, et fit signe à un gendarme de s'y placer. Puis, avec la rapidité de l'éclair, il revint à son ennemi, qui le regardait faire tranquillement. Jacques Collin avait pris son parti Ou le Procureur-général m'a manqué de parole ou il n'a pas mis Bibi-Lupin dans sa confidence, et alors il faut éclaircir ma situation. - Veux-tu m'arrêter? demanda Jacques Collin à son ennemi. Dis-le sans y mettre d'accompagnement. Ne sais-je pas qu'au coeur de la Cigogne tu es plus fort que moi? je te tuerais à la savate, mais je ne mangerais pas les gendarmes et la ligne. Ne faisons pas de bruit; où veux-tu me mener? - Chez monsieur Camusot. - Allons chez monsieur Camusot, répondit Jacques Collin. Pourquoi n'irions-nous pas au parquet du Procureur-général?... c'est plus près, ajouta-t-il. Bibi-Lupin, qui se savait en défaveur dans les hautes régions du pouvoir judiciaire et soupçonné d'avoir fait fortune aux dépens des criminels et de leurs victimes, ne fut pas fâché de se présenter au Parquet avec une pareille capture. - Allons-y, dit-il, ça me va! Mais, puisque tu te rends, laisse-moi t'accommoder, je crains tes gifles! Et il tira des poucettes de sa poche. Jacques Collin tendit ses mains, et Bibi-Lupin lui serra les pouces. - Ah! çà , puisque tu es si bon enfant, reprit-il, dis-moi comment tu es sorti de la Conciergerie? - Mais par où tu es sorti, par le petit escalier. - Tu as donc fait voir un nouveau tour aux gendarmes? - Non. Monsieur de Granville m'a laissé libre sur parole. - Planches-tu? Plaisantes-tu. Tu vas voir!... C'est toi peut-être à qui l'on va mettre les poucettes. Une ancienne connaissance En ce moment, Corentin disait au Procureur-général - Eh! bien, monsieur, voilà juste une heure que notre homme est sorti, ne craignez-vous pas qu'il ne se soit moqué de vous?... Il est peut-être sur la route d'Espagne, où nous ne le trouverons plus, car l'Espagne est un pays tout de fantaisie. - Ou je ne me connais pas en hommes, ou il reviendra; tous ses intérêts l'y obligent; il a plus à recevoir de moi qu'il ne me donne... En ce moment Bibi-Lupin se montra. - Monsieur le comte, dit-il, j'ai une bonne nouvelle à vous donner Jacques Collin, qui s'était sauvé, est repris. - Voilà , s'écria Jacques Collin, comment vous avez tenu votre parole! Demandez à votre agent à double face où il m'a trouvé? - Où? dit le Procureur-général. - A deux pas du Parquet, sous la voûte, répondit Bibi-Lupin. - Débarrassez cet homme de vos ficelles, dit sévèrement monsieur de Granville à Bibi-Lupin. Sachez que, jusqu'à ce qu'on vous ordonne de l'arrêter de nouveau, vous devez laisser cet homme libre... Et sortez!... Vous êtes habitué à marcher et agir comme si vous étiez à vous seul la justice et la police. Et le Procureur-général tourna le dos au chef de la police de sûreté, qui devint blême, surtout en recevant un regard de Jacques Collin, où il devina sa chute. - Je ne suis pas sorti de mon cabinet, je vous attendais, et vous ne doutez pas que j'aie tenu ma parole comme vous teniez la vôtre, dit monsieur de Granville à Jacques Collin. - Dans le premier moment, j'ai douté de vous, monsieur, et peut-être à ma place eussiez-vous pensé comme moi; mais la réflexion m'a montré que j'étais injuste. Je vous apporte plus que vous ne me donnez; vous n'aviez pas intérêt à me tromper... Le magistrat échangea soudain un regard avec Corentin. Ce regard, qui ne put échapper à Trompe-la-Mort, dont l'attention était portée sur monsieur de Granville, lui fit apercevoir le petit vieux étrange, assis sur un fauteuil, dans un coin. Sur-le-champ, averti par cet instinct si vif et si rapide qui dénonce la présence d'un ennemi, Jacques Collin examina ce personnage; il vit du premier coup d'oeil que les yeux n'avaient pas l'âge accusé par le costume, et il reconnut un déguisement. Ce fut en une seconde la revanche prise par Jacques Collin sur Corentin, de la rapidité d'observation avec laquelle Corentin l'avait démasqué chez Peyrade. Voir Splendeurs et Misères, IIe PARTIE. - Nous ne sommes pas seuls!... dit Jacques Collin à monsieur de Granville. - Non, répliqua sèchement le Procureur-général. - Et monsieur, reprit le forçat, est une de mes meilleures connaissances... Je crois?... Il fit un pas et reconnut Corentin, l'auteur réel, avoué de la chute de Lucien. Jacques Collin, dont le visage était d'un rouge de brique, devint, pour un rapide et imperceptible instant, pâle et presque blanc; tout son sang se porta au coeur, tant fut ardente et frénétique son envie de sauter sur cette bête dangereuse et de l'écraser; mais il refoula ce désir brutal et le comprima par la force qui le rendait si terrible. Il prit un air aimable, un ton de politesse obséquieuse, dont il avait l'habitude depuis qu'il jouait le rôle d'un ecclésiastique de l'ordre supérieur et il salua le petit vieillard. - Monsieur Corentin, dit-il, est-ce au hasard que je dois le plaisir de vous rencontrer, ou serais-je assez heureux pour être l'objet de votre visite au Parquet? L'étonnement du Procureur-général fut au comble, et il ne put s'empêcher d'examiner ces deux hommes en présence. Les mouvements de Jacques Collin et l'accent qu'il mit à ces paroles dénotaient une crise, et il fut curieux d'en pénétrer les causes. A cette subite et miraculeuse reconnaissance de sa personne, Corentin se dressa comme un serpent sur la queue duquel on a marché. - Oui, c'est moi, mon cher abbé Carlos Herrera. - Venez-vous, lui dit Trompe-la-Mort, vous interposer entre monsieur le Procureur-général et moi?... Aurais-je le bonheur d'être le sujet d'une de ces négociations dans lesquelles brillent vos talents? Tenez, monsieur, dit le forçat en se retournant vers le Procureur général, pour ne pas vous faire perdre des moments aussi précieux que les vôtres, lisez, voici l'échantillon de mes marchandises... Et il tendit à monsieur de Granville les trois lettres, qu'il tira de la poche de côté de sa redingote. "Pendant que vous en prendrez connaissance, je causerai, si vous le permettez, avec monsieur." Perspective d'une position - C'est beaucoup d'honneur pour moi, répondit Corentin, qui ne put s'empêcher de frissonner. - Vous avez obtenu, monsieur, un succès complet dans notre affaire, dit Jacques Collin. J'ai été battu..., ajouta-t-il légèrement et à la manière d'un joueur qui a perdu son argent; mais vous avez laissé quelques hommes sur le carreau... C'est une victoire coûteuse... - Oui, répondit Corertin, en acceptant la plaisanterie; si vous avez perdu votre reine, moi j'ai perdu mes deux tours... - Oh! Contenson n'est qu'un pion, répliqua railleusement Jacques Collin. Ça se remplace. Vous êtes, permettez-moi de vous donner cet éloge en face, vous êtes, ma Parole d'honneur, un homme prodigieux. - Non, non, je m'incline devant votre supériorité, répliqua Corentin, qui eut l'air d'un plaisant de profession, disant "Tu veux blaguer, blaguons!" Comment, moi, je dispose de tout, et vous, vous êtes pour ainsi dire tout seul... - Oh! oh! fit Jacques Collin. - Et vous avez failli l'emporter, dit Corentin en remarquant l'exclamation. Vous êtes l'homme le plus extraordinaire que j'aie rencontré dans ma vie, et j'en ai vu beaucoup d'extraordinaires, car les gens avec qui je me bats sont tous remarquables par leur audace, par leurs conceptions hardies. J'ai, par malheur, été très intime avec feu monseigneur le duc d'Otrante; j'ai travaillé pour Louis XVIII, quand il régnait, et quand il était exilé, pour l'Empereur et pour le Directoire... Vous avez la trempe de Louvel, le plus bel instrument politique que j'aie vu; mais vous avez la souplesse du prince des diplomates. Et quels auxiliaires!.. Je donnerais bien des têtes à couper pour avoir à mon service la cuisinière de cette pauvre petite Esther... Où trouvez-vous des créatures belles comme la fille qui a doublé cette juive pendant quelque temps pour monsieur de Nucingen?... Je ne sais où les prendre quand j'en ai besoin... - Monsieur, monsieur, dit Jacques Collin, vous m'accablez... De votre part, ces éloges feraient perdre la tête... - Ils sont mérités! Comment, vous avez trompé Peyrade, il vous a pris pour un officier de paix, lui!.. Tenez, si vous n'aviez pas eu ce petit imbécile à défendre, vous nous auriez rossés... - Ah! monsieur, vous oubliez Contenson déguisé en mulâtre... et Peyrade en Anglais. Les acteurs ont les ressources du théâtre; mais être ainsi parfait au grand jour, à toute heure, il n'y a que vous et les vôtres... - Eh! bien, voyons, dit Corentin, nous sommes persuadés, l'un et l'autre, de notre valeur, de nos mérites. Nous voilà , tous deux là , bien seuls; moi je suis sans mon vieil ami, vous sans votre jeune protégé. Je suis le plus fort pour le moment, pourquoi ne ferions-nous pas comme dans l'Auberge des Adrets? je vous tends la main, en vous disant Embrassons-nous et que cela finisse. Je vous offre, en présence de monsieur le Procureur-général, des lettres de grâce pleine et entière, et vous serez un des miens, le premier, après moi, peut-être mon successeur. - Ainsi, c'est une position que vous m'offrez?... dit Jacques Collin. Une jolie position! Je passe de la brune à la blonde ... - Vous serez dans une sphère où vos talents seront bien appréciés, bien récompensés, et vous agirez à votre aise. La police politique et gouvernementale a ses périls. J'ai déjà , tel que vous me voyez, été deux fois emprisonné... Je ne m'en porte pas plus mal. Mais, on voyage! on est tout ce qu'on veut être... On est le machiniste des drames politiques, on est traité poliment par les grands seigneurs... Voyez, mon cher Jacques Collin, cela vous va-t-il? - Avez-vous des ordres à cet égard? lui dit le forçat. - J'ai plein pouvoir... répliqua Corentin, tout heureux de cette inspiration. - Vous badinez, vous êtes un homme très fort, vous pouvez bien admettre qu'on se puisse défier de vous... Vous avez vendu plus d'un homme en le liant dans un sac et l'y faisant entrer de lui-même... je connais vos belles batailles, l'affaire de Montauran, l'affaire Simeuse... Ah! c'est les batailles de Marengo de l'espionnage. - Eh! bien, dit Corentin, vous avez de l'estime pour monsieur le Procureur-général? - Oui, dit Jacques Collin en s'inclinant avec respect; je suis en admiration devant son beau caractère, sa fermeté, sa noblesse, et je donnerais ma vie pour qu'il fût heureux. Aussi, commencerai-je par faire cesser l'état dangereux dans lequel est madame de Sérisy. Le Procureur-général laissa échapper un mouvement de bonheur. - Eh! bien, demandez-lui, reprit Corentin, si je n'ai pas plein pouvoir pour vous arracher à l'état honteux dans lequel vous êtes, et vous attacher à ma personne. - C'est vrai, dit monsieur de Granville en observant le forçat. - Bien vrai! j'aurais l'absolution de mon passé et la promesse de vous succéder en vous donnant des preuves de mon savoir-faire? - Entre deux hommes comme nous, il ne peut y -avoir aucun malentendu, reprit Corentin avec une grandeur d'âme à laquelle tout le monde eût été pris. - Et le prix de cette transaction est sans doute la remise des trois correspondances?... dit Jacques Collin. - Je ne croyais pas avoir besoin de vous le dire... Désappointement - Mon cher monsieur Corentin, dit Trompe-la-Mort avec une ironie digne de celle qui fit le triomphe de Talma dans le rôle de Nicomède, je vous remercie, je vous ai l'obligation de savoir tout ce que je vaux et quelle est l'importance qu'on attache à me priver de ces armes... Je ne l'oublierai jamais... Je serai toujours et en tout temps à votre service, et au lieu de dire, comme Robert Macaire "Embrassons-nous!." moi, je vous embrasse. Il saisit avec tant de rapidité Corentin par le milieu du corps, que celui-ci ne put se défendre de cette embrassade; il le serra comme une poupée sur son coeur, le baisa sur les deux joues, l'enleva comme une plume, ouvrit la porte du cabinet, et le posa dehors, tout meurtri de cette rude étreinte. - Adieu, mon cher, lui dit-il à voix basse et à l'oreille. Nous sommes séparés l'un de l'autre par trois longueurs de cadavres; nous avons mesuré nos épées, elles sont de la même trempe, de la même dimension... Ayons du respect l'un pour l'autre; mais je veux être votre égal, non votre subordonné... Armé comme vous le seriez, vous me paraissez un trop dangereux général pour votre lieutenant. Nous mettrons un fossé entre nous. Malheur à vous si vous venez sur mon terrain!.. Vous vous appelez l'Etat, de même que les laquais s'appellent du même nom que leurs maÃtres; moi, je veux me nommer la justice; nous nous verrons souvent; continuons à nous traiter avec d'autant plus de dignité, de convenance, que nous serons toujours... d'atroces canailles, lui dit-il à l'oreille. Je vous ai donné l'exemple en vous embrassant.. Corentin resta sot pour la première fois de sa vie, et il se laissa secouer la main par son terrible adversaire... - S'il en est ainsi, dit-il, je crois que nous avons intérêt l'un et l'autre à rester amis... - Nous en serons plus forts chacun de notre côté, mais aussi plus dangereux, ajouta Jacques Collin à voix basse. Aussi me permettrez-vous de vous demander demain des arrhes sur notre marché... - Eh! bien, dit Corentin avec bonhomie, vous m'ôtez votre affaire pour la donner au Procureur-général; vous serez la cause de son avancement; mais je ne puis m'empêcher de vous le dire, vous prenez un bon parti... Bibi-Lupin est trop connu, il a fait son temps; si vous le remplacez, vous vivrez dans la seule condition qui vous convienne; je suis charmé de vous y voir... parole d'honneur... - Au revoir, à bientôt, dit Jacques Collin. En se retournant, Trompe-la-Mort trouva le Procureur-général assis à son secrétaire, la tête dans les mains. - Comment, vous pourriez empêcher la comtesse de Sérisy de devenir folle?... demanda monsieur de Granville. - En cinq minutes, répliqua Jacques Collin. - Et vous pouvez me remettre toutes les lettres de ces dames? - Avez-vous lu les trois?... - Oui, dit vivement le Procureur-général; j'en suis honteux pour celles qui les ont écrites... - Eh! bien, nous sommes seuls défendez votre porte, et traitons, dit Jacques Collin. - Permettez... la justice doit avant tout faire son métier, et monsieur Camusot a l'ordre d'arrêter votre tante... - Il ne la trouvera jamais, dit Jacques Collin. - On va faire une perquisition au Temple, chez une demoiselle Paccard qui tient son établissement... - On n'y verra que des haillons, des costumes, des diamants, des uniformes. Néanmoins, il faut mettre un terme au zèle de monsieur Camusot. Monsieur de Granville sonna un garçon de bureau, et il lui dit d'aller dire à monsieur Camusot de venir lui parler. - Voyons, dit-il à Jacques Collin, finissons! Il me tarde de connaÃtre votre recette pour guérir la comtesse... Où Jacques Collin abdique la royauté du Dab - Monsieur le Procureur-général, dit Jacques Collin en devenant grave, j'ai été, comme vous le savez, condamné à cinq ans de travaux forcés pour crime de faux. J'aime ma liberté!... Cet amour, comme tous les amours, est allé directement contre son but; car, en voulant trop s'adorer, les amants se brouillent. En m'évadant, en étant repris tour à tour, j'ai fait sept ans de bagne. Vous n'avez donc à me gracier que pour les aggravations de peine que j'ai empoignées au pré... pardon! au bagne. En réalité, j'ai subi ma peine, et jusqu'à ce qu'on me trouve une mauvaise affaire, ce dont je défie la justice et même Corentin, je devrais être rétabli dans mes droits de citoyen français. Exclu de Paris, et soumis à la surveillance de la police, est-ce une vie? où puis-je aller? que puis-je faire? Vous connaissez mes capacités... Vous avez vu Corentin, ce magasin de ruses et de trahisons, blême de peur devant moi, rendant justice à mes talents.. Cet homme m'a tout ravi! car c'est lui, lui seul qui, par je ne sais quels moyens et dans quel intérêt, a renversé l'édifice de la fortune de Lucien... Corentin et Camusot ont tout fait... - Ne récriminez pas, dit monsieur de Granville, et allez au fait. - Eh! bien, le fait, le voici. Cette nuit, en tenant dans ma main la main glacée de ce jeune mort, je me suis promis à moi-même de renoncer à la lutte insensée que je soutiens depuis vingt ans contre la société tout entière. Vous ne me croyez pas susceptible de faire des capucinades, après ce que je vous ai dit de mes opinions religieuses.. Eh! bien, j'ai vu, depuis vingt ans, le monde par son envers, dans ses caves, et j'ai reconnu qu'il y a dans la marche des choses une force que vous nommez la Providence, que j'appelais le hasard, que mes compagnons appellent la chance. Toute mauvaise action est rattrapée par une vengeance quelconque, avec quelque rapidité qu'elle s'y dérobe. Dans ce métier de lutteur, quand on a beau jeu, quinte et quatorze en main avec la primauté, la bougie tombe, les cartes brûlent, ou le joueur est frappé d'apoplexie!... C'est l'histoire de Lucien. Ce garçon, cet ange, n'a pas commis l'ombre d'un crime; il s'est laissé faire, il a laissé faire! Il allait épouser mademoiselle de Grandlieu, être nommé marquis, il avait une fortune; eh! bien, une fille s'empoisonne, elle cache le produit d'une inscription de rentes, et l'édifice si péniblement élevé de cette fortune s'écroule en un instant. Et qui nous adresse le premier coup d'épée? un homme couvert d'infamies secrètes, un monstre qui a commis dans le monde des intérêts, de tels crimes voir La Maison Nucingen, que chaque écu de sa fortune est trempé des larmes d'une famille, par un Nucingen qui a été Jacques Collin légalement et dans le monde des écus. Enfin vous connaissez tout aussi bien que moi les liquidations, les tours pendables de cet homme. Mes fers estampilleront toujours toutes mes actions, même les plus vertueuses. Etre un volant entre deux raquettes, dont l'une s'appelle le bagne, et l'autre la police, c'est une vie où le triomphe est un labeur sans fin, où la tranquillité me semble impossible. Jacques Collin est en ce moment enterré, monsieur de Granville, avec Lucien, sur qui l'on jette actuellement de l'eau bénite et qui part pour le Père-Lachaise. Mais il me faut une place où aller, non pas y vivre, mais y mourir... Dans l'état actuel des choses, vous n'avez pas voulu, vous, la justice, vous occuper de l'état-civil et social du forçat libéré. Quand la loi est satisfaite, la société ne l'est pas, elle conserve ses défiances, et elle fait tout pour se les justifier à elle-même; elle rend le forçat libéré un être impossible; elle doit lui rendre tous ses droits, mais elle lui interdit de vivre dans une certaine zone. La société dit à ce misérable Paris, le seul endroit où tu peux te cacher, et sa banlieue sur telle étendue, tu ne l'habiteras pas!... Puis elle soumet le forçat libéré à la surveillance de la police. Et vous croyez qu'il est possible dans ces conditions de vivre? Pour vivre, il faut travailler, car on ne sort pas avec des rentes du bagne. Vous vous arrangez pour que le forçat soit clairement désigné, reconnu, parqué, puis vous croyez que les citoyens auront confiance en lui, quand la société, la justice, le monde qui l'entoure n'en ont aucune. Vous le condamnez à la faim ou au crime. Il ne trouve pas d'ouvrage, il est poussé fatalement à recommencer son ancien métier qui l'envoie à l'échafaud. Ainsi, tout en voulant renoncer à une lutte avec la loi, je n'ai point trouvé de place au soleil pour moi. Une seule me convient, c'est de me faire le serviteur de cette puissance qui pèse sur nous, et quand cette pensée m'est venue, la force dont je vous parlais s'est manifestée clairement autour de moi. "Trois grandes familles sont à ma disposition. Ne croyez pas que je veuille les faire chanter... Le chantage est un des plus lâches assassinats. C'est à mes yeux un crime d'une plus profonde scélératesse que le meurtre. L'assassin a besoin d'un atroce courage. Je signe mes opinions; car les lettres qui font ma sécurité, qui me permettent de vous parler ainsi, qui me mettent de plain-pied en ce moment avec vous, moi le crime et vous la justice, ces lettres sont à votre disposition... "Votre garçon de bureau peut les aller chercher de votre part, elles lui seront remises... Je n'en demande pas de rançon, je ne les vends pas! Hélas! monsieur le Procureur-général, en les mettant de côté, je ne pensais pas à moi, je songeais au péril où pourrait se trouver un jour Lucien! Si vous n'obtempérez pas à ma demande, j'ai plus de courage, j'ai plus de dégoût de la vie qu'il n'en faut pour me brûler la cervelle moi-même et vous débarrasser de moi... Je puis, avec un passeport, aller en Amérique et vivre dans la solitude; j'ai toutes les conditions qui font le sauvage... Telles sont les pensées dans lesquelles j'étais cette nuit. Votre secrétaire a dû vous répéter un mot que je l'ai chargé de vous dire... En voyant quelles précautions vous prenez pour sauver la mémoire de Lucien de toute infamie, je vous ai donné ma vie, pauvre présent! je n'y tenais plus, je la voyais impossible sans la lumière qui l'éclairait, sans le bonheur qui l'animait, sans cette pensée qui en était le sens, sans la prospérité de ce jeune poète qui en était le soleil, et je voulais vous faire donner ces trois paquets de lettres..." Monsieur de Granville inclina la tête. Suite de l'abdication - En descendant au préau, j'ai trouvé les auteurs du crime commis à Nanterre et mon petit compagnon de chaÃne sous le couperet pour une participation involontaire à ce crime, reprit Jacques Collin. J'ai appris que Bibi-Lupin trompe la justice, que l'un de ses agents est l'assassin des Crottat; n'était-ce pas, comme vous le dites, providentiel?... J'ai donc entrevu la possibilité de faire le bien, d'employer les qualités dont je suis doué, les tristes connaissances que j'ai acquises, au service de la société; d'être utile au lieu d'être nuisible, et j'ai osé compter sur votre intelligence, sur votre bonté. L'air de bonté, de naïveté, la simplesse de cet homme, se confessant en termes sans âcreté, sans cette philosophie du vice qui jusqu'alors le rendait terrible à entendre, eussent fait croire à une transformation. Ce n'était plus lui. - Je crois tellement en vous que je veux être entièrement à votre disposition, reprit-il avec l'humilité d'un pénitent. Vous me voyez entre trois chemins le suicide, l'Amérique et la rue de Jérusalem. Bibi-Lupin est riche, il a fait son temps; c'est un factionnaire à double face, et si vous vouliez me laisser agir contre lui, je le paumerais marron je le prendrais en flagrant délit en huit jours. Si vous me donnez la place de ce gredin, vous aurez rendu le plus grand service à la société. Je n'ai plus besoin de rien. je serai probe. J'ai toutes les qualités voulues pour l'emploi. J'ai de plus que Bibi-Lupin de l'instruction; on m'a fait suivre mes classes jusqu'en rhétorique; je ne serai pas si bête que lui, j'ai des manières quand j'en veux avoir. Je n'ai pas d'autre ambition que d'être un élément d'ordre et de répression, au lieu d'être la corruption même. Je n'embaucherai plus personne dans la grande armée du vice. Quand on prend à la guerre un général ennemi, voyons, monsieur, on ne le fusille pas, on lui rend son épée, et on lui donne une ville pour prison; eh! bien, je suis le général du bagne, et je me rends... Ce n'est pas la justice, c'est la mort qui m'a abattu... La sphère où je veux agir et vivre est la seule qui me convienne, et j'y développerai la puissance que je me sens... Décidez... Et Jacques Collin se tint dans une attitude soumise et modeste. - Vous avez mis ces lettres à ma disposition?... dit le Procureur-général. - Vous pouvez les envoyer prendre, elle seront remises à la personne que vous enverrez... - Et comment? Jacques Collin lut dans le coeur du Procureur-général et continua le même jeu. - Vous m'avez promis la commutation de la peine de mort de Calvi en celle de vingt années de travaux forcés. Oh! je ne vous rappelle pas ceci pour faire un traité, dit-il vivement, en voyant faire un geste au Procureur général; mais cette vie doit être sauvée par d'autres motifs ce garçon est innocent... - Comment puis-je avoir les lettres? demanda le Procureur-général. J'ai le droit et l'obligation de savoir si vous êtes l'homme que vous dites être. Je vous veux sans condition... - Envoyez un homme de confiance sur le quai aux Fleurs; il verra sur les marches de la boutique d'un quincaillier, à l'enseigne du Bouclier d'Achille... - La maison du Bouclier?... - C'est là , dit Jacques Collin avec un sourire amer, qu'est mon bouclier. Votre homme trouvera là une vieille femme mise, comme je vous le disais, en marchande de marée qui a des rentes, avec des pendeloques aux oreilles, et sous le costume d'une riche dame de la halle; il demandera madame de Saint-Estève. N'oubliez pas le de... Et il dira je viens de la part du Procureur-général chercher ce que vous savez... A l'instant vous aurez trois paquets cachetés... - Les lettres y sont toutes? dit monsieur de Granville. - Allons, vous êtes fort! Vous n'avez pas volé votre place, dit Jacques Collin en souriant. Je vois que vous me croyez capable de vous tâter et de vous livrer du papier blanc... Vous ne me connaissez pas! ajouta-t-il. Je me fie à vous comme un fils à son père... - Vous allez être reconduit à la Conciergerie, dit le Procuteur-général, et vous y attendrez la décision qu'on prendra sur votre sort. Le Procureur-général sonna, son garçon de bureau vint, et il lui dit "Priez monsieur Garnery de venir, s'il est chez lui." Outre les quarante-huit commissaires de police qui veillent sur Paris comme quarante-huit providences au petit pied, sans compter la police de sûreté, et de là vient le nom de quart-d'oeil que les voleurs leur ont donné dans leur argot, puisqu'ils sont quatre par arrondissement; il y a deux commissaires attachés à la fois à la Police et à la justice pour exécuter les missions délicates, pour remplacer les juges d'instruction dans beaucoup de cas. Le bureau de ces deux magistrats, car les commissaires de police sont des magistrats, se nomme le bureau des délégations, car ils sont en effet délégués chaque fois et régulièrement saisis pour exécuter soit des perquisitions, soit des arrestations. Ces places exigent des hommes mûrs, d'une capacité éprouvée, d'une grande moralité, d'une discrétion absolue, et c'est un des miracles que la Providence fait en faveur de Paris que la possibilité de toujours avoir des natures de cette espèce. La description du Palais serait inexacte sans la mention de ces magistratures préventives, pour ainsi dire, qui sont les plus puissants auxiliaires de la Justice; car si la justice a, par la force des choses, perdu de son ancienne pompe, de sa vieille richesse, il faut reconnaÃtre qu'elle a gagné matériellement. A Paris surtout, le mécanisme s'est admirablement perfectionné. Monsieur de Granville avait envoyé monsieur de Charge-boeuf, son secrétaire, au convoi de Lucien; il fallait le remplacer, pour cette mission, par un homme sûr; et monsieur Garnery était l'un des deux commissaires aux délégations. L'enterrement - Monsieur le Procureur-général, reprit Jacques Collin, je vous ai déjà donné la preuve que j'ai mon point d'honneur... Vous m'avez laissé libre et je suis revenu... Voici bientôt onze heures... on achève la messe mortuaire de Lucien, il va partir pour le cimetière... Au lieu de m'envoyer à la Conciergerie, permettez-moi d'accompagner le corps de cet enfant jusqu'au Père-Lachaise; je reviendrai me constituer prisonnier... - Allez, dit monsieur de Granville avec une inflexion de voix pleine de bonté. - Un dernier mot, monsieur le Procureur-général. L'argent de cette fille, de la maÃtresse de Lucien, n'a pas été volé... Dans le peu de moments de liberté que vous m'avez donnés, j'ai pu interroger les gens... Je suis sûr d'eux comme vous êtes sûr de vos deux commissaires aux délégations. Donc on trouvera le prix de l'inscription de rentes vendues par mademoiselle Esther Gobseck dans sa chambre à la levée des scellés. La femme de chambre m'a fait observer que la défunte était, comme on dit, cachottière et très défiante, elle doit avoir mis les billets de banque dans son lit. Qu'on fouille le lit avec attention, qu'on le démonte, qu'on ouvre les matelas, le sommier, on trouvera l'argent... - Vous en êtes sûr? ... - Je suis certain de la probité relative de mes coquins, ils ne se jouent jamais de moi... J'ai droit de vie et de mort sur eux, je juge et je condamne, et j'exécute mes arrêts sans toutes vos formalités. Vous voyez bien les effets de mes pouvoirs. Je vous retrouverai les sommes volées chez monsieur et madame Crottat; je vous serre marron un des agents de Bibi-Lupin, son bras droit, et je vous donnerai le secret du crime commis à Nanterre... C'est des arrhes!... Maintenant, si vous me mettez au service de la justice et de la Police, au bout d'un an vous vous applaudirez de ma révélation, je serai franchement ce que je dois être, et je saurai réussir dans toutes les affaires qui me seront confiées. - Je ne puis rien promettre, que ma bienveillance. Ce que vous me demandez ne dépend pas de moi seul. Au Roi seul, sur le rapport du Garde-des-sceaux, appartient le droit de faire grâce, et la position que vous voulez prendre est à la nomination de monsieur le préfet de police. - Monsieur Garnery, dit le garçon de bureau. Sur un geste du Procureur-général, le commissaire des délégations entra, jeta sur Jacques Collin un air de connaisseur, et il réprima son étonnement sur ce mot - Allez! dit par monsieur de Granville à Jacques Collin. - Voulez-vous me permettre, répondit Jacques Collin, de ne pas sortir avant que monsieur Garnery vous ait rapporté ce qui fait toute ma force, afin que j'emporte de vous un témoignage de satisfaction? Cette humilité, cette bonne foi complète touchèrent le Procureur-général. - Allez! dit le magistrat. Je suis sûr de vous. Jacques Collin salua profondément et avec l'entière soumission de l'inférieur devant le supérieur. Dix minutes après, monsieur de Granville avait en sa possession les lettres contenues en trois paquets cachetés et intacts. Mais l'importance de cette affaire, l'espèce de confession de Jacques Collin lui avait fait oublier la promesse de guérison de madame de Sérisy. Jacques, Collin éprouva, quand il fut dehors, un sentiment incroyable de bien-être. Il se sentit libre et né pour une vie nouvelle; il marcha rapidement du Palais à l'église Saint-Germain-des-Prés, où la messe était finie. On jetait J'eau bénite sur la bière, et il put arriver assez à temps pour faire cet adieu chrétien à la dépouille mortelle de cet enfant si tendrement chéri, puis il monta dans une voiture, et accompagna le corps jusqu'au cimetière. Dans les enterrements, à Paris, à moins de circonstances extraordinaires, ou dans les cas assez rares de quelque célébrité décédée naturellement, la foule venue à l'église diminue à mesure qu'on s'avance vers le Père-Lachaise. On a du temps pour une démonstration à l'église, mais chacun a ses affaires et y retourne au plus tôt. Aussi, des dix voitures de deuil, n'y en eut-il pas quatre de pleines. Quand le convoi atteignit au Père-Lachaise, la suite ne se composait que d'une douzaine de personnes, parmi lesquelles se trouvait Rastignac. - C'est bien de lui être fidèle, dit Jacques Collin à son ancienne connaissance. Rastignac fit un mouvement de surprise en trouvant là Vautrin. - Soyez calme, lui dit l'ancien pensionnaire de madame Vauquer, vous avez en moi un esclave, par cela seul que je vous trouve ici. Mon appui n'est pas à dédaigner, je suis ou je serai plus puissant que jamais. Vous avez filé votre câble, vous avez été très adroit; mais vous aurez peut-être besoin de moi, je vous servirai toujours. - Mais qu'allez-vous donc être? - Le pourvoyeur du bagne au lieu d'en être locataire, répondit Jacques Collin. Rastignac fit un mouvement de dégoût. - Ah! si l'on vous volait!... Rastignac marcha vivement pour se séparer de Jacques CoIlin. - Vous ne savez pas dans quelles circonstances vous pouvez vous trouver. On était arrivé sur la fosse creusée à côté de celle d'Esther. - Deux créatures qui se sont aimées et qui étaient heureuses! dit Jacques Collin; elles ont réunies. C'est encore un bonheur de pourrir ensemble. Je me ferai mettre là . Quand on descendit le corps de Lucien dans la fosse, Jacques Collin tomba raide, évanoui. Cet homme si fort ne soutint pas ce léger bruit des pelletées de terre que les fossoyeurs jettent sur le corps pour venir demander leur pourboire. En ce moment, deux agents de la brigade de sûreté se présentèrent, reconnurent Jacques Collin, le prirent et le portèrent dans un fiacre. Où Trompe-la-Mort s'arrange avec la cigogne - De quoi s'agit-il encore?... demanda Jacques Collin, quand il eut repris connaissance et qu'il eut regardé dans le fiacre. Il se voyait entre deux agents de police, dont l'un était précisément Ruffard; aussi lui jeta-t-il un regard qui sonda l'âme de l'assassin jusqu'au secret de la Gonore. - Il y a que le Procureur-général vous a demandé, répondit Ruffard, qu'on est allé partout, et qu'on ne vous a trouvé que dans le cimetière, où vous avez failli piquer une tête dans la fosse de ce jeune homme. Jacques Collin garda le silence. - Est-ce Bibi-Lupin qui me fait chercher? demanda-t-il à l'autre agent. - Non, c'est monsieur Garnery qui nous a mis en réquisition. - Il ne vous a rien dit? Les deux agents se regardèrent en se consultant par une mimique expressive. - Voyons! comment vous a-t-il donné l'ordre? Il nous a, répondit Ruffard, ordonné de vous trouver sur-le-champ, en nous disant que vous étiez à l'église Saint-Germain-des-Prés; que, si le convoi avait quitté l'église, vous seriez au cimetière. - Le Procureur-général me demandait?... - Peut-être. - C'est cela, répliqua Jacques Collin, il a besoin de moi!... Et il retomba dans son silence, dont s'inquiétèrent beaucoup les deux agents. A deux heures et demie environ, Jacques Collin entra dans le cabinet de monsieur de Granville et y vit un nouveau personnage, le prédécesseur de monsieur de Granville, le comte Octave de Bauvan, l'un des présidents de la Cour de Cassation. - Vous avez oublié le danger dans lequel se trouve madame de Sérisy, que vous m'avez promis de sauver. - Demandez, monsieur le Procureur-général, dit Jacques Collin, en faisant signe aux deux agents d'entrer, dans quel état ces drôles m'ont trouvé? - Sans connaissance, monsieur le Procureur-général, au bord de la fosse du jeune homme qu'on enterrait. - Sauvez madame de Sérisy, dit monsieur de Bauvan, et vous aurez tout ce que vous demandez! - Je ne demande rien, reprit Jacques Collin, je me suis rendu à discrétion, et monsieur le Procureur-général a dû recevoir... - Toutes les lettres! dit monsieur de Granville; mais vous avez promis de sauver la raison de madame de Sérisy, le pouvez-vous? n'est-ce pas une bravade? - Je l'espère, répondit Jacques Collin avec modestie. Eh! bien, venez avec moi, dit le comte Octave. Non, monsieur, dit Jacques Collin, je ne me trouverai pas dans la même voiture à vos côtés... Je suis encore un forçat. Si j'ai le désir de servir la Justice, je ne commencerai pas par la déshonorer... Allez chez madame la comtesse, j'y serai quelque temps après vous... Annoncez-lui le meilleur ami de Lucien, l'abbé Carlos Herrera... Le pressentiment de ma visite fera nécessairement une impression sur elle et favorisera la crise. Vous me pardonnerez de prendre encore une fois le caractère mensonger du chanoine espagnol; c'est pour rendre un si grand service! - Je vous verrai là sur les quatre heures, dit monsieur de Granville, car je dois aller avec le Garde-des-sceaux chez le Roi. Jacques Collin alla trouver sa tante, qui l'attendait sur le quai aux Fleurs. - Eh! bien, dit-elle, tu t'es donc livré à la Cigogne? - Oui. - C'est chanceux! - Non, je devais la vie à ce pauvre Théodore, et il aura sa grâce. - Et toi? - Moi, je serai ce que je dois être! je ferai toujours trembler tout notre monde! Mais il faut se mettre à l'ouvrage! Va dire à Paccard de se lancer à fond de train, et à Europe d'exécuter mes ordres. - Ce n'est rien, je sais déjà comment faire avec la Gonore!... dit la terrible Jacqueline. Je n'ai pas perdu mon temps à rester là dans les giroflées! Que la Ginetta, cette fille corse, soit trouvée pour demain, reprit Jacques Collin en souriant à sa tante. - Il faudrait avoir sa trace, - Tu l'auras par Manon-la-Blonde, répondit Jacques. - C'est à nous, ce soir! répliqua la tante. Tu es plus pressé qu'un coq! Ily a donc gras? - Je veux surpasser par mes premiers coups tout ce qu'a fait de mieux Bibi-Lupin. J'ai eu mon petit bout de conversation avec le monstre qui m'a tué Lucien, et je ne vis que pour me venger de lui! Nous serons, grâce à nos deux positions, également armés, également protégés! Il me faudra plusieurs années pour atteindre ce misérable; mais il recevra le coup en pleine poitrine. - Il a dû te promettre le même chien de sa chienne, dit la tante, car il a recueilli chez lui la fille de Peyrade, tu sais, cette petite qu'on a vendue à madame Nourrisson, - Notre premier point, c'est de lui donner un domestique. - Ce sera difficile, il doit s'y connaÃtre! fit Jacqueline. - Allons, la haine fait vivre! qu'on travaille! Jacques Collin prit un fiacre et alla sur-le-champ au quai Malaquais, dans la petite chambre où il logeait, et qui ne dépendait pas de l'appartement de Lucien. Le portier très étonné de le revoir, voulut lui parler des événements qui s'étaient accomplis. - Je sais tout, lui dit l'abbé. J'ai été compromis, malgré la sainteté de mon caractère; mais grâce à l'intervention de l'ambassadeur d'Espagne, j'ai été mis en liberté. Et il monta vivement à sa chambre, où il prit, dans la couverture d'un bréviaire, une lettre que Lucien avait adressée à madame de Sérisy, quand madame de Sérisy l'avait mis en disgrâce, en le voyant aux Italiens avec Esther. Le médecin Dans son désespoir, Lucien s'était dispensé d'envoyer cette lettre, en se croyant à jamais perdu; mais Jacques Collin avait lu ce chef-d'oeuvre, et comme tout ce qu'écrivait Lucien était sacré pour lui, il avait serré la lettre dans son bréviaire, à cause des expressions poétiques de cet amour de vanité. Lorsque monsieur de Granville lui avait parlé de l'état où se trouvait madame de Sérisy, cet homme si profond avait justement pensé que le désespoir et la folie de cette grande dame devait venir de la brouille qu'elle avait laissé subsister entre elle et Lucien. Il connaissait les femmes, comme les magistrats connaissent les criminels, il devinait les plus secrets mouvements de leur coeur, et ii pensa sur-le-champ que la comtesse devait attribuer en partie la mort de Lucien à sa rigueur, et se la reprochait amèrement. Evidemment, un homme comblé d'amour par elle n'eût pas quitté la vie. Savoir qu'elle était toujours aimée, malgré ses rigueurs, pouvait lui rendre la raison. Si Jacques Collin était un grand général pour les forçats, il faut avouer qu'il n'était pas moins un grand médecin des âmes. Ce fut une honte à la fois et une espérance que l'arrivée de cet homme dans les appartements de l'hôtel de Sérisy. Plusieurs personnes, le comte, les médecins étaient dans le petit salon qui précédait la chambre à coucher de la comtesse; mais, pour éviter toute tache à l'honneur de son âme, le comte de Bauvan renvoya tout le monde et resta seul avec son ami. Ce fut un coup sensible déjà pour le vice-président du Conseil-d'Etat, pour un membre du conseil privé, que de voir entrer ce sombre et sinistre personnage. Jacques Collin avait changé d'habits. Il était mis en pantalon et en redingote de drap noir, et sa démarche, ses regards, ses gestes, tout fut d'une convenance parfaite. Il salua les deux hommes d'Etat, et demanda s'il pouvait entrer dans la chambre de la comtesse. - Elle vous attend avec impatience, dit monsieur de Bauvan. - Avec impatience?... Elle est sauvée, dit ce terrible fascinateur. En effet, après une conférence d'une demi-heure, Jacques Collin ouvrit la porte et dit "Venez, monsieur le comte, vous n'avez plus aucun événement fatal à redouter". La comtesse tenait la lettre sur son coeur; elle était calme, et paraissait réconciliée avec elle-même. A cet aspect, le comte laissa échapper un geste de bonheur. - Les voilà donc, ces gens qui décident de nos destinées et de celles des peuples! pensa Jacques Collin, qui haussa les épaules quand les deux amis furent entrés. Un soupir pousse de travers par une femelle leur retourne l'intelligence comme un gant! Ils perdent la tête pour une oeillade Une jupe mise un peu plus haut, un peu plus bas, et ils courent par tout Paris au désespoir. Les fantaisies d'une femme réagissent sur tout l'Etat! Oh! combien de force acquiert un homme quand il s'est soustrait, comme moi, à cette tyrannie d'enfant, à ces probités renversées par la passion, à ces méchancetés candides, à ces ruses de sauvage! La femme, avec son génie de bourreau, ses talents pour la torture, est et sera toujours la perte de l'homme. Procureur-général, ministre, les voilà tous aveuglés, tordant tout pour des lettres de duchesse ou de petites filles, ou pour la raison d'une femme qui sera plus folle avec son bon sens qu'elle ne l'était sans sa raison. Il se mit à sourire superbement. Et, se dit-il, ils me croient, ils obéissent à mes révélations, et ils me laisseront à ma place. Je régnerai toujours sur ce monde, qui, depuis vingt-cinq ans, m'obéit... Jacques Collin avait usé de cette suprême puissance qu'il exerça jadis sur la pauvre Esther; car il possédait, comme on l'a vu maintes fois, cette parole, ces regards, ces gestes qui domptent les fous, et il avait montré Lucien comme ayant emporté l'image de la comtesse avec lui. Aucune femme ne résiste à l'idée d'être aimée uniquement. - Vous n'avez plus de rivale! fut le dernier mot de ce froid railleur. Il resta pendant une heure entière, oublié, là , dans ce salon. Monsieur de Granville vint et le trouva sombre, debout, perdu dans une rêverie comme en doivent avoir ceux qui font un Dix-huit Brumaire dans leur vie. Le Procureur-général alla jusqu'au seuil de la chambre de la comtesse, il y passa quelques instants; puis il vint à Jacques Collin et lui dit - Persistez-vous dans vos intentions? - Oui, monsieur. - Eh! bien, vous remplacerez Bibi-Lupin, et le condamné Calvi aura sa peine commuée. - Il n'ira pas à Rochefort? - Pas même à Toulon, vous pourrez l'employer dans votre service; mais ces grâces et votre nomination dépendent de votre conduite pendant six mois que vous serez adjoint à Bibi-Lupin. Conclusion En huit jours, l'adjoint de Bibi-Lupin fit recouvrer quatre cent mille francs à la famille Crottat, livra Ruffard et Godet. Le produit de l'inscription de rentes vendues par Esther Gobseck fut trouvé dans le lit de la courtisane, et monsieur de Sérisy fit attribuer à Jacques Collin les trois cent mille francs qui lui étaient légués par le testament de Lucien de Rubempré. Le monument ordonné par Lucien, pour Esther et pour lui, passe pour être un des plus beaux du Père-Lachaise, et le terrain au-dessous appartient à Jacques Collin. Après avoir exercé ses fonctions pendant environ quinze ans, Jacques Collin s'est retiré vers 1845. 1838-1847. Amis du vin dans son eau : définitions pour mots croisés. Vous trouverez sur cette page les mots correspondants à la définition « A mis du vin dans son eau » pour des mots fléchés. NOE; Comme le veut la convention en mots fléchés, ce mot n'est pas accentué. Mécontent de cette proposition ? Indiquez ici les lettres que vous connaissez, et utilisez « _ » pour les lettres Accueil •Ajouter une définition •Dictionnaire •CODYCROSS •Contact •Anagramme a mis du vin dans son eau — Solutions pour Mots fléchés et mots croisés Recherche - Solution Recherche - Définition © 2018-2019 Politique des cookies.
Par admin - Publié le %23 %620 %2021 à %1301%Sep - Mis à jour le %27 %581 %2021 à %1212%Sep Que signifie l'expression "Mettre de l'eau dans son vin" Modérer ses exigences. D'oû vient l'expression "Mettre de l'eau dans son vin" L’expression apparaît dès le milieu du XVIe siècle au sens propre d’atténuer les effets trop alcoolisés du vin, en le diluant avec de l’eau, on parle aussi de "couper son vin". Le sens a beaucoup évolué, jusqu’à arriver aujourd’hui, à l’atténuation des exigences de quelqu’un, en plus des effets de ce divin breuvage. Donnez votre avis Vous souhaitez donner votre avis, ajouter des informations ou simplement réagir, exprimez-vous! Chargement du formulaire...
Nombrede lettres. Solution. A mis du vin dans son eau. 3. Noé.Barbey d'Aurevilly Les diaboliques Première préface aux Diaboliques A qui dédier cela? ... J. B. d'A. Voici sauf modifications ultérieures la Préface de mes Diaboliques. POURQuoi les Diaboliques? Est-ce pour les histoires qui sont ici? Ou pour les femmes de ces histoires? Qui sait? Les Histoires sont vraies. Rien d'inventé. Tout vu. Tout touché du coude ou du doigt. Il y aura certainement des têtes vives, montées par ce titre de Diaboliques, qui ne les trouveront pas aussi diaboliques qu'elles ont l'air de s'en vanter. Elles s'attendaient à des inventions, à des complications, à des recherches, à des raffinements, à tout le tremblement du mélodrame moderne, qui se fourre partout, même dans le roman quelque chose comme les Mémoires du Diable qui n'ont donné à leur auteur qu'une peine du Diable. Mais les Diaboliques ne sont point des diableries, ce sont des diaboliques des histoires réelles de ce temps civilisé et si divin que, quand on s'avise de les écrire, il semble que ce soit le Diable qui ait dicté... Le Diable est comme Dieu. Le manichéisme qui est la souche de toutes les grandes hérésies du Moyen-âge, le manichéisme n'est pas si bête! Malebranche disait que Dieu se reconnaissait à l'emploi DES MOYENS LES PLUS SIMPLES. Le Diable aussi. Quant aux femmes de ces histoires, pourquoi ne seraient-elles pas les diaboliques? N'ont-elles pas assez de diabolisme en leur personne pour mériter ce doux nom-là ?... Diabolique, il n'y en a pas une seule ici qui ne le soit à quelque degré. Il n'y en a pas une seule à qui on puisse dire le mot de "mon ange" sans exagérer. Comme le Diable qui était un ange aussi, mais qui a culbuté, si elles sont des anges encore, c'est la tête en bas, le reste... en haut! Pas une ici qui soit pure, vertueuse, innocente. Monstres même à part, elles présentent un effectif de bons sentiments et de moralité bien peu considérable. Elles pourraient donc s'appeler Diaboliques sans l'avoir volé. On a voulu faire un petit Musée de ces Dames, en attendant qu'on fasse le Musée, encore plus petit, des Dames qui leur font pendant et contraste dans la société, car toutes choses sont doubles. L'Art a deux lobes, comme le cerveau. La Nature ressemble à ces femmes qui ont un oeil bleu et un oeil noir. Voici l'oeil noir, dessiné à l'encre... de la PETITE VERTU. Oh! de la plus petite qu'on ait pu trouver! On donnera peut-être l'oeil bleu, plus tard, si on trouve du bleu assez, pur. Mais y en a-t-il? En ce cas-là , après les DIABOLIQUES viendraient les CELESTES. Fin de 1870. Décembre. J. B. d'A. Préface de la première édition Voici les six premières! Si le public y mord, et les trouve à son goût, on publiera prochainement les six autres; car elles sont douze, comme une douzaine de pêches, - ces pécheresses! Bien entendu qu'avec leur titre de Diaboliques, elles n'ont pas la prétention d'être un livre de prières ou d'Imitation chrétienne... Elles ont pourtant été écrites par un moraliste chrétien, mais qui se pique d'observation vraie, quoique très hardie, et qui croit - c'est sa poétique, à lui - que les peintres puissants peuvent tout peindre et que leur peinture est toujours assez morale quand elle est tragique et qu'elle donne l'horreur des choses qu'elle retrace. Il n'y a d'immoral que les Impassibles et les Ricaneurs. Or, l'auteur de ceci, qui croit au Diable et à ses influences dans le monde, n'en rit pas, et il ne les raconte aux âmes pures que pour les en épouvanter. Quand on aura lu ces Diaboliques, je ne crois pas qu'il y ait personne en disposition de les recommencer en fait, et toute la moralité d'un livre est là ... Cela dit pour l'honneur de la chose, une autre question. Pourquoi l'auteur a-t-il donné à ces petites tragédies de plain-pied ce nom bien sonore - peut-être trop - de Diaboliques?... Est-ce pour les histoires elles-mêmes qui sont ici? ou pour les femmes de ces histoires?... Ces histoires sont malheureusement vraies. Rien n'en a été inventé. On n'en a pas nommé les personnages voilà tout! On les a masqués, et on a démarqué leur linge. "L'alphabet m'appartient", disait Casanova, quand on lui reprochait de ne pas porter son nom. L'alphabet des romanciers, c'est la vie de tous ceux qui eurent des passions et des aventures, et il ne s'agit que de combiner, avec la discrétion d'un art profond, les lettres de cet alphabet-là . D'ailleurs, malgré le vif de ces histoires à précautions nécessaires, il y aura certainement des têtes vives, montées par ce titre de Diaboliques, qui ne les trouveront pas aussi diaboliques qu'elles ont l'air de s'en vanter. Elles s'attendront à des inventions, à des complications, à des recherches, à des raffinements, à tout le tremblement du mélodrame moderne, qui se fourre partout, même dans le roman. Elles se tromperont, ces âmes charmantes!... Les Diaboliques ne sont pas des diableries ce sont des Diaboliques, - des histoires réelles de ce temps de progrès et d'une civilisation si délicieuse et si divine, que, quand on s'avise de les écrire, il semble toujours que ce soit le Diable qui ait dicté!... Le Diable est comme Dieu. Le Manichéisme, qui fut la source des grandes hérésies du Moyen Age, le Manichéisme n'est pas si bête. Malebranche disait que Dieu se reconnaissait, à l'emploi des moyens les plus simples. Le Diable aussi. Quant aux femmes de ces histoires, pourquoi ne seraient-elles pas les DIABOLIQUES? N'ont-elles pas assez de diabolisme en leur personne pour mériter ce doux nom? Diaboliques! il n'y en a pas une seule ici qui ne le soit à quelque degré. Il n'y en a pas une seule à qui on puisse dire sérieusement le mot de "Mon ange!" sans exagérer. Comme le Diable, qui était un ange aussi, mais qui a culbuté, - si elles sont des anges, c'est comme lui, - la tête en bas, le... reste en haut! Pas une ici qui soit pure, vertueuse, innocente. Monstres même à part, elles présentent un effectif de bons sentiments et de moralité bien peu considérable. Elles pourraient donc s'appeler aussi "les Diaboliques", sans l'avoir volé... On a voulu faire un petit musée de ces dames, - en attendant qu'on fasse le musée, encore plus petit, des dames qui leur font pendant et contraste dans la société, car toutes choses sont doubles! L'art a deux lobes, comme le cerveau. La nature ressemble à ces femmes qui ont un oeil bleu et un oeil noir. Voici l'oeil noir dessiné à l'encre - à l'encre de la petite vertu. On donnera peut-être l'oeil bleu plus tard. Après les DIABOLIQUES, les CELESTES... si on trouve du bleu assez pur... Mais y en a-t-il? Jules BARBEY D'AUREVILLY. Paris, 1er mai 1874. Le rideau cramoisi Il y a terriblement d'années, je m'en allais chasser le gibier d'eau dans les marais de l'Ouest, - et comme il n'y avait pas alors de chemins de fer dans le pays où il me fallait voyager, je prenais la diligence de *** qui passait à la patte d'oie du château de Rueil et qui, pour le moment, n'avait dans son coupé qu'une seule personne. Cette personne, très remarquable à tous égards, et que je connaissais pour l'avoir beaucoup rencontrée dans le monde, était un homme que je vous demanderai la permission d'appeler le vicomte de Brassard. Précaution probablement inutile! Les quelques centaines de personnes qui se nomment le monde à Paris sont bien capables de mettre ici son nom véritable... Il était environ cinq heures du soir. Le soleil éclairait de ses feux alentis une route poudreuse, bordée de peupliers et de prairies, sur laquelle nous nous élançâmes au galop de quatre vigoureux chevaux dont nous voyions les croupes musclées se soulever lourdement à chaque coup de fouet du postillon, - du postillon, image de la vie, qui fait toujours trop claquer son fouet au départ! Le vicomte de Brassard était à cet instant de l'existence où l'on ne fait plus guère claquer le sien... Mais c'est un de ces tempéraments dignes d'être Anglais il a été élevé en Angleterre, qui blessés à mort, n'en conviendraient jamais et mourraient en soutenant qu'ils vivent. On a dans le monde, et même dans les livres, l'habitude de se moquer des prétentions à la jeunesse de ceux qui ont dépassé cet âge heureux de l'inexpérience et de la sottise, et on a raison, quand la forme de ces prétentions est ridicule; mais quand elle ne l'est pas, - quand, au contraire, elle est imposante comme la fierté qui ne veut pas déchoir et qui l'inspire, je ne dis pas que cela n'est point insensé, puisque cela est inutile, mais c'est beau comme tant de choses insensées!... Si le sentiment de la Garde qui meurt et ne se rend pas est héroïque à Waterloo, il ne l'est pas moins en face de la vieillesse, qui n'a pas, elle, la poésie des baïonnettes pour nous frapper. Or, pour des têtes construites d'une certaine façon militaire, ne jamais se rendre est, à propos de tout, toujours toute la question, comme à Waterloo! Le vicomte de Brassard, qui ne s'est pas rendu il vit encore, et je dirai comment, plus tard, car il vaut la peine de le savoir, le vicomte de Brassard était donc, à la minute où je montais dans la diligence de ***, ce que le monde, féroce comme une jeune femme, appelle malhonnêtement "un vieux beau". Il est vrai que pour qui ne se paie pas de mots ou de chiffres dans cette question d'âge, où l'on n'a jamais que celui qu'on paraÃt avoir, le vicomte de Brassard pouvait passer pour "un beau" tout court. Du moins, à cette époque, la marquise de V..., qui se connaissait en jeunes gens et qui en aurait tondu une douzaine, comme Dalila tondit Samson, portait avec assez de faste, sur un fond bleu, dans un bracelet très large, en damier, or et noir, un bout de moustache du vicomte que le diable avait encore plus roussie que le temps... Seulement, vieux ou non, ne mettez sous cette expression de "beau", que le monde a faite, rien du frivole; du mince et de l'exigu qu'il y met, car vous n'auriez pas la notion juste de mon vicomte de Brassard, chez qui, esprit, manières, physionomie, tout était large, étoffé, opulent, plein de lenteur patricienne, comme il convenait au plus magnifique dandy que j'aie connu, moi qui, ai vu Brummel devenir fou, et d'Orsay mourir! C'était, en effet, un dandy que le vicomte de Brassard. S'il l'eût été moins, il serait devenu certainement maréchal de France. Il avait été dès sa jeunesse un des plus brillants officiers de la fin du premier Empire. J'ai ouï dire, bien des fois, à ses camarades de régiment, qu'il se distinguait par une bravoure à la Murat, compliquée de Marmont. Avec cela, - et avec une tête très carrée et très froide, quand le tambour ne battait pas, - il aurait pu, en très peu de temps, s'élancer aux premiers rangs de la hiérarchie militaire, mais le dandysme!... Si vous combinez le dandysme avec les qualités qui font l'officier le sentiment de la discipline, la régularité dans le service, etc., etc., vous verrez ce qui restera de l'officier dans la combinaison et s'il ne saute pas comme une poudrière! Pour qu'à vingt instants de sa vie l'officier de Brassard n'eût pas sauté, c'est que, comme tous les dandys, il était heureux. Mazarin l'aurait employé, - ses nièces aussi, mais pour une autre raison il était superbe. Il avait eu cette beauté nécessaire au soldat plus qu'à personne, car il n'y a pas de jeunesse sans la beauté, et l'armée, c'est la jeunesse de la France! Cette beauté, du reste, qui ne séduit pas que les femmes, mais les circonstances elles-mêmes, - ces coquines, - n'avait pas été la seule protection qui se fût étendue sur la tête du capitaine de Brassard. Il était, je crois, de race normande, de la race de Guillaume le Conquérant, et il avait, dit-on, beaucoup conquis... Après l'abdication de l'Empereur, il était naturellement passé aux Bourbons, et, pendant les Cent-Jours, surnaturellement leur était demeuré fidèle. Aussi, quand les Bourbons furent revenus, la seconde fois, le vicomte fut-il armé chevalier de Saint-Louis de la propre main de Charles X alors MONSIEUR. Pendant tout le temps de la Restauration, le beau de Brassard ne montait pas une seule fois la garde aux Tuileries, que la duchesse d'Angoulême ne lui adressât, en passant, quelques mots gracieux. Elle, chez qui le malheur avait tué la grâce, savait en retrouver pour lui. Le ministre, voyant cette faveur, aurait tout fait pour l'avancement de l'homme que Madame distinguait ainsi; mais, avec la meilleure volonté du monde, que faire pour cet enragé dandy qui - un jour de revue - avait mis l'épée à la main, sur le front de bandière de son régiment, contre son inspecteur général, pour une observation de service?... C'était assez que de lui sauver le conseil de guerre. Ce mépris insouciant de la discipline, le vicomte de Brassard l'avait porté partout. Excepté en campagne, où l'officier se retrouvait tout entier, il ne s'était jamais astreint aux obligations militaires. Maintes fois, on l'avait vu, par exemple, au risque de se faire mettre à des arrêts infiniment prolongés, quitter furtivement sa garnison pour aller s'amuser dans une ville voisine et n'y revenir que les jours de parade ou de revue, averti par quelque soldat qui l'aimait, car si ses chefs ne se souciaient pas d'avoir sous leurs ordres un homme dont la nature répugnait à toute espèce de discipline et de routine, ses soldats, en revanche, l'adoraient. Il était excellent pour eux. Il n'en exigeait rien que d'être très braves, très pointilleux et très coquets, réalisant enfin le type de l'ancien soldat français, dont la Permission de dix heures et trois à quatre vieilles chansons, qui sont des chefs-d'oeuvre, nous ont conservé une si exacte et si charmante image. Il les poussait peut-être un peu trop au duel, mais il prétendait que c'était là le meilleur moyen qu'il connût de développer en eux l'esprit militaire. "Je ne suis pas un gouvernement, disait-il, et je n'ai point de décorations à leur donner quand ils se battent bravement entre eux; mais les décorations dont je suis le grand-maÃtre il était fort riche de sa fortune personnelle, ce sont des gants, des buffleteries de rechange, et tout ce qui peut les pomponner, sans que l'ordonnance s'y oppose." Aussi, la compagnie qu'il commandait effaçait-elle, par la beauté de la tenue, toutes les autres compagnies de grenadiers des régiments de la Garde, si brillante déjà . C'est ainsi qu'il exaltait à outrance la personnalité du soldat, toujours prête, en France, à la fatuité et à la coquetterie, ces deux provocations permanentes, l'une par le ton qu'elle prend, l'autre par l'envie qu'elle excite. On comprendra, après cela, que les autres compagnies de son régiment fussent jalouses de la sienne. On se serait battu pour entrer dans celle-là , et battu encore pour n'en pas sortir. Telle avait été, sous la Restauration, la position tout exceptionnelle du, capitaine vicomte de Brassard. Et comme il n'y avait pas alors, tous les matins, comme sous l'Empire, la ressource de l'héroïsme en action qui fait tout pardonner, personne n'aurait certainement pu prévoir ou deviner combien de temps aurait duré cette martingale d'insubordination qui étonnait ses camarades, et qu'il jouait contre ses chefs avec la même audace qu'il aurait joué sa vie s'il fût allé au feu, lorsque la révolution de 1830 leur ôta, s'ils l'avaient, le souci, et à lui, l'imprudent capitaine, l'humiliation d'une destitution qui le menaçait chaque jour davantage. Blessé grièvement aux Trois jours, il avait dédaigné de prendre du service sous la nouvelle dynastie des d'Orléans qu'il méprisait. Quand la révolution de Juillet les fit maÃtres d'un pays qu'ils n'ont pas su garder, elle avait trouvé le capitaine dans son lit, malade d'une blessure qu'il s'était faite au pied en dansant - comme il aurait chargé - au dernier bal de la duchesse de Berry. - Mais au premier roulement de tambour, il ne s'en était pas moins levé pour rejoindre sa compagnie, et comme il ne lui avait pas été possible de mettre des bottes, à cause de sa blessure, il s'en était allé à l'émeute comme il s'en serait allé au bal, en chaussons vernis et en bas de soie, et c'est ainsi qu'il avait pris la tête de ses grenadiers sur la place de la Bastille, chargé qu'il était de balayer dans toute sa longueur le boulevard. Paris, où les barricades n'étaient pas dressées encore, avait un aspect sinistre et redoutable. Il était désert. Le soleil y tombait d'aplomb, comme une première pluie de feu qu'une autre devait suivre, puisque toutes ces fenêtres, masquées de leurs persiennes, allaient, tout à l'heure, cracher la mort... Le capitaine de Brassard rangea ses soldats sur deux lignes, le long et le plus près possible des maisons, de manière que chaque file de soldats ne fût exposée qu'aux coups de fusil qui lui venaient d'en face, - et lui, plus dandy que jamais, prit le milieu de chaussée. Ajusté des deux côtés par des milliers de fusils, de pistolets et de carabines, depuis la Bastille jusqu'à la rue de Richelieu, il n'avait pas été atteint, malgré la largeur d'une poitrine dont il était peut-être un peu trop fier, car le capitaine de Brassard poitrinait au feu, comme une belle femme, au bal, qui veut mettre sa gorge en valeur, quand, arrivé devant Frascati, à l'angle de la rue de Richelieu, et au moment où il commandait à sa troupe de se masser derrière lui pour emporter la première barricade qu'il trouva dressée sur son chemin, il reçut une balle dans sa magnifique poitrine, deux fois provocatrice, et par sa largeur, et par les longs brandebourgs d'argent qui y étincelaient d'une épaule à l'autre, et il eut le bras cassé d'une pierre, - ce qui ne l'empêcha pas d'enlever la barricade et d'aller jusqu'à la Madeleine, à la tête de ses hommes enthousiasmés. Là , deux femmes en calèche, qui fuyaient Paris insurgé, voyant un officier de la Garde blessé, couvert de sang et couché sur les blocs de pierre qui entouraient, à cette époque-là , l'église de la Madeleine à laquelle on travaillait encore, mirent leur voiture à sa disposition, et il se fit mener par elles au Gros-Caillou, où se trouvait alors le maréchal de Raguse, à qui il dit militairement "Maréchal, j'en ai peut-être pour deux heures; mais pendant ces deux heures-là , mettez-moi partout où vous voudrez!" Seulement il se trompait... Il en avait pour plus de deux heures. La balle qui l'avait traversé ne le tua pas. C'est plus de quinze ans après que je l'avais connu, et il prétendait alors, au mépris de la médecine et de son médecin, qui lui avait expressément défendu de boire tout le temps qu'avait duré la fièvre de sa blessure, qu'il ne s'était sauvé d'une mort certaine qu'en buvant du vin de Bordeaux. Et en en buvant, comme il en buvait! car, dandy en tout, il l'était dans sa manière de boire comme dans tout le reste... il buvait comme un Polonais. Il s'était fait faire un splendide verre en cristal de Bohême, qui jaugeait, Dieu me damne! une bouteille de bordeaux tout entière, et il le buvait d'une haleine! Il ajoutait même, après avoir bu, qu'il faisait tout dans ces proportions-là , et c'était vrai! Mais dans un temps où la force, sous toutes les formes, s'en va diminuant, on trouvera peut-être qu'il n'y a pas de quoi être fat. Il l'était à la façon de Bassompierre, et il portait le vin comme lui. Je l'ai vu sabler douze coups de son verre de Bohême, et il n'y paraissait même pas! Je l'ai vu souvent encore, dans ces repas que les gens décents traitent "d'orgies", et jamais il ne dépassait, après les plus brûlantes lampées, cette nuance de griserie qu'il appelait, avec une grâce légèrement soldatesque, "être un peu pompette", en faisant le geste militaire de mettre un pompon à son bonnet. Moi, qui voudrais vous faire bien comprendre le genre d'homme qu'il était, dans l'intérêt de l'histoire qui va suivre, pourquoi ne vous dirai-je pas que je lui ai connu sept maÃtresses, en pied, à la fois, à ce bon braguard du XIXe siècle; comme l'aurait appelé le XVIe en sa langue pittoresque. Il les intitulait poétiquement "les sept cordes de sa lyre", et, certes, je n'approuve pas cette manière musicale et légère de parler de sa propre immoralité! Mais, que voulez-vous? Si le capitaine vicomte de Brassard n'avait pas été tout ce que je viens d'avoir l'honneur de vous dire, mon histoire serait moins piquante, et probablement n'eussé-je pas pensé à vous la conter. Il est certain que je ne m'attendais guère à le trouver là , quand je montai dans la diligence de *** à la patte d'oie du château de Rueil. Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus, et j'eus du plaisir à rencontrer; avec la perspective de passer quelques heures ensemble, un homme qui était encore de nos jours, et qui différait déjà tant des hommes de nos jours. Le vicomte de Brassard, qui aurait pu entrer dans l'armure, de François Ier et s'y mouvoir avec autant d'aisance que dans son svelte frac bleu d'officier de la Garde royale, ne ressemblait, ni par la tournure, ni par les proportions, aux plus vantés dés jeunes gens d'à présent. Ce soleil couchant d'une élégance grandiose et si longtemps radieuse, aurait fait paraÃtre bien maigrelets et bien pâlots tous ces petits croissants de la mode, qui se lèvent maintenant à l'horizon! Beau de la beauté de l'empereur Nicolas, qu'il rappelait par le torse, mais moins idéal de visage et moins grec de profil, il portait une courte barbe, restée noire, ainsi que ses cheveux, par un mystère d'organisation ou de toilette... impénétrable, et cette barbe envahissait très haut ses joues, d'un coloris animé et mâle. Sous un front de la plus haute noblesse, - un front bombé, sans aucune ride, blanc comme le bras d'une femme, - et que le bonnet à poil du grenadier, qui fait tomber les cheveux, comme le casque, en le dégarnissant un peu au sommet, avait rendu plus vaste et plus fier, le vicomte de Brassard cachait presque, tant ils étaient enfoncés sous l'arcade sourcilière, deux yeux étincelants, d'un bleu très sombre, mais très brillants dans leur enfoncement et y piquant comme deux saphirs taillés en pointe! Ces yeux-là ne se donnaient pas la peine de scruter, et ils pénétraient. Nous nous prÃmes la main, et nous causâmes. Le capitaine de Brassard parlait lentement, d'une voix vibrante qu'on sentait capable de remplir un Champ-de-Mars de son commandement. Elevé dès son enfance, comme je vous l'ai dit, en Angleterre, il pensait peut-être en anglais; mais cette lenteur, sans embarras du reste, donnait un tour très particulier à ce qu'il disait, et même à sa plaisanterie, car le capitaine aimait la plaisanterie, et il l'aimait même un peu risquée. Il avait ce qu'on appelle le propos vif. Le capitaine de Brassard allait toujours trop loin, disait la comtesse de F..., cette jolie veuve, qui ne porte plus que trois couleurs depuis son veuvage du noir, du violet et du blanc. Il fallait qu'il fût trouvé de très bonne compagnie pour ne pas être souvent trouvé de la mauvaise. Mais quand on en est réellement, vous savez bien qu'on se passe tout, au faubourg Saint-Germain! Un des avantages de la causerie en voiture, c'est qu'elle peut cesser quand on n'a plus rien à se dire, et cela sans embarras pour personne. Dans un salon, on n'a point cette liberté. La politesse vous fait un devoir de parler quand même, et on est souvent puni de cette hypocrisie innocente par le vide et l'ennui de ces conversations où les sots, même nés silencieux il y en a, se travaillent et se détirent pour dire quelque chose et être aimables. En voiture publique, tout le monde est chez soi autant que chez les autres, - et on peut sans inconvenance rentrer dans le silence qui plaÃt et faire succéder à la conversation la rêverie... Malheureusement, les hasards de la vie sont affreusement plats, et jadis car c'est jadis déjà on montait vingt fois en voiture publique, - comme aujourd'hui vingt fois en wagon, - sans rencontrer un causeur animé et intéressant... Le vicomte de Brassard échangea d'abord avec moi quelques idées que les accidents de la route, les détails du paysage et quelques souvenirs du monde où nous nous étions rencontrés autrefois avaient fait naÃtre, - puis, le jour déclinant nous versa son silence dans son crépuscule. La nuit, qui, en automne, semble tomber à pic du ciel, tant elle vient vite! nous saisit de sa fraÃcheur, et nous nous roulâmes dans nos manteaux, cherchant de la tempe le dur coin qui est l'oreiller de ceux qui voyagent. Je ne sais si mon compagnon s'endormit dans son angle de coupé; mais moi, je restai éveillé dans le mien. J'étais si blasé sur la route que nous faisions là et que j'avais tant de fois faite, que je prenais à peine garde aux objets extérieurs, qui disparaissaient dans le mouvement de la voiture, et qui semblaient courir dans la nuit, en sens opposé à celui dans lequel nous courions. Nous traversâmes plusieurs petites villes, semées, çà et là , sur cette longue route que les postillons appelaient encore un fier "ruban de queue", en souvenir de la leur, pourtant coupée depuis longtemps. La nuit devint noire comme un four éteint, - et, dans cette obscurité, ces villes inconnues par lesquelles nous passions avaient d'étranges physionomies et donnaient l'illusion que nous étions au bout du monde... Ces sortes de sensations que je note ici, comme le souvenir des impressions dernières d'un état de choses disparu, n'existent plus et ne reviendront jamais pour personne. A présent, les chemins de fer, avec leurs gares à l'entrée des villes, ne permettent plus au voyageur d'embrasser, en un rapide coup d'oeil, le panorama fuyant de leurs rues, au galop des chevaux d'une diligence qui va, tout à l'heure, relayer pour repartir. Dans la plupart de ces petites villes que nous traversâmes, les réverbères, ce luxe tardif, étaient rares, et on y voyait certainement bien moins que sur les routes que nous venions de quitter. Là , du moins, le ciel avait sa largeur, et la grandeur de l'espace faisait une vague lumière, tandis qu'ici le rapprochement des maisons qui semblaient se baiser, leurs ombres portées dans ces rues étroites, le peu de ciel et d'étoiles qu'on apercevait entre les deux rangées des toits, tout ajoutait au mystère de ces villes endormies, où le seul homme qu'on rencontrât était - à la porte de quelque auberge - un garçon d'écurie avec sa lanterne, qui amenait les chevaux de relais, et qui bouclait les ardillons de leur attelage, en sifflant ou en jurant contre ses chevaux récalcitrants ou trop vifs... Hors cela et l'éternelle interpellation, toujours la même, de quelque voyageur, ahuri de sommeil, qui baissait une glace et criait dans la nuit, rendue plus sonore à force de silence "Où sommes-nous donc, postillon?..." rien de vivant ne s'entendait et ne se voyait autour et dans cette voiture pleine de gens qui dormaient, en cette ville endormie, où peut-être quelque rêveur, comme moi, cherchait, à travers la vitre de son compartiment, à discerner la façade des maisons estompée par la nuit, ou suspendait son regard et sa pensée à quelque fenêtre éclairée encore à cette heure avancée, en ces petites villes aux moeurs réglées et simples, pour qui la nuit était faite surtout pour dormir. La veille d'un être humain, - ne fût-ce qu'une sentinelle, - quand tous les autres êtres sont plongés dans cet assoupissement qui est l'assoupissement de l'animalité fatiguée, a toujours quelque chose d'imposant. Mais l'ignorance de ce qui fait veiller derrière une fenêtre aux rideaux baissés, où la lumière indique la vie et la pensée, ajoute la poésie du rêve à la poésie de la réalité. Du moins, pour moi, je n'ai jamais pu voir une fenêtre, - éclairée la nuit, - dans une ville couchée, par laquelle je passais, - sans accrocher à ce cadre de lumière un monde de pensées, - sans imaginer derrière ces rideaux des intimités et des drames... Et maintenant, oui, au bout de tant d'années, j'ai encore dans la tête de ces fenêtres qui y sont restées éternellement et mélancoliquement lumineuses, et qui me font dire souvent, lorsqu'en y pensant, je les revois dans mes songeries "Qu'y avait-il donc derrière ces rideaux?" Eh bien! une de celles qui me sont restées le plus dans la mémoire mais tout à l'heure vous en comprendrez la raison est une fenêtre d'une des rues de la ville de ***, par laquelle nous passions cette nuit-là . C'était à trois maisons - vous voyez si mon souvenir est précis - au-dessus de l'hôtel devant lequel nous relayions; mais cette fenêtre, j'eus le loisir de la considérer plus de temps que le temps d'un simple relais. Un accident venait d'arriver à une des roues de notre voiture, et on avait envoyé chercher le charron qu'il fallut réveiller. Or, réveiller un charron, dans une ville de province endormie, et le faire lever pour resserrer un écrou à une diligence qui n'avait pas de concurrence sur cette ligne-là , n'était pas une petite affaire de quelques minutes... Que si le charron était aussi endormi dans son lit qu'on l'était dans notre voiture, il ne devait pas être facile de le réveiller... De mon coupé, j'entendais à travers la cloison les ronflements des voyageurs de l'intérieur, et pas un des voyageurs de l'impériale, qui, comme on le sait, ont la manie de toujours descendre dès que la diligence arrête, probablement car la vanité se fourre partout en France, même sur l'impériale des voitures pour montrer leur adresse à remonter, n'était descendu... Il est vrai que l'hôtel devant lequel nous nous étions arrêtés était fermé. On n'y soupait point. On avait soupé au relais précédent. L'hôtel sommeillait, comme nous. Rien n'y trahissait la vie. Nul bruit n'en troublait le profond silence... si ce n'est le coup de balai, monotone et lassé, de quelqu'un homme ou femme... on ne savait; il faisait trop nuit pour bien s'en rendre compte qui balayait alors la grande cour de cet hôtel muet, dont la porte cochère restait habituellement ouverte. Ce coup de balai traÃnard, sur le pavé, avait aussi l'air de dormir, ou du moins d'en avoir diablement envie! La façade de l'hôtel était noire comme les autres maisons de la rue où il n'y avait de lumière qu'à une seule fenêtre... cette fenêtre que précisément j'ai emportée dans ma mémoire et que j'ai là , toujours, sous le front!... La maison, dans laquelle on ne pouvait pas dire que cette lumière brillait, car elle était tamisée par un double rideau cramoisi dont elle traversait mystérieusement l'épaisseur, était une grande maison qui n'avait qu'un étage, - mais placé très haut... - C'est singulier! - fit le comte de Brassard, comme s'il se parlait à lui-même, on dirait que c'est toujours le même rideau! Je me retournai vers lui, comme si j'avais pu le voir dans notre obscur compartiment de voiture; mais la lampe, placée sous le siège du cocher, et qui est destinée à éclairer les chevaux et la route, venait justement de s'éteindre... Je croyais qu'il dormait, et il ne dormait pas, et il était frappé comme moi de l'air qu'avait cette fenêtre; mais, plus avancé que moi, il savait, lui, pourquoi il l'était! Or, le ton qu'il mit à dire cela - une chose d'une telle simplicité! - était si peu dans la voix de mondit vicomte de Brassard et m'étonna si fort, que je voulus avoir le coeur net de la curiosité qui me prit tout à coup de voir son visage, et que je fis partir une allumette comme si j'avais voulu allumer mon cigare. L'éclair bleuâtre de l'allumette coupa l'obscurité. Il était pâle, non pas comme un mort... mais comme la Mort elle-même. Pourquoi pâlissait-il?... Cette fenêtre, d'un aspect si particulier, cette réflexion et cette pâleur d'un homme qui pâlissait très peu d'ordinaire, car il était sanguin, et l'émotion, lorsqu'il était ému, devait l'empourprer jusqu'au crâne, le frémissement que je sentis courir dans les muscles de son puissant biceps, touchant alors contre mon bras dans le rapprochement de la voiture, tout cela me produisit l'effet de cacher quelque chose... que moi, le chasseur aux histoires, je pourrais peut-être savoir en m'y prenant bien. - Vous regardiez donc aussi cette fenêtre, capitaine, et même vous la reconnaissiez? - lui dis-je de ce ton détaché qui semble ne pas tenir du tout à la réponse et qui est l'hypocrisie de la curiosité. - Parbleu! si je la reconnais! fit-il de sa voix ordinaire, richement timbrée et qui appuyait sur les mots. Le calme était déjà revenu dans ce dandy, le plus carré et le plus majestueux des dandys, lesquels - vous le savez! - méprisent toute émotion, comme inférieure, et ne croient pas, comme ce niais de Goethe, que l'étonnement puisse jamais être une position honorable pour l'esprit humain. - Je ne passe pas par ici souvent, - continua donc, très tranquillement, le vicomte de Brassard, - et même j'évite d'y passer. Mais il est des choses qu'on n'oublie point. Il n'y en a pas beaucoup, mais il y en a. J'en connais trois le premier uniforme qu'on a mis, la première bataille où l'on a donné, et la première femme qu'on a eue. Eh bien! pour moi, cette fenêtre est la quatrième chose que je ne puisse pas oublier. Il s'arrêta, baissa la glace qu'il avait devant lui... Etait-ce pour mieux voir cette fenêtre dont il me parlait?... Le conducteur était allé chercher le charron et ne revenait pas. Les chevaux de relais, en retard, n'étaient pas encore arrivés de la poste. Ceux qui nous avaient traÃnés, immobiles de fatigue, harassés, non dételés, la tête pendant dans leurs jambes, ne donnaient pas même sur le pavé silencieux le coup de pied de l'impatience, en rêvant de leur écurie. Notre diligence endormie ressemblait à une voiture enchantée, figée par la baguette des fées, à quelque carrefour de clairière, dans la forêt de la Belle-au-Bois dormant. - Le fait est, - dis-je, - que pour un homme d'imagination, cette fenêtre a de la physionomie. - Je ne sais pas ce qu'elle a pour vous, - reprit le vicomte de Brassard, - mais je sais ce qu'elle a pour moi. C'est la fenêtre de la chambre qui a été ma première chambre de garnison. J'ai habité là ... Diable! il y a tout à l'heure trente-cinq ans! derrière ce rideau... qui semble n'avoir pas été changé depuis tant d'années, et que je trouve éclairé, absolument éclairé, comme il l'était quand... Il s'arrêta encore, réprimant sa pensée; mais je tenais à la faire sortir. - Quand vous étudiiez votre tactique, capitaine, dans vos premières veilles de sous-lieutenant? - Vous me faites beaucoup trop d'honneur, répondit-il. J'étais, il est vrai, sous-lieutenant dans ce moment-là , mais les nuits que je passais alors, je ne les passais pas sur ma tactique, et si j'avais ma lampe allumée, à ces heures indues, comme disent les gens rangés, ce n'était pas pour lire le maréchal de Saxe. - Mais, - fis-je, preste comme un coup de raquette, - c'était, peut-être, tout de même, pour l'imiter? Il me renvoya mon volant. - Oh! - dit-il, - ce n'était pas alors que j'imitais le maréchal de Saxe, comme vous l'entendez... Ça n'a été que bien plus tard. Alors, je n'étais qu'un bambin de sous-lieutenant, fort épinglé dans ses uniformes, mais très gauche et très timide avec les femmes, quoiqu'elles n'aient jamais voulu le croire, probablement à cause de ma diable de figure... je n'ai jamais eu avec elles les profits de ma timidité. D'ailleurs, je n'avais que dix-sept ans dans ce beau temps-là . Je sortais de l'Ecole militaire. On en sortait à l'heure où vous y entrez à présent, car si l'Empereur, ce terrible consommateur d'hommes, avait duré, il aurait fini par avoir des soldats de douze ans, comme les sultans d'Asie ont des odalisques de neuf. "S'il se met à parler de l'Empereur et des odalisques, - pensé-je, - je ne saurai rien. - Et pourtant, vicomte, - repartis-je, - je parierais bien que vous n'avez gardé si présent le souvenir de cette fenêtre, qui luit là -haut, que parce qu'il y a eu pour vous une femme derrière son rideau! - Et vous gagneriez votre pari, Monsieur, - fit-il gravement. - Ah! parbleu! - repris-je, - j'en étais bien sûr! Pour un homme comme vous, dans une petite ville de province où vous n'avez peut-être pas passé dix fois depuis votre première garnison, il n'y a qu'un siège que vous y auriez soutenu ou quelque femme que vous y auriez prise, par escalade, qui puisse vous consacrer si vivement la fenêtre d'une maison que vous retrouvez aujourd'hui éclairée d'une certaine manière, dans l'obscurité! - Je n'y ai cependant pas soutenu de siège... du moins militairement, - répondit-il, toujours grave; mais être grave, c'était souvent sa manière de plaisanter, - et, d'un autre côté, quand on se rend si vite la chose peut-elle s'appeler un siège?... Mais quant à prendre une femme avec ou sans escalade, je vous l'ai dit, en ce temps-là , j'en étais parfaitement incapable... Aussi ne fut-ce pas une femme qui fut prise ici ce fut moi! Je le saluai; - le vit-il dans ce coupé sombre? - On a pris Berg-op-Zoom, - lui dis-je. - Et les sous-lieutenants de dix-sept ans, - ajouta-t-il, - ne sont ordinairement pas des Berg-op-Zoom de sagesse et de continence imprenables! -Ainsi, - fis-je gaÃment, - encore une madame ou une mademoiselle Putiphar... - C'était une demoiselle, - interrompit-il avec une bonhomie assez comique. - A mettre à la pile de toutes les autres, capitaine! Seulement, ici, le Joseph était militaire... un Joseph qui n'aura pas fui... - Qui a parfaitement fui, au contraire, - repartit-il, du plus grand sang-froid, - quoique trop tard et avec une peur!!! Avec une peur à me faire comprendre la phrase du maréchal Ney que j'ai entendue de mes deux oreilles et qui, venant d'un pareil homme, m'a, je l'avoue, un peu soulagé "Je voudrais bien savoir quel est le Jean-f... il lâcha le mot tout au long qui dit n'avoir jamais eu peur!..." - Une histoire dans laquelle vous avez eu cette sensation-là doit être fameusement intéressante, capitaine! - Pardieu! - fit-il brusquement, - je puis bien, si vous en êtes curieux, vous la raconter, cette histoire, qui a été un événement, mordant sur ma vie comme un acide sur de l'acier, et qui a marqué à jamais d'une tache noire tous mes plaisirs de mauvais sujet... Ah! ce n'est pas toujours profit que d'être un mauvais sujet! - ajouta-t-il, avec une mélancolie qui me frappa dans ce luron formidable que je croyais doublé de cuivre comme un brick grec. Et il releva la glace qu'il avait baissée, soit qu'il craignÃt que les sons de sa voix ne s'en allassent par là , et qu'on n'entendÃt, du dehors, ce qu'il allait raconter, quoiqu'il n'y eût personne autour de cette voiture, immobile et comme abandonnée; soit que ce régulier coup de balai, qui allait et revenait, et qui râclait avec tant d'appesantissement le pavé de la grande cour de l'hôtel, lui semblât un accompagnement importun de son histoire; - et je l'écoutai, - attentif à sa voix seule, - aux moindres nuances de sa voix, - puisque je ne pouvais voir son visage, dans ce noir compartiment fermé, - et les yeux fixés plus que jamais sur cette fenêtre, au rideau cramoisi, qui brillait toujours de la même fascinante lumière, et dont il allait me parler "J'avais donc dix-sept ans; et je sortais de l'Ecole militaire, - reprit-il. - Nommé sous-lieutenant dans un simple régiment d'infanterie de ligne, qui attendait, avec l'impatience qu'on avait dans ce temps-là , l'ordre de partir pour l'Allemagne, où l'Empereur faisait cette campagne que l'histoire a nommée la campagne de 1813, je n'avais pris que le temps d'embrasser mon vieux père au fond de sa province, avant de rejoindre dans la ville où nous voici, ce soir, le bataillon dont je faisais partie; car cette mince ville, de quelques milliers d'habitants tout au plus, n'avait en garnison que nos deux premiers bataillons... Les deux autres avaient été répartis dans les bourgades voisines. Vous qui probablement n'avez fait que passer dans cette ville-ci, quand vous retournez dans votre Ouest, vous ne pouvez pas vous douter de ce qu'elle est - ou du moins de ce qu'elle était il y a trente ans - pour qui est obligé comme je l'étais alors, d'y demeurer. C'était certainement la pire garnison où le hasard - que je crois le diable toujours, à ce moment-là ministre de la guerre - pût m'envoyer pour mon début. Tonnerre de Dieu! quelle platitude! Je ne me souviens pas d'avoir fait nulle part, depuis, de plus maussade et de plus ennuyeux séjour. Seulement, avec l'âge que j'avais, et avec la première ivresse de l'uniforme, - une sensation que vous ne connaissez pas, mais que connaissent tous ceux qui l'ont porté, - je ne souffrais guère de ce qui, plus tard, m'aurait paru insupportable. Au fond, que me faisait cette morne ville de province?... Je l'habitais, après tout, beaucoup moins que mon uniforme, - un chef-d'oeuvre de Thomassin et Pied, qui me ravissait! Cet uniforme, dont j'étais fou, me voilait et m'embellissait toutes choses; et c'était - cela va vous sembler fort, mais c'est la vérité! - cet uniforme qui était, à la lettre, ma véritable garnison! Quand je m'ennuyais par trop dans cette ville sans mouvement, sans intérêt et sans vie, je me mettais en grande tenue, - toutes aiguillettes dehors, - et l'ennui fuyait devant mon hausse-col! J'étais comme ces femmes qui n'en font pas moins leur toilette quand elles sont seules et qu'elles n'attendent personne. Je m'habillais... pour moi. Je jouissais solitairement de mes épaulettes et de la dragonne de mon sabre, brillant au soleil, dans quelque coin de Cours désert où, vers quatre heures, j'avais l'habitude de me promener, sans chercher personne pour être heureux, et j'avais là des gonflements dans la poitrine, tout autant que, plus tard, au boulevard de Gand, lorsque j'entendais dire derrière moi, en donnant le bras à quelque femme "Il faut convenir que voilà une fière tournure d'officier!" Il n'existait, d'ailleurs, dans cette petite ville très peu riche, et qui n'avait de commerce et d'activité d'aucune sorte, que d'anciennes familles à peu près ruinées, qui boudaient l'Empereur, parce qu'il n'avait pas, comme elles disaient, fait rendre gorge aux voleurs de la Révolution, et qui pour cette raison ne fêtaient guère ses officiers. Donc, ni réunions, ni bals, ni soirées, ni redoutes. Tout au plus, le dimanche, un pauvre bout de Cours où, après la messe de midi, quand il faisait beau temps, les mères allaient promener et exhiber leurs filles jusqu'à deux heures, - l'heure des Vêpres, qui, dès qu'elle sonnait son premier coup, raflait toutes les jupes et vidait ce malheureux Cours. Cette messe de midi où nous n'allions jamais, du reste, je l'ai vue devenir, sous la Restauration, une messe militaire à laquelle l'état-major des régiments était obligé d'assister, et c'était au moins un événement vivant dans ce néant de garnisons mortes! Pour des gaillards qui étaient, comme nous, à l'âge de la vie où l'amour, la passion des femmes, tient une si grande place, cette messe militaire était une ressource. Excepté ceux d'entre nous qui faisaient partie du détachement de service sous les armes, tout le corps d'officiers s'éparpillait et se plaçait à l'église, comme il lui plaisait, dans la nef. Presque toujours nous nous campions derrière les plus jolies femmes qui venaient à cette messe, où elles étaient sûres d'être regardées, et nous leur donnions le plus de distractions possible en parlant, entre nous, à mi-voix, de manière à pouvoir être entendus d'elles, de ce qu'elles avaient de plus charmant dans le visage ou dans la tournure. Ah! la messe militaire! J'y ai vu commencer bien des romans. J'y ai vu fourrer dans les manchons que les jeunes filles laissaient sur leurs chaises, quand elles s'agenouillaient près de leurs mères, bien des billets doux, dont elles nous rapportaient la réponse, dans les mêmes manchons, le dimanche suivant! Mais, sous l'Empereur, il n'y avait point de messe militaire. Aucun moyen par conséquent d'approcher des filles comme il faut de cette petite ville où elles n'étaient pour nous que des rêves cachés, plus ou moins, sous des voiles, de loin aperçus! Des dédommagements à cette perte sèche de la population la plus intéressante de la ville de ***, il n'y en avait pas... Les caravansérails que vous savez, et dont on ne parle point en bonne compagnie, étaient des horreurs. Les cafés où l'on noie tant de nostalgies, en ces oisivetés terribles des garnisons, étaient tels, qu'il était impossible d'y mettre le pied, pour peu qu'on respectât ses épaulettes... Il n'y avait pas non plus, dans cette petite ville où le luxe s'est accru maintenant comme partout, un seul hôtel où nous puissions avoir une table passable d'officiers, sans être volés comme dans un bois, si bien que beaucoup d'entre nous avaient renoncé à la vie collective et s'étaient dispersés dans des pensions particulières, chez des bourgeois peu riches, qui leur louaient des appartements le plus cher possible, et ajoutaient ainsi quelque chose à la maigreur ordinaire de leurs tables et à la médiocrité de leurs revenus. "J'étais de ceux-là . Un de mes camarades qui demeurait ici, à la Poste aux chevaux, où il avait une chambre, car la Poste aux chevaux était dans cette rue en ce temps-là - tenez! à quelques portes derrière nous, et peut-être, s'il faisait jour, verriez-vous encore sur la façade de cette Poste aux chevaux le vieux soleil d'or à moitié sorti de son fond de céruse, et qui faisait cadran avec son inscription "AU SOLEIL LEVANT!" - Un de mes camarades m'avait découvert un appartement dans son voisinage; - à cette fenêtre qui est perchée si haut, et qui me fait l'effet, ce soir, d'être la mienne toujours, comme si c'était hier! Je m'étais laissé loger par lui. Il était plus âgé que moi, depuis plus longtemps au régiment, et il aimait à piloter dans ces premiers moments et ces premiers détails de ma vie d'officier, mon inexpérience, qui était aussi de l'insouciance! Je vous l'ai dit, excepté la sensation de l'uniforme sur laquelle j'appuie, parce que c'est encore là une sensation dont votre génération à congrès de la paix et à pantalonnades philosophiques et humanitaires n'aura bientôt plus la moindre idée, et l'espoir d'entendre ronfler le canon dans la première bataille où je devais perdre passez-moi cette expression soldatesque! mon pucelage militaire, tout m'était égal! Je ne vivais que dans ces deux idées, - dans la seconde surtout, parce qu'elle était une espérance, et qu'on vit plus dans la vie qu'on n'a pas que dans la vie qu'on a. Je m'aimais pour demain, comme l'avare, et je comprenais très bien les dévots qui s'arrangent sur cette terre comme on s'arrange dans un coupe-gorge où l'on n'a qu'à passer une nuit. Rien ne ressemble plus à un moine qu'un soldat, et j'étais soldat! C'est ainsi que je m'arrangeais de ma garnison. Hors les heures des repas que je prenais avec les personnes qui me louaient mon appartement et dont je vous parlerai tout à l'heure, et celles du service et des manoeuvres de chaque jour, je vivais la plus grande partie de mon temps chez moi, couché sur un grand diable de canapé de maroquin bleu sombre, dont la fraÃcheur me faisait l'effet d'un bain froid après l'exercice, et je ne m'en relevais que pour aller faire des armes et quelques parties d'impériale chez mon ami d'en face Louis de Meung, lequel était moins oisif que moi, car il avait ramassé parmi les grisettes de la ville une assez jolie petite fille, qu'il avait prise pour maÃtresse, et qui lui servait, disait-il, à tuer le temps... Mais ce que je connaissais de la femme ne me poussait pas beaucoup à imiter mon ami Louis. Ce que j'en savais, je l'avais vulgairement appris, là où les élèves de Saint-Cyr l'apprennent les jours de sortie... Et puis, il y a des tempéraments qui s'éveillent tard... Est-ce que vous n'avez pas connu Saint-Rémy, le plus mauvais sujet de toute une ville, célèbre par ses mauvais sujets, que nous appelions "le Minotaure", non pas au point de vue des cornes, quoiqu'il en portât, puisqu'il avait tué l'amant de sa femme, mais au point de vue de la consommation?..." - Oui, je l'ai connu, - répondis-je, - mais vieux, incorrigible, se débauchant de plus en plus à chaque année qui lui tombait sur la tête. Pardieu! si je l'ai connu, ce grand rompu de Saint-Rémy, comme on dit dans Brantôme! - C'était en effet un homme de Brantôme, - reprit le vicomte. - Eh bien! Saint-Rémy, à vingt-sept ans sonnés, n'avait encore touché ni à un verre ni à une jupe. Il vous le dira, si vous voulez! A vingt-sept ans, il était, en fait de femmes, aussi innocent que l'enfant qui vient de naÃtre, et quoiqu'il ne tétât plus sa nourrice, il n'avait pourtant jamais bu que du lait et de l'eau. - Il a joliment rattrapé le temps perdu! - fis-je. - Oui, - dit le vicomte, - et moi aussi! Mais j'ai eu moins de peine à le rattraper! Ma première période de sagesse, à moi, ne dépassa guère le temps que je passai dans cette ville de ***; et quoique je n'y eusse pas la virginité absolue dont parle Saint-Rémy, j'y vivais cependant, ma foi! comme un vrai chevalier de Malte, que j'étais, attendu que je le suis de berceau... Saviez-vous cela? J'aurais même succédé à un de mes oncles dans sa commanderie, sans la Révolution qui abolit l'Ordre, dont, tout aboli qu'il fût, je me suis quelquefois permis de porter le ruban. Une fatuité! "Quant aux hôtes que je m'étais donnés, en louant leur appartement, - continua le vicomte de Brassard, - c'était bien tout ce que vous pouvez imaginer de plus bourgeois. Ils n'étaient que deux, le mari et la femme, tous deux âgés, n'ayant pas mauvais ton, au contraire. Dans leurs relations avec moi, ils avaient même cette politesse qu'on ne trouve plus, surtout dans leur classe, et qui est comme le parfum d'un temps évanoui. Je n'étais pas dans l'âge où l'on observe pour observer, et ils m'intéressaient trop peu pour que je pensasse à pénétrer dans le passé de ces deux vieilles gens à la vie desquels je me mêlais de la façon la plus superficielle deux heures par jour, - le midi et le soir, - pour dÃner et souper avec eux. Rien ne transpirait de ce passé dans leurs conversations devant moi, lesquelles conversations trottaient d'ordinaire sur les choses et les personnes de la ville, qu'elles m'apprenaient à connaÃtre et dont ils parlaient, le mari avec une pointe de médisance gaie, et la femme, très pieuse, avec plus de réserve, mais certainement non moins de plaisir. Je crois cependant avoir entendu dire au mari qu'il avait voyagé dans sa jeunesse pour le compte de je ne sais qui et de je ne sais quoi, et qu'il était revenu tard épouser sa femme... qui l'avait attendu. C'étaient, au demeurant, de très braves gens, aux moeurs très douces, et, de très calmes destinées. La femme passait sa vie à tricoter des bas à côtes pour son mari, et le mari, timbré de musique, à racler sur son violon de l'ancienne musique de Viotti, dans une chambre à galetas au-dessus de la mienne... Plus riches, peut-être l'avaient-ils été. Peut-être quelque perte de fortune qu'ils voulaient cacher les avait-elle forcés à prendre chez eux un pensionnaire; mais autrement que par le pensionnaire, on ne s'en apercevait pas. Tout dans leur logis respirait l'aisance de ces maisons de l'ancien temps, abondantes en linge qui sent bon, en argenterie bien pesante, et dont les meubles semblent des immeubles, tant on se met peu en peine de les renouveler! Je m'y trouvais bien. La table était bonne, et je jouissais largement de la permission de la quitter dès que j'avais, comme disait la vieille Olive qui nous servait, "les barbes torchées", ce qui faisait bien de l'honneur de les appeler "des barbes" aux trois poils de chat de la moustache d'un gamin de sous-lieutenant, qui n'avait pas encore fini de grandir! J'étais donc là environ depuis un semestre, tout aussi tranquille que mes hôtes, auxquels je n'avais jamais entendu dire un seul mot ayant trait à l'existence de la personne que j'allais rencontrer chez eux, quand un jour, en descendant pour dÃner à l'heure accoutumée, j'aperçus dans un coin de la salle à manger une grande personne qui, debout et sur la pointe des pieds, suspendait par les rubans son chapeau à une patère, comme une femme parfaitement chez elle et qui vient de rentrer. Cambrée à outrance, comme elle l'était pour accrocher son chapeau à cette patère placée très haut, elle déployait la taille superbe d'une danseuse qui se renverse, et cette taille était prise c'est le mot, tant elle était lacée! dans le corselet luisant d'un spencer de soie verte à franges qui retombaient sur sa robe blanche, une de ces robes du temps d'alors, qui serraient aux hanches et qui n'avaient pas peur de les montrer, quand on en avait... Les bras encore en l'air, elle se retourna en m'entendant entrer, et elle imprima à sa nuque une torsion qui me fit voir son visage; mais elle acheva son mouvement comme si je n'eusse pas été là , regarda si les rubans du chapeau n'avaient pas été froissés par elle en le suspendant, et cela accompli lentement, attentivement et presque impertinemment, car, après tout, j'étais là , debout, attendant, pour la saluer, qu'elle prÃt garde à moi, elle me fit enfin l'honneur de me regarder avec deux yeux noirs, très froids, auxquels ses cheveux, coupés à la Titus et ramassés en boucles sur le front, donnaient l'espèce de profondeur que cette coiffure donne au regard... Je ne savais qui ce pouvait être, à cette heure et à cette place. Il n'y avait jamais personne à dÃner chez mes hôtes... Cependant elle venait probablement pour dÃner. La table était mise, et il y avait quatre couverts... Mais mon étonnement de la voir là fut de beaucoup dépassé par l'étonnement de savoir qui elle était, quand je le sus... quand mes deux hôtes, entrant dans la salle, me la présentèrent comme leur fille qui sortait de pension et qui allait désormais vivre avec eux. Leur fille! Il était impossible d'être moins la fille de gens comme eux que cette fille-là ! Non pas que les plus belles filles du monde ne puissent naÃtre de toute espèce de gens. J'en ai connu... et vous aussi, n'est-ce pas? Physiologiquement, l'être le plus laid peut produire l'être le plus beau. Mais elle! entre elle et eux, il y avait l'abÃme d'une race... D'ailleurs, physiologiquement, puisque je me permets ce grand mot pédant, qui est de votre temps, non du mien, on ne pouvait la remarquer que pour l'air qu'elle avait, et qui était singulier dans une jeune fille aussi jeune qu'elle, car c'était une espèce d'air impassible, très difficile à caractériser. Elle ne l'aurait pas eu qu'on aurait dit "Voilà une belle fille!" et on n'y aurait pas plus pensé qu'à toutes les belles filles qu'on rencontre par hasard; et dont on dit cela, pour n'y plus penser jamais après. Mais cet air... qui la séparait, non pas seulement de ses parents, mais de tous les autres, dont elle semblait n'avoir ni les passions, ni les sentiments, vous clouait... de surprise, sur place... L'Infante à l'épagneul, de Velasquez, pourrait, si vous la connaissez, vous donner une idée de cet air-là , qui n'était ni fier, ni méprisant, ni dédaigneux, non! mais tout simplement impassible, car l'air fier, méprisant, dédaigneux, dit aux gens qu'ils existent, puisqu'on prend la peine de les dédaigner ou de les mépriser, tandis que cet air-ci dit tranquillement "Pour moi, vous n'existez même pas." J'avoue que cette physionomie me fit faire, ce premier jour et bien d'autres, la question qui pour moi est encore aujourd'hui insoluble comment cette grande fille-là était-elle sortie de ce gros bonhomme en redingote jaune vert et à gilet blanc, qui avait une figure couleur des confitures de sa femme, une loupe sur la nuque, laquelle débordait sa cravate de mousseline brodée, et qui bredouillait?... Et si le mari n'embarrassait pas, car le mari n'embarrasse jamais dans ces sortes de questions, la mère me paraissait tout aussi impossible à expliquer. Mlle Albertine c'était le nom de cette archiduchesse d'altitude, tombée du ciel chez ces bourgeois comme si le ciel avait voulu se moquer d'eux, Mlle Albertine, que ses parents appelaient Alberte pour s'épargner la longueur du nom, mais ce qui allait parfaitement mieux à sa figure et à toute sa personne, ne semblait pas plus la fille de l'un que de l'autre... A ce premier dÃner, comme à ceux qui suivirent, elle me parut une jeune fille bien élevée, sans affectation, habituellement silencieuse, qui, quand elle parlait, disait en bons termes ce qu'elle avait à dire, mais qui n'outrepassait jamais cette ligne-là ... Au reste, elle aurait eu tout l'esprit que j'ignorais qu'elle eût, qu'elle n'aurait guère trouvé l'occasion de le montrer dans les dÃners que nous faisions. La présence de leur fille avait nécessairement modifié les commérages des deux vieilles gens. Ils avaient supprimé les petits scandales de la ville. Littéralement, on ne parlait plus à cette table que de choses aussi intéressantes que la pluie et le beau temps. Aussi Mlle Albertine ou Alberte, qui m'avait tant frappé d'abord par son air impassible, n'ayant absolument que cela à m'offrir, me blasa bientôt sur cet air-là ... Si je l'avais rencontrée dans le monde pour lequel j'étais fait, et que j'aurais dû voir, cette impassibilité m'aurait très certainement piqué au vif... Mais, pour moi, elle n'était pas une fille à qui je puisse faire la cour... même des yeux. Ma position vis-à -vis d'elle, à moi en pension chez ses parents, était délicate, et un rien pouvait la fausser... Elle n'était pas assez près ou assez loin de moi dans la vie pour qu'elle pût m'être quelque chose... et j'eus bientôt répondu naturellement, et sans intention d'aucune sorte, par la plus complète indifférence, à son impassibilité. Et cela ne se démentit jamais, ni de son côté ni du mien. Il n'y eut entre nous que la politesse la plus froide, la plus sobre de paroles. Elle n'était pour moi qu'une image qu'à peine je voyais; et moi, pour elle, qu'est-ce que j'étais?... A table, - nous ne nous rencontrions jamais que là , - elle regardait plus le bouchon de la carafe ou le sucrier que ma personne... Ce qu'elle y disait, très correct, toujours fort bien dit, mais insignifiant, ne me donnait aucune clé du caractère qu'elle pouvait avoir. Et puis, d'ailleurs, que m'importait?... J'aurais passé toute ma vie sans songer seulement à regarder dans cette calme et insolente fille, à l'air si déplacé d'Infante... Pour cela, il fallait la circonstance que je m'en vais vous dire, et qui m'atteignit comme la foudre, comme la foudre qui tombe, sans qu'il ait tonné! Un soir, il y avait à peu près un mois que Mlle Alberte était revenue à la maison, et nous nous mettions à table pour souper. Je l'avais à côté de moi, et je faisais si peu d'attention à elle que je n'avais pas encore pris garde à ce détail de tous les jours qui aurait dû me frapper qu'elle fût à table auprès de moi au lieu d'être entre sa mère et son père, quand, au moment où je dépliais ma serviette sur mes genoux... non, jamais je ne pourrai vous donner l'idée de cette sensation et de cet étonnement! je sentis une main qui prenait hardiment la mienne par-dessous la table. Je crus rêver... ou plutôt je ne crus rien du tout... Je n'eus que l'incroyable sensation de cette main audacieuse, qui venait chercher la mienne jusque sous ma serviette! Et ce fut inouï autant qu'inattendu! Tout mon sang, allumé sous cette prise, se précipita de mon coeur dans cette main, comme soutiré par elle, puis remonta furieusement, comme chassé par une pompe, dans mon coeur! Je vis bleu... mes oreilles tintèrent. Je dus devenir d'une pâleur affreuse. Je crus que j'allais m'évanouir... que j'allais me dissoudre dans l'indicible volupté causée par la chair tassée de cette main, un peu grande, et forte comme celle d'un jeune garçon, qui s'était fermée sur la mienne. - Et, comme, vous le savez, dans ce premier âge de la vie, la volupté a son épouvante, je fis un mouvement pour retirer ma main de cette folle main qui l'avait saisie, mais qui, me la serrant alors avec l'ascendant du plaisir qu'elle avait conscience de me verser, la garda d'autorité, vaincue comme ma volonté, et dans l'enveloppement le plus chaud, délicieusement étouffée... Il y a trente-cinq ans de cela, et vous me ferez bien l'honneur de croire que ma main s'est un peu blasée sur l'étreinte de la main des femmes; mais j'ai encore là , quand j'y pense, l'impression de celle-ci étreignant la mienne avec un despotisme si insensément passionné! En proie aux mille frissonnements que cette enveloppante main dardait à mon corps tout entier, je craignais de trahir ce que j'éprouvais devant ce père et cette mère, dont la fille, sous leurs yeux, osait... Honteux pourtant d'être moins homme que cette fille hardie qui s'exposait à se perdre, et dont un incroyable sang-froid couvrait l'égarement, je mordis ma lèvre au sang dans un effort surhumain, pour arrêter le tremblement du désir, qui pouvait tout révéler à ces pauvres gens sans défiance, et c'est alors que mes yeux cherchèrent l'autre de ces deux mains que je n'avais jamais remarquées, et qui, dans ce périlleux moment, tournait froidement le bouton d'une lampe qu'on venait de mettre sur la table, car le jour commençait de tomber... Je la regardai... C'était donc là la soeur de cette main que je sentais pénétrant la mienne, comme un foyer d'où rayonnaient et s'étendaient le long de mes veines d'immenses lames de feu! Cette main, un peu épaisse, mais aux doigts longs et bien tournés, au bout desquels la lumière de la lampe, qui tombait d'aplomb sur elle, allumait des transparences roses, ne tremblait pas et faisait son petit travail d'arrangement de la lampe, pour la faire aller, avec une fermeté, une aisance et une gracieuse langueur de mouvement incomparables! Cependant nous ne pouvions pas rester ainsi... Nous avions besoin de nos mains pour dÃner... Celle de Mlle Alberte quitta donc la mienne; mais au moment où elle la quitta, son pied, aussi expressif que sa main, s'appuya avec le même aplomb, la même passion, la même souveraineté, sur mon pied, et y resta tout le temps que dura ce dÃner trop court, lequel me donna la sensation d'un de ces bains insupportablement brûlants d'abord, mais auxquels on s'accoutume, et dans lesquels on finit par se trouver si bien, qu'on croirait volontiers qu'un jour les damnés pourraient se trouver fraÃchement et suavement dans les brasiers de leur enfer, comme les poissons dans leur eau!... Je vous laisse à penser si je dÃnai ce jour-là , et si je me mêlai beaucoup aux menus propos de mes honnêtes hôtes, qui ne se doutaient pas, dans leur placidité, du drame mystérieux et terrible qui se jouait alors sous la table. Ils ne s'aperçurent de rien; mais ils pouvaient s'apercevoir de quelque chose, et positivement je m'inquiétais pour eux... pour eux, bien plus que pour moi et pour elle. J'avais l'honnêteté et la commisération de mes dix-sept ans... Je me disais "Est-elle effrontée? Est-elle folle?" Et je la regardais du coin de l'oeil, cette folle qui ne perdait pas une seule fois, durant le dÃner, son air de Princesse en cérémonie, et dont le visage resta aussi calme que si son pied n'avait pas dit et fait toutes les folies que peut dire et faire un pied, - sur le mien! J'avoue que j'étais encore plus surpris de son aplomb que de sa folie. J'avais beaucoup lu de ces livres légers où la femme n'est pas ménagée. J'avais reçu une éducation d'école militaire. Utopiquement du moins, j'étais le Lovelace de fatuité que sont plus ou moins tous les très jeunes gens qui se croient de jolis garçons, et qui ont pâturé des bottes de baisers derrière les portes et dans les escaliers, sur les lèvres des femmes de chambre de leurs mères. Mais ceci déconcertait mon petit aplomb de Lovelace de dix-sept ans. Ceci me paraissait plus fort que ce que j'avais lu, que tout ce que j'avais entendu dire sur le naturel dans le mensonge attribué aux femmes, - sur la force de masque qu'elles peuvent mettre à leurs plus violentes ou leurs plus profondes émotions. Songez donc! elle avait dix-huit ans! Les avait-elle même?... Elle sortait d'une pension que je n'avais aucune raison pour suspecter, avec la moralité et la piété de la mère qui l'avait choisie pour son enfant. Cette absence de tout embarras, disons le mot, ce manque absolu de pudeur, cette domination aisée sur soi-même en faisant les choses les plus imprudentes, les plus dangereuses pour une jeune fille, chez laquelle pas un geste, pas un regard n'avait prévenu l'homme auquel elle se livrait par une si monstrueuse avance, tout cela me montait au cerveau et apparaissait nettement à mon esprit, malgré le bouleversement de mes sensations... Mais ni dans ce moment, ni plus tard, je ne m'arrêtai à philosopher là -dessus. Je ne me donnai pas d'horreur factice pour la conduite de cette fille d'une si effrayante précocité dans le mal. D'ailleurs, ce n'est pas à l'âge que j'avais, ni même beaucoup plus tard, qu'on croit dépravée la femme qui - au premier coup d'oeil - se jette à vous! On est presque disposé à trouver cela tout simple, au contraire, et si on dit "La pauvre femme!" c'est déjà beaucoup de modestie que cette pitié! Enfin, si j'étais timide, je ne voulais pas être un niais! La grande raison française pour faire sans remords tout ce qu'il y a de pis. Je savais, certes, à n'en pas douter, que ce que cette fille éprouvait pour moi n'était pas de l'amour. L'amour ne procède pas avec cette impudeur et cette impudence, et je savais parfaitement aussi que ce qu'elle me faisait éprouver n'en était pas non plus. Mais, amour ou non... ce que c'était, je le voulais!... Quand je me levai de table, j'étais résolu... La main de cette Alberte, à laquelle je ne pensais pas une minute avant qu'elle eût saisi la mienne, m'avait laissé, jusqu'au fond de mon être, le désir de m'enlacer tout entier à elle tout entière, comme sa main s'était enlacée à ma main! "Je montai chez moi comme un fou, et quand je me fus un peu froidi par la réflexion, je me demandai ce que j'allais faire pour nouer bel et bien une intrigue, comme on dit en province, avec une fille si diaboliquement provocante. Je savais à peu près - comme un homme qui n'a pas cherché à le savoir mieux - qu'elle ne quittait jamais sa mère; - qu'elle travaillait habituellement près d'elle, à la même chiffonnière, dans l'embrasure de cette salle à manger, qui leur servait de salon; - qu'elle n'avait pas d'amie en ville qui vÃnt la voir, et qu'elle ne sortait guère que pour aller le dimanche à la messe et aux vêpres avec ses parents. Hein? ce n'était pas encourageant, tout cela!... Je commençais à me repentir de n'avoir pas un peu plus vécu avec ces deux bonnes gens que j'avais traités sans hauteur, mais avec la politesse détachée et parfois distraite qu'on a pour ceux qui ne sont que d'un intérêt très secondaire dans la vie; mais je me dis que je ne pouvais modifier mes relations avec eux, sans m'exposer à leur révéler ou à leur faire soupçonner ce que je voulais leur cacher... Je n'avais, pour parler secrètement à Mlle Alberte, que les rencontres sur l'escalier quand je montais à ma chambre ou que j'en descendais; mais, sur l'escalier, on pouvait nous voir et nous entendre... La seule ressource à ma portée, dans cette maison si bien réglée et si étroite, où tout le monde se touchait du coude, était d'écrire; et puisque la main de cette fille hardie savait si bien chercher la mienne par-dessous la table, cette main ne ferait sans doute pas beaucoup de cérémonies pour prendre le billet que je lui donnerais, et je l'écrivis. Ce fut le billet de la circonstance, le billet suppliant, impérieux et enivré, d'un homme qui a déjà bu une première gorgée de bonheur et qui en demande une seconde... Seulement, pour le remettre, il fallait attendre le dÃner du lendemain, et cela me parut long; mais enfin il arriva, ce dÃner! L'attisante main, dont je sentais le contact sur ma main depuis vingt-quatre heures, ne manqua pas de revenir chercher la mienne, comme la veille, par-dessous la table. Mlle Alberte sentit mon billet et le prit très bien, comme je l'avais prévu. Mais ce que je n'avais pas prévu, c'est qu'avec cet air d'Infante qui défiait tout par sa hauteur d'indifférence, elle le plongea dans le coeur de son corsage, où elle releva une dentelle repliée, d'un petit mouvement sec, et tout cela avec un naturel et une telle prestesse, que sa mère qui, les yeux baissés sur ce qu'elle faisait, servait le potage, ne s'aperçut de rien, et que son imbécile de père, qui lurait toujours quelque chose en pensant à son violon, quand il n'en jouait pas, n'y vit que du feu." - Nous n'y voyons jamais que cela, capitaine! - interrompis-je gaÃment, car son histoire me faisait l'effet de tourner un peu vite à une leste aventure de garnison; mais je ne me doutais pas de ce qui allait suivre! - Tenez! pas plus tard que quelques jours, il y avait à l'Opéra, dans une loge à côté de la mienne, une femme probablement dans le genre de votre demoiselle Alberte. Elle avait plus de dix-huit ans, par exemple; mais je vous donne ma parole d'honneur que j'ai vu rarement de femme plus majestueuse de décence. Pendant qu'a duré toute la pièce, elle est restée assise et immobile comme sur une base de granit. Elle ne s'est retournée ni à droite, ni à gauche, une seule fois; mais sans doute elle y voyait par les épaules, qu'elle avait très nues et très belles, car il y avait aussi, et dans ma loge à moi, par conséquent derrière nous deux, un jeune homme qui paraissait aussi indifférent qu'elle à tout ce qui n'était pas l'opéra qu'on jouait en ce moment. Je puis certifier que ce jeune homme n'a pas fait une seule des simagrées ordinaires que les hommes font aux femmes dans les endroits publics, et qu'on peut appeler des déclarations à distance. Seulement quand la pièce a été finie et que, dans l'espèce de tumulte général des loges qui se vident, la dame s'est levée, droite, dans sa loge, pour agrafer son burnous, je l'ai entendue dire à son mari, de la voix la plus conjugalement impérieuse et la plus claire "Henri!, ramassez mon capuchon!" et alors, par-dessus le dos de Henri, qui s'est précipité la tête en bas, elle a étendu le bras et la main et pris un billet du jeune homme, aussi simplement qu'elle eût pris des mains de son mari son éventail ou son bouquet. Lui s'était relevé, le pauvre homme! tenant le capuchon - un capuchon de satin ponceau, mais moins ponceau que son visage, et qu'il avait, au risque d'une apoplexie, repêché sous les petits bancs, comme il avait pu... Ma foi! après avoir vu cela, je m'en suis allé, pensant qu'au lieu de le rendre à sa femme, il aurait pu tout aussi bien le garder pour lui, ce capuchon, afin de cacher sur sa tête ce qui, tout à coup, venait d'y pousser! - Votre histoire est bonne, - dit le vicomte de Brassard assez froidement; - dans un autre moment; peut-être en aurait-il joui davantage; mais laissez-moi vous achever la mienne. J'avoue qu'avec une pareille fille, je ne fus pas inquiet deux minutes de la destinée de mon billet. Elle avait beau être pendue à la ceinture de sa mère, elle trouverait bien le moyen de me lire et de me répondre. Je comptais même, pour tout un avenir de conversation par écrit, sur cette petite poste de par-dessous la table que nous venions d'inaugurer, lorsque le lendemain, quand j'entrai dans la salle à manger avec la certitude, très caressée au fond de ma personne, d'avoir séance tenante une réponse très catégorique à mon billet de la veille, je crus avoir la berlue en voyant que le couvert avait été changé, et que Mlle Alberte était placée là où elle aurait dû toujours être, entre son père et sa mère... Et pourquoi ce changement?... Que s'était-il donc passé que je ne savais pas?... Le père ou la mère s'étaient-ils doutés de quelque chose? J'avais Mlle Alberte en face de moi, et je la regardais avec cette intention fixe qui veut être comprise. Il y avait vingt-cinq points d'interrogation dans mes yeux; mais les siens étaient aussi calmes, aussi muets, aussi indifférents qu'à l'ordinaire. Ils me regardaient comme s'ils ne me voyaient pas. Je n'ai jamais vu regards plus impatientants que ces longs regards tranquilles qui tombaient sur vous comme sur une chose. Je bouillais de curiosité, de contrariété, d'inquiétude, d'un tas de sentiments agités et déçus... et je ne comprenais pas comment cette femme, si sûre d'elle-même qu'on pouvait croire qu'au lieu de nerfs elle eût sous sa peau fine presque autant de muscles que moi, semblât ne pas oser me faire un signe d'intelligence qui m'avertÃt, - qui me fÃt penser, - qui me dÃt, si vite que ce pût être, que nous nous entendions, - que nous étions connivents et complices dans le même mystère, que ce fût de l'amour, que ce ne fût pas même de l'amour!... C'était à se demander si vraiment c'était bien la femme de la main et du pied sous la table, du billet pris et glissé la veille, si naturellement, dans son corsage, devant ses parents, comme si elle y eût glissé une fleur! Elle en avait tant fait qu'elle ne devait pas être embarrassée de m'envoyer un regard. Mais non! Je n'eus rien. Le dÃner passa tout entier sans ce regard que je guettais, que j'attendais, que je voulais allumer au mien, et qui ne s'alluma pas! "Elle aura trouvé quelque moyen de me répondre", me disais-je en sortant de table et en remontant dans ma chambre, ne pensant pas qu'une telle personne pût reculer, après s'être si incroyablement avancée; - n'admettant pas qu'elle pût rien craindre et rien ménager, quand il s'agissait de ses fantaisies, et parbleu! franchement, ne pouvant pas croire qu'elle n'en eût au moins une pour moi! "Si ses parents n'ont pas de soupçon, - me disais-je encore, - si c'est le hasard qui a fait ce changement de couvert à table, demain je me retrouverai auprès d'elle..." Mais le lendemain, ni les autres jours, je ne fus placé auprès de Mlle Alberte, qui continua d'avoir la même incompréhensible physionomie et le même incroyable ton dégagé pour dire les riens et les choses communes qu'on avait l'habitude de dire à cette table de petits bourgeois. Vous devinez bien que je l'observais comme un homme intéressé à la chose. Elle avait l'air aussi peu contrarié que possible, quand je l'étais horriblement, moi! quand je l'étais jusqu'à la colère, - une colère à me fendre en deux et qu'il fallait cacher! Et cet air, qu'elle ne perdait jamais, me mettait encore plus loin d'elle que ce tour de table interposé entre nous! J'étais si violemment exaspéré, que je finissais par ne plus craindre de la compromettre en la regardant, en lui appuyant sur ses grands yeux impénétrables, et qui restaient glacés, la pesanteur menaçante et enflammée des miens! Etait-ce un manège que sa conduite? Etait-ce coquetterie? N'était-ce qu'un caprice après un autre caprice,... ou simplement stupidité? J'ai connu, depuis, de ces femmes tout d'abord soulèvement de sens, puis après, tout stupidité! "Si on savait le moment!" disait Ninon. Le moment de Ninon était-il déjà passé? Cependant, j'attendais toujours... quoi? un mot, un signe, un rien risqué, à voix basse, en se levant de table dans le bruit des chaises qu'on dérange, et comme cela ne venait pas, je me jetais aux idées folles, à tout ce qu'il y avait au monde de plus absurde. Je me fourrai dans la tête qu'avec toutes les impossibilités dont nous étions entourés au logis, elle m'écrirait par la poste; - qu'elle serait assez fine, quand elle sortirait avec sa mère, pour glisser un billet dans la boÃte aux lettres, et, sous l'empire de cette idée, je me mangeais le sang régulièrement deux fois par jour, une heure avant que le facteur passât par la maison... Dans cette heure-là je disais dix fois à la vieille Olive, d'une voix étranglée "Y a-t-il des lettres pour moi, Olive?" laquelle me répondait imperturbablement toujours "Non, Monsieur, il n'y en a pas." Ah! l'agacement finit par être trop aigu! Le désir trompé devint de la haine. Je me mis à haïr cette Alberte, et, par haine de désir trompé, à expliquer sa conduite avec moi par les motifs qui pouvaient le plus me la faire mépriser, car la haine a soif de mépris. Le mépris, c'est son nectar, à la haine! "Coquine lâche, qui a peur d'une lettre!" me disais-je. Vous le voyez, j'en venais aux gros mots. Je l'insultais dans ma pensée, ne croyant pas en l'insultant la calomnier. Je m'efforçai même de ne plus penser à elle que je criblais des épithètes les plus militaires, quand j'en parlais à Louis de Meung, car je lui en parlais! car l'outrance où elle m'avait jeté avait éteint en moi toute espèce de chevalerie, - et j'avais raconté toute mon aventure à mon brave Louis, qui s'était tirebouchonné sa longue moustache blonde en m'écoutant, et qui m'avait dit, sans se gêner, car nous n'étions pas des moralistes dans le 27e "- Fais comme moi! Un clou chasse l'autre. Prends pour maÃtresse une petite cousette de la ville, et ne pense plus à cette sacrée fille-là !" "Mais je ne suivis point le conseil de Louis. Pour cela, j'étais trop piqué au jeu. Si elle avait su que je prenais une maÃtresse, j'en aurais peut-être pris une pour lui fouetter le coeur ou la vanité par la jalousie. Mais elle ne le saurait pas. Comment pourrait-elle le savoir?... En amenant, si je l'avais fait, une maÃtresse chez moi, comme Louis, à son hôtel de la Poste, c'était rompre avec les bonnes gens chez qui j'habitais, et qui m'auraient immédiatement prié d'aller chercher un autre logement que le leur; et je ne voulais pas renoncer, si je ne pouvais avoir que cela, à la possibilité de retrouver la main ou le pied de cette damnante Alberte qui après ce qu'elle avait osé, restait toujours la grande Mademoiselle Impassible. "- Dis plutôt impossible!" - disait Louis, qui se moquait de moi. "Un mois tout entier se passa, et malgré mes résolutions de me montrer aussi oublieux qu'Alberte et aussi indifférent qu'elle, d'opposer marbre à marbre et froideur à froideur, je ne vécus plus que de la vie tendue de l'affût, - de l'affût que je déteste, même à la chasse! Oui, Monsieur, ce ne fut plus qu'affût perpétuel dans mes journées! Affût quand je descendais à dÃner, et que j'espérais la trouver seule dans la salle à manger comme la première fois! Affût au dÃner, où mon regard ajustait de face ou de côté le sien qu'il rencontrait net et infernalement calme et qui n'évitait pas plus le mien qu'il n'y répondait! Affût après le dÃner, car je restais maintenant un peu après dÃner voir ces dames reprendre leur ouvrage, dans leur embrasure de croisée, guettant si elle ne laisserait pas tomber quelque chose, son dé, ses ciseaux, un chiffon, que je pourrais ramasser, et en les lui rendant toucher sa main, - cette main que j'avais maintenant à travers la cervelle! Affût chez moi, quand j'étais remonté dans ma chambre, y croyant toujours entendre le long du corridor ce pied qui avait piétiné sur le mien, avec une volonté si absolue. Affût jusque dans l'escalier, où je croyais pouvoir la rencontrer, et où la vieille Olive me surprit un jour, à ma grande confusion, en sentinelle! Affût à ma fenêtre - cette fenêtre que vous voyez - où je me plantais quand elle devait sortir avec sa mère, et d'où je ne bougeais pas avant qu'elle fût rentrée, mais tout cela aussi vainement que le reste! Lorsqu'elle sortait, tortillée dans son châle de jeune fille, - un châle à raies rouges et blanches je n'ai rien oublié! semé de fleurs noires et jaunes sur les deux raies, elle ne retournait pas son torse insolent une seule fois, et lorsqu'elle rentrait, toujours aux côtés de sa mère, elle ne levait ni la tête ni les yeux vers la fenêtre où je l'attendais! Tels étaient les misérables exercices auxquels elle m'avait condamné! Certes, je sais bien que les femmes nous font tous plus ou moins valeter, mais dans ces proportions-là !! Le vieux fat qui devrait être mort en moi s'en révolte encore! Ah! je ne pensais plus au bonheur de mon uniforme! Quand j'avais fait le service de la journée, - après l'exercice ou la revue, - je rentrais vite, mais non plus pour lire des piles de mémoires ou de romans, mes seules lectures dans ce temps-là . Je n'allais plus chez Louis de Meung. Je ne touchais plus à mes fleurets. Je n'avais pas la ressource du tabac qui engourdit l'activité quand elle vous dévore, et que vous avez, vous autres jeunes gens qui m'avez suivi dans la vie! On ne fumait pas alors au 27e, si ce n'est entre soldats, au corps de garde, quand on jouait la partie de brisque sur le tambour... Je restais donc oisif de corps, à me ronger... je ne sais pas si c'était le coeur, sur ce canapé qui ne me faisait plus le bon froid que j'aimais dans ces six pieds carrés de chambre, où je m'agitais comme un lionceau dans sa cage, quand il sent la chair fraÃche à côté. "Et si c'était ainsi le jour, c'était aussi de même une grande partie de la nuit. Je me couchais tard. Je ne dormais plus. Elle me tenait éveillé, cette Alberte d'enfer, qui me l'avait allumé dans les veines, puis qui s'était éloignée comme l'incendiaire qui ne retourne pas même la tête pour voir son feu flamber derrière lui! Je baissais, comme le voilà , ce soir", - ici le vicomte passa son gant sur la glace de la voiture placée devant lui, pour essuyer la vapeur qui commençait d'y perler, "- ce même rideau cramoisi, à cette même fenêtre, qui n'avait pas plus de persiennes qu'elle n'en a maintenant, afin que les voisins, plus curieux en province qu'ailleurs, ne dévisageassent pas le fond de ma chambre. C'était une chambre de ce temps-là , - une chambre de l'Empire, parquetée en point de Hongrie, sans tapis, où le bronze plaquait partout le merisier, d'abord en tête de sphinx aux quatre coins du lit, et en pattes de lion sous ses quatre pieds, puis, sur tous les tiroirs de la commode et du secrétaire, en camées de faces de lion, avec des anneaux de cuivre pendant de leurs gueules verdâtres, et par lesquels on les tirait quand on voulait les ouvrir. Une table carrée, d'un merisier plus rosâtre que le reste de l'ameublement, à dessus de marbre gris, grillagée de cuivre, était en face du lit, contre le mur, entre la fenêtre et la porte d'un grand cabinet de toilette; et, vis-à -vis de la cheminée, le grand canapé de maroquin bleu dont je vous ai déjà tant parlé... A tous les angles de cette chambre d'une grande élévation et d'un large espace, il y avait des encoignures en faux laque de Chine, et sur l'une d'elles on voyait, mystérieux et blanc, dans le noir du coin, un vieux buste de Niobé d'après l'antique, qui étonnait là , chez ces bourgeois vulgaires. Mais est-ce que cette incompréhensible Alberte n'étonnait pas bien plus? Les murs lambrissés, et peints à l'huile, d'un blanc jaune, n'avaient ni tableaux, ni gravures. J'y avais seulement mis mes armes, couchées sur de longues pattes-fiches en cuivre doré. Quand j'avais loué cette grande calebasse d'appartement, - comme disait élégamment le lieutenant Louis de Meung, qui ne poétisait pas les choses, - j'avais fait placer au milieu une grande table ronde que je couvrais de cartes militaires, de livres et de papiers c'était mon bureau. J'y écrivais quand j'avais à écrire... Eh bien! un soir, ou plutôt une nuit, j'avais roulé le canapé auprès de cette grande table, et j'y dessinais à la lampe, non pas pour me distraire de l'unique pensée qui me submergeait depuis un mois, mais pour m'y plonger davantage, car c'était la tête de cette énigmatique Alberte que je dessinais, c'était le visage de cette diablesse de femme dont j'étais possédé, comme les dévots disent qu'on l'est du diable. Il était tard. La rue, - où passaient chaque nuit deux diligences en sens inverse, - comme aujourd'hui, - l'une à minuit trois quarts et l'autre à deux heures et demie du matin, et qui toutes deux s'arrêtaient à l'hôtel de la Poste pour relayer, - la rue était silencieuse comme le fond d'un puits. J'aurais entendu voler une mouche; mais si, par hasard, il y en avait une dans ma chambre, elle devait dormir dans quelque coin de vitre ou dans un des plis cannelés de ce rideau, d'une forte étoffe de soie croisée, que j'avais ôté de sa patère et qui tombait devant la fenêtre, perpendiculaire et immobile. Le seul bruit qu'il y eût alors autour de moi, dans ce profond et complet silence, c'était moi qui le faisais avec mon crayon et mon estompe. Oui, c'était elle que je dessinais, et Dieu sait avec quelle caresse de main et quelle préoccupation enflammée! Tout à coup, sans aucun bruit de serrure qui m'aurait averti, ma porte s'entr'ouvrit en flûtant ce son des portes dont les gonds sont secs, et resta à moitié entrebâillée, comme si elle avait eu peur du son qu'elle avait jeté! Je relevai les yeux, croyant avoir mal fermé cette porte qui, d'elle-même, inopinément, s'ouvrait en filant ce son plaintif, capable de faire tressaillir dans la nuit ceux qui veillent et de réveiller ceux qui dorment. Je me levai de ma table pour aller la fermer; mais la porte entr'ouverte s'ouvrit plus grande et très doucement toujours, mais en recommençant le son aigu qui traÃna comme un gémissement dans la maison silencieuse, et je vis, quand elle se fut ouverte de toute sa grandeur, Alberte! - Alberte qui, malgré les précautions d'une peur qui devait être immense, n'avait pu empêcher cette porte maudite de crier! "Ah! tonnerre de Dieu! ils parlent de visions, ceux qui y croient; mais la vision la plus surnaturelle ne m'aurait pas donné la surprise, l'espèce de coup au coeur que je ressentis et qui se répéta en palpitations insensées, quand je vis venir à moi, - de cette porte ouverte, - Alberte, effrayée au bruit que cette porte venait de faire en s'ouvrant, et qui allait recommencer encore, si elle la fermait! Rappelez-vous toujours que je n'avais pas dix-huit ans! Elle vit peut-être ma terreur à la sienne elle réprima, par un geste énergique, le cri de surprise qui pouvait m'échapper, - qui me serait certainement échappé sans ce geste, - et elle referma la porte, non plus lentement, puisque cette lenteur l'avait fait crier, mais rapidement, pour éviter ce cri des gonds, - qu'elle n'évita pas, et qui recommença plus net, plus franc, d'une seule venue et suraigu; - et, la porte fermée et l'oreille contre, elle écouta si un autre bruit, qui aurait été plus inquiétant et plus terrible, ne répondait pas à celui-là ... Je crus la voir chanceler... Je m'élançai, et je l'eus bientôt dans les bras. - Mais elle va bien, votre Alberte, - dis-je au capitaine. - Vous croyez peut-être, - reprit-il, comme s'il n'avait pas entendu ma moqueuse observation, - qu'elle y tomba, dans mes bras, d'effroi, de passion, de tête perdue, comme une fille poursuivie ou qu'on peut poursuivre, - qui ne sait plus ce qu'elle fait quand elle fait la dernière des folies, quand elle s'abandonne à ce démon que les femmes ont toutes - dit-on - quelque part, et qui serait le maÃtre toujours, s'il n'y en avait pas deux autres aussi en elles, - la Lâcheté et la Honte, - pour contrarier celui-là ! Eh bien, non, ce n'était pas cela! Si vous le croyiez, vous vous tromperiez ... Elle n'avait rien de ces peurs vulgaires et osées ... Ce fut bien plus elle qui me prit dans ses bras que je ne la pris dans les miens... Son premier mouvement avait été de se jeter le front contre ma poitrine, mais elle le releva et me regarda, les yeux tout grands, - des yeux immenses! - comme pour voir si c'était bien moi qu'elle tenait ainsi dans ses bras! Elle était horriblement pâle, et comme je ne l'avais jamais vue pâle; mais ses traits de Princesse n'avaient pas bougé. Ils avaient toujours l'immobilité et la fermeté d'une médaille. Seulement, sur sa bouche aux lèvres légèrement bombées errait je ne sais quel égarement, qui n'était pas celui de la passion heureuse ou qui va l'être tout à l'heure! Et cet égarement avait quelque chose de si sombre dans un pareil moment, que, pour ne pas le voir, je plantai sur ces belles lèvres rouges et érectiles le robuste et foudroyant baiser du désir triomphant et roi! La bouche s'entr'ouvrit... mais les yeux noirs, à la noirceur profonde, et dont les longues paupières touchaient presque alors mes paupières, ne se fermèrent point, - ne palpitèrent même pas; - mais tout au fond, comme sur sa bouche, je vis passer de la démence! Agrafée dans ce baiser de feu et comme enlevée par les lèvres qui pénétraient les siennes, aspirée par l'haleine qui la respirait, je la portai, toujours collée à moi, sur ce canapé de maroquin bleu, - mon gril de saint Laurent, depuis un mois que je m'y roulais en pensant à elle, - et dont le maroquin se mit voluptueusement à craquer sous son dos nu, car elle était à moitié nue. Elle sortait de son lit, et, pour venir, elle avait... le croirez-vous? été obligée de traverser la chambre où son père et sa mère dormaient! Elle l'avait traversée à tâtons, les mains en avant, pour ne pas se choquer à quelque meuble qui aurait retenti de son choc et qui eût pu les réveiller. - Ah! - fis-je, - on n'est pas plus brave à la tranchée. Elle était digne d'être la maÃtresse d'un soldat! - Et elle le fut dès cette première nuit-là , reprit le vicomte. - Elle le fut aussi violente que moi, et je vous jure que je l'étais! Mais c'est égal... voici la revanche! Elle ni moi ne pûmes oublier, dans les plus vifs de nos transports, l'épouvantable situation qu'elle nous faisait à tous les deux. Au sein de ce bonheur qu'elle venait chercher et m'offrir, elle était alors comme stupéfiée de l'acte qu'elle accomplissait d'une volonté pourtant si ferme, avec un acharnement si obstiné. Je ne m'en étonnai pas. Je l'étais bien, moi, stupéfié! J'avais bien, sans le lui dire et sans le lui montrer, la plus effroyable anxiété dans le coeur, pendant qu'elle me pressait à m'étouffer sur le sien. J'écoutais, à travers ses soupirs, à travers ses baisers, à travers le terrifiant silence qui pesait sur cette maison endormie et confiante, une chose horrible c'est si sa mère ne s'éveillait pas, si son père ne se levait pas! Et jusque par-dessus son épaule, je regardais derrière elle si cette porte, dont elle n'avait pas ôté la clé, par peur du bruit qu'elle pouvait faire, n'allait pas s'ouvrir de nouveau et me montrer, pâles et indignées, ces deux têtes de Méduse, ces deux vieillards, que nous trompions avec une lâcheté si hardie, surgir tout à coup dans la nuit, images de l'hospitalité violée et de la Justice! Jusqu'à ces voluptueux craquements du maroquin bleu, qui m'avaient sonné la diane de l'Amour, me faisaient tressaillir d'épouvante... Mon coeur battait contre le sien, qui semblait me répercuter ses battements... C'était enivrant et dégrisant tout à la fois, mais c'était terrible! Je me fis à tout cela plus tard. A force de renouveler impunément cette imprudence sans nom, je devins tranquille dans cette imprudence. A force de vivre dans ce danger d'être surpris, je me blasai. Je n'y pensai plus. Je ne pensai plus qu'à être heureux. Dès cette première nuit formidable, qui aurait dû l'épouvanter des autres, elle avait décidé qu'elle viendrait chez moi de deux nuits en deux nuits, puisque je ne pouvais aller chez elle, - sa chambre de jeune fille n'ayant d'autre issue que dans l'appartement de ses parents, - et elle y vint régulièrement toutes les deux nuits; mais jamais elle ne perdit la sensation, - la stupeur de la première fois! Le temps ne produisit pas sur elle l'effet qu'il produisit sur moi. Elle ne se bronza pas au danger, affronté chaque nuit. Toujours elle restait, et jusque sur mon coeur, silencieuse, me parlant à peine avec la voix, car, d'ailleurs, vous vous doutez bien qu'elle était éloquente; et lorsque plus tard le calme me prit, moi, à force de danger affronté et de réussite, et que je lui parlai, comme on parle à sa maÃtresse, de ce qu'il y avait déjà de passé entre nous, - de cette froideur inexplicable et démentie, puisque je la tenais dans mes bras, et qui avait succédé à ses premières audaces; quand je lui adressai enfin tous ces pourquoi insatiables de l'amour, qui n'est peut-être au fond qu'une curiosité, elle ne me répondit jamais que par de longues étreintes. Sa bouche triste demeurait muette de tout... excepté de baisers! Il y a des femmes qui vous disent "Je me perds pour vous"; il y en a d'autres qui vous disent "Tu vas bien me mépriser"; et ce sont là des manières différentes d'exprimer la fatalité de l'amour. Mais elle, non! Elle ne disait mot... Chose étrange! Plus étrange personne! Elle me produisait l'effet d'un épais et dur couvercle de marbre qui brûlait, chauffé par en dessous... Je croyais qu'il arriverait un moment où le marbre se fendrait enfin sous la chaleur brûlante, mais le marbre ne perdit jamais sa rigide densité. Les nuits qu'elle venait, elle n'avait ni plus d'abandon, ni plus de paroles, et, je me permettrai ce mot ecclésiastique, elle fut toujours aussi difficile à confesser que la première nuit qu'elle était venue. Je n'en tirai pas davantage... Tout au plus un monosyllabe arraché, d'obsession, à ces belles lèvres dont je raffolais d'autant plus que je les avais vues plus froides et plus indifférentes pendant la journée, et, encore, un monosyllabe qui ne faisait pas grande lumière sur la nature de cette fille, qui me paraissait plus sphinx, à elle seule, que tous les Sphinx dont l'image se multipliait autour de moi, dans cet appartement Empire. - Mais, capitaine, interrompis-je encore, - il y eut pourtant une fin à tout cela? Vous êtes un homme fort, et tous les Sphinx sont des animaux fabuleux. Il n'y en a point dans la vie, et vous finÃtes bien par trouver, que diable! ce qu'elle avait dans son giron, cette commère-là ! - Une fin! Oui, il y eut une fin, - fit le vicomte de Brassard en baissant brusquement la vitre du coupé, comme si la respiration avait manqué à sa monumentale poitrine et qu'il eût besoin d'air pour achever ce qu'il avait à raconter. - Mais le giron, comme vous dites, de cette singulière fille n'en fut pas plus ouvert pour cela. Notre amour, notre relation, notre intrigue, - appelez cela comme vous voudrez, - nous donna, ou plutôt me donna, à moi, des sensations que je ne crois pas avoir éprouvées jamais depuis avec des femmes plus aimées que cette Alberte, qui ne m'aimait peut-être pas, que je n'aimais peut-être pas!! Je n'ai jamais bien compris ce que j'avais pour elle et ce qu'elle avait pour moi, et cela dura plus de six mois! Pendant ces six mois, tout ce que je compris, ce fut un genre de bonheur dont on n'a pas l'idée dans la jeunesse. Je compris le bonheur de ceux qui se cachent. Je compris la jouissance du mystère dans la complicité, qui, même sans l'espérance de réussir, ferait encore des conspirateurs incorrigibles. Alberte, à la table de ses parents comme partout, était toujours la Madame Infante qui m'avait tant frappé le premier jour que je l'avais vue. Son front néronien, sous ses cheveux bleus à force d'être noirs, qui bouclaient durement et touchaient ses sourcils, ne laissaient rien passer de la nuit coupable, qui n'y étendait aucune rougeur. Et moi qui essayais d'être aussi impénétrable qu'elle, mais qui, j'en suis sûr, aurais dû me trahir dix fois si j'avais eu affaire à des observateurs, je me rassasiais orgueilleusement et presque sensuellement, dans le plus profond de mon être, de l'idée que toute cette superbe indifférence était bien à moi et qu'elle avait pour moi toutes les bassesses de la passion, si la passion pouvait jamais être basse! Nul que nous sur la terre ne savait cela... et c'était délicieux, cette pensée! Personne, pas même mon ami, Louis de Meung, avec lequel j'étais discret depuis que j'étais heureux! Il avait tout deviné, sans doute, puisqu'il était aussi discret que moi. Il ne m'interrogeait pas. J'avais repris avec lui, sans effort, mes habitudes d'intimité, les promenades sur le Cours, en grande ou en petite tenue, l'impériale, l'escrime et le punch! Pardieu! quand on sait que le bonheur viendra, sous la forme d'une belle jeune fille qui a comme une rage de dents dans le coeur, vous visiter régulièrement d'une nuit l'autre, à la même heure, cela simplifie joliment les jours!" - Mais ils dormaient donc comme les Sept Dormants, les parents de cette Alberte? - fis-je railleusement, en coupant net les réflexions de l'ancien dandy par une plaisanterie, et pour ne pas paraÃtre trop pris par son histoire, qui me prenait, car, avec les dandys, on n'a guère que la plaisanterie pour se faire un peu respecter. - Vous croyez donc que je cherche des effets de conteur hors de la réalité? - dit le vicomte. - Mais je ne suis pas romancier, moi! Quelquefois Alberte ne venait pas. La porte, dont les gonds huilés étaient moelleux comme de la ouate maintenant, ne s'ouvrait pas de toute une nuit, et c'est qu'alors sa mère l'avait entendue et s'était écriée, ou c'est que son père l'avait aperçue, filant ou tâtonnant à travers la chambre. Seulement Alberte, avec sa tête d'acier, trouvait à chaque fois un prétexte. Elle était souffrante... Elle cherchait le sucrier sans flambeau, de peur de réveiller personne..." - Ces têtes d'acier-là ne sont pas si rares que vous avez l'air de le croire, capitaine! - interrompis-je encore. J'étais contrariant. - Votre Alberte, après tout, n'était pas plus forte que la jeune fille qui recevait toutes les nuits, dans la chambre de sa grand-mère, endormie derrière ses rideaux, un amant entré par la fenêtre, et qui, n'ayant pas de canapé de maroquin bleu, s'établissait, à la bonne franquette, sur le tapis... Vous savez comme moi l'histoire. Un soir, apparemment poussé par la jeune fille trop heureuse, un soupir plus fort que les autres réveilla la grand-mère, qui cria de dessous ses rideaux un "Qu'as-tu donc, petite?" à la faire évanouir contre le coeur de son amant; mais elle n'en répondit pas moins de sa place "C'est mon buse qui me gêne, grand-maman, pour chercher mon aiguille tombée sur le tapis, et que je ne puis pas retrouver!" - Oui, je connais l'histoire, reprit le vicomte de Brassard, que j'avais cru humilier, par une comparaison, dans la personne de son Alberte. - C'était, si je m'en souviens bien, une de Guise que la jeune fille dont vous me parlez. Elle s'en tira comme une fille de son nom; mais vous ne dites pas qu'à partir de cette nuit-là elle ne rouvrit plus la fenêtre à son amant, qui était, je crois, monsieur de Noirmoutier, tandis qu'Alberte revenait le lendemain de ces accrocs terribles, et s'exposait de plus belle au danger bravé, comme si de rien n'était. Alors, je n'étais, moi, qu'un sous-lieutenant assez médiocre en mathématiques, et qui m'en occupais fort peu; mais il était évident, pour qui sait faire le moindre calcul des probabilités, qu'un jour... une nuit... il y aurait un dénoûment... - Ah, oui! - fis-je, me rappelant ses paroles d'avant son histoire, - le dénoûment qui devait vous faire connaÃtre la sensation de la peur, capitaine. - Précisément, - répondit-il d'un ton plus grave et qui tranchait sur le ton léger que j'affectais. - Vous l'avez vu, n'est-ce pas? depuis ma main prise sous la table jusqu'au moment où elle surgit la nuit, comme une apparition dans le cadre de ma porte ouverte, Alberte ne m'avait pas marchandé l'émotion. Elle m'avait fait passer dans l'âme plus d'un genre de frisson, plus d'un genre de terreur; mais ce n'avait été encore que l'impression des balles qui sifflent autour de vous et des boulets dont on sent le vent; on frissonne, mais on va toujours. Eh bien! ce ne fut plus cela. Ce fut de la peur, de la peur complète, de la vraie peur, et non plus pour Alberte, mais pour moi, et pour moi tout seul! Ce que j'éprouvai, ce fut positivement cette sensation qui doit rendre le coeur aussi pâle que la face; ce fut cette panique qui fait prendre la fuite à des régiments tout entiers. Moi qui vous parle, j'ai vu fuir tout Chamboran, bride abattue et ventre à terre, l'héroïque Chamboran, emportant, dans son flot épouvanté, son colonel et ses officiers! Mais à cette époque je n'avais encore rien vu, et j'appris... ce que je croyais impossible. "Ecoutez donc... C'était une nuit. Avec la vie que nous menions, ce ne pouvait être qu'une nuit... une longue nuit d'hiver. Je ne dirai pas une de nos plus tranquilles. Elles étaient toutes tranquilles, nos nuits. Elles l'étaient devenues à force d'être heureuses. Nous dormions sur ce canon chargé. Nous n'avions pas la moindre inquiétude en faisant l'amour sur cette lame de sabre posée en travers d'un abÃme, comme le pont de l'enfer des Turcs! Alberte était venue plus tôt qu'à l'ordinaire, pour être plus longtemps. Quand elle venait ainsi, ma première caresse, mon premier mouvement d'amour était pour ses pieds, ses pieds qui n'avaient plus alors ses brodequins verts ou hortensia, ces deux coquetteries et mes deux délices, et qui, nus pour ne pas faire de bruit, m'arrivaient transis de froid des briques sur lesquelles elle avait marché, le long du corridor qui menait de la chambre de ses parents à ma chambre, placée à l'autre bout de la maison. Je les réchauffais, ces pieds glacés pour moi, qui peut-être ramassaient, pour moi, en sortant d'un lit chaud, quelque horrible maladie de poitrine... Je savais le moyen de les tiédir et d'y mettre du rose ou du vermillon, à ces pieds pâles et froids; mais cette nuit-là mon moyen manqua... Ma bouche fut impuissante à attirer sur ce cou-de-pied cambré et charmant la plaque de sang que j'aimais souvent à y mettre, comme une rosette ponceau... Alberte, cette nuit-là , était plus silencieusement amoureuse que jamais. Ses étreintes avaient cette langueur et cette force qui étaient pour moi un langage, et un langage si expressif que, si je lui parlais toujours, moi, si je lui disais toutes mes démences et toutes mes ivresses, je ne lui demandais plus de me répondre et de me parler. A ses étreintes, je l'entendais. Tout à coup, je ne l'entendis plus. Ses bras cessèrent de me presser sur son coeur, et je crus à une de ces pâmoisons comme elle en avait souvent, quoique ordinairement elle gardât, en ses pâmoisons, la force crispée de l'étreinte... Nous ne sommes pas des bégueules entre nous. Nous sommes deux hommes, et nous pouvons nous parler comme deux hommes... J'avais l'expérience des spasmes voluptueux d'Alberte, et quand ils la prenaient, ils n'interrompaient pas mes caresses. Je restais comme j'étais, sur son coeur, attendant qu'elle revÃnt à la vie consciente, dans l'orgueilleuse certitude qu'elle reprendrait ses sens sous les miens, et que la foudre qui l'avait frappée la ressusciterait en la refrappant... Mais mon expérience fut trompée. Je la regardai comme elle était, liée à moi, sur le canapé bleu, épiant le moment où ses yeux, disparus sous ses larges paupières, me remontreraient leurs beaux orbes de velours noir et de feu; où ses dents, qui se serraient et grinçaient à briser leur émail au moindre baiser appliqué brusquement sur son cou et traÃné longuement sur ses épaules, laisseraient, en s'entr'ouvrant, passer son souffle. Mais ni les yeux ne revinrent, ni les dents ne se desserrèrent... Le froid des pieds d'Alberte était monté jusque dans ses lèvres et sous les miennes... Quand je sentis cet horrible froid, je me dressai à mi-corps pour mieux la regarder; je m'arrachai en sursaut de ses bras, dont l'un tomba sur elle et l'autre pendit à terre, du canapé sur lequel elle était couchée. Effaré, mais lucide encore, je lui mis la main sur le coeur... Il n'y avait rien! rien au pouls, rien aux tempes, rien aux artères carotides, rien nulle part... que la mort qui était partout, et déjà avec son épouvantable rigidité! J'étais sûr de la mort... et je ne voulais pas y croire! La tête humaine a de ces volontés stupides contre la clarté même de l'évidence et du destin. Alberte était morte. De quoi?... Je ne savais. Je n'étais pas médecin. Mais elle était morte; et quoique je visse avec la clarté du jour de midi que ce que je pourrais faire était inutile, je fis pourtant tout ce qui me semblait si désespérément inutile. Dans mon néant absolu de tout, de connaissances, d'instruments, de ressources, je lui vidais sur le front tous les flacons de ma toilette. Je lui frappais résolument dans les mains, au risque d'éveiller le bruit, dans cette maison où le moindre bruit nous faisait trembler. J'avais ouï dire à un de mes oncles, chef d'escadron au 4e dragons, qu'il avait un jour sauvé un de ses amis d'une apoplexie en le saignant vite avec une de ces flammes dont on se sert pour saigner les chevaux. J'avais des armes plein ma chambre. Je pris un poignard, et j'en labourai le bras d'Alberte à la saignée. Je massacrai ce bras splendide d'où le sang ne coula même pas. Quelques gouttes s'y coagulèrent. Il était figé. Ni baisers, ni succions, ni morsures ne purent galvaniser ce cadavre raidi, devenu cadavre sous mes lèvres. Ne sachant plus ce que je faisais, je finis par m'étendre dessus, le moyen qu'emploient disent les vieilles histoires les Thaumaturges ressusciteurs, n'espérant pas y réchauffer la vie, mais agissant comme si je l'espérais! Et ce fut sur ce corps glacé qu'une idée, qui ne s'était pas dégagée du chaos dans lequel la bouleversante mort subite d'Alberte m'avait jeté, m'apparut nettement... et que j'eus peur! Oh!... mais une peur... une peur immense! Alberte était morte chez moi, et sa mort disait tout. Qu'allais-je devenir? Que fallait-il faire?... A cette pensée, je sentis la main, la main physique de cette peur hideuse, dans mes cheveux qui devinrent des aiguilles! Ma colonne vertébrale se fondit en une fange glacée, et je voulus lutter - mais en vain - contre cette déshonorante sensation... Je me dis qu'il fallait avoir du sang-froid... que j'étais un homme après tout... que j'étais militaire. Je me mis la tête dans mes mains, et quand le cerveau me tournait dans le crâne, je m'efforçai de raisonner la situation horrible dans laquelle j'étais pris... et d'arrêter, pour les fixer et les examiner, toutes les idées qui me fouettaient le cerveau comme une toupie cruelle, et qui toutes allaient, à chaque tour, se heurter à ce cadavre qui était chez moi, à ce corps inanimé d'Alberte qui ne pouvait plus regagner sa chambre, et que sa mère devait retrouver le lendemain dans la chambre de l'officier, morte et déshonorée! L'idée de cette mère, à laquelle j'avais peut-être tué sa fille en la déshonorant, me pesait plus sur le cÅ“ur que le cadavre même d'Alberte... On ne pouvait pas cacher la mort; mais le déshonneur, prouvé par le cadavre chez moi, n'y avait-il pas moyen de le cacher?... C'était la question que je me faisais, le point fixe que je regardais dans ma tête. Difficulté grandissant à mesure que je la regardais, et qui prenait les proportions d'une impossibilité absolue. Hallucination effroyable! par moments le cadavre d'Alberte me semblait emplir toute ma chambre et ne pouvoir plus en sortir. Ah! si la sienne n'avait pas été placée derrière l'appartement de ses parents, je l'aurais, à tout risque, reportée dans son lit! Mais pouvais-je faire, moi, avec son corps mort dans mes bras, ce qu'elle faisait, elle, déjà si imprudemment, vivante, et m'aventurer ainsi à traverser une chambre que je ne connaissais pas, où je n'étais jamais entré, et où reposaient endormis du sommeil léger des vieillards le père et la mère de la malheureuse?... Et cependant, l'état de ma tête était tel, la peur du lendemain et de ce cadavre chez moi me galopaient avec tant de furie, que ce fut cette idée, cette témérité, cette folie de reporter Alberte chez elle qui s'empara de moi comme l'unique moyen de sauver l'honneur de la pauvre fille et de m'épargner la honte des reproches du père et de la mère, de me tirer enfin de cette ignominie. Le croirez-vous? J'ai peine à le croire moi-même, quand j'y pense! J'eus la force de prendre le cadavre d'Alberte et, le soulevant par les bras, de le charger sur mes épaules. Horrible chape, plus lourde, allez! que celle des damnés dans l'enfer du Dante! Il faut l'avoir portée, comme moi, cette chape d'une chair qui me faisait bouillonner le sang de désir il n'y avait qu'une heure, et qui maintenant me transissait!... Il faut l'avoir portée pour bien savoir ce que c'était! J'ouvris ma porte ainsi chargé et, pieds nus comme elle, pour faire moins de bruit, je m'enfonçai dans le corridor qui conduisait à la chambre de ses parents, et dont la porte était au fond, m'arrêtant à chaque pas sur mes jambes défaillantes pour écouter le silence de la maison dans la nuit, que je n'entendais plus, à cause des battements de mon coeur! Ce fut long. Rien ne bougeait... Un pas suivait un pas... Seulement, quand j'arrivai tout contre la terrible porte de la chambre de ses parents, - qu'il me fallait franchir et qu'elle n'avait pas, en venant, entièrement fermée pour la retrouver entr'ouverte au retour, et que j'entendis les deux respirations longues et tranquilles de ces deux pauvres vieux qui dormaient dans toute la confiance de la vie, je n'osai plus!... Je n'osai plus passer ce seuil noir et béant dans les ténèbres... Je reculai; je m'enfuis presque avec mon fardeau! Je rentrai chez moi de plus en plus épouvanté. Je replaçai le corps d'Alberte sur le canapé, et je recommençai, accroupi sur les genoux auprès d'elle, les suppliciantes questions "Que faire? que devenir?..." Dans l'écroulement qui se faisait en moi, l'idée insensée et atroce de jeter le corps de cette belle fille, ma maÃtresse de six mois! par la fenêtre, me sillonna l'esprit. Méprisez-moi! J'ouvris la fenêtre... j'écartai le rideau que vous voyez là ... et je regardai dans le trou d'ombre au fond duquel était la rue, car il faisait très sombre cette nuit-là . On ne voyait point le pavé. "On croira à un suicide", pensai-je, et je repris Alberte, et je la soulevai... Mais voilà qu'un éclair de bon sens croisa la folie! "D'où se sera-t-elle tuée? D'où sera-t-elle tombée si on la trouve sous ma fenêtre demain?..." me demandai-je. L'impossibilité de ce que je voulais faire me souffleta! J'allai refermer la fenêtre, qui grinça dans son espagnolette. Je retirai le rideau de la fenêtre, plus mort que vif de tous les bruits que je faisais. D'ailleurs, par la fenêtre, - sur l'escalier, - dans le corridor, - partout où je pouvais laisser ou jeter le cadavre, éternellement accusateur, la profanation était inutile. L'examen du cadavre révélerait tout, et l'oeil d'une mère, si cruellement avertie, verrait tout ce que le médecin ou le juge voudrait lui cacher... Ce que j'éprouvais était insupportable, et l'idée d'en finir d'un coup de pistolet, en l'état lâche de mon âme démoralisée un mot de l'Empereur que plus tard j'ai compris!, me traversa en regardant luire mes armes contre le mur de ma chambre. Mais que voulez-vous?... Je serai franc j'avais dix-sept ans, et j'aimais... mon épée. C'est par goût et sentiment de race que j'étais soldat. Je n'avais jamais vu le feu, et je voulais le voir. J'avais l'ambition militaire. Au régiment nous plaisantions de Werther, un héros du temps, qui nous faisait pitié, à nous autres officiers! La pensée qui m'empêcha de me soustraire, en me tuant, à l'ignoble peur qui me tenait toujours, me conduisit à une autre qui me parut le salut même dans l'impasse où je me tordais! "Si j'allais trouver le colonel?" me dis-je. - Le colonel c'est la paternité militaire, - et je m'habillai comme on s'habille quand bat la générale, dans une surprise... Je pris mes pistolets par une précaution de soldat. Qui savait ce qui pourrait arriver?... J'embrassai une dernière fois, avec le sentiment qu'on a à dix-sept ans, - et on est toujours sentimental à dix-sept ans, - la bouche muette, et qui l'avait été toujours, de cette belle Alberte trépassée, et qui me comblait depuis six mois de ses plus enivrantes faveurs... Je descendis sur la pointe des pieds l'escalier de cette maison où je laissais la mort... Haletant comme un homme qui se sauve, je mis une heure il me sembla que j'y mettais une heure! à déverrouiller la porte de la rue et à tourner la grosse clé dans son énorme serrure, et après l'avoir refermée avec les précautions d'un voleur, je m'encourus, comme un fuyard, chez mon colonel. J'y sonnai comme au feu. J'y retentis comme une trompette, comme si l'ennemi avait été en train d'enlever le drapeau du régiment! Je renversai tout, jusqu'à l'ordonnance qui voulut s'opposer à ce que j'entrasse à pareille heure dans la chambre de son maÃtre, et une fois le colonel réveillé par la tempête du bruit que je faisais, je lui dis tout. Je me confessai d'un trait et à fond, rapidement et crânement, car les moments pressaient, le suppliant de me sauver... C'était un homme que le colonel! Il vit d'un coup d'oeil l'horrible gouffre dans lequel je me débattais... Il eut pitié du plus jeune de ses enfants, comme il m'appela, et je crois que j'étais alors assez dans un état à faire pitié! Il me dit, avec le juron le plus français, qu'il fallait commencer par décamper immédiatement de la ville, et qu'il se chargerait de tout... qu'il verrait les parents dès que je serais parti, mais qu'il fallait partir, prendre la diligence qui allait relayer dans dix minutes à l'hôtel de la Poste, gagner une ville qu'il me désigna et où il m'écrirait... Il me donna de l'argent, car j'avais oublié d'en prendre, m'appliqua cordialement sur les joues ses vieilles moustaches grises, et dix minutes après cette entrevue, je grimpais il n'y avait plus que cette place sur l'impériale de la diligence, qui faisait le même service que celle où nous sommes actuellement, et je passais au galop sous la fenêtre je vous demande quels regards j'y jetai de la funèbre chambre où j'avais laissé Alberte morte, et qui était éclairée comme elle l'est ce soir." Le vicomte de Brassard s'arrêta, sa forte voix un peu brisée. Je ne songeais plus à plaisanter. Le silence ne fut pas long entre nous. - Et après? - lui dis-je. - Eh bien! voilà - répondit-il, il n'y a pas d'après! C'est cela qui a bien longtemps tourmenté ma curiosité exaspérée. Je suivis aveuglément les instructions du colonel. J'attendis avec impatience une lettre qui m'apprendrait ce qu'il avait fait et ce qui était arrivé après mon départ. J'attendis environ un mois; mais, au bout de ce mois, ce ne fut pas une lettre que je reçus du colonel, qui n'écrivait guère qu'avec son sabre sur la figure de l'ennemi; ce fut l'ordre d'un changement de corps. Il m'était ordonné de rejoindre le 35e, qui allait entrer en campagne, et il fallait que sous vingt-quatre heures je fusse arrivé au nouveau corps auquel j'appartenais. Les immenses distractions d'une campagne, et de la première! les batailles auxquelles j'assistai, les fatigues et aussi les aventures de femmes que je mis par-dessus celle-ci, me firent négliger d'écrire au colonel, et me détournèrent du souvenir cruel de l'histoire d'Alberte, sans pouvoir pourtant l'effacer. Je l'ai gardé comme une balle qu'on ne peut extraire... Je me disais qu'un jour ou l'autre je rencontrerais le colonel, qui me mettrait enfin au courant de ce que je désirais savoir, mais le colonel se fit tuer à la tête de son régiment à Leipsick... Louis de Meung s'était aussi fait tuer un mois auparavant... C'est assez méprisable, cela, - ajouta le capitaine, - mais tout s'assoupit dans l'âme la plus robuste, et peut-être parce qu'elle est la plus robuste... La curiosité dévorante de savoir ce qui s'était passé après mon départ finit par me laisser tranquille. J'aurais pu depuis bien des années, et changé comme j'étais, revenir sans être reconnu dans cette petite ville-ci et m'informer du moins de ce qu'on savait, de ce qui y avait filtré de ma tragique aventure. Mais quelque chose qui n'est pas, certes, le respect de l'opinion, dont je me suis moqué toute ma vie, quelque chose qui ressemblait à cette peur que je ne voulais pas sentir une seconde fois, m'en a toujours empêché." Il se tut encore, ce dandy qui m'avait raconté, sans le moindre dandysme, une histoire d'une si triste réalité. Je rêvais sous l'impression de cette histoire, et je comprenais que ce brillant vicomte de Brassard, la fleur non des pois, mais des plus fiers pavots rouges du dandysme, le buveur grandiose de claret, à la manière anglaise, fût comme un autre, un homme plus profond qu'il ne paraissait. Le mot me revenait qu'il m'avait dit, en commençant, sur la tache noire qui, pendant toute sa vie, avait meurtri ses plaisirs de mauvais sujets... quand tout à coup, pour m'étonner davantage encore, il me saisit le bras brusquement - Tenez! - me dit-il, - voyez au rideau! L'ombre svelte d'une taille de femme venait d'y passer en s'y dessinant! - L'ombre d'Alberte! - fit le capitaine. - Le hasard est par trop moqueur ce soir, ajouta-t-il avec amertume. Le rideau avait déjà repris son carré vide, rouge et lumineux. Mais le charron, qui, pendant que le vicomte parlait, avait travaillé à son écrou, venait de terminer sa besogne. Les chevaux de relais étaient prêts et piaffaient, se sabotant de feu. Le conducteur de la voiture, bonnet d'astracan aux oreilles, registre aux dents, prit les longes et s'enleva, et une fois hissé sur sa banquette d'impériale, cria, de sa voix claire, le mot du commandement, dans la nuit "Roulez!" Et nous roulâmes, et nous eûmes bientôt dépassé la mystérieuse fenêtre, que je vois toujours dans mes rêves, avec son rideau cramoisi. Le plus bel amour de Don Juan I Le meilleur régal du diable, c'est une innocence. A. Il vit donc toujours, ce vieux mauvais sujet? - Par Dieu! s'il vit! - et par l'ordre de Dieu, Madame, fis-je en me reprenant, car je me souvins qu'elle était dévote, - et de la paroisse de Sainte-Clotilde encore, la paroisse des ducs! - Le roi est mort! Vive le roi! Disait-on sous l'ancienne monarchie avant qu'elle fût cassée, cette vieille porcelaine de Sèvres. Don Juan, lui, malgré toutes les démocraties, est un monarque qu'on ne cassera pas. - Au fait, le diable est immortel! dit-elle comme une raison qu'elle se serait donnée. - Il a même... - Qui?... le diable? ... - Non, Don Juan... soupé, il y a trois jours, en goguette. Devinez où?... - A votre affreuse Maison-d'Or, sans doute... - Fi donc, Madame! Don Juan n'y va plus... il n'y a rien là à fricasser pour sa grandesse. Le seigneur Don Juan a toujours été un peu comme ce fameux moine d'Arnaud de Brescia qui, racontent les Chroniques, ne vivait que du sang des âmes. C'est avec cela qu'il aime à roser son vin de Champagne, et cela ne se trouve plus depuis longtemps dans le cabaret des cocottes! - Vous verrez, - reprit-elle avec ironie, - qu'il aura soupé au couvent des Bénédictines, avec ces dames... - De l'Adoration perpétuelle, oui, Madame! Car l'adoration qu'il a inspirée une fois, ce diable d'homme! me fait l'effet de durer toujours. - Pour un catholique, je vous trouve profanant, - dit-elle lentement, mais un peu crispée, - et je vous prie de m'épargner le détail des soupers de vos coquines, si c'est une manière inventée par vous de m'en donner des nouvelles que de me parler, ce soir de Don Juan. - Je n'invente rien, Madame. Les coquines du souper en question, si ce sont des coquines, ne sont pas les miennes... malheureusement... - Assez, Monsieur! - Permettez-moi d'être modeste. C'étaient... - Les mille è trè?... - fit-elle, curieuse, se ravisant, presque revenue à l'amabilité. - Oh! pas toutes, Madame... Une douzaine seulement. C'est déjà , comme cela, bien assez honnête... - Et déshonnête aussi, - ajouta-t-elle. - D'ailleurs, vous savez aussi bien que moi qu'il ne peut pas tenir beaucoup de monde dans le boudoir de la comtesse de Chiffrevas. On a pu y faire des choses grandes; mais il est fort petit, ce boudoir... - Comment? - se récria-t-elle, étonnée. - C'est donc dans le boudoir qu'on aura soupé?... - Oui, Madame, c'est dans le boudoir. Et pourquoi pas? On dÃne bien sur un champ de bataille. On voulait donner un souper extraordinaire au seigneur Don Juan, et c'était plus digne de lui de le lui donner sur le théâtre de sa gloire, là où les souvenirs fleurissent à la place des orangers. Jolie idée, tendre et mélancolique! Ce n'était pas le bal des victimes; c'en était le souper. - Et Don Juan? - dit-elle, comme Orgon dit "Et Tartufe?" dans la pièce. - Don Juan a fort bien pris la chose et très bien soupé, Lui, tout seul, devant elles! dans la personne de quelqu'un que vous connaissez... et qui n'est pas moins que le comte Jules-Amédée-Hector de Ravila de Ravilès. - Lui! C'est bien, en effet, Don Juan, - dit-elle. Et, quoiqu'elle eût passé l'âge de la rêverie, cette dévote à bec et à ongles, elle se mit à rêver au comte Jules-Amédée-Hector, - à cet homme de race Juan, - de cette antique race Juan éternelle, à qui Dieu n'a pas donné le monde, mais a permis au diable de le lui donner. II Ce que je venais de dire à la vieille marquis Guy de Ruy était l'exacte vérité. Il y avait trois jours à peine qu'une douzaine de femmes du vertueux faubourg Saint-Germain qu'elles soient bien tranquilles, je ne les nommerai pas! lesquelles, toutes les douze, selon les douairières du commérage, avaient été du dernier bien vieille expression charmante avec le comte Ravila de Ravilès, s'étaient prises de l'idée singulière de lui offrir à souper, - à lui seul d'homme - pour fêter... quoi? elles ne le disaient pas. C'était hardi, qu'un tel souper; mais les femmes, lâches individuellement, en troupe sont audacieuses. Pas une peut-être de ce souper féminin n'aurait osé l'offrir chez elle, en tête à tête, au comte Jules-Amédée-Hector; mais ensemble, et s'épaulant toutes, les unes par les autres, elles n'avaient pas craint de faire la chaÃne du baquet de Mesmer autour de cet homme magnétique et compromettant, le comte de Ravila de Ravilès... - Quel nom! - Un nom providentiel, Madame... Le comte de Ravila de Ravilès, qui, par parenthèse, avait toujours obéi à la consigne de ce nom impérieux, était bien l'incarnation de tous les séducteurs dont il est parlé dans les romans et dans l'histoire, et la marquise Guy de Ruy - une vieille mécontente, aux yeux bleus, froids et affilés, mais moins froids que son coeur et moins affilés que son esprit, - convenait elle-même que, dans ce temps, où la question des femmes perd chaque jour de son importance, s'il y avait quelqu'un qui pût rappeler Don Juan, à coup sûr ce devait être lui! Malheureusement, c'était Don Juan au cinquième acte. Le prince de Ligne ne pouvait faire entrer dans sa spirituelle tête qu'Alcibiade eût jamais eu cinquante ans. Or, par ce côté-là encore, le comte de Ravila allait continuer toujours Alcibiade. Comme d'Orsay, ce dandy taillé dans le bronze de Michel-Ange, qui fut beau jusqu'à sa dernière heure, Ravila avait eu cette beauté particulière à la race Juan, - à cette mystérieuse race qui ne procède pas de père en fils, comme les autres, mais qui apparaÃt çà et là , à de certaines distances, dans les familles de l'humanité. C'était la vraie beauté, - la beauté insolente, joyeuse, impériale, juanesque enfin; le mot dit tout et dispense de la description; et - avait-il fait un pacte avec le diable? - il l'avait toujours... Seulement, Dieu retrouvait son compte; les griffes de tigre de la vie commençaient à lui rayer ce front divin, couronné des roses de tant de lèvres, et sur ses larges tempes impies apparaissaient les premiers cheveux blancs qui annoncent l'invasion prochaine des Barbares et la fin de l'Empire... Il les portait, du reste, avec l'impassibilité de l'orgueil surexcité par la puissance; mais les femmes qui l'avaient aimé les regardaient parfois avec mélancolie. Qui sait? elles regardaient peut-être l'heure qu'il était pour elles à ce front? Hélas, pour elles comme pour lui, c'était l'heure du terrible souper avec le froid Commandeur de marbre blanc, après lequel il n'y a plus que l'enfer, - l'enfer de la vieillesse, en attendant l'autre! Et voilà pourquoi peut-être, avant de partager avec lui ce souper amer et suprême, elles pensèrent à lui offrir le leur et qu'elles en firent un chef-d'oeuvre. Oui, un chef-d'oeuvre de goût, de délicatesse, de luxe patricien, de recherche, de jolies idées; le plus charmant, le plus délicieux, le plus friand, le plus capiteux, et surtout le plus original des soupers. Original! pensez donc! C'est ordinairement la joie, la soif de s'amuser qui donne à souper; mais ici, c'était le souvenir, c'était le regret, c'était presque le désespoir, mais le désespoir en toilette, caché sous des sourires ou sous des rires, et qui voulait encore cette fête ou cette folie dernière, encore cette escapade vers la jeunesse revenue pour une heure, encore cette griserie pour qu'il en fût fait à jamais!... Les Amphitryonnes de cet incroyable souper, si peu dans les moeurs trembleuses de la société à laquelle elles appartenaient, durent y éprouver quelque chose de ce que Sardanapale ressentit sur son bûcher, quand il y entassa, pour périr avec lui, ses femmes, ses esclaves, ses chevaux, ses bijoux, toutes les opulences de sa vie. Elles, aussi, entassèrent à ce souper brûlant toutes les opulences de la leur. Elles y apportèrent tout ce qu'elles avaient de beauté, d'esprit, de ressources, de parure, de puissance, pour les verser, en une seule fois, en ce suprême flamboiement. L'homme devant lequel elles s'enveloppèrent et se drapèrent dans cette dernière flamme, était plus à leurs yeux qu'aux yeux de Sardanapale toute l'Asie. Elles furent coquettes pour lui comme jamais femmes ne le furent pour aucun homme, comme jamais femmes ne le furent pour un salon plein; et cette coquetterie, elles l'embrasèrent de cette jalousie qu'on cache dans le monde et qu'elles n'avaient point besoin de cacher, car elles savaient toutes que cet homme avait été à chacune d'elles, et la honte partagée n'en est plus... C'était, parmi elles toutes, à qui graverait le plus avant son épitaphe dans son coeur. Lui, il eut, ce soir-là , la volupté repue, souveraine, nonchalante, dégustatrice du confesseur de nonnes et du sultan. Assis comme un roi - comme le maÃtre - au milieu de la table, en face de la comtesse de Chiffrevas, dans ce boudoir fleur de pêcher ou de... péché on n'a jamais bien su l'orthographe de la couleur de ce boudoir, le comte de Ravila embrassait de ses yeux, bleu d'enfer, que tant de pauvres créatures avaient pris pour le bleu du ciel, ce cercle rayonnant de douze femmes, mises avec génie, et qui, à cette table, chargée de cristaux, de bougies allumées et de fleurs, étalaient, depuis le vermillon de la rose ouverte jusqu'à l'or adouci de la grappe ambrée, toutes les nuances de la maturité. Il n'y avait pas là de ces jeunesses vert tendre, de ces petites demoiselles qu'exécrait Byron, qui sentent la tartelette et qui, par la tournure, ne sont encore que des épluchettes, mais tous étés splendides et savoureux, plantureux automnes, épanouissements et plénitudes, seins éblouissants battant leur plein majestueux au bord découvert des corsages, et, sous les camées de l'épaule nue, des bras de tout galbe, mais surtout des bras puissants, de ces biceps de Sabines qui ont lutté avec les Romains, et qui seraient capables de s'entrelacer, pour l'arrêter, dans les rayons de la roue du char de la vie. J'ai parlé d'idées. Une des plus charmantes de ce souper avait été de le faire servir par des femmes de chambre, pour qu'il ne fût pas dit que rien eût dérangé l'harmonie d'une fête dont les femmes étaient les seules reines, puisqu'elles en faisaient les honneurs... Le seigneur Don Juan - branche de Ravila - put donc baigner ses fauves regards dans une mer de chairs lumineuses et vivantes comme Rubens en met dans ses grasses et robustes peintures, mais il put plonger aussi son orgueil dans l'éther plus ou moins limpide, plus ou moins troublé de tous ces coeurs. C'est qu'au fond, et malgré tout ce qui pourrait empêcher de le croire, c'est un rude spiritualiste que Don juan! Il l'est comme le démon lui-même, qui aime les âmes encore plus que les corps, et qui fait même cette traite-là de préférence à l'autre, le négrier infernal! Spirituelles, nobles, du ton le plus faubourg Saint-Germain, mais ce soir-là hardies comme des pages de la maison du Roi quand il y avait une maison du Roi et des pages, elles furent d'un étincellement d'esprit, d'un mouvement, d'une verve et d'un brio incomparables. Elles s'y sentirent supérieures à tout ce qu'elles avaient été dans leurs plus beaux soirs. Elles y jouirent d'une puissance inconnue qui se dégageait du fond d'elles-mêmes, et dont jusque-là elles ne s'étaient jamais doutées. Le bonheur de cette découverte, la sensation des forces triplées de la vie; de plus, les influences physiques, si décisives sur les êtres nerveux, l'éclat des lumières, l'odeur pénétrante de toutes ces fleurs qui se pâmaient dans l'atmosphère chauffée par ces beaux corps aux effluves trop forts pour elles, l'aiguillon des vins provocants, l'idée de ce souper qui avait justement le mérite piquant du péché que la Napolitaine demandait à son sorbet pour le trouver exquis, la pensée enivrante de la complicité dans ce petit crime d'un souper risqué, oui! mais qui ne versa pas vulgairement dans le souper régence; qui resta un souper faubourg Saint-Germain et XIXe siècle, et où de tous ces adorables corsages, doublés de coeurs qui avaient vu le feu et qui aimaient à l'agacer encore, pas une épingle ne tomba; - toutes ces choses enfin, agissant à la fois, tendirent la harpe mystérieuse que toutes ces merveilleuses organisations portaient en elles, aussi fort qu'elle pouvait être tendue sans se briser, et elles arrivèrent à des octaves sublimes, à d'inexprimables diapasons... Ce dut être curieux, n'est-ce pas? Cette page inouïe de ses Mémoires, Ravila l'écrira-t-il un jour?... C'est une question mais lui seul peut l'écrire... Comme je le dis à la marquise Guy de Ruy, je n'étais pas à ce souper, et si j'en vais rapporter quelques détails et l'histoire par laquelle il finit, c'est que je les tiens de Ravila lui-même, qui, fidèle à l'indiscrétion traditionnelle et caractéristique de la race Juan, prit la peine, un soir de me les raconter. III Il était donc tard, - c'est-à -dire tôt! Le matin venait. Contre le plafond et à une certaine place des rideaux de soie rose du boudoir, hermétiquement fermés, on voyait poindre et rondir une goutte d'opale, comme un oeil grandissant, l'oeil du jour curieux qui aurait regardé par là ce qu'on faisait dans ce boudoir enflammé. L'alanguissement commençait à prendre les chevalières de cette Table-Ronde, ces soupeuses, si animées il n'y avait qu'un moment. On connaÃt ce moment-là de tous les soupers où la fatigue de l'émotion et de la nuit passée semble se projeter sur tout, sur les coiffures qui s'affaissent, les joues vermillonnées ou pâlies qui brûlent, les regards lassés dans les yeux cernés qui s'alourdissent, et même jusque sur les lumières élargies et rampantes des mille bougies des candélabres, ces bouquets de feu aux tiges sculptées de bronze et d'or. La conversation générale, longtemps faite d'entrain, partie de volant où chacun avait allongé son coup de raquette, s'était fragmentée, émiettée, et rien de distinct ne s'entendait plus dans le bruit harmonieux de toutes ces voix, aux timbres aristocratiques, qui se mêlaient et babillaient comme les oiseaux, à l'aube, sur la lisière d'un bois... quand l'une d'elles, - une voix de tête, celle-là ! - impérieuse et presque impertinente, comme doit l'être une voix de duchesse, dit tout à coup, par-dessus toutes les autres, au comte de Ravila, ces paroles qui étaient sans doute la suite et la conclusion d'une conversation, à voix basse, entre eux deux, que personne de ces femmes, qui causaient, chacune avec sa voisine, n'avait entendue - Vous qui passez pour le Don Juan de ce temps-ci, vous devriez nous raconter l'histoire de la conquête qui a le plus flatté votre orgueil d'homme aimé et que vous jugez, à cette lueur du moment présent, le plus bel amour de votre vie?... Et la question, autant que la voix qui parlait, coupa nettement dans le bruit toutes ces conversations éparpillées et fit subitement le silence. C'était la voix de la duchesse de ***. - Je ne lèverai pas son masque d'astérisques; mais peut-être la reconnaÃtrez-vous, quand je vous aurai dit que c'est la blonde la plus pâle de teint et de cheveux, et les yeux les plus noirs sous ses longs sourcils d'ambre, de tout le faubourg Saint-Germain. - Elle était assise, comme un juste à la droite de Dieu, à la droite du comte de Ravila, le dieu de cette fête, qui ne réduisait pas alors ses ennemis à lui servir de marche-pied; mince et idéale comme une arabesque et comme une fée, dans sa robe de velours vert aux reflets d'argent, dont la longue traÃne se tordait autour de sa chaise, et figurait assez bien la queue de serpent par laquelle se terminait la croupe charmante de Mélusine. - C'est là une idée! - fit la comtesse de Chiffrevas, comme pour appuyer, en sa qualité de maÃtresse de maison, le désir et la motion de la duchesse, - oui, l'amour de tous les amours, inspirés ou sentis, que vous voudriez le plus recommencer, si c'était possible. - Oh! je voudrais les recommencer tous! - fit Ravila avec cet inassouvissement d'Empereur romain qu'ont parfois ces blasés immenses. Et il leva son verre de champagne, qui n'était pas la coupe bête et païenne par laquelle on l'a remplacé, mais le verre élancé et svelte de nos ancêtres, qui est le vrai verre de champagne, - celui-là qu'on appelle une flûte, peut-être à cause des célestes, mélodies qu'il nous verse souvent au coeur. - Puis il étreignit d'un regard circulaire toutes ces femmes qui formaient autour de la table une si magnifique ceinture. - Et cependant, - ajouta-t-il en replaçant son verre devant lui avec une mélancolie étonnante pour un tel Nabuchodonosor qui n'avait encore mangé d'herbe que les salades à l'estragon du café Anglais, - et cependant c'est la vérité, qu'il y en a un entre tous les sentiments de la vie, qui rayonne toujours dans le souvenir plus fort que les autres, à mesure que la vie s'avance, et pour lequel on les donnerait tous! - Le diamant de l'écrin, - dit la comtesse de Chiffrevas songeuse, qui regardait peut-être dans les facettes du sien. - ... Et de la légende de mon pays, - reprit à son tour la princesse Jable... qui est du pied des monts Ourals, - ce fameux et fabuleux diamant, rose d'abord, qui devient noir ensuite, mais qui reste diamant, plus brillant encore noir que rose... - Elle dit cela avec le charme étrange qui est en elle, cette Bohémienne! car c'est une Bohémienne, épousée par amour par le plus beau prince de l'émigration polonaise, et qui a l'air aussi princesse que si elle était née sous les courtines des Jagellons. Alors, ce fut une explosion! "Oui, - firent-elles toutes. - Dites-nous cela, comte!" ajoutèrent-elles passionnément, suppliantes déjà , avec les frémissements de la curiosité jusque dans les frisons de leurs cous, par derrière; se tassant, épaule contre épaule; les unes la joue dans la main, le coude sur la table; les autres, renversées au dossier des chaises, l'éventail déplié sur la bouche; le fusillant toutes de leurs yeux émerillonnés et inquisiteurs. - Si vous le voulez absolument..., - dit le comte, avec la nonchalance d'un homme qui sait que l'attente exaspère le désir. - Absolument! dit la duchesse en regardant comme un despote turc aurait regardé le fil de son sabre - le fil d'or de son couteau de dessert. - Ecoutez donc, - acheva-t-il, toujours nonchalant. Elles se fondaient d'attention, en le regardant. Elles le buvaient et le mangeaient des yeux. Toute histoire d'amour intéresse les femmes; mais qui sait? peut-être le charme de celle-ci était-il, pour chacune d'elles, la pensée que l'histoire qu'il allait raconter pouvait être la sienne... Elles le savaient trop gentilhomme et de trop grand monde pour n'être pas sûres qu'il sauverait les noms et qu'il épaissirait, quand il le faudrait, les détails par trop transparents; et cette idée, cette certitude leur faisait d'autant plus désirer l'histoire. Elles en avaient mieux que le désir; elles en avaient l'espérance. Leur vanité se trouvait des rivales dans ce souvenir évoqué comme le plus beau souvenir de la vie d'un homme, qui devait en avoir de si beaux et de si nombreux! Le vieux sultan allait jeter une fois de plus le mouchoir... que nulle main ne ramasserait, mais que celle à qui il serait jeté sentirait tomber silencieusement dans son coeur... Or voici, avec ce qu'elles croyaient, le petit tonnerre inattendu qu'il fit passer sur tous ces fronts écoutants IV "J'ai ouï dire souvent à des moralistes, grands expérimentateurs de la vie, - dit le comte de Ravila, - que le plus fort de tous nos amours n'est ni le premier, ni le dernier, comme beaucoup le croient; c'est le second. Mais en fait d'amour, tout est vrai et tout est faux, et, du reste, cela n'aura pas été pour moi... Ce que vous me demandez, Mesdames, et ce que j'ai, ce soir, à vous raconter, remonte au plus bel instant de ma jeunesse. Je n'étais plus précisément ce qu'on appelle un jeune homme, mais j'étais un homme jeune, et, comme disait un vieil oncle à moi, chevalier de Malte, pour désigner cette époque de la vie, "j'avais fini mes caravanes". En pleine force donc, je me trouvais en pleine relation aussi, comme on dit si joliment en Italie, avec une femme que vous connaissez toutes et que vous avez toutes admirée..." Ici le regard que se jetèrent en même temps, chacune à toutes les autres, ce groupe de femmes qui aspiraient les paroles de ce vieux serpent, fut quelque chose qu'il faut avoir vu, car c'est inexprimable. "Cette femme était bien, - continua Ravila, - tout ce que vous pouvez imaginer de plus distingué, dans tous les sens que l'on peut donner à ce mot. Elle était jeune, riche, d'un nom superbe, belle, spirituelle, d'une large intelligence d'artiste, et naturelle avec cela, comme on l'est dans votre monde, quand on l'est... D'ailleurs, n'ayant, dans ce monde-là , d'autre prétention que celle de me plaire et de se dévouer; que de me paraÃtre la plus tendre des maÃtresses et la meilleure des amies. Je n'étais pas, je crois, le premier homme qu'elle eût aimé... Elle avait déjà aimé une fois, et ce n'était pas son mari; mais ç'avait été vertueusement, platoniquement, utopiquement, de cet amour qui exerce le coeur plus qu'il ne le remplit; qui en prépare les forces pour un autre amour qui doit toujours bientôt le suivre; de cet amour d'essai, enfin, qui ressemble à la messe blanche que disent les jeunes prêtres pour s'exercer à dire, sans se tromper, la vraie messe, la messe consacrée... Lorsque j'arrivai dans sa vie, elle n'en était encore qu'à la messe blanche. C'est moi qui fus la véritable messe, et elle la dit alors avec toutes les cérémonies de la chose et somptueusement, comme un cardinal." A ce mot-là , le plus joli rond de sourires tourna sur ces douze délicieuses bouches attentives, comme une ondulation circulaire sur la surface limpide d'un lac... Ce fut rapide, mais ravissant! "C'était vraiment un être à part! - reprit le comte. - J'ai vu rarement plus de bonté vraie, plus de pitié, plus de sentiments excellents, jusque dans la passion qui, comme vous le savez, n'est pas toujours bonne. Je n'ai jamais vu moins de manège, moins de pruderie et de coquetterie, ces deux choses si souvent emmêlées dans les femmes, comme un écheveau dans lequel la griffe du chat aurait passé... Il n'y avait point de chat en celle-ci... Elle était ce que ces diables de faiseurs de livres, qui nous empoisonnent de leurs manières de parler, appelleraient une nature primitive, parée par la civilisation; mais elle n'en avait que les luxes charmants, et pas une seule de ces petites corruptions qui nous paraissent encore plus charmantes que ces luxes..." - Etait-elle brune? - interrompit tout à coup et à brûle-pourpoint la duchesse, impatientée de toute cette métaphysique. - Ah! vous n'y voyez pas assez clair! - dit Ravila finement. - Oui, elle était brune, brune de cheveux jusqu'au noir le plus jais, le plus miroir d'ébène que j'aie jamais vu reluire sur la voluptueuse convexité lustrée d'une tête de femme, mais elle était blonde de teint, - et c'est au teint et non aux cheveux qu'il faut juger si on est brune ou blonde, - ajouta le grand observateur, qui n'avait pas étudié les femmes seulement pour en faire des portraits. - C'était une blonde aux cheveux noirs... Toutes les têtes blondes de cette table, qui ne l'étaient, elles, que de cheveux, firent un mouvement imperceptible. Il était évident que pour elles l'intérêt de l'histoire diminuait déjà . "Elle avait les cheveux de la Nuit, - reprit Ravila, - mais sur le visage de l'Aurore, car son visage resplendissait de cette fraÃcheur incarnadine, éblouissante et rare, qui avait résisté à tout dans cette vie nocturne de Paris dont elle vivait depuis des années, et qui brûle tant de roses à la flamme de ses candélabres. Il semblait que les siennes s'y fussent seulement embrasées, tant sur ses joues et sur ses lèvres le carmin en était presque lumineux! Leur double éclat s'accordait bien, du reste, avec le rubis qu'elle portait habituellement sur le front, car, dans ce temps-là , on se coiffait en ferronnière, ce qui faisait dans son visage, avec ses deux yeux incendiaires dont la flamme empêchait de voir la couleur, comme un triangle de trois rubis! Elancée, mais robuste, majestueuse même, taillée pour être la femme d'un colonel de cuirassiers, - son mari n'était alors chef d'escadron que dans la cavalerie légère, - elle avait, toute grande dame qu'elle fût, la santé d'une paysanne qui boit du soleil par la peau, et elle avait aussi l'ardeur de ce soleil bu, autant dans l'âme que dans les veines, - oui, présente et toujours prête... Mais voici où l'étrange commençait! Cet être puissant et ingénu, cette nature purpurine et pure comme le sang qui arrosait ses belles joues et rosait ses bras, était... le croirez-vous? maladroite aux caresses..." Ici quelques yeux se baissèrent, mais se relevèrent, malicieux... "Maladroite aux caresses comme elle était imprudente dans la vie, - continua Ravila, qui ne pesa pas plus que cela sur le renseignement. - Il fallait que l'homme qu'elle aimait lui enseignât incessamment deux choses qu'elle n'a jamais apprises, du reste... à ne pas se perdre vis-à -vis d'un monde toujours armé et toujours implacable, et à pratiquer dans l'intimité le grand art de l'amour, qui empêche l'amour de mourir. Elle avait cependant l'amour; mais l'art de l'amour lui manquait... C'était le contraire de tant de femmes qui n'en ont que l'art! Or, pour comprendre et appliquer la politique du Prince, il faut être déjà Borgia. Borgia précède Machiavel. L'un est poète; l'autre, le critique. Elle n'était nullement Borgia. C'était une honnête femme amoureuse, naïve, malgré sa colossale beauté, comme la petite fille du dessus de porte, qui, ayant soif, veut prendre dans sa main de l'eau de la fontaine, et qui, haletante, laisse tout tomber à travers ses doigts, et reste confuse... C'était presque joli, du reste, que le contraste de cette confusion et de cette gaucherie avec cette grande femme passionnée, qui, à la voir dans le monde, eût trompé tant d'observateurs, - qui avait tout de l'amour, même le bonheur, mais qui n'avait pas la puissance de le rendre comme on le lui donnait. Seulement je n'étais pas alors assez contemplateur pour me contenter de ce joli d'artiste, et c'est même la raison qui, à certains jours, la rendait inquiète, jalouse et violente, - tout ce qu'on est quand on aime, et elle aimait! - Mais, jalousie, inquiétude, violence, tout cela mourait dans l'inépuisable bonté de son coeur, au premier mal qu'elle voulait ou qu'elle croyait faire, maladroite à la blessure comme à la caresse! Lionne, d'une espèce inconnue, qui s'imaginait avoir des griffes, et qui, quand elle voulait les allonger, n'en trouvait jamais dans ses magnifiques pattes de velours. C'est avec du velours qu'elle égratignait! - Où va-t-il en venir? - dit la comtesse de Chiffrevas à sa voisine, - car, vraiment, ce ne peut pas être là le plus bel amour de Don Juan! Toutes ces compliquées ne pouvaient croire à cette simplicité! "Nous vivions donc, - dit Ravila, - dans une intimité qui avait parfois des orages, mais qui n'avait pas de déchirements, et cette intimité n'était, dans cette ville de province qu'on appelle Paris, un mystère pour personne... La marquise... elle était marquise..." Il y en avait trois à cette table, et brunes de cheveux aussi. Mais elles ne cillèrent pas. Elles savaient trop que ce n'était pas d'elles qu'il parlait... Le seul velours qu'elles eussent, à toutes les trois, était sur la lèvre supérieure de l'une d'elles, - lèvre voluptueusement estompée, qui, pour le moment, je vous jure, exprimait pas mal de dédain. "... Et marquise trois fois, comme les pachas peuvent être pachas à trois queues! continua Ravila, à qui la verve venait. La marquise était de ces femmes qui ne savent rien cacher et qui, quand elles le voudraient, ne le pourraient pas. Sa fille même, une enfant de treize ans, malgré son innocence, ne s'apercevait que trop du sentiment que sa mère avait pour moi. Je ne sais quel poète a demandé ce que pensent de nous les filles dont nous avons aimé les mères. Question profonde! que je me suis souvent faite quand je surprenais le regard d'espion, noir et menaçant, embusqué sur moi, du fond des grands yeux sombres de cette fillette. Cette enfant, d'une réserve farouche, qui le plus souvent quittait le salon quand je venais et qui se mettait le plus loin possible de moi quand elle était obligée d'y rester, avait pour ma personne une horreur presque convulsive... qu'elle cherchait à cacher en elle, mais qui, plus forte qu'elle, la trahissait... Cela se révélait dans d'imperceptibles détails, mais dont pas un ne m'échappait. La marquise, qui n'était pourtant pas une observatrice, me disait sans cesse "Il faut prendre garde, mon ami. Je crois ma fille jalouse de vous..." "J'y prenais garde beaucoup plus qu'elle. Cette petite aurait été le diable en personne, je l'aurais bien défiée de lire dans mon jeu... Mais le jeu de sa mère était transparent. Tout se voyait dans le miroir pourpre de ce visage, si souvent troublé! A l'espèce de haine de la fille, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'elle avait surpris le secret de sa mère à quelque émotion exprimée, dans quelque regard trop noyé, involontairement, de tendresse. C'était, si vous voulez le savoir, une enfant chétive, parfaitement indigne du moule splendide d'où elle était sortie, laide, même de l'aveu de sa mère, qui ne l'en aimait que davantage; une petite topaze brûlée... que vous dirai-je? une espèce de maquette en bronze, mais avec des yeux noirs... Une magie! Et qui, depuis..." Il s'arrêta après cet éclair... comme s'il avait voulu l'éteindre et qu'il en eût trop dit... L'intérêt était revenu général, perceptible, tendu, à toutes les physionomies, et la comtesse avait dit même entre ses belles dents le mot de l'impatience éclairée "Enfin!" V "Dans les commencements de ma liaison avec sa mère, - reprit le comte de Ravila, - j'avais eu avec cette petite fille toutes les familiarités caressantes qu'on a avec tous les enfants... Je lui apportais des sacs de dragées. Je l'appelais "petite masque", et très souvent, en causant avec sa mère, je m'amusais à lui lisser son bandeau sur la tempe, - un bandeau de cheveux malades, noirs, avec des reflets d'amadou, - mais "la petite masque", dont la grande bouche avait un joli sourire pour tout le monde, recueillait, repliait son sourire pour moi, fronçait âprement ses sourcils, et, à force de se crisper, devenait d'une "petite masque" un vrai masque ridé de cariatide humiliée, qui semblait, quand ma main passait sur son front, porter le poids d'un entablement sous ma main. Aussi bien, en voyant cette maussaderie toujours retrouvée à la même place et qui semblait une hostilité, j'avais fini par laisser là cette sensitive, couleur de souci, qui se rétractait si violemment au contact de la moindre caresse... et je ne lui parlais même plus! "Elle sent bien que vous la volez, - me disait la marquise. - Son instinct lui dit que vous lui prenez une portion de l'amour de sa mère." Et quelquefois, elle ajoutait dans sa droiture "C'est ma conscience que cette enfant, et mon remords, sa jalousie." Un jour, ayant voulu l'interroger sur cet éloignement profond qu'elle avait pour moi, la marquise n'en avait obtenu que ces réponses brisées, têtues, stupides, qu'il faut tirer, avec un tire-bouchon d'interrogations répétées, de tous les enfants qui ne veulent rien dire... "Je n'ai rien... je ne sais pas", et voyant la dureté de ce petit bronze, elle avait cessé de lui faire des questions, et, de lassitude, elle s'était détournée... J'ai oublié de vous dire que cette enfant bizarre était très dévote, d'une dévotion sombre, espagnole, moyen âge, superstitieuse. Elle tordait autour de son maigre corps toutes sortes de scapulaires et se plaquait sur sa poitrine, unie comme le dos de la main, et autour de son cou bistré, des tas de croix, de bonnes Vierges et de Saint-Esprits! "Vous êtes malheureusement un impie, - me disait la marquise. - Un jour, en causant, vous l'aurez peut-être scandalisée. Faites attention à tout ce que vous dites devant elle, je vous en supplie. N'aggravez pas mes torts aux yeux de cet enfant envers qui je me sens déjà si coupable!" Puis, comme la conduite de cette petite ne changeait point, ne se modifiait point "Vous finirez par la haïr, - ajoutait la marquise inquiète, - et je ne pourrai pas vous en vouloir." Mais elle se trompait je n'étais qu'indifférent pour cette maussade fillette, quand elle ne m'impatientait pas. J'avais mis entre nous la politesse qu'on a entre grandes personnes, et entre grandes personnes qui ne s'aiment point. Je la traitais avec cérémonie, l'appelant gros comme le bras "Mademoiselle", et elle me renvoyait un "Monsieur" glacial. Elle ne voulait rien faire devant moi qui pût la mettre, je ne dis pas en valeur, mais seulement en dehors d'elle-même... Jamais sa mère ne put la décider à me montrer un de ses dessins, ni à jouer devant moi un air de piano. Quand je l'y surprenais, étudiant avec beaucoup d'ardeur et d'attention, elle s'arrêtait court, se levait du tabouret et ne jouait plus... Une seule fois, sa mère l'exigeant il y avait du monde, elle se plaça devant l'instrument ouvert avec un de ces airs victime qui, je vous assure, n'avait rien de doux, et elle commença je ne sais quelle partition avec des doigts abominablement contrariés. J'étais debout à la cheminée, et je la regardais obliquement. Elle avait le dos tourné de mon côté, et il n'y avait pas de glace devant elle dans laquelle elle pût voir que je la regardais... Tout à coup son dos elle se tenait habituellement mal, et sa mère lui disait souvent "Si tu te tiens toujours ainsi, tu finiras par te donner une maladie de poitrine", tout à coup son dos se redressa, comme si je lui avais cassé l'épine dorsale avec mon regard comme avec une balle; et abattant violemment le couvercle du piano, qui fit un bruit effroyable, en tombant, elle se sauva du salon... On alla la chercher; mais ce soir-là , on ne put jamais l'y faire revenir. Eh bien, il paraÃt que les hommes les plus fats ne le sont jamais assez, car la conduite de cette ténébreuse enfant, qui m'intéressait si peu, ne me donna rien à penser sur le sentiment qu'elle avait pour moi. Sa mère, non plus. Sa mère, qui était jalouse de toutes les femmes de son salon, ne fut pas plus jalouse que je n'étais fat avec cette petite fille, qui finit par se révéler dans un de ces faits que la marquise, l'expansion même dans l'intimité, pâle encore de la terreur qu'elle avait ressentie, et riant aux éclats de l'avoir éprouvée, eut l'imprudence de me raconter." Il avait souligné, par inflexion, le mot d'imprudence comme eût fait le plus habile acteur et en homme qui savait que tout l'intérêt de son histoire ne tenait plus qu'au fil de ce mot-là ! Mais cela suffisait apparemment, car ces douze beaux visages de femmes s'étaient renflammés d'un sentiment aussi intense que les visages des Chérubins devant le trône de Dieu. Est-ce que le sentiment de la curiosité chez les femmes n'est pas aussi intense que le sentiment de l'adoration chez les Anges?... Lui, les regarda tous, ces visages de Chérubins qui ne finissaient pas aux épaules, et les trouvant à point, sans doute, pour ce qu'il avait à leur dire, il reprit vite et ne s'arrêta plus "Oui, elle riait aux éclats, la marquise, rien que d'y penser! - me dit-elle à quelque temps de là , lorsqu'elle me rapporta la chose; mais elle n'avait pas toujours ri! - "Figurez-vous, - me conta-t-elle je tâcherai de me rappeler ses propres paroles, - que j'étais assise là où nous sommes maintenant." - C'était sur une de ces causeuses qu'on appelait des dos-à -dos, le meuble le mieux inventé pour se bouder et se raccommoder sans changer de place. - Mais vous n'étiez pas où vous voilà , heureusement! quand on m'annonça... devinez qui?... vous ne le devineriez jamais... M. le curé de Saint-Germain-des-Prés. Le connaissez-vous?... Non! Vous n'allez jamais à la messe, ce qui est très mal... Comment pourriez-vous donc connaÃtre ce pauvre vieux curé qui est un saint, et qui ne met le pied chez aucune femme de sa paroisse, sinon quand il s'agit d'une quête pour ses pauvres ou pour son église? Je crus tout d'abord que c'était pour cela qu'il venait. Il avait dans le temps fait faire sa première communion à ma fille, et elle, qui communiait souvent, l'avait gardé pour confesseur. Pour cette raison, bien des fois, depuis ce temps-là , je l'avais invité à dÃner, mais en vain. Quand il entra, il était extrêmement troublé, et je vis sur ses traits, d'ordinaire si placides, un embarras si peu dissimulé et si grand, qu'il me fut impossible de le mettre sur le compte de la timidité toute seule, et que je ne pus m'empêcher de lui dire pour première parole Eh! mon Dieu! qu'y a-t-il; monsieur le curé? - Il y a, - me dit-il, - Madame, que vous voyez l'homme le plus embarrassé qu'il y ait au monde. Voilà plus de cinquante ans que je suis dans le saint ministère, et je n'ai jamais été chargé d'une commission plus délicate et que je comprisse moins que celle que j'ai à vous faire..." - "Et il s'assit, me demanda de faire fermer ma porte tout le temps de notre entretien. Vous sentez bien que toutes ces solennités m'effrayaient un peu... Il s'en aperçut. - Ne vous effrayez pas à ce point, Madame, - reprit-il; - vous avez besoin de tout votre sang-froid pour m'écouter et pour me faire comprendre, à moi, la chose inouïe dont il s'agit, et qu'en vérité je ne puis admettre... Mademoiselle votre fille, de la part de qui je viens, est, vous le savez comme moi, un ange de pureté et de piété. Je connais son âme. Je la tiens dans mes mains depuis son âge de sept ans, et je suis persuadé qu'elle se trompe... à force d'innocence peut-être... Mais, ce matin, elle est venue me déclarer en confession qu'elle était, vous ne le croirez pas, Madame, ni moi non plus, mais il faut bien dire le mot... enceinte!" - "Je poussai un cri... - J'en ai poussé un comme vous dans mon confessionnal, ce matin, reprit le curé, à cette déclaration faite par elle avec toutes les marques du désespoir le plus sincère et le plus affreux! Je sais à fond cette enfant. Elle ignore tout de la vie et du péché... C'est certainement de toutes les jeunes filles que je confesse celle dont je répondrais le plus devant Dieu. Voilà tout ce que je puis vous dire! Nous sommes, nous autres prêtres, les chirurgiens des âmes, et il nous faut les accoucher des hontes qu'elles dissimulent, avec des mains qui ne les blessent ni ne les tachent. Je l'ai donc, avec toutes les précautions possibles, interrogée, questionnée, pressée de questions, cette enfant au désespoir, mais qui, une fois la chose dite, la faute avouée, qu'elle appelle un crime et sa damnation éternelle, car elle se croit damnée, la pauvre fille! ne m'a plus répondu et s'est obstinément renfermée dans un silence qu'elle n'a rompu que pour me supplier de venir vous trouver, Madame, et de vous apprendre son crime, - car il faut bien que maman le sache, - a-t-elle dit, - et jamais je n'aurai la force de le lui avouer!" - "J'écoutais le curé de Saint-Germain-des-Prés. Vous vous doutez bien avec quel mélange de stupéfaction et d'anxiété! Comme lui et encore plus que lui, je croyais être sûre de l'innocence de ma fille; mais les innocents tombent souvent, même par innocence... Et ce qu'elle avait dit à son confesseur n'était pas impossible... Je n'y croyais pas... Je ne voulais pas y croire; mais cependant ce n'était pas impossible!... Elle n'avait que treize ans, mais elle était une femme, et cette précocité même m'avait effrayée... Une fièvre, un transport de curiosité me saisit. Je veux et je vais tout savoir! - dis-je à ce bonhomme de prêtre, ahuri devant moi et qui, en m'écoutant, débordait d'embarras son chapeau. - Laissez-moi, monsieur le curé. Elle ne parlerait pas devant vous. Mais je suis sûre qu'elle me dira tout... que je lui arracherai tout, et que nous comprendrons alors ce qui est maintenant incompréhensible!" - "Et le prêtre s'en alla là -dessus, - et dès qu'il fut parti, je montai chez ma fille, n'ayant pas la patience de la faire demander et de l'attendre. Je la trouvai devant le crucifix de son lit, pas agenouillée, mais prosternée, pâle comme une morte, les yeux secs, mais très rouges, comme des yeux qui ont beaucoup pleuré. Je la pris dans mes bras, l'assis près de moi, puis sur mes genoux, et je lui dis que je ne pouvais pas croire ce que venait de m'apprendre son confesseur. Mais elle m'interrompit pour m'assurer avec des navrements de voix et de physionomie que c'était vrai, ce qu'il avait dit, et c'est alors que, de plus en plus inquiète et étonnée, je lui demandai le nom de celui qui... Je n'achevai pas... Ah! ce fut le moment terrible! Elle se cacha la tête et le visage sur mon épaule... mais je voyais le ton de feu de son cou, par derrière, et je la sentais frissonner. Le silence qu'elle avait opposé à son confesseur, elle me l'opposa. C'était un mur. - Il faut que ce soit quelqu'un bien au-dessous de toi, puisque tu as tant de honte?..." - lui dis-je, pour la faire parler en la révoltant, car je la savais orgueilleuse. Mais c'était toujours le même silence, le même engloutissement de sa tête sur mon épaule. Cela dura un temps qui me parut infini, quand tout à coup elle me dit sans se soulever "Jure-moi que tu me pardonneras, maman." Je lui jurai tout ce qu'elle voulut, au risque d'être cent fois parjure, je m'en souciais bien! Je m'impatientais. Je bouillais... Il me semblait que mon front allait éclater et laisser échapper ma cervelle... "- Eh bien! c'est M. de Ravila", fit-elle d'une voix basse; et elle resta comme elle était dans mes bras. "Ah! l'effet de ce nom, Amédée! Je recevais d'un seul coup, en plein coeur, la punition de la grande faute de ma vie! Vous êtes, en fait de femmes, un homme si terrible, vous m'avez fait craindre de telles rivalités, que l'horrible "pourquoi pas?" dit à propos de l'homme qu'on aime et dont on doute, se leva en moi... Ce que j'éprouvais, j'eus la force de le cacher à cette cruelle enfant, qui avait peut-être deviné l'amour de sa mère. - M. de Ravila! - fis-je, avec une voix qui me semblait dire tout, - mais tu ne lui parles jamais?" - Tu le fuis, - j'allais ajouter, car la colère commençait; je la sentais venir... Vous êtes donc bien faux tous les deux? - Mais je réprimai cela... Ne fallait-il pas que je susse les détails, un par un, de cette horrible séduction?... Et je les lui demandai avec une douceur dont je crus mourir, quand elle m'ôta de cet étau, de ce supplice, en me disant naïvement "- Mère, c'était un soir. Il était dans le grand fauteuil qui est au coin de la cheminée, en face de la causeuse. Il y resta longtemps, puis il se leva, et moi j'eus le malheur d'aller m'asseoir après lui dans ce fauteuil qu'il avait quitté. Oh! maman! ... c'est comme si j'étais tombée dans du feu. je voulais me lever, je ne pus pas... le coeur me manqua! et je sentis... tiens! là , maman... que ce que j'avais... c'était un enfant!..." La marquise avait ri, dit Ravila, quand elle lui avait raconté cette histoire; mais aucune des douze femmes qui étaient autour de cette table ne songea à rire, - ni Ravila non plus. - Et voilà , Mesdames, croyez-le, si vous voulez, - ajouta-t-il en forme de conclusion, - le plus bel amour que j'aie inspiré de ma vie! Et il se tut, elles aussi. Elles étaient pensives... L'avaient-elles compris? Lorsque joseph était esclave chez Mme Putiphar, il était si beau, dit le Koran, que, de rêverie, les femmes qu'il servait à table se coupaient les doigts avec leurs couteaux, en le regardant. Mais nous ne sommes plus au temps de Joseph, et les préoccupations qu'on a au dessert sont moins fortes. - Quelle grande bête, avec tout son esprit, que votre marquise, pour vous avoir dit pareille chose! - fit la duchesse, qui se permit d'être cynique, mais qui ne se coupa rien du tout avec le couteau d'or qu'elle tenait toujours à la main. La comtesse de Chiffrevas regardait attentivement dans le fond d'un verre de vin du Rhin, en cristal émeraude, mystérieux comme sa pensée. - Et la petite masque? - demanda-t-elle. - Oh, elle était morte, bien jeune et mariée en province, quand sa mère me raconta cette histoire, répondit Ravila. - Sans cela!... fit la duchesse songeuse. Le bonheur dans le crime Dans ce temps délicieux, quand on raconte une histoire vraie, c'est à croire que le Diable a dicté. J'étais un des matins de l'automne dernier à me promener au jardin des Plantes, en compagnie du docteur Torty, certainement une de mes plus vieilles connaissances. Lorsque je n'étais qu'un enfant, le docteur Torty exerçait la médecine dans la ville de V...; mais après environ trente ans de cet agréable exercice, et ses malades étant morts, - ses fermiers comme il les appelait, lesquels lui avaient rapporté plus que bien des fermiers ne rapportent à leurs maÃtres, sur les meilleures terres de Normandie, - il n'en avait pas repris d'autres; et déjà sur l'âge et fou d'indépendance, comme un animal qui a toujours marché sur son bridon et qui finit par le casser, il était venu s'engloutir dans Paris, - là même, dans le voisinage du Jardin des Plantes, rue Cuvier, je crois, - ne faisant plus la médecine que pour son plaisir personnel, qui, d'ailleurs, était grand à en faire, car il était médecin dans le sang et jusqu'aux ongles, et fort médecin, et grand observateur, en plus, de bien d'autres cas que de cas simplement physiologiques et pathologiques... L'avez-vous quelquefois rencontré, le docteur Torty? C'était un de ces esprits hardis et vigoureux qui ne chaussent point de mitaines, par la très bonne et proverbiale raison que "chat ganté ne prend pas de souris", et qu'il en avait immensément pris, et qu'il en voulait toujours prendre, ce matois de fine et forte race; espèce d'homme qui me plaisait beaucoup à moi, et je crois bien je me connais! par les côtés surtout qui déplaisaient le plus aux autres. En effet, il déplaisait assez généralement quand on se portait bien, ce brusque original de docteur Torty; mais ceux à qui il déplaisait le plus, une fois malades, lui faisaient des salamalecs, comme les sauvages en faisaient au fusil de Robinson qui pouvait les tuer, non pour les mêmes raisons que les sauvages, mais spécialement pour les raisons contraires il pouvait les sauver! Sans cette considération prépondérante, le docteur n'aurait jamais gagné vingt mille livres de rente dans une petite ville aristocratique, dévote et bégueule, qui l'aurait parfaitement mis à la porte cochère de ses hôtels, si elle n'avait écouté que ses opinions et ses antipathies. Il s'en rendait compte, du reste, avec beaucoup de sang-froid, et il en plaisantait. "Il fallait, - disait-il railleusement pendant le bail de trente ans qu'il avait fait à V..., - qu'ils choisissent entre moi et l'Extrême-Onction, et, tout dévots qu'ils étaient, ils me prenaient encore de préférence aux Saintes Huiles." Comme vous voyez, il ne se gênait pas, le docteur. Il avait la plaisanterie légèrement sacrilège. Franc disciple de Cabanis en philosophie médicale, il était, comme son vieux camarade Chaussier, de l'école de ces médecins terribles par un matérialisme absolu, et comme Dubois - le premier des Dubois - par un cynisme qui descend toutes choses et tutoierait des duchesses et des dames d'honneur d'impératrice et les appellerait "mes petites mères", ni plus ni moins que des marchandes de poisson. Pour vous donner une simple idée du cynisme du docteur Torty, c'est lui qui me disait un soir, au cercle des Ganaches, en embrassant somptueusement d'un regard de propriétaire le quadrilatère éblouissant de la table ornée de cent vingt convives "C'est moi qui les fais tous!..." Moïse n'eût pas été plus fier, en montrant la baguette avec laquelle il changeait des rochers en fontaines. Que voulez-vous, Madame? Il n'avait pas la bosse du respect, et même il prétendait que là où elle est sur le crâne des autres hommes, il y avait un trou sur le sien. Vieux, ayant passé la soixante-dizaine, mais carré, robuste et noueux comme son nom, d'un visage sardonique et, sous sa perruque châtain clair, très lisse, très lustrée et à cheveux très courts, d'un oeil pénétrant, vierge de lunettes, vêtu presque toujours en habit gris ou de ce brun qu'on appela longtemps fumée de Moscou, il ne ressemblait ni de tenue ni d'allure à messieurs les médecins de Paris, corrects, cravatés de blanc, comme du suaire de leurs morts! C'était un autre homme. Il avait, avec ses gants de daim, ses bottes à forte semelle et à gros talons qu'il faisait retentir sous son pas très ferme, quelque chose d'alerte et de cavalier, et cavalier est bien le mot, car il était resté combien d'années sur trente!, le charivari boutonné sur la cuisse, et à cheval, dans des chemins à casser en deux des Centaures, - et on devinait bien tout cela à la manière dont il cambrait encore son large buste, vissé sur des reins qui n'avaient pas bougé, et qui se balançait sur de fortes jambes sans rhumatismes, arquées comme celles d'un ancien postillon. Le docteur Torty avait été une espèce de Bas-de-Cuir équestre, qui avait vécu dans les fondrières du Cotentin, comme le Bas-de-Cuir de Cooper dans les forêts de l'Amérique. Naturaliste qui se moquait, comme le héros de Cooper, des lois sociales, mais qui, comme l'homme de Fenimore, ne les avait pas remplacées par l'idée de Dieu, il était devenu un de ces impitoyables observateurs qui ne peuvent pas ne point être des misanthropes. C'est fatal. Aussi l'était-il. Seulement il avait eu le temps, pendant qu'il faisait boire la boue des mauvais chemins au ventre sanglé de son cheval, de se blaser sur les autres fanges de la vie. Ce n'était nullement un misanthrope à l'Alceste. Il ne s'indignait pas vertueusement. Il ne s'encolérait pas. Non! il méprisait l'homme aussi tranquillement qu'il prenait sa prise de tabac, et même il avait autant de plaisir à le mépriser qu'à la prendre. Tel exactement il était, ce docteur Torty, avec lequel je me promenais. Il faisait, ce jour-là , un de ces temps d'automne, gais et clairs, à arrêter les hirondelles qui vont partir. Midi sonnait à Notre-Dame, et son grave bourdon semblait verser, par-dessus la rivière verte et moirée aux piles des ponts, et jusque par-dessus nos têtes, tant l'air ébranlé était pur! de longs frémissements lumineux. Le feuillage roux des arbres du jardin s'était, par degrés, essuyé du brouillard bleu qui les noie en ces vaporeuses matinées d'octobre, et un joli soleil d'arrière-saison nous chauffait agréablement le dos, dans sa ouate d'or, au docteur et à moi, pendant que nous étions arrêtés, à regarder la fameuse panthère noire, qui est morte, l'hiver d'après, comme une jeune fille, de la poitrine. Il y avait çà et là , autour de nous, le public ordinaire du jardin des Plantes, ce public spécial de gens du peuple, de soldats et de bonnes d'enfants, qui aiment à badauder devant la grille des cages et qui s'amusent beaucoup à jeter des coquilles de noix et des pelures de marrons aux bêtes engourdies ou dormant derrière leurs barreaux. La panthère devant laquelle nous étions, en rôdant, arrivés, était, si vous vous en souvenez, de cette espèce particulière à l'Ãle de Java, le pays du monde où la nature est le plus intense et semble elle-même quelque grande tigresse, inapprivoisable à l'homme, qui le fascine et qui le mord dans toutes les productions de son sol terrible et splendide. A Java, les fleurs ont plus d'éclat et plus de parfum, les fruits plus de goût, les animaux plus de beauté et plus de force que dans aucun autre pays de la terre, et rien ne peut donner une idée de cette violence de vie à qui n'a pas reçu les poignantes et mortelles sensations d'une contrée tout à la fois enchantante et empoisonnante, tout ensemble Armide et Locuste! Etalée nonchalamment sur ses élégantes pattes allongées devant elle, la tête droite, ses yeux d'émeraude immobiles, la panthère était un magnifique échantillon des redoutables productions de son pays. Nulle tache fauve n'étoilait sa fourrure de velours noir, d'un noir si profond et si mat que la lumière, en y glissant, ne la lustrait même pas, mais s'y absorbait, comme l'eau s'absorbe dans l'éponge qui la boit... Quand on se retournait de cette forme idéale de beauté souple, de force terrible au repos, de dédain impassible et royal, vers les créatures humaines qui la regardaient timidement, qui la contemplaient, yeux ronds et bouche béante, ce n'était pas l'humanité qui avait le beau rôle, c'était la bête. Et elle était si supérieure, que c'en était presque humiliant! J'en faisais la réflexion tout bas au docteur, quand deux personnes scindèrent tout à coup le groupe amoncelé devant la panthère et se plantèrent justement en face d'elle; "Oui, - me répondit le docteur, - mais voyez maintenant! Voici l'équilibre rétabli entre les espèces!" C'étaient un homme et une femme, tous deux de haute taille, et qui, dès le premier regard que je leur jetai, me firent l'effet d'appartenir aux rangs élevés du monde parisien. Ils n'étaient jeunes ni l'un ni l'autre, mais néanmoins parfaitement beaux. L'homme devait s'en aller vers quarante-sept ans et davantage, et la femme vers quarante et plus... Ils avaient donc, comme disent les marins revenus de la Terre de Feu, passé la ligne, la ligne fatale, plus formidable que celle de l'équateur, qu'une fois passée on ne repasse plus sur les mers de la vie! Mais ils paraissaient peu se soucier de cette circonstance. Ils n'avaient au front, ni nulle part, de mélancolie... L'homme, élancé et aussi patricien dans sa redingote noire strictement boutonnée, comme celle d'un officier de cavalerie, que s'il avait porté un de ces costumes que le Titien donne à ses portraits, ressemblait par sa tournure busquée, son air efféminé et hautain, ses moustaches aiguÃs comme celles d'un chat et qui à la pointe commençaient à blanchir, à un mignon du temps de Henri III; et pour que la ressemblance fût plus complète, il portait des cheveux courts, qui n'empêchaient nullement de voir briller à ses oreilles deux saphirs d'un bleu sombre, qui me rappelèrent les deux émeraudes que Sbogar portait à la même place... Excepté ce détail ridicule comme aurait dit le monde et qui montrait assez de dédain pour les goûts et les idées du jour, tout était simple et dandy comme l'entendait Brummell, c'est-à -dire irrémarquable, dans la tenue de cet homme qui n'attirait l'attention que par lui-même, et qui l'aurait confisquée tout entière, s'il n'avait pas eu au bras la femme, qu'en ce moment, il y avait... Cette femme, en effet, prenait encore plus le regard que l'homme qui l'accompagnait, et elle le captivait plus longtemps. Elle était grande comme lui. Sa tête atteignait presque à la sienne. Et, comme elle était aussi tout en noir, elle faisait penser à la grande Isis noire du Musée Egyptien, par l'ampleur de ses formes, la fierté mystérieuse et la force. Chose étrange! dans le rapprochement de ce beau couple, c'était la femme qui avait les muscles, et l'homme qui avait les nerfs... Je ne la voyais alors que de profil; mais; le profil, c'est l'écueil de la beauté ou son attestation la plus éclatante. Jamais, je crois, je n'en avais vu de plus pur et de plus altier. Quant à ses yeux, je n'en pouvais juger, fixés qu'ils étaient sur la panthère, laquelle, sans doute, en recevait une impression magnétique et désagréable, car, immobile déjà , elle sembla s'enfoncer de plus en plus dans cette immobilité rigide, à mesure que la femme, venue pour la voir, la regardait; et - comme les chats à la lumière qui les éblouit - sans que sa tête bougeât d'une ligne, sans que la fine extrémité de sa moustache, seulement, frémÃt, la panthère, après avoir clignoté quelque temps, et comme n'en pouvant pas supporter davantage, rentra lentement, sous les coulisses tirées de ses paupières, les deux étoiles vertes de ses regards. Elle se claquemurait. - Eh! eh! panthère contre panthère! - fit le docteur à mon oreille; - mais le satin est plus fort que le velours. Le satin, c'était la femme, qui avait une robe de cette étoffe miroitante - une robe à longue traÃne. Et il avait vu juste, le docteur! Noire, souple, d'articulation aussi puissante, aussi royale d'attitude, - dans son espèce, d'une beauté égale, et d'un charme encore plus inquiétant, - la femme, l'inconnue, était comme une panthère humaine, dressée devant la panthère animale qu'elle éclipsait; et la bête venait de le sentir, sans doute, quand elle avait fermé les yeux. Mais la femme - si c'en était un - ne se contenta pas de ce triomphe. Elle manqua de générosité. Elle voulut que sa rivale la vÃt qui l'humiliait, et rouvrÃt les yeux pour la voir. Aussi, défaisant sans mot dire les douze boutons du gant violet qui moulait son magnifique avant-bras, elle ôta ce gant, et, passant audacieusement sa main entre les barreaux de la cage, elle en fouetta le museau court de la panthère, qui ne fit qu'un mouvement... mais quel mouvement!... et d'un coup de dents, rapide comme l'éclair!... Un cri partit du groupe où nous étions. Nous avions cru le poignet emporté Ce n'était que le gant. La panthère l'avait englouti. La formidable bête outragée avait rouvert des yeux affreusement dilatés, et ses naseaux froncés vibraient encore... - Folle! dit l'homme, en saisissant ce beau poignet, qui venait d'échapper à la plus coupante des morsures. Vous savez comme parfois on dit "Folle!..." Il le dit ainsi; et il le baisa, ce poignet, avec emportement. Et, comme il était de notre côté, elle se retourna de trois quarts pour le regarder baisant son poignet nu, et je vis ses yeux, à elle... ces yeux qui fascinaient des tigres, et qui étaient à présent fascinés par un homme; ses yeux, deux larges diamants noirs, taillés pour toutes les fiertés de la vie, et qui n'exprimaient plus en le regardant que toutes les adorations. De l'amour! Ces yeux-là étaient et disaient tout un poème. L'homme n'avait pas lâché le bras, qui avait dû sentir l'haleine fiévreuse de la panthère, et, le tenant replié sur son coeur, il entraÃna la femme dans la grande allée du jardin, indifférent aux murmures et aux exclamations du groupe populaire, - encore ému du danger que l'imprudente venait de courir, - et qu'il retraversa tranquillement. Ils passèrent auprès de nous, le docteur et moi, mais leurs visages tournés l'un vers l'autre, se serrant flanc contre flanc, comme s'ils avaient voulu se pénétrer, entrer, lui dans elle, elle dans lui, et ne faire qu'un seul corps à eux deux, en ne regardant rien qu'eux-mêmes. C'étaient, aurait-on cru à les voir ainsi passer, des créatures supérieures, qui n'apercevaient pas même à leurs orteils la terre sur laquelle ils marchaient, et qui traversaient le monde dans leur nuage, comme, dans Homère, les Immortels! De telles choses sont rares à Paris, et, pour cette raison, nous restâmes à le voir filer, ce maÃtre-couple, - la femme étalant sa traÃne noire dans la poussière du jardin, comme un paon, dédaigneux jusque de son plumage. Ils étaient superbes, en s'éloignant ainsi, sous les rayons du soleil de midi, dans la majesté de leur entrelacement, ces deux êtres... Et voilà comme ils regagnèrent l'entrée de la grille du jardin et remontèrent dans un coupé, étincelant de cuivres et d'attelage, qui les attendait. - Ils oublient l'univers! - fis-je au docteur, qui comprit ma pensée. - Ah! ils s'en soucient bien de l'univers! - répondit-il, de sa voix mordante. Ils ne voient rien du tout dans la création, et, ce qui est bien plus fort, ils passent même auprès de leur médecin sans le voir. - Quoi, c'est vous, docteur! - m'écriai-je, - mais alors vous allez me dire ce qu'ils sont, mon cher docteur. Le docteur fit ce qu'on appelle un temps, voulant faire un effet, car en tout il était rusé, le compère! - Eh bien, c'est Philémon et Baucis, - me dit-il simplement. - Voilà ! - Peste! fis-je, - un Philémon et une Baucis d'une fière tournure et ressemblant peu à l'antique. Mais, docteur, ce n'est pas leur nom... Comment les appelez-vous? - Comment! - répondit le docteur, - dans votre monde, où je ne vais point, vous n'avez jamais entendu parler du comte et de la comtesse Serlon de Savigny comme d'un modèle fabuleux d'amour conjugal? - Ma foi, non, - dis-je; - on parle peu d'amour conjugal dans le monde où je vais, docteur. - Hum! hum! c'est bien possible, - fit le docteur, répondant bien plus à sa pensée qu'à la mienne. - Dans ce monde-là , qui est aussi le leur, on se passe beaucoup de choses plus ou moins correctes. Mais, outre qu'ils ont une raison pour ne pas y aller, et qu'ils habitent presque toute l'année leur vieux château de Savigny, dans le Cotentin, il a couru autrefois de tels bruits sur eux, qu'au faubourg Saint-Germain, où l'on a encore un reste de solidarité nobiliaire, on aime mieux se taire que d'en parler. - Et quels étaient ces bruits?... Ah! voilà que vous m'intéressez, docteur! Vous devez en savoir quelque chose. Le château de Savigny n'est pas très loin de la ville de V..., où vous avez été médecin. - Eh! ces bruits... - dit le docteur il prit pensivement une prise de tabac. - Enfin, on les a crus faux! Tout ça est passé... Mais, malgré tout, quoique les mariages d'inclination et les bonheurs qu'ils donnent soient en province l'idéal de toutes les mères de famille, romanesques et vertueuses, elles n'ont pas pu beaucoup, - celles que j'ai connues, - parler à mesdemoiselles leurs filles de celui-là ! - Et, cependant, Philémon et Baucis, disiez-vous, docteur?... - Baucis! Baucis! Hum! Monsieur... - interrompit le docteur Torty, en passant brusquement son index en crochet sur toute la longueur de son nez de perroquet un de ses gestes, - ne trouvez-vous pas, voyons, qu'elle a moins l'air d'une Baucis que d'une lady Macbeth, cette gaillarde-là ?... - Docteur, mon cher et adorable docteur, - repris-je, avec toutes sortes de câlineries dans la voix, - vous allez me dire tout ce que vous savez du comte et de la comtesse de Savigny?... - Le médecin est le confesseur des temps modernes, - fit le docteur, avec un ton solennellement goguenard. - Il a remplacé le prêtre, Monsieur, et il est obligé au secret de la confession comme le prêtre... Il me regarda malicieusement, car il connaissait mon respect et mon amour pour les choses du catholicisme, dont il était l'ennemi. Il cligna l'oeil. Il me crut attrapé. - Et il va le tenir... comme le prêtre! - ajouta-t-il, avec éclat, et en riant de son rire le plus cynique. - Venez par ici. Nous allons causer. Et il m'emmena dans la grande allée d'arbres qui borde, par ce côté, le Jardin des Plantes et le boulevard de l'Hôpital... Là , nous nous assÃmes sur. un banc à dossier vert, et il commença "Mon cher, c'est là une histoire qu'il faut aller chercher déjà loin, comme une balle perdue sous des chairs revenues; car l'oubli, c'est comme une chair de choses vivantes qui se reforme par-dessus les événements et qui empêche d'en voir rien, d'en soupçonner rien au bout d'un certain temps, même la place. C'était dans les premières années qui suivirent la Restauration. Un régiment de la Garde passa par la ville de V...; et, ayant été obligés d'y rester deux jours pour je ne sais quelle raison militaire, les officiers de ce régiment s'avisèrent de donner un assaut d'armes, en l'honneur de la ville. La ville, en effet, avait bien tout ce qu'il fallait pour que ces officiers de la Garde lui fissent honneur et fête. Elle était, comme on disait alors, - plus royaliste que le Roi. - Proportion gardée avec sa dimension ce n'est guère qu'une ville de cinq à six mille âmes, elle foisonnait de noblesse. Plus de trente jeunes gens de ses meilleures familles servaient alors, soit aux Gardes-du-Corps, soit à ceux de Monsieur, et les officiers du régiment en passage à V... les connaissaient presque tous. Mais, la principale raison qui décida de cette martiale fête d'un assaut, fut la réputation d'une ville qui s'était appelée "la bretteuse" et qui était encore, dans ce moment-là , la ville la plus bretteuse de France. La Révolution de 1789 avait eu beau enlever aux nobles le droit de porter l'épée, à V... ils prouvaient que s'ils ne la portaient plus, ils pouvaient toujours s'en servir. L'assaut donné par les officiers fut très brillant. On y vit accourir toutes les fortes lames du pays, et même tous les amateurs, plus jeunes d'une génération, qui n'avaient pas cultivé, comme on le cultivait autrefois, un art aussi compliqué et aussi difficile que l'escrime; et tous montrèrent un tel enthousiasme pour ce maniement de l'épée, la gloire de nos pères, qu'un ancien prévôt du régiment, qui avait fait trois ou quatre fois son temps et dont le bras était couvert de chevrons, s'imagina que ce serait une bonne place pour y finir ses jours qu'une salle d'armes qu'on ouvrirait à V...; et le colonel, à qui il communiqua et qui approuva son dessein, lui délivra son congé et l'y laissa. Ce prévôt, qui s'appelait Stassin en son nom de famille, et La Pointe-au-corps en son surnom de guerre, avait eu là tout simplement une idée de génie. Depuis longtemps, il n'y avait plus à V... de salle d'armes correctement tenue; et c'était même une de ces choses dont on ne parlait qu'avec mélancolie entre ces nobles, obligés de donner eux-mêmes des leçons à leurs fils ou de les leur faire donner par quelque compagnon revenu du service, qui savait à peine ou qui savait mal ce qu'il enseignait. Les habitants de V... se piquaient d'être difficiles. Ils avaient, réellement le feu sacré. Il ne leur suffisait pas de tuer leur homme; ils voulaient le tuer savamment et artistement, par principes. Il fallait, avant tout, pour eux, qu'un homme, comme ils disaient, fût beau sous les armes, et ils n'avaient qu'un profond mépris pour ces robustes maladroits, qui peuvent être très dangereux sur le terrain, mais qui ne sont pas au strict et vrai mot, ce qu'on appelle "des tireurs". La Pointe-au-corps, qui avait été un très bel homme dans sa jeunesse; et qui l'était encore, - qui, au camp de Hollande, et bien jeune alors, avait battu à plate couture tous les autres prévôts et remporté un prix de deux fleurets et de deux masques montés en argent, - était, lui, justement un de ces tireurs comme les écoles n'en peuvent produire, si la nature ne leur a préparé d'exceptionnelles organisations. Naturellement, il fut l'admiration de V..., et bientôt mieux. Rien n'égalise comme l'épée. Sous l'ancienne monarchie, les rois anoblissaient les hommes qui leur apprenaient à la tenir. Louis XV, si je m'en souviens bien, n'avait-il pas donné à Danet, son maÃtre, qui nous a laissé un livre sur l'escrime, quatre de ses fleurs de lys, entre deux épées croisées, pour mettre dans son écusson?... Ces gentilshommes de province, qui sentaient encore à plein nez leur monarchie, furent en peu de temps de pair à compagnon avec le vieux prévôt, comme s'il eût été l'un des leurs. "Jusque-là , c'était bien, et il n'y avait qu'à féliciter Stassin, dit La Pointe-au-corps, de sa bonne fortune; mais, malheureusement, ce vieux prévôt n'avait pas qu'un coeur de maroquin rouge sur le plastron capitonné de peau blanche dont il couvrait sa poitrine, quand il donnait magistralement sa leçon... Il se trouva qu'il en avait un autre par dessous, lequel se mit à faire des siennes dans cette ville de V..., où il était venu chercher le havre de grâce de sa vie. Il parait que le coeur d'un soldat est toujours fait avec de la poudre. Or, quand le temps a séché la poudre, elle n'en prend que mieux. A V..., les femmes sont si généralement jolies, que l'étincelle était partout pour la poudre séchée de mon vieux prévôt. Aussi, son histoire se termina-t-elle comme celle d'un grand nombre de vieux soldats. Après avoir roulé dans toutes les contrées de l'Europe, et pris le menton et la taille de toutes les filles que le diable avait mises sur son chemin, l'ancien soldat du premier Empire consomma sa dernière fredaine en épousant, à cinquante ans passés, avec toutes les formalités et les sacrements de la chose, - à la municipalité et à l'église, - une grisette de V...; laquelle, bien entendu - je connais les grisettes de ce pays-là ; j'en ai assez accouché pour les connaÃtre! - lui campa un enfant, bel et bien au bout de ses neuf mois, jour pour jour; et cet enfant, qui était une fille, n'est rien moins, mon cher, que la femme à l'air de déesse qui vient de passer, en nous frisant insolemment du vent de sa robe, et sans prendre plus garde à nous que si nous n'avions pas été là !" - La comtesse de Savigny! - m'écriai-je. "Oui, la comtesse de Savigny, tout au long, elle-même! Ah! il ne faut pas regarder aux origines, pas plus pour les femmes que pour les nations; il ne faut regarder au berceau de personne. Je me rappelle avoir vu à Stockholm celui de Charles XII, qui ressemblait à une mangeoire de cheval grossièrement coloriée en rouge, et qui n'était pas même d'aplomb sur ses quatre piquets. C'est de là qu'il était sorti, cette tempête! Au fond, tous les berceaux sont des cloaques dont on est obligé de changer le linge plusieurs fois par jour; et cela n'est jamais poétique, pour ceux qui croient à la poésie, que lorsque l'enfant n'y est plus." Et, pour appuyer son axiome, le docteur, à cette place de son récit, frappa sa cuisse d'un de ses gants de daim, qu'il tenait par le doigt du milieu; et le daim claqua sur la cuisse, de manière à prouver à ceux qui comprennent la musique que le bonhomme était encore rudement musclé. Il attendit. Je n'avais pas à le contrarier dans sa philosophie. Voyant que je ne disais rien, il continua "Comme tous les vieux soldats, du reste, qui aiment jusqu'aux enfants des autres, La Pointe-au-corps dut raffoler du sien. Rien d'étonnant à cela. Quand un homme déjà sur l'âge a un enfant, il l'aime mieux que s'il était jeune, car la vanité, qui double tout, double aussi le sentiment paternel. Tous les vieux roquentins que j'ai vus, dans ma vie, avoir tardivement un enfant, adoraient leur progéniture, et ils en étaient comiquement fiers comme d'une action d'éclat. Persuasion de jeunesse, que la nature, qui se moquait d'eux, leur coulait au coeur! Je ne connais qu'un bonheur plus grisant et une fierté plus drôle c'est quand, au lieu d'un enfant, un vieillard, d'un coup, en fait deux! La Pointe-au-corps n'eut pas cet orgueil paternel de deux jumeaux; mais il est vrai de dire qu'il y avait de quoi tailler deux enfants dans le sien. Sa fille - vous venez de la voir; vous savez donc si elle a tenu ses promesses! - était un merveilleux enfant pour la force et la beauté. Le premier soin du vieux prévôt fut de lui chercher un parrain parmi tous ces nobles, qui hantaient perpétuellement sa salle d'armes; et il choisit, entre tous, le comte d'Avice, le doyen de tous ces batteurs de fer et de pavé, qui, pendant l'émigration, avait été lui-même prévôt à Londres, à plusieurs guinées la leçon. Le comte d'Avice de Sortôville-en-Beaumont, déjà chevalier de Saint-Louis et capitaine de dragons avant la Révolution, - pour le moins, alors, septuagénaire, - boutonnait encore les jeunes gens et leur donnait ce qu'on appelle, en termes de salle, "de superbes capotes". C'était un vieux narquois, qui avait des railleries en action féroces. Ainsi, par exemple, il aimait à passer son carrelet à la flamme d'une bougie, et quand il, en avait, de cette façon, durci la lame, il appelait ce dur fleuret, - qui ne pliait plus et vous cassait le sternum ou les côtes, lorsqu'il' vous touchait, - du nom insolent de "chasse-coquin". Il prisait beaucoup La Pointe-au-corps, qu'il tutoyait. "La fille d'un homme comme toi - lui disait-il - ne doit se nommer que comme l'épée d'un preux. Appelons-la Haute-Claire!" Et ce fut le nom qu'il lui donna. Le curé de V... fit bien un peu la grimace à ce nom inaccoutumé, que n'avaient jamais entendu les fonts de son église; mais, comme le parrain était monsieur le comte d'Avice et qu'il y aura toujours, malgré les libéraux et leurs piailleries, des accointances indestructibles entre la noblesse et le clergé; comme d'un autre côté, on voit dans le calendrier romain une sainte nommée Claire, le nom de l'épée d'Olivier passa à l'enfant, sans que la ville de V... s'en émût beaucoup. Un tel nom semblait annoncer une destinée L'ancien prévôt, qui aimait son métier presque autant que sa fille, résolut de lui apprendre et de lui laisser son talent pour dot. Triste dot! maigre pitance! avec les moeurs modernes, que le pauvre diable de maÃtre d'armes ne prévoyait pas! Dès que l'enfant put donc se tenir debout, il commença de la plier aux exercices de l'escrime; et comme c'était un marmot solide que cette fillette, avec des attaches et des articulations d'acier fin, il la développa d'une si étrange manière, qu'à dix ans, elle semblait en avoir déjà quinze, et qu'elle faisait admirablement sa partie avec son père et les plus forts tireurs de la ville de V... On ne parlait partout que de la petite Hauteclaire Stassin, qui, plus tard, devait devenir Mademoiselle Hauteclaire Stassin. C'était surtout, comme vous vous en doutez, de la part des jeunes demoiselles de la ville, dans la société de laquelle, tout bien qu'il fût avec les pères, la fille de Stassin, dit La Pointe-au-corps, ne pouvait décemment aller, une incroyable, ou plutôt une très croyable curiosité, mêlée de dépit et d'envie. Leurs pères et leurs frères en parlaient avec étonnement et admiration devant elles, et elles auraient voulu voir de près cette Saint-Georges femelle, dont la beauté, disaient-ils, égalait le talent d'escrime. Elles ne la voyaient que de loin et à distance. J'arrivais alors à V..., et j'ai été souvent le témoin de ces curiosités ardentes. La Pointe-au-corps, qui avait, sous l'Empire, servi dans les hussards, et qui, avec sa salle d'armes, gagnait gros d'argent, s'était permis d'acheter un cheval pour donner des leçons d'équitation à sa fille; et comme il dressait aussi à l'année de jeunes chevaux pour les habitués de sa salle, il se promenait souvent à cheval, avec Hauteclaire, dans les routes qui rayonnent de la ville et qui l'environnent. Je les y ai rencontrés maintes fois, en revenant de mes visites de médecin, et c'est dans ces rencontres que je pus surtout juger de l'intérêt, prodigieusement enflammé, que cette grande jeune fille, si hâtivement développée, excitait dans les autres jeunes filles du pays. J'étais toujours, par voies et chemins en ce temps-là , et je m'y croisais fréquemment avec les voitures de leurs parents, allant en visite, avec elles, à tous les châteaux d'alentour. Eh bien, vous ne pourrez jamais vous figurer avec quelle avidité, et même avec quelle imprudence, je les voyais se pencher et se précipiter aux portières dès que Mlle Hauteclaire Stassin apparaissait, trottant ou galopant dans la perspective d'une route, brodequin à botte avec son père. Seulement, c'était à peu près inutile; le lendemain, c'étaient presque toujours des déceptions et des regrets qu'elles m'exprimaient dans mes visites du matin à leurs mères, car elles n'avaient jamais bien vu que la tournure de cette fille, faite pour l'amazone, et qui la portait comme vous - qui venez de la voir - pouvez le supposer, mais dont le visage était toujours plus ou moins caché dans un voile gros bleu trop épais. Mlle Hauteclaire Stassin n'était guère connue que des hommes de la ville de V... Toute la journée le fleuret à la main, et la figure sous les mailles de son masque d'armes qu'elle n'ôtait pas beaucoup pour eux, elle ne sortait guère de la salle de son père, qui commençait à s'enrudir et qu'elle remplaçait souvent pour la leçon. Elle se montrait très rarement dans la rue, - et les femmes comme il faut ne pouvaient la voir que là , ou encore le dimanche à la messe; mais, le dimanche à la messe, comme dans la rue, elle était presque aussi masquée que dans la salle de son père, la dentelle de son voile noir étant encore plus sombre et plus serrée que les mailles de son masque de fer. Y avait-il de l'affectation dans cette manière de se montrer ou de se cacher, qui excitait les imaginations curieuses?... Cela était bien possible; mais qui le savait? qui pouvait le dire? Et cette jeune fille, qui continuait le masque par le voile, n'était-elle pas encore plus impénétrable de caractère que de visage, comme la suite ne l'a que trop prouvé? Il est bien entendu, mon très cher, que je suis obligé de passer rapidement sur tous les détails de cette époque, pour arriver plus vite au moment où réellement cette histoire commence. Mlle Hauteclaire avait environ dix-sept ans. L'ancien beau, La Pointe-au-corps, devenu tout à fait un bonhomme, veuf de sa femme, et tué moralement par la Révolution de Juillet, laquelle fit partir les nobles en deuil pour leurs châteaux et vida sa salle, tracassait vainement ses gouttes qui n'avaient pas peur de ses appels du pied, et s'en allait au grand trot vers le cimetière. Pour un médecin qui avait le diagnostic, c'était sûr... Cela se voyait. Je ne lui en promettais pas pour longtemps, quand, un matin, fut amené à sa salle d'armes, - par le vicomte de Taillebois et le chevalier de Mesnilgrand, - un jeune homme du pays élevé au loin, et qui revenait habiter le château de son père, mort récemment. C'était le comte Serlon de Savigny, le prétendu disait la ville de V... dans son langage de petite ville de Mlle Delphine de Cantor. Le comte de Savigny était certainement un des plus brillants et des plus piaffants jeunes gens de cette époque de jeunes gens qui piaffaient tous, car il y avait à V... comme ailleurs de la vraie jeunesse, dans ce vieux monde. A présent, il n'y en a plus. On lui avait beaucoup parlé de la fameuse Hauteclaire Stassin, et il avait voulu voir ce miracle. Il la trouva ce qu'elle était, - une admirable jeune fille, piquante et provocante en diable dans ses chausses de soie tricotées, qui mettaient en relief ses formes de Pallas de Velletri, et dans son corsage de maroquin noir, qui pinçait, en craquant, sa taille robuste et découplée, - une de ces tailles que les Circassiennes n'obtiennent qu'en emprisonnant leurs jeunes filles dans une ceinture de cuir, que le développement seul de leur corps doit briser. Hauteclaire Stassin était sérieuse comme une Clorinde. Il la regarda donner sa leçon, et il lui demanda de croiser le fer avec elle. Mais il ne fut point le Tancrède de la situation, le comte de Savigny! Mlle Hauteclaire Stassin plia à plusieurs reprises son épée en faucille sur le coeur du beau Serlon, et elle ne fut pas touchée une seule fois. - On ne peut pas vous toucher, Mademoiselle, - lui dit-il, avec beaucoup de grâce. - Serait-ce un augure?... L'amour-propre, dans ce jeune homme, était-il, dès ce soir-là , vaincu par l'amour? C'est à partir de ce soir-là , du reste, que le comte de Savigny vint, tous les jours, prendre une leçon d'armes à la salle de La Pointe-au-corps. Le château du comte n'était qu'à la distance de quelques lieues. Il les avait bientôt avalées, soit à cheval, soit en voiture, et personne ne le remarqua dans ce nid bavard d'une petite ville où l'on épinglait les plus petites choses du bout de la langue, mais où l'amour de l'escrime expliquait tout. Savigny ne fit de confidences à personne. Il évita même de venir prendre sa leçon aux mêmes heures que les autres jeunes gens de la ville. C'était un garçon qui ne manquait pas de profondeur, ce Savigny... Ce qui se passa entre lui et Hauteclaire, s'il se passa quelque chose, aucun, à cette époque, ne l'a su ou ne s'en douta. Son mariage avec Mlle Delphine de Cantor, arrêté par les parents des deux familles, il y avait des années, et trop avancé pour ne pas se conclure, s'accomplit trois mois après le retour du comte de Savigny; et même ce fut là pour lui une occasion de vivre tout un mois à V..., près de sa fiancée, chez laquelle il passait, en coupe réglée, toutes les journées, mais d'où, le soir, il s'en allait très régulièrement prendre sa leçon... Comme tout le monde, Mlle Hauteclaire entendit, à l'église paroissiale de V..., proclamer les bans du comte de Savigny et de Mlle de Cantor; mais, ni son attitude, ni sa physionomie, ne révélèrent qu'elle prÃt à ces déclarations publiques un intérêt quelconque. Il est vrai que nul des assistants ne se mit à l'affût pour l'observer. Les observateurs n'étaient pas nés encore sur cette question, qui sommeillait, d'une liaison possible entre Savigny et la belle Hauteclaire. Le mariage célébré, la comtesse alla s'établir à son château, fort tranquillement, avec son mari, lequel ne renonça pas pour cela à ses habitudes citadines et vint à la ville tous les jours. Beaucoup de châtelains des environs faisaient comme lui, d'ailleurs. Le temps s'écoula. Le vieux La Pointe-au-corps mourut. Fermée quelques instants, sa salle se rouvrit. Mlle Hauteclaire Stassin annonça qu'elle continuerait les leçons de son père; et, loin d'avoir moins d'élèves par le fait de cette mort, elle en eut davantage. Les hommes sont tous les mêmes. L'étrangeté leur déplaÃt, d'homme à homme, et les blesse; mais si l'étrangeté porte des jupes, ils en raffolent. Une femme qui fait ce que fait un homme, le ferait-elle beaucoup moins bien, aura toujours sur l'homme, en France, un avantage marqué. Or, Mlle Hauteclaire Stassin, pour ce qu'elle faisait, le faisait beaucoup mieux. Elle était devenue beaucoup plus forte que son père. Comme démonstratrice, à la leçon, elle était incomparable, et comme beauté de jeu, splendide. Elle avait des coups irrésistibles, - de ces coups qui ne s'apprennent pas plus que le coup d'archet ou le démanché du violon et qu'on ne peut mettre, par enseignement, dans la main de personne. Je ferraillais un peu dans ce temps, comme tout ce monde dont j'étais entouré, et j'avoue qu'en ma qualité d'amateur, elle me charmait avec de certaines passes. Elle avait, entre autres, un dégagé de quarte en tierce qui ressemblait à de la magie. Ce n'était plus là une épée qui vous frappait, c'était une balle! L'homme le plus rapide à la parade ne fouettait que le vent, même quand elle l'avait prévenu qu'elle allait dégager, et la botte lui arrivait, inévitable, au défaut de l'épaule et de la poitrine. On n'avait pas rencontré de fer! J'ai vu des tireurs devenir fous de ce coup, qu'ils appelaient de l'escamotage, et ils en auraient avalé leur fleuret de fureur! Si elle n'avait pas été femme, on lui aurait diablement cherché querelle pour ce coup-là . A un homme, il aurait rapporté vingt duels. Du reste, même à part ce talent phénoménal si peu fait pour une femme, et dont elle vivait noblement, c'était vraiment un être très intéressant que cette jeune fille pauvre, sans autre ressource que son fleuret, et qui, par le fait de son état, se trouvait mêlée aux jeunes gens les plus riches de la ville, parmi lesquels il y en avait de très mauvais sujets et de très fats, sans que sa fleur de bonne renommée en souffrÃt. Pas plus à propos de Savigny qu'à propos de personne, la réputation de Mlle Hauteclaire Stassin ne fut effleurée... "Il parait pourtant que c'est une honnête fille", disaient les femmes comme il faut, - comme elles l'auraient dit d'une actrice. Et moi-même, puisque j'ai commencé à vous parler de moi, moi-même, qui me piquais d'observation, j'étais, sur le chapitre de la vertu de Hauteclaire, de la même opinion que toute la ville. J'allais quelquefois à la salle d'armes, et avant et après le mariage de M. de Savigny, je n'y avais jamais vu qu'une jeune fille grave, qui faisait sa fonction avec simplicité. Elle était, je dois le dire, très imposante, et elle avait mis tout le monde sur le pied du respect avec elle, n'étant, elle, ni familière, ni abandonnée avec qui que ce fût. Sa physionomie, extrêmement fière, et qui n'avait pas alors cette expression passionnée dont vous venez d'être si frappé, ne trahissait ni chagrin, ni préoccupation, ni rien enfin de nature à faire prévoir, même de la manière la plus lointaine, la chose étonnante qui, dans l'atmosphère d'une petite ville, tranquille et routinière, fit l'effet d'un coup de canon et cassa les vitres... - Mademoiselle Hauteclaire Stassin a disparu! Elle avait disparu pourquoi?... comment?... où était-elle allée? On ne savait. Mais, ce qu'il y avait de certain, c'est qu'elle avait disparu. Ce ne fut d'abord qu'un cri, suivi d'un silence, mais le silence ne dura pas longtemps. Les langues partirent. Les langues, longtemps retenues, - comme l'eau dans une vanne et qui, l'écluse levée, se précipite et va faire tourner la roue du moulin avec furie, - se mirent à écumer et à bavarder sur cette disparition inattendue, subite, incroyable, que rien n'expliquait, car Mlle Hauteclaire avait disparu sans dire un mot ou laisser un mot à personne. Elle avait disparu, comme on disparaÃt quand on veut réellement disparaÃtre, - ce n'étant pas disparaÃtre que de laisser derrière soi une chose quelconque, grosse comme rien, dont les autres peuvent s'emparer pour expliquer qu'on a disparu. - Elle avait disparu de la plus radicale manière. Elle avait fait, non pas ce qu'on appelle un trou à la lune, car elle n'avait pas laissé plus une dette qu'autre chose derrière elle; mais elle avait fait ce qu'on peut très bien appeler un trou dans le vent. Le vent souffla, et ne la rendit pas. Le moulin des langues, pour tourner à vide, n'en tourna pas moins, et se mit à moudre cruellement cette réputation qui n'avait jamais donné barre sur elle. On la reprit alors, on l'éplucha, on la passa au crible, on la carda... Comment, et avec qui, cette fille si correcte et si fière s'en était-elle allée?... Qui l'avait enlevée? Car, bien sûr, elle avait été enlevée... Nulle réponse à cela. C'était à rendre folle une petite ville de fureur, et, positivement, V... le devint. Que de motifs pour être en colère! D'abord, ce qu'on ne savait pas, on le perdait. Puis, on perdait l'esprit sur le compte d'une jeune fille qu'on croyait connaÃtre et qu'on ne connaissait pas, puisqu'on l'avait jugée incapable de disparaÃtre comme ça... Puis, encore, on perdait une jeune fille qu'on avait cru voir vieillir ou se marier, comme les autres jeunes filles de la ville - internées dans cette case d'échiquier d'une ville de province, comme des chevaux dans l'entrepont d'un bâtiment. Enfin, on perdait, en perdant Mlle Stassin, qui n'était plus alors que cette Stassin, une salle d'armes célèbre à la ronde, qui était la distinction, l'ornement et l'honneur de la ville, sa cocarde sur l'oreille, son drapeau au clocher. Ah! c'était dur, que toutes ces pertes! Et que de raisons, en une seule, pour faire passer sur la mémoire de cette irréprochable Hauteclaire, le torrent plus ou moins fangeux de toutes les suppositions! Aussi y passèrent-elles... Excepté quelques vieux hobereaux à l'esprit grand seigneur, qui, comme son parrain, le comte d'Avice, l'avaient vue enfant, et qui, d'ailleurs, ne s'émeuvant pas de grand'chose, regardaient comme tout simple qu'elle eût trouvé une chaussure meilleure à son pied que cette sandale de maÃtre d'armes qu'elle y avait mise, Hauteclaire Stassin, en disparaissant, n'eut personne pour elle. Elle avait, en s'en allant, offensé l'amour-propre de tous; et même ce furent les jeunes gens qui lui gardèrent le plus rancune et s'acharnèrent le plus contre elle, parce qu'elle n'avait disparu avec aucun d'eux. Et ce fut longtemps leur grand grief et leur grande anxiété. Avec qui était-elle partie?... Plusieurs de ces jeunes gens allaient tous les ans vivre un mois ou deux d'hiver à Paris, et deux ou trois d'entre eux prétendirent l'y avoir vue et reconnue, - au spectacle, - ou, aux Champs-Elysées, à cheval, - accompagnée ou seule, - mais ils n'en étaient pas bien sûrs. Ils ne pouvaient l'affirmer. C'était elle, et ce pouvait bien n'être pas elle; mais la préoccupation y était... Tous, ils ne pouvaient s'empêcher de penser à cette fille, qu'ils avaient admirée et qui, en disparaissant, avait mis en deuil cette ville d'épée dont elle était la grande artiste, la diva spéciale, le rayon. Après que le rayon se fut éteint, c'est-à -dire, en d'autres termes, après la disparition de cette fameuse Hauteclaire, la ville de V... tomba dans la langueur de vie et la pâleur de toutes les petites villes qui n'ont pas un centre d'activité dans lequel les passions et les goûts convergent... L'amour des armes s'y affaiblit. Animée naguère par toute cette martiale jeunesse, la ville de V... devint triste. Les jeunes gens qui, quand ils habitaient leurs châteaux, venaient tous les jours ferrailler, échangèrent le fleuret pour le fusil. Ils se firent chasseurs et restèrent sur leurs terres ou dans leurs bois, le comte de Savigny comme tous les autres. Il vint de moins en moins à V..., et si je l'y rencontrai quelquefois, ce fut dans la famille de sa femme, dont j'étais le médecin. Seulement, ne soupçonnant d'aucune façon, à cette époque, qu'il pût y avoir quelque chose entre lui et cette Hauteclaire qui avait si brusquement disparu, je n'avais nulle raison pour lui parler de cette disparition subite, sur laquelle le silence, fils des langues fatiguées, commençait de s'étendre; - et lui non plus ne me parlait jamais de Hauteclaire et des temps où nous nous étions rencontrés chez elle, et ne se permettait de faire à ces temps-là , même de loin, la moindre allusion." - Je vous entends venir, avec vos petits sabots de bois, - fis-je au docteur, en me servant d'une expression du pays dont il me parlait, et qui est le mien. - C'était lui qui l'avait enlevée! "Eh bien! pas du tout, - dit le docteur; - c'était mieux que cela! Vous ne vous douteriez jamais de ce que c'était... Outre qu'en province, surtout, un enlèvement n'est pas chose facile au point de vue du secret, le comte de Savigny, depuis son mariage, n'avait pas bougé de son château de Savigny. Il y vivait, au su de tout le monde, dans l'intimité d'un mariage qui ressemblait à une lune de miel indéfiniment prolongée, - et comme tout se cite et se cote en province, on le citait et on le cotait, Savigny, comme un de ces maris qu'il faut brûler, tant ils sont rares plaisanterie de province, pour en jeter la cendre sur les autres. Dieu sait combien de temps j'aurais été dupe, moi-même, de cette réputation, si, un jour, - plus d'un an après la disparition de Hauteclaire Stassin, - je n'avais été appelé, en termes pressants, au château de Savigny, dont la châtelaine était malade. Je partis immédiatement, et, dès mon arrivée, je fus introduit auprès de la comtesse, qui était effectivement très souffrante d'un mal vague et compliqué, plus dangereux qu'une maladie sévèrement caractérisée. C'était une de ces femmes de vieille race, épuisée, élégante, distinguée, hautaine, et qui, du fond de leur pâleur et de leur maigreur, semblent dire "Je suis vaincue du temps, comme ma race; je me meurs, mais je vous méprise!" et, le diable m'emporte, tout plébéien que je suis, et quoique ce soit peu philosophique, je ne puis m'empêcher de trouver cela beau. La comtesse était couchée sur un lit de repos, dans une espèce de parloir à poutrelles noires et à murs blancs, très vaste, très élevé, et orné de choses d'art ancien qui faisaient le plus grand honneur au goût des comtes de Savigny. Une seule lampe éclairait cette grande pièce, et sa lumière, rendue plus mystérieuse par l'abat-jour vert qui la voilait, tombait sur le visage de la comtesse, aux pommettes incendiées par la fièvre. Il y avait quelques jours déjà qu'elle était malade, et Savigny - pour la veiller mieux - avait fait dresser un petit lit dans le parloir, auprès du lit de sa bien-aimée moitié. C'est quand la fièvre, plus tenace que tous ses soins, avait montré un acharnement sur lequel il ne comptait pas, qu'il avait pris le parti de m'envoyer chercher. Il était là , le dos au feu, debout, l'air sombre et inquiet, à me faire croire qu'il aimait passionnément sa femme et qu'il la croyait en danger. Mais l'inquiétude dont son front était chargé n'était pas pour elle, mais pour une autre, que je ne soupçonnais pas au château de Savigny, et dont la vue m'étonna jusqu'à l'éblouissement. C'était Hauteclaire!" - Diable! voilà qui est osé! - dis-je au docteur. "Si osé, - reprit-il, - que je crus rêver en la voyant! La comtesse avait prié son mari de sonner sa femme de chambre, à qui elle avait demandé avant mon arrivée une potion que je venais précisément de lui conseiller; et, quelques secondes après, la porte s'était ouverte - Eulalie, et ma potion? - dit, d'un ton bref, la comtesse impatiente. - La voici, Madame! - fit une voix que je crus reconnaÃtre, et qui n'eut pas plutôt frappé mon oreille que je vis émerger de l'ombre qui noyait le pourtour profond du parloir, et s'avancer au bord du cercle lumineux tracé par la lampe autour du lit, Hauteclaire Stassin; - oui, Hauteclaire elle-même! - tenant, dans ses belles mains, un plateau d'argent sur lequel fumait le bol demandé par la comtesse. C'était à couper la respiration qu'une telle vue! Eulalie!... Heureusement, ce nom d'Eulalie prononcé si naturellement me dit tout, et fut comme le coup d'un marteau de glace qui me fit rentrer dans un sang-froid que j'allais perdre, et dans mon attitude passive de médecin et d'observateur. Hauteclaire, devenue Eulalie, et la femme de chambre de la comtesse de Savigny!... Son déguisement - si tant est qu'une femme pareille pût se déguiser - était complet. Elle portait le costume des grisettes de la ville de V..., et leur coiffe qui ressemble à un casque, et leurs longs tirebouchons de cheveux tombant le long des joues, - ces espèces de tirebouchons que les prédicateurs appelaient, dans ce temps-là , des serpents, pour en dégoûter les jolies filles, sans avoir jamais pu y parvenir. - Et elle était là -dessous d'une beauté pleine de réserve, et d'une noblesse d'yeux baissés, qui prouvait qu'elles font bien tout ce qu'elles veulent de leurs satanés corps, ces couleuvres de femelles, quand elles ont le plus petit intérêt à cela... M'étant rattrapé du reste, et sûr de moi-même comme un homme qui venait de se mordre la langue pour ne pas laisser échapper un cri de surprise, j'eus cependant la petite faiblesse de vouloir lui montrer, à cette fille audacieuse, que je la reconnaissais; et, pendant que la comtesse buvait sa potion, le front dans son bol, je lui plantai, à elle, mes deux yeux dans ses yeux, comme si j'y avais enfoncé deux pattefiches; mais ses yeux - de biche, pour la douceur, ce soir-là - furent plus fermes que ceux de la panthère, qu'elle vient, il n'y a qu'un moment, de faire baisser. Elle ne sourcilla pas. Un petit tremblement, presque imperceptible, avait seulement passé dans les mains qui tenaient le plateau. La comtesse buvait très lentement, et quand elle eut fini - C'est bien, - dit-elle. - Remportez cela. Et Hauteclaire-Eulalie se retourna, avec cette tournure que j'aurais reconnue entre les vingt mille tournures des filles d'Assuérus, et elle remporta le plateau. J'avoue que je demeurai un instant sans regarder le comte de Savigny, car je sentais ce que mon regard pouvait être pour lui dans un pareil moment; mais quand je m'y risquai, je trouvai le sien fortement attaché sur moi, et qui passait alors de la plus horrible anxiété à l'expression de la délivrance. Il venait de voir que j'avais vu, mais il voyait aussi que je ne voulais rien voir de ce que j'avais vu, et il respirait. Il était sûr d'une impénétrable discrétion, qu'il expliquait probablement mais cela m'était bien égal! par l'intérêt du médecin qui ne se souciait pas de perdre un client comme lui, tandis qu'il n'y avait là que l'intérêt de l'observateur, qui ne voulait pas qu'on lui fermât la porte d'une maison où il y avait, à l'insu de toute la terre, de pareilles choses à observer. Et je m'en revins, le doigt sur ma bouche, bien résolu de ne souffler mot à personne de ce dont personne dans le pays ne se doutait. Ah! les plaisirs de l'observateur! ces plaisirs impersonnels et solitaires de l'observateur, que j'ai toujours mis au-dessus de tous les autres, j'allais pouvoir me les donner en plein, dans ce coin de campagne, en ce vieux château isolé, où, comme médecin, je pouvais venir quand il me plairait... - Heureux d'être délivré d'une inquiétude, Savigny m'avait dit "Jusqu'à nouvel ordre, docteur, venez tous les jours." Je pourrais donc étudier, avec autant d'intérêt et de suite qu'une maladie, le mystère d'une situation qui, racontée à n'importe qui, aurait semblé impossible... Et comme déjà , dès le premier jour que je l'entrevis, ce mystère excita en moi la faculté ratiocinante, qui est le bâton d'aveugle du savant et surtout du médecin, dans la curiosité acharnée de leurs recherches, je commençai immédiatement de raisonner cette situation pour l'éclairer... Depuis combien de temps existait-elle?... Datait-elle de la disparition de Hauteclaire?... Y avait-il déjà plus d'un an que la chose durait et que Hauteclaire Stassin était femme de chambre chez la comtesse de Savigny? Comment, excepté moi, qu'il avait bien fallu faire venir, personne n'avait-il vu ce que j'avais vu, moi, si aisément et si vite?... Toutes questions qui montèrent à cheval et s'en vinrent en croupe à V... avec moi, accompagnées de bien d'autres qui se levèrent et que je ramassai sur ma route. Le comte et la comtesse de Savigny, qui passaient pour s'adorer, vivaient, il est vrai, assez retirés de toute espèce de monde. Mais, enfin, une visite pouvait, de temps en temps, tomber au château. Il est vrai encore que si c'était une visite d'hommes, Hauteclaire pouvait ne pas paraÃtre. Et si c'était une visite de femmes, ces femmes de V..., pour la plupart, ne l'avaient jamais assez bien vue pour la reconnaÃtre, cette fille bloquée, pendant des années, par ses leçons, au fond d'une salle d'armes, et qui, aperçue de loin, à cheval ou à l'église, portait des voiles qu'elle épaississait à dessein, - car Hauteclaire je vous l'ai dit avait toujours eu cette fierté des êtres très fiers, que trop de curiosité offense, et qui se cachent d'autant plus qu'ils se sentent la cible de plus de regards. Quant aux gens de M. de Savigny, avec lesquels elle était bien obligée de vivre, s'ils étaient de V... ils ne la connaissaient pas, et peut-être n'en étaient-ils point... Et c'est ainsi que je répondais, tout en trottant, à ces premières questions, qui, au bout d'un certain temps et d'un certain chemin, rencontraient leurs réponses, et qu'avant d'être descendu de la selle, j'avais déjà construit tout un édifice de suppositions, plus ou moins plausibles, pour expliquer ce qui, à un autre qu'un raisonneur comme moi, aurait été inexplicable. La seule chose peut-être que je n'expliquais pas si bien, c'est que l'éclatante beauté de Hauteclaire n'eût pas été un obstacle à son entrée dans le service de la comtesse de Savigny, qui aimait son mari et qui devait en être jalouse. Mais, outre que les patriciennes de V..., aussi fières pour le moins que les femmes des paladins de Charlemagne, ne supposaient pas grave erreur; mais elles n'avaient pas lu le Mariage de Figaro! que la plus belle fille de chambre fût plus pour leurs maris que le plus beau laquais n'était pour elles, je finis par me dire, en quittant l'étrier, que la comtesse de Savigny avait ses raisons pour se croire aimée, et qu'après tout ce sacripant de Savigny était bien de taille, si le doute la prenait, à ajouter à ces raisons-là ." - Hum! - fis-je sceptiquement au docteur, que je ne pus m'empêcher d'interrompre, - tout cela est bel et bon, mon cher docteur, mais n'ôtait pas à la situation son imprudence. "Certes, non! - répondit-il; - mais, si c'était l'imprudence même qui fÃt la situation? - ajouta ce grand connaisseur en nature humaine. - Il est des passions que l'imprudence allume, et qui, sans le danger qu'elles provoquent, n'existeraient pas. Au XVIe siècle, qui fut un siècle aussi passionné que peut l'être une époque, la plus magnifique cause d'amour fut le danger même de l'amour. En sortant des bras d'une maÃtresse, on risquait d'être poignardé; ou le mari vous empoisonnait dans le manchon de sa femme, baisé par vous et sur lequel vous aviez fait toutes les bêtises d'usage; et, bien loin d'épouvanter l'amour, ce danger incessant l'agaçait, l'allumait et le rendait irrésistible! Dans nos plates moeurs modernes, où la loi a remplacé la passion, il est évident que l'article du Code qui s'applique au mari coupable d'avoir, - comme elle dit grossièrement, la loi, - introduit "la concubine dans le domicile conjugal", est un danger assez ignoble; mais pour les âmes nobles, ce danger, de cela seul qu'il est ignoble,. est d'autant plus grand; et Savigny, en s'y exposant, y trouvait peut-être la seule anxieuse volupté qui enivre vraiment les âmes fortes. Le lendemain, vous pouvez le croire, - continua le docteur Torty, - j'étais au château de bonne heure; mais ni ce jour, ni les suivants, je n'y vis rien qui ne fût le train de toutes les maisons où tout est normal et régulier. Ni du côté de la malade, ni du côté du comte, ni même du côté de la fausse Eulalie, qui faisait naturellement son service comme si elle avait été exclusivement élevée pour cela, je ne remarquai quoi que ce soit qui pût me renseigner sur le secret que j'avais surpris. Ce qu'il y avait de certain, c'est que le comte de Savigny et Hauteclaire Stassin jouaient la plus effroyablement impudente des comédies avec la simplicité d'acteurs consommés, et qu'ils s'entendaient pour la jouer. Mais ce qui n'était pas si certain, et ce que je voulais savoir d'abord, c'est si la comtesse était réellement leur dupe, et si, au cas où elle l'était, il serait possible qu'elle le fût longtemps. C'est donc sur la comtesse que je concentrai mon attention. J'eus d'autant moins de peine à la pénétrer qu'elle était ma malade, et, par le fait de sa maladie, le point de mire de mes observations. C'était, comme je vous l'ai dit, une vraie femme de V..., qui ne savait rien de rien que ceci c'est qu'elle était noble, et qu'en dehors de la noblesse, le monde n'était pas digne d'un regard... Le sentiment de leur noblesse est la seule passion des femmes de V... dans la haute classe, - dans toutes les classes, fort passionnées. Mlle Delphine de Cantor, élevée aux Bénédictines où, sans nulle vocation religieuse, elle s'était horriblement ennuyée, en était sortie pour s'ennuyer dans sa famille, jusqu'au moment où elle épousa le comte de Savigny, qu'elle aima, ou crut aimer, avec la facilité des jeunes filles ennuyées à aimer le premier venu qu'on leur présente. C'était une femme blanche, molle de tissus, mais dure d'os, au teint de lait dans lequel eût surnagé du son, car les petites taches de rousseur dont il était semé étaient certainement plus foncées que ses cheveux, d'un roux très doux. Quand elle me tendit son bras pâle, veiné comme une nacre bleuâtre, un poignet fin et de race, où le pouls à l'état normal battait languissamment, elle me fit l'effet d'être mise au monde et créée pour être victime... pour être broyée sous les pieds de cette fière Hauteclaire, qui s'était courbée devant elle jusqu'au rôle de servante. Seulement, cette idée, qui naissait d'abord en la regardant, était contrariée par un menton qui se relevait, à l'extrémité de ce mince visage, un menton de Fulvie sur les médailles romaines, égaré au bas de ce minois chiffonné, et aussi par un front obstinément bombé, sous ces cheveux sans rutilance. Tout cela finissait par embarrasser le jugement. Pour les pieds de Hauteclaire, c'était peut-être de là que viendrait l'obstacle; - étant impossible qu'une situation comme celle que j'entrevoyais dans cette maison, - de présent, tranquille, - n'aboutÃt pas à quelque éclat affreux... En vue de cet éclat futur, je me mis donc à ausculter doublement cette petite femme, qui ne pouvait pas rester lettre close pour son médecin bien longtemps. Qui confesse le corps tient vite le coeur. S'il y avait des causes morales ou immorales à la souffrance actuelle de la comtesse, elle aurait beau se rouler en boule avec moi, et rentrer en elle ses impressions et ses pensées, il faudrait bien qu'elle les allongeât. Voilà ce que je me disais; mais, vous pouvez vous fier à moi, je la tournai et la retournai vainement avec ma serre de médecin. Il me fut évident, au bout de quelques jours, qu'elle n'avait pas le moindre soupçon de la complicité de son mari et de Hauteclaire dans le crime domestique dont sa maison était le silencieux et discret théâtre... Etait-ce, de sa part, défaut de sagacité? mutisme de sentiments jaloux? Qu'était-ce?... Elle avait une réserve un peu hautaine avec tout le monde, excepté avec son mari. Avec cette fausse Eulalie qui la servait, elle était impérieuse, mais douce. Cela peut sembler contradictoire. Cela ne l'est point. Cela n'est que vrai. Elle avait le commandement bref, mais qui n'élève jamais la voix, d'une femme faite pour être obéie et qui est sûre de l'être... Elle l'était admirablement. Eulalie, cette effrayante Eulalie, insinuée, glissée chez elle, je ne savais comment, l'enveloppait de ces soins qui s'arrêtent juste à temps avant d'être une fatigue pour qui les reçoit, et montrait dans les détails de son service une souplesse et une entente du caractère de sa maÃtresse qui tenait autant du génie de la volonté que du génie de l'intelligence... Je finis même par parler à la comtesse de cette Eulalie, que je voyais si naturellement circuler autour d'elle pendant mes visites, et qui me donnait le froid dans le dos que donnerait un serpent qu'on verrait se dérouler et s'étendre, sans faire le moindre bruit, en s'approchant du lit d'une femme endormie... Un soir que la comtesse lui demanda d'aller chercher je ne sais plus quoi, je pris occasion de sa sortie et de la rapidité, à pas légers, avec laquelle elle l'exécuta, pour risquer un mot qui fit peut-être jour - Quels pas de velours! dis-je, en la regardant sortir. Vous avez là , madame la comtesse, une femme de chambre d'un bien agréable service, à ce que je crois. Me permettez-vous de vous demander où vous l'avez prise? Est-ce qu'elle est de V..., par hasard, cette fille-là ? - Oui, elle me sert fort bien, répondit indifféremment la comtesse, qui se regardait alors dans un petit miroir à main, encadré dans du velours vert et entouré de plumes de paon, avec cet air impertinent qu'on a toujours quand on s'occupe de tout autre chose que de ce qu'on vous dit. J'en suis on ne peut plus contente. Elle n'est pas de V...; mais vous dire d'où elle est, je n'en sais plus rien. Demandez à M. de Savigny, si vous tenez à le savoir, docteur, car c'est lui qui me l'a amenée quelque temps. après notre mariage. Elle avait servi, me dit-il en me la présentant, chez une vieille cousine à lui, qui venait de mourir, et elle était restée sans place. Je l'ai prise de confiance, et j'ai bien fait. C'est une perfection de femme de chambre. Je ne crois pas qu'elle ait un défaut. - Moi, je lui en connais un, madame la comtesse, - dis-je en affectant la gravité. - Ah! et lequel? - fit-elle languissamment, avec le désintérêt de ce qu'elle disait, et en regardant toujours dans sa petite glace, où elle étudiait attentivement ses lèvres pâles. - Elle est trop belle, - dis-je; - elle est réellement trop belle pour une femme de chambre. Un de ces jours, on vous l'enlèvera. - Vous croyez? - fit-elle, toujours se regardant, et toujours distraite de ce que je disais. - Et ce sera, peut-être, un homme comme il faut et de votre monde qui s'en amourachera, madame la comtesse! Elle est assez belle pour tourner la tête à un duc. Je prenais la mesure de mes paroles tout en les prononçant. C'était là un coup de sonde; mais si je ne rencontrais rien, je ne pouvais pas en donner un de plus. - Il n'y a pas de duc à V..., - répondit la comtesse, dont le front resta aussi poli que la glace qu'elle tenait à la main. Et, d'ailleurs, toutes ces filles-là , docteur, ajouta-t-elle en lissant un de ses sourcils, quand elles veulent partir, ce n'est pas l'affection que vous avez pour elles qui les en empêche. Eulalie a le service charmant, mais elle abuserait comme les autres de l'affection que l'on aurait pour elle, et je me garde bien de m'y attacher. Et il ne fut plus question d'Eulalie ce jour-là . La comtesse était absolument abusée. Qui ne l'aurait été, du reste? Moi-même, - qui de prime-abord l'avais reconnue, cette Hauteclaire vue tant de fois, à une simple longueur d'épée, dans la salle d'armes de son père, - il y avait des moments où j'étais tenté de croire à Eulalie. Savigny avait beaucoup moins qu'elle, lui qui aurait dû l'avoir davantage, la liberté, l'aisance, le naturel dans le mensonge; mais elle! ah! elle s'y mouvait et elle y vivait comme le plus flexible des poissons vit et se meut dans l'eau. Il fallait, certes, qu'elle l'aimât, et l'aimât étrangement, pour faire ce qu'elle faisait, pour avoir tout planté là d'une existence exceptionnelle, qui pouvait flatter sa vanité en fixant sur elle les regards d'une petite ville, - pour elle l'univers, - où plus tard elle pouvait trouver, parmi les jeunes gens, ses admirateurs et ses adorateurs, quelqu'un qui l'épouserait par amour et la ferait entrer dans cette société plus élevée, dont elle ne connaissait que les hommes, Lui, l'aimant, jouait certainement moins gros jeu qu'elle. Il avait, en dévoûment, la position inférieure. Sa fierté d'homme devait souffrir de ne pouvoir épargner à sa maÃtresse l'indignité d'une situation humiliante. Il y avait même, dans tout cela, une inconséquence avec le caractère impétueux qu'on attribuait à Savigny. S'il aimait Hauteclaire au point de lui sacrifier sa jeune femme, il aurait pu l'enlever et aller vivre avec elle en Italie, - cela se faisait déjà très bien en ce temps-là ! - sans passer par les abominations d'un concubinage honteux et caché. Etait-ce donc lui qui aimait le moins?... Se laissait-il plutôt aimer par Hauteclaire, plus aimer par elle qu'il ne l'aimait?... Etait-ce elle qui, d'elle-même, était venue le forcer jusque dans les gardes du domicile conjugal? Et lui, trouvant la chose audacieuse et piquante, laissait-il faire cette Putiphar d'une espèce nouvelle, qui, à toute heure, lui avivait la tentation?... Ce que je voyais ne me renseignait pas beaucoup sur Savigny et Hauteclaire... Complices - ils l'étaient bien, parbleu! - dans un adultère quelconque; mais les sentiments qu'il y avait au fond de cet adultère, quels étaient-ils?... Quelle était la situation respective de ces deux êtres l'un vis-à -vis de l'autre?... Cette inconnue de mon algèbre, je tenais à la dégager. Savigny était irréprochable pour sa femme; mais lorsque Hauteclaire-Eulalie était là , il avait, pour moi qui l'ajustais du coin de l'oeil, des précautions qui attestaient un esprit bien peu tranquille. Quand, dans le tous-les-jours de la vie, il demandait un livre, un journal, un objet quelconque à la femme de chambre de sa femme, il avait des manières de prendre cet objet qui eussent tout révélé à une autre femme que cette petite pensionnaire, élevée aux Bénédictines, et qu'il avait épousée... On voyait que sa main avait peur de rencontrer celle de Hauteclaire, comme si, la touchant par hasard, il lui eût été impossible de ne pas la prendre. Hauteclaire n'avait point de ces embarras; de ces précautions épouvantées... Tentatrice comme elles le sont toutes, qui tenteraient Dieu dans son ciel, s'il y en avait un, et le Diable dans son enfer, elle semblait vouloir agacer, tout ensemble, et le désir et le danger. Je la vis une ou deux fois, - le jour où ma visite tombait pendant le dÃner, que Savigny faisait pieusement auprès du lit de sa femme. C'était elle qui servait, les autres domestiques n'entrant point dans l'appartement de la comtesse. Pour mettre les plats sur la table, il fallait se pencher un peu par-dessus l'épaule de Savigny, et je la surpris qui, en les y mettant, frottait des pointes de son corsage la nuque et les oreilles du comte, qui devenait tout pâle... et qui regardait si sa femme ne le regardait pas. Ma foi! j'étais jeune encore dans ce temps, et le tapage des molécules dans l'organisation, qu'on appelle la violence des sensations, me semblait la seule chose qui valût la peine de vivre. Aussi m'imaginais-je qu'il devait y avoir de fameuses jouissances dans ce concubinage caché avec une fausse servante, sous les yeux affrontés d'une femme qui pouvait tout deviner. Oui, le concubinage dans la maison conjugale, comme dit ce vieux Prudhomme de Code, c'est à ce moment-là que je le compris! Mais excepté les pâleurs et les transes réprimées de Savigny, je ne voyais rien du roman qu'ils faisaient entre eux, en attendant le drame et la catastrophe... selon moi inévitables. Où en étaient-ils tous les deux? C'était là le secret de leur roman, que je voulais arracher. Cela me prenait la pensée comme la griffe de sphinx d'un problème, et cela devint si fort que, de l'observation, je tombai dans l'espionnage, qui n'est que de l'observation à tout prix. Hé! hé! un goût vif, bientôt nous déprave... Pour savoir ce que j'ignorais, je me permis bien de petites bassesses, très indignes de moi, et que je jugeais telles, et que je me permis néanmoins. Ah! l'habitude de la sonde, mon cher! Je la jetais partout. Lorsque, dans mes visites au château, je mettais mon cheval à l'écurie, je faisais jaser les domestiques sur les maÃtres, sans avoir l'air d'y toucher. Je mouchardais oh! je ne m'épargne pas le mot pour le compte de ma propre curiosité. Mais les domestiques étaient tout aussi trompés que la comtesse. Ils prenaient Hauteclaire de très bonne foi pour une des leurs, et j'en aurais été pour mes frais de curiosité sans un hasard qui, comme toujours, en fit plus, en une fois, que toutes mes combinaisons, et m'en apprit plus que tous mes espionnages. Il y avait plus de deux mois que j'allais voir la comtesse, dont la santé ne s'améliorait pas et présentait de plus en plus les symptômes de cette débilitation si commune maintenant, et que les médecins de ce temps énervé ont appelée du nom d'anémie. Savigny et Hauteclaire continuaient de jouer, avec la même perfection, la très difficile comédie que mon arrivée et ma présence en ce château n'avaient pas déconcertée. Néanmoins, on eût dit qu'il y avait un peu de fatigue dans les acteurs. Serlon avait maigri, et j'avais entendu dire à V... "Quel bon mari que ce M. de Savigny! Il est déjà tout changé de la maladie de sa femme. Quelle belle chose donc que de s'aimer!" Hauteclaire, à la beauté immobile, avait les yeux battus, pas battus comme on les a quand ils ont pleuré, car ces yeux-là n'ont peut-être jamais pleuré de leur vie; mais ils l'étaient comme quand on a beaucoup veillé, et n'en brillaient que plus ardents, du fond de leur cercle violâtre. Cette maigreur de Savigny, du reste, et ces yeux cernés de Hauteclaire, pouvaient venir d'autre chose que de la vie compressive qu'ils s'étaient imposée. Ils pouvaient venir de tant de choses, dans ce milieu souterrainement volcanisé! J'en étais à regarder ces marques trahissantes à leurs visages, m'interrogeant tout bas et ne sachant trop que me répondre, quand un jour, étant allé faire ma tournée de médecin dans les alentours, je revins le soir par Savigny. Mon intention était d'entrer au château, comme à l'ordinaire; mais un accouchement très laborieux d'une femme de la campagne m'avait retenu fort tard, et, quand je passai par le château, l'heure était beaucoup trop avancée pour que j'y pusse entrer. Je ne savais pas même l'heure qu'il était. Ma montre de chasse s'était arrêtée. Mais la lune, qui avait commencé de descendre de l'autre côté de sa courbe dans le ciel, marquait, à ce vaste cadran bleu, un peu plus de minuit, et touchait presque, de la pointe inférieure de son croissant, de la pointe inférieure de son croissant, la pointe des hauts sapins de Savigny, derrière lesquels elle allait disparaÃtre... - ... Êtes-vous allé parfois à Savigny? - fit le docteur, en s'interrompant tout à coup et en se tournant vers moi. - Oui, - reprit-il, à mon signe de tête. - Eh bien! vous savez qu'on est obligé d'entrer dans ce bois de sapins et de passer le long des murs du château, qu'il faut doubler comme un cap, pour prendre la route qui mène directement à V... Tout à coup, dans l'épaisseur de ce bois noir où je ne voyais goutte de lumière ni n'entendais goutte de bruit, voilà qu'il m'en arriva un à l'oreille que je pris pour celui d'un battoir, - le battoir de quelque pauvre femme, occupée le jour aux champs, et qui profitait du clair de lune pour laver son linge à quelque lavoir ou à quelque fossé... Ce ne fut qu'en avançant vers le château, qu'à ce claquement régulier se mêla un autre bruit qui m'éclaira sur la nature du premier. C'était un cliquetis d'épées qui se croisent, et se frottent, et s'agacent. Vous savez comme on entend tout dans le silence et l'air fin des nuits, comme les moindres bruits y prennent des précisions de distinctibilité singulière! J'entendais, à ne pouvoir m'y méprendre, le froissement animé du fer. Une idée me passa dans l'esprit; mais, quand je débouchai du bois de sapins du château, blêmi par la lune, et dont une fenêtre était ouverte - Tiens! - fis-je, admirant la force des goûts et des habitudes, - voilà donc toujours leur manière de faire l'amour! Il était évident que c'était Serlon et Hauteclaire qui faisaient des armes à cette heure. On entendait les épées comme si on les avait vues. Ce que j'avais pris pour le bruit des battoirs c'étaient les appels du pied des tireurs. La fenêtre ouverte l'était dans le pavillon le plus éloigné, des quatre pavillons, de celui où se trouvait la chambre de la comtesse. Le château endormi, morne et blanc sous la lune, était comme une chose morte... Partout ailleurs que dans ce pavillon, choisi à dessein, et dont la porte-fenêtre, ornée d'un balcon, donnait sous des persiennes à moitié fermées, tout était silence et obscurité; mais c'était de ces persiennes, à moitié fermées et zébrées de lumière sur le balcon, que venait ce double bruit des appels du pied et du grincement des fleurets. Il était si clair, il arrivait si net à l'oreille, que je préjugeai avec raison, comme vous allez voir, qu'ayant très chaud on était en juillet, ils avaient ouvert la porte du balcon sous les persiennes. J'avais arrêté mon cheval sur le bord du bois, écoutant leur engagement qui paraissait très vif, intéressé par cet assaut d'armes entre amants qui s'étaient aimés les armes à la main et qui continuaient de s'aimer ainsi, quand, au bout d'un certain temps, le cliquetis des fleurets et le claquement des appels du pied cessèrent. Les persiennes de la porte vitrée du balcon furent poussées et s'ouvrirent, et je n'eus que le temps, pour ne pas être aperçu dans cette nuit claire, de faire reculer mon cheval dans l'ombre du bois de sapins. Serlon et Hauteclaire vinrent s'accouder sur la rampe en fer du balcon. Je les discernais à merveille. La lune tomba derrière le petit bois, mais la lumière d'un candélabre, que je voyais derrière eux dans l'appartement, mettait en relief leur double silhouette. Hauteclaire était vêtue, si cela s'appelle vêtue, comme je l'avais vue tant de fois, donnant ses leçons à V..., lacée dans ce gilet d'armes de peau de chamois qui lui faisait comme une cuirasse, et les jambes moulées par ces chausses en soie qui en prenaient si juste le contour musclé. Savigny portait à peu près le même costume. Sveltes et robustes tous deux, ils apparaissaient sur le fond lumineux, qui les encadrait, comme deux belles statues de la Jeunesse et de la Force. Vous venez tout à l'heure d'admirer dans ce jardin l'orgueilleuse beauté de l'un et de l'autre, que les années n'ont pas détruite encore. Eh bien! aidez-vous de cela pour vous faire une idée de la magnificence du couple que j'apercevais alors, à ce balcon, dans ces vêtements serrés qui ressemblaient à une nudité. Ils parlaient, appuyés à la rampe, mais trop bas pour que j'entendisse leurs paroles; mais les attitudes de leurs corps les disaient pour eux. Il y eut un moment où Savigny laissa tomber passionnément son bras autour de cette taille d'amazone qui semblait faite pour toutes les résistances et qui n'en fit pas... Et, la fière Hauteclaire se suspendant presque en même temps au cou de Serlon, ils formèrent, à eux deux, ce fameux et voluptueux groupe de Canova qui est dans toutes les mémoires, et ils restèrent ainsi sculptés bouche à bouche le temps, ma foi, de boire, sans s'interrompre et sans reprendre, au moins une bouteille de baisers! Cela dura bien soixante pulsations comptées à ce pouls qui allait plus vite qu'à présent, et que ce spectacle fit aller plus vite encore... Oh! oh! - fis-je, quand je débusquai de mon bois et qu'ils furent rentrés, toujours enlacés l'un à l'autre, dans l'appartement dont ils abaissèrent les rideaux, de grands rideaux sombres. - Il faudra bien qu'un de ces matins ils se confient à moi. Ce n'est pas seulement eux qu'ils auront à cacher. - En voyant ces caresses et cette intimité qui me révélaient tout, j'en tirais, en médecin, les conséquences. Mais leur ardeur devait tromper mes prévisions. Vous savez comme moi que les êtres qui s'aiment trop le cynique docteur dit un autre mot ne font pas d'enfants. Le lendemain matin, j'allai à Savigny. Je trouvai Hauteclaire redevenue Eulalie, assise dans l'embrasure d'une des fenêtres du long corridor qui aboutissait à la chambre de sa maÃtresse, une masse de linge et de chiffons sur une chaise devant elle, occupée à coudre et à tailler là -dedans, elle, la tireuse d'épée de la nuit! S'en douterait-on? pensai-je, en l'apercevant avec son tablier blanc et ces formes que j'avais vues, comme si elles avaient été nues, dans le cadre éclairé du balcon, noyées alors dans les plis d'une jupe qui ne pouvait pas les engloutir... Je passai, mais sans lui parler, car je ne lui parlais que le moins possible, ne voulant pas avoir avec elle l'air de savoir ce que je savais et ce qui aurait peut-être filtré à travers ma voix ou mon regard. Je me sentais bien moins comédien qu'elle, et je me craignais... D'ordinaire, lorsque je passais le long de ce corridor où elle travaillait toujours, quand elle n'était pas de service auprès de la comtesse, elle m'entendait si bien venir, elle était si sûre que c'était moi, qu'elle ne relevait jamais la tête. Elle restait inclinée sous son casque de batiste empesée, ou sous cette autre coiffe normande qu'elle portait aussi à certains jours, et qui ressemble au hennin d'Isabeau de Bavière, les yeux sur son travail et les joues voilées par ces longs tire-bouchons d'un noir bleu qui pendaient sur leur ovale pâle, n'offrant à ma vue que la courbe d'une nuque estompée par d'épais frisons, qui s'y tordaient comme les désirs qu'ils faisaient naÃtre. Chez Hauteclaire, c'est surtout l'animal qui est superbe. Nulle femme plus qu'elle n'eut peut-être ce genre de beauté-là ... Les hommes, qui, entre eux, se disent tout, l'avaient bien souvent remarquée. A V..., quand elle y donnait des leçons d'armes, les hommes l'appelaient entre eux Mademoiselle Esaü... Le Diable apprend aux femmes ce qu'elles sont, ou plutôt elles l'apprendraient au Diable, s'il pouvait l'ignorer... Hauteclaire, si peu coquette pourtant, avait en écoutant, quand on lui parlait, des façons de prendre et d'enrouler autour de ses doigts les longs cheveux frisés et tassés à cette place du cou, ces rebelles au peigne qui avait lissé le chignon, et dont un seul suffit pour troubler l'âme, nous dit la Bible. Elle savait bien les idées que ce jeu faisait naÃtre! Mais à présent, depuis qu'elle était femme de chambre, je ne l'avais pas vue, une seule fois, se permettre ce geste de la puissance jouant avec la flamme, même en regardant Savigny. Mon cher, ma parenthèse est longue; mais tout ce qui vous fera bien connaÃtre ce qu'était Hauteclaire Stassin importe à mon histoire... Ce jour-là , elle fut bien obligée de se déranger et de venir me montrer son visage, car la comtesse la sonna et lui commanda de me donner de l'encre et du papier dont j'avais besoin pour une ordonnance, et elle vint. Elle vint, le dé d'acier au doigt, qu'elle ne prit pas le temps d'ôter, ayant piqué l'aiguille enfilée sur sa provocante poitrine, où elle en avait piqué une masse d'autres pressées les unes contre les autres et l'embellissant de leur acier. Même l'acier des aiguilles allait bien à cette diablesse de fille, faite pour l'acier, et qui, au Moyen Age, aurait porté la cuirasse. Elle se tint debout devant moi pendant que j'écrivais, m'offrant l'écritoire avec ce noble et moelleux mouvement dans les avant-bras que l'habitude de faire des armes lui avait donné plus qu'à personne. Quand j'eus fini, je levai les yeux et je la regardai, pour ne rien affecter, et je lui trouvai le visage fatigué de sa nuit. Savigny, qui n'était pas là quand j'étais arrivé, entra tout à coup. Il était bien plus fatigué qu'elle... Il me parla de l'état de la comtesse, qui ne guérissait pas. Il m'en parla comme un homme impatienté qu'elle ne guérit pas. Il avait le ton amer, violent, contracté de l'homme impatienté. Il allait et venait en parlant. Je le regardais froidement, trouvant la chose trop forte pour le coup, et ce ton napoléonien avec moi un peu inconvenant. "Mais si je guérissais ta femme, - pensai-je insolemment, - tu ne ferais pas des armes et l'amour toute la nuit avec ta maÃtresse." J'aurais pu le rappeler au sentiment de la réalité et de la politesse qu'il oubliait, lui planter sous le nez, si cela m'avait plu, les sels anglais d'une bonne réponse. Je me contentai de le regarder. Il devenait plus intéressant pour moi que jamais, car il m'était évident qu'il jouait plus que jamais la comédie." Et le docteur s'arrêta de nouveau. Il plongea son large pouce et son index dans sa boÃte d'argent guilloché et aspira une prise de macoubac, comme il avait l'habitude d'appeler pompeusement son tabac. Il me parut si intéressant à son tour, que je ne lui fis aucune observation et qu'il reprit, après avoir absorbé sa prise et passé son doigt crochu sur la courbure de son avide nez en bec de corbin "Oh! pour impatienté, il l'était réellement; mais ce n'était point parce que sa femme ne guérissait pas, cette femme à laquelle il était si déterminément infidèle! Que diable! lui qui concubinait avec une servante dans sa propre maison, ne pouvait guère s'encolérer parce que sa femme ne guérissait pas! Est-ce que, elle guérie, l'adultère n'eût pas été plus difficile? Mais c'était vrai, pourtant, que la traÃnerie de ce mal sans bout le lassait, lui portait sur les nerfs. Avait-il pensé que ce serait moins long? Et, depuis, lorsque j'y ai songé, si l'idée d'en finir vint à lui ou à elle, ou à tous les deux, puisque la maladie ou le médecin n'en finissait pas, c'est peut-être de ce moment-là ..." - Quoi! docteur, ils auraient donc?... Je n'achevai pas, tant cela me coupait la parole, l'idée qu'il me donnait! Il baissa la tête en me regardant, aussi tragique que la statue du Commandeur, quand elle accepte de souper. "Oui! - souffla-t-il lentement, d'une voix basse, répondant à ma pensée - Au moins, à quelques jours de là , tout le pays apprit avec terreur que la comtesse était morte empoisonnée..." - Empoisonnée! m'écriai-je. "... Par sa femme de chambre, Eulalie, qui avait pris une fiole l'une pour l'autre et qui, disait-on, avait fait avaler à sa maÃtresse une bouteille d'encre double, au lieu d'une médecine que j'avais prescrite. C'était possible, après tout, qu'une pareille méprise. Mais je savais, moi, qu'Eulalie, c'était Hauteclaire! Mais je les avais vus, tous deux, faire le groupe de Canova, au balcon! Le monde n'avait pas vu ce que j'avais vu. Le monde n'eut d'abord que l'impression d'un accident terrible. Mais quand, deux ans après cette catastrophe, on apprit que le comte Serlon de Savigny épousait publiquement la fille à Stassin, - car il fallut bien déclencher qui elle était, la fausse Eulalie, - et qu'il allait la coucher dans les draps chauds encore de sa première femme, Mlle Delphine de Cantor, oh! alors, ce fut un grondement de tonnerre de soupçons à voix basse, comme si on avait eu peur de ce qu'on disait et de ce qu'on pensait. Seulement, au fond, personne ne savait. On ne savait que la monstrueuse mésalliance, qui fit montrer au doigt le comte de Savigny et l'isola comme un pestiféré. Cela suffisait bien, du reste. Vous savez quel déshonneur c'est, ou plutôt c'était, car les choses ont bien changé aussi dans ce pays-là , que de dire d'un homme Il a épousé sa servante! Ce déshonneur s'étendit et resta sur Serlon comme une souillure. Quant à l'horrible bourdonnement du crime soupçonné qui avait couru, il s'engourdit bientôt comme celui d'un taon qui tombe lassé dans une ornière. Mais il y avait cependant quelqu'un qui savait et qui était sûr..." - Et ce ne pouvait être que vous, docteur? - interrompis-je. - C'était moi, en effet, - reprit-il, - mais pas moi tout seul. Si j'avais été seul pour savoir, je n'aurais jamais eu que de vagues lueurs, pires que l'ignorance... Je n'aurais jamais été sûr, et, fit-il, en s'appuyant sur les mots avec l'aplomb de la sécurité complète - je le suis! "Et, écoutez bien comme je le suis!"- ajouta-t-il, en me prenant le genou avec ses doigts noueux, comme avec une pince. Or, son histoire me pinçait encore plus que ce système d'articulations de crabe qui formait sa redoutable main. "Vous vous doutez bien, - continua-t-il, - que je fus le premier à savoir l'empoisonnement de la comtesse. Coupables ou non, il fallait bien qu'ils m'envoyassent chercher, moi qui étais le médecin. On ne prit pas la peine de seller un cheval. Un garçon d'écurie vint à poil et au grand galop me trouver à V..., d'où je le suivis, du même galop, à Savigny. Quand j'arrivai, - cela avait-il été calculé? - il n'était plus possible d'arrêter les ravages de l'empoisonnement. Serlon, dévasté de physionomie, vint au devant de moi dans la cour et me dit, au dégagé de l'étrier, comme s'il eût eu peur des mots dont il se servait - Une domestique s'est trompée. Il évitait de dire Eulalie, que tout le monde nommait le lendemain. Mais, docteur, ce n'est pas possible! Est-ce que l'encre double serait un poison?... - Cela dépend des substances avec quoi elle est faite, - repartis-je. - Il m'introduisit chez la comtesse, épuisée de douleur, et dont le visage rétracté ressemblait à un peloton de fil blanc tombé dans de la teinture verte... Elle était effrayante ainsi. Elle me sourit affreusement de ses lèvres noires et de ce sourire qui dit à un homme qui se tait "Je sais bien ce que vous pensez..." D'un tour d'oeil je cherchai dans la chambre si Eulalie ne s'y trouvait pas. J'aurais voulu voir sa contenance à pareil moment. Elle n'y était point. Toute brave qu'elle fût, avait-elle eu peur de moi? ... Ah! je n'avais encore que d'incertaines données... La comtesse fit un effort en m'apercevant et s'était soulevée sur son coude. - Ah! vous voilà , docteur, - dit-elle; - mais vous venez trop tard. Je suis morte. Ce n'est pas le médecin qu'il fallait envoyer chercher, Serlon, c'était le prêtre. Allez! donnez des ordres pour qu'il vienne, et que tout le monde me laisse seule deux minutes avec le docteur. Je le veux! Elle dit ce Je le veux, comme je ne le lui avais jamais entendu dire, - comme une femme qui avait ce front et ce menton dont je vous ai parlé. - Même moi? - dit Savigny, faiblement. - Même vous, - fit-elle. Et elle ajouta, presque caressante - Vous savez, mon ami, que les femmes ont surtout des pudeurs pour ceux qu'elles aiment. A peine fut-il sorti, qu'un atroce changement se produisit en elle. De douce, elle devint fauve. - Docteur, - dit-elle d'une voix haineuse, - ce n'est pas un accident que ma mort, c'est un crime. Serlon aime Eulalie, et elle m'a empoisonnée! Je ne vous ai pas cru quand vous m'avez dit que cette fille était trop belle pour une femme de chambre. J'ai eu tort. Il aime cette scélérate, cette exécrable fille qui m'a tuée. Il est plus coupable qu'elle, puisqu'il l'aime et qu'il m'a trahie pour elle. Depuis quelques jours, les regards qu'ils se jetaient des deux côtés de mon lit m'ont bien avertie. Et encore plus le goût horrible de cette encre avec laquelle ils m'ont empoisonnée!!... Mais j'ai tout bu, j'ai tout pris, malgré cet affreux goût, parce que j'étais bien aise de mourir! Ne me parlez pas de contre-poison. Je ne veux d'aucun de vos remèdes. Je veux mourir. - Alors, pourquoi m'avez-vous fait venir, madame la comtesse?... - Eh bien! voici pourquoi, reprit-elle haletante... - C'est pour vous dire qu'ils m'ont empoisonnée, et pour que vous me donniez votre parole d'honneur de le cacher. Tout ceci va faire un éclat terrible. Il ne le faut pas. Vous êtes mon médecin, et on vous croira, vous, quand vous parlerez de cette méprise qu'ils ont inventée, quand vous direz que même je ne serais pas morte, que j'aurais pu être sauvée, si depuis longtemps ma santé n'avait été perdue. Voilà ce qu'il faut me jurer, docteur... Et comme je ne répondais pas, elle vit ce qui s'élevait en moi. Je pensais qu'elle aimait son mari au point de vouloir le sauver. C'était l'idée qui m'était venue, l'idée naturelle et vulgaire, car il est des femmes tellement pétries pour l'amour et ses abnégations, qu'elles ne rendent pas le coup dont elles meurent. Mais la comtesse de Savigny ne m'avait jamais produit l'effet d'être une de ces femmes-là ! - Ah! ce n'est pas ce que vous croyez qui me fait vous demander de me jurer cela, docteur! Oh! non! je hais trop Serlon en ce moment pour ne pas, malgré sa trahison, l'aimer encore... Mais je ne suis pas si lâche que de lui pardonner! Je m'en irai de cette vie, jalouse de lui, et implacable. Mais il ne s'agit pas de Serlon, docteur, reprit-elle avec énergie, en me découvrant tout un côté de son caractère que j'avais entrevu, mais que je n'avais pas pénétré dans ce qu'il avait de plus profond. Il s'agit du comte de Savigny. Je ne veux pas, quand je serai morte, que le comte de Savigny passe pour l'assassin de sa femme. Je ne veux pas qu'on le traÃne en cour d'assises, qu'on l'accuse de complicité avec une servante adultère et empoisonneuse! Je ne veux pas que cette tache reste sur ce nom de Savigny, que j'ai porté. Oh! s'il ne s'agissait que de lui, il est digne de tous les échafauds! Mais, lui, je lui mangerais le coeur! Mais il s'agit de nous tous, les gens comme il faut du pays! Si nous étions encore ce que nous devrions être, j'aurais fait jeter cette Eulalie dans une des oubliettes du château de Savigny, et il n'en aurait plus été question jamais! Mais, à présent, nous ne sommes plus les maÃtres chez nous. Nous n'avons plus notre justice expéditive et muette, et je ne veux pour rien des scandales et des publicités de la vôtre, docteur; et j'aime mieux les laisser dans les bras l'un de l'autre, heureux et délivrés de moi, et mourir enragée comme je meurs, que de penser, en mourant, que la noblesse de V... aurait l'ignominie de compter un empoisonneur dans ses rangs." "Elle parlait avec une vibration inouïe, malgré les tremblements saccadés de sa mâchoire qui claquait à briser ses dents. Je la reconnaissais, mais je l'apprenais encore! C'était bien la fille noble qui n'était que cela, la fille noble plus forte, en mourant, que la femme jalouse. Elle mourait bien comme une fille de V..., la dernière ville noble de France! Et touché de cela plus peut-être que je n'aurais dû l'être, je lui promis et je lui jurai, si je ne la sauvais pas, de faire ce qu'elle me demandait. Et je l'ai fait, mon cher. Je ne la sauvai pas. Je ne pus pas la sauver elle refusa obstinément tout remède. Je dis ce qu'elle avait voulu, quand elle fut morte, et je persuadai... Il y a bien vingt-cinq ans de cela... A présent, tout est calmé, silencé, oublié, de cette épouvantable aventure. Beaucoup de contemporains sont morts. D'autres générations ignorantes, indifférentes, ont poussé sur leurs tombes, et la première parole que je dis de cette sinistre histoire, c'est à vous! Et encore, il a fallu ce que nous venons de voir pour vous la raconter. Il a fallu ces deux êtres, immuablement beaux malgré le temps, immuablement heureux malgré leur crime, puissants, passionnés, absorbés en eux, passant aussi superbement dans la vie que dans ce jardin, semblables à deux de ces Anges d'autel qui s'enlèvent, unis dans l'ombre d'or de leurs quatre ailes!" J'étais épouvanté... - Mais, - fis-je, - si c'est vrai ce que vous me contez là , docteur, c'est un effroyable désordre dans la création que le bonheur de ces gens-là . - C'est un désordre ou c'est un ordre, comme il vous plaira, - répondit le docteur Torty, cet athée absolu et tranquille aussi, comme ceux dont il parlait, mais c'est un fait. Ils sont heureux exceptionnellement, et insolemment heureux. Je suis bien vieux, et j'ai vu dans ma vie bien des bonheurs qui n'ont pas duré; mais je n'ai vu que celui-là qui fût aussi profond, et qui dure toujours! "Et croyez que je l'ai bien étudié, bien scruté, bien perscruté! Croyez que j'ai bien cherché la petite bête dans ce bonheur-là ! Je vous demande pardon de l'expression, mais je puis dire que je l'ai pouillé... J'ai mis les deux pieds et les deux yeux aussi avant que j'ai pu dans la vie de ces deux êtres, pour voir s'il n'y avait pas à leur étonnant et révoltant bonheur un défaut, une cassure, si petite qu'elle fût, à quelque endroit caché; mais je n'ai jamais rien trouvé qu'une félicité à faire envie, et qui serait une excellente et triomphante plaisanterie du Diable contre Dieu, s'il y avait un Dieu et un Diable! Après la mort de la comtesse, je demeurai, comme vous le pensez bien, en bons termes avec Savigny. Puisque j'avais fait tant que de prêter l'appui de mon affirmation à la fable imaginée par eux pour expliquer l'empoisonnement, ils n'avaient pas d'intérêt à m'écarter, et moi j'en avais un très grand à connaÃtre ce qui allait suivre, ce qu'ils allaient faire, ce qu'ils allaient devenir. J'étais horripilé, mais je bravais mes horripilations... Ce qui suivit, ce fut d'abord le deuil de Savigny, lequel dura les deux ans d'usage, et que Savigny porta de manière à confirmer l'idée publique qu'il était le plus excellent des maris, passés, présents et futurs... Pendant ces deux ans, il ne vit absolument personne. Il s'enterra dans son château avec une telle rigueur de solitude, que personne ne sut qu'il avait gardé à Savigny Eulalie, la cause involontaire de la mort de la comtesse et qu'il aurait dû, par convenance seule, mettre à la porte, même dans la certitude de son innocence. Cette imprudence de garder chez soi une telle fille, après une telle catastrophe, me prouvait la passion insensée que j'avais toujours soupçonnée dans Serlon. Aussi ne fus-je nullement surpris quand un jour, en revenant d'une de mes tournées de médecin, je rencontrai un domestique sur la route de Savigny, à qui je demandai des nouvelles de ce qui se passait au château, et qui m'apprit qu'Eulalie y était toujours... A l'indifférence avec laquelle il me dit cela, je vis que personne, parmi les gens du comte, ne se doutait qu'Eulalie fût sa maÃtresse. "Ils jouent toujours serré, - me dis-je. Mais pourquoi ne s'en vont-ils pas du pays? Le comte est riche. Il peut vivre grandement partout. Pourquoi ne pas filer avec cette belle diablesse en fait de diablesse, je croyais à celle-là qui, pour le mieux crocheter, a préféré vivre dans la maison de son amant, au péril de tout, que d'être sa maÃtresse à V..., dans quelque logement retiré où il serait allé bien tranquillement la voir en cachette?" Il y avait là un dessous que je ne comprenais pas. Leur délire, leur dévorement d'eux-mêmes étaient-ils donc si grands qu'ils ne voyaient plus rien des prudences et des précautions de la vie?... Hauteclaire, que je supposais plus forte de caractère que Serlon, Hauteclaire, que je croyais l'homme des deux dans leurs rapports d'amants, voulait-elle rester dans ce château où on l'avait vue servante et où l'on devait la voir maÃtresse, et en restant, si on l'apprenait et si cela faisait un scandale, préparer l'opinion à un autre scandale bien plus épouvantable, son mariage avec le comte de Savigny? Cette idée ne m'était pas venue à moi, si elle lui était venue à elle, en cet instant de mon histoire. Hauteclaire Stassin, fille de ce vieux pilier de salle d'armes, La Pointe-au-corps, - que nous avions tous vue, à V..., donner des leçons et se fendre à fond en pantalon collant, - comtesse de Savigny! Allons donc! Qui aurait cru à ce renversement, à cette fin du monde? Oh! pardieu, je croyais très bien, pour ma part, in petto, que le concubinage continuerait d'aller son train entre ces deux fiers animaux, qui avaient, au premier coup d'oeil, reconnu qu'ils étaient de la même espèce et qui avaient osé l'adultère sous les yeux mêmes de la comtesse. Mais le mariage, le mariage effrontément accompli au nez de Dieu et des hommes, mais ce défi jeté à l'opinion de toute une contrée outragée dans ses sentiments et dans ses moeurs, j'en étais, d'honneur! à mille lieues, et si loin que quand, au bout des deux ans du deuil de Serlon, la chose se fit brusquement, le coup de foudre de la surprise me tomba sur la tête comme si j'avais été un de ces imbéciles qui ne s'attendent jamais à rien de ce qui arrive, et qui, dans le pays, se mirent alors à piauler comme les chiens, fouettés dans la nuit, piaulent aux carrefours. Du reste, en ces deux ans du deuil de Serlon, si strictement observé et qui fut, quand on en vit la fin, si furieusement taxé d'hypocrisie et de bassesse, je n'allai pas beaucoup au château de Savigny... Qu'y serais-je allé faire?... On s'y portait très bien, et jusqu'au moment peu éloigné peut-être où l'on m'enverrait chercher nuitamment, pour quelque accouchement qu'il faudrait bien cacher encore, on n'y avait pas besoin de mes services. Néanmoins, entre temps, je risquais une visite au comte. Politesse doublée de curiosité éternelle. Serlon me recevait ici ou là , selon l'occurrence et où il était, quand j'arrivais. Il n'avait pas le moindre embarras avec moi. Il avait repris sa bienveillance. Il était grave. J'avais déjà remarqué que les êtres heureux sont graves. Ils portent en eux attentivement leur coeur, comme un verre plein, que le moindre mouvement peut faire déborder ou briser... Malgré sa gravité et ses vêtements noirs, Serlon avait dans les yeux l'incoercible expression d'une immense félicité. Ce n'était plus l'expression du soulagement et de la délivrance qui y brillait, comme le jour où, chez sa femme, il s'était aperçu que je reconnaissais Hauteclaire, mais que j'avais pris le parti de ne pas la reconnaÃtre. Non, parbleu! c'était bel et bien du bonheur! Quoique, en ces visites cérémonieuses et rapides, nous ne nous entretinssions que de choses superficielles et extérieures, la voix du comte de Savigny, pour les dire, n'était pas la même voix qu'au temps de sa femme. Elle révélait à présent, par la plénitude presque chaude de ses intonations, qu'il avait peine à contenir des sentiments qui ne demandaient qu'à lui sortir de la poitrine. Quant à Hauteclaire toujours Eulalie, et au château, ainsi que me l'avait dit le domestique, je fus assez longtemps sans la rencontrer. Elle n'était plus, quand je passais, dans le corridor où elle se tenait du temps de la comtesse, travaillant dans son embrasure. Et, pourtant, la pile de linge à la même place, et les ciseaux, et l'étui, et le dé sur le bord de la fenêtre, disaient qu'elle devait toujours travailler là , sur cette chaise vide et tiède peut-être, qu'elle avait quittée, m'entendant venir. Vous vous rappelez que j'avais la fatuité de croire qu'elle redoutait la pénétration de mon regard; mais, à présent, elle n'avait plus à la craindre. Elle ignorait que j'eusse reçu la terrible confidence de la comtesse. Avec la nature audacieuse et altière que je lui connaissais, elle devait même être contente de pouvoir braver la sagacité qui l'avait devinée. Et, de fait, ce que je présumais était la vérité, car le jour où je la rencontrai enfin, elle avait son bonheur écrit sur son front d'une si radieuse manière, qu'en y répandant toute la bouteille d'encre double avec laquelle elle avait empoisonné la comtesse, on n'aurait pas pu l'effacer! C'est dans le grand escalier du château que je la rencontrai cette première fois. Elle le descendait et je le montais. Elle le descendait un peu vite; mais quand elle me vit, elle ralentit son mouvement, tenant sans doute à me montrer fastueusement son visage, et à me mettre bien au fond des yeux ses yeux qui peuvent faire fermer ceux des panthères, mais qui ne firent pas fermer les miens. En descendant les marches de son escalier, ses jupes flottant en arrière sous les souffles d'un mouvement rapide, elle semblait descendre du ciel. Elle était sublime d'air heureux. Ah! son air était à quinze mille lieues au-dessus de l'air de Serlon! Je n'en passai pas moins sans lui donner signe de politesse, car si Louis XIV saluait les femmes de chambre dans les escaliers, ce n'étaient pas des empoisonneuses! Femme de chambre, elle l'était encore ce jour-là , de tenue, de mise, de tablier blanc; mais l'air heureux de la plus triomphante et despotique maÃtresse avait remplacé l'impassibilité de l'esclave. Cet air-là ne l'a point quittée. Je viens de le revoir, et vous avez pu en juger. Il est plus frappant que la beauté même du visage sur lequel il resplendit. Cet air surhumain de la fierté dans l'amour heureux, qu'elle a dû donner à Serlon, qui d'abord, lui, ne l'avait pas, elle continue, après vingt ans, de l'avoir encore, et je ne l'ai vu ni diminuer, ni se voiler un instant sur la face de ces deux étranges Privilégiés de la vie. C'est par cet air-là qu'ils ont toujours répondu victorieusement à tout, à l'abandon, aux mauvais propos, aux mépris de l'opinion indignée, et qu'ils ont fait croire à qui les rencontre que le crime dont ils ont été accusés quelques jours n'était qu'une atroce calomnie." - Mais vous, docteur, - interrompis-je, - après tout ce que vous savez, vous ne pouvez pas vous laisser imposer par cet air-là ? Vous ne les avez pas suivis partout? Vous ne les voyez pas à toute heure? "Excepté dans leur chambre à coucher, le soir, et ce n'est pas là qu'ils le perdent, - fit le docteur Torty, gaillard, mais profond, - je les ai vus, je crois bien, à tous les moments de leur vie depuis leur mariage, qu'ils allèrent faire je ne sais où, pour éviter le charivari que la populace de V..., aussi furieuse à sa façon que la Noblesse à la sienne, se promettait de leur donner. Quand ils revinrent mariés, elle, authentiquement comtesse de Savigny, et lui, absolument déshonoré par un mariage avec une servante, on les planta là , dans leur château de Savigny. On leur tourna le dos. On les laissa se repaÃtre d'eux tant qu'ils voulurent... Seulement, ils ne s'en sont jamais repus, à ce qu'il paraÃt; encore tout à l'heure, leur faim d'eux-mêmes n'est pas assouvie. Pour moi, qui ne veux pas mourir, en ma qualité de médecin, sans avoir écrit un traité de tératologie, et qu'ils intéressaient... comme des monstres, je ne me mis point à la queue de ceux qui les fuirent. Lorsque je vis la fausse Eulalie parfaitement comtesse, elle me reçut comme si elle l'avait été toute sa vie. Elle se souciait bien que j'eusse dans la mémoire le souvenir de son tablier blanc et de son plateau! "Je ne suis plus Eulalie, - me dit-elle; - je suis Hauteclaire, Hauteclaire heureuse d'avoir été servante pour lui..." Je pensais qu'elle avait été bien autre chose; mais comme j'étais le seul du pays qui fût allé à Savigny, quand ils y revinrent, j'avais toute honte bue, et je finis par y aller beaucoup. Je puis dire que je continuai de m'acharner à regarder et à percer dans l'intimité de ces deux êtres, si complètement heureux par l'amour. Eh bien! vous me croirez si vous voulez, mort cher, la pureté de ce bonheur, souillé par un crime dont j'étais sûr, je ne l'ai pas vue, je ne dirai pas ternie, mais assombrie une seule minute dans un seul jour. Cette boue d'un crime lâche qui n'avait pas eu le courage d'être sanglant, je n'en ai pas une seule fois aperçu la tache sur l'azur de leur bonheur! C'est à terrasser, n'est-il pas vrai? tous les moralistes de la terre, qui ont inventé le bel axiome du vice puni et de la vertu récompensée! Abandonnés et solitaires comme ils l'étaient, ne voyant que moi, avec lequel ils ne se gênaient pas plus qu'avec un médecin devenu presque un ami, à force de hantises, ils ne se surveillaient point. Ils m'oubliaient et vivaient très bien, moi présent, dans l'enivrement d'une passion à laquelle je n'ai rien à comparer, voyez-vous, dans tous les souvenirs de ma vie... Vous venez d'en être le témoin il n'y a qu'un moment ils sont passés là , et ils ne m'ont pas même aperçu, et j'étais à leur coude! Une partie de ma vie avec eux, ils ne m'ont pas vu davantage... Polis, aimables, mais le plus souvent distraits, leur manière d'être avec moi était telle, que je ne serais pas revenu à Savigny si je n'avais tenu à étudier microscopiquement leur incroyable bonheur, et à y surprendre, pour mon édification personnelle, le grain de sable d'une lassitude, d'une souffrance, et, disons le grand mot d'un remords. Mais rien! rien! L'amour prenait tout, emplissait tout, bouchait tout en eux, le sens moral et la conscience, - comme vous dites, vous autres; et c'est en les regardant, ces heureux, que j'ai compris le sérieux de la plaisanterie de mon vieux camarade Broussais, quand il disait de la conscience "Voilà trente ans que je dissèque, et je n'ai pas seulement découvert une oreille de ce petit animal-là !" Et ne vous imaginez point, - continua ce vieux diable de docteur Torty, comme s'il eût lu dans ma pensée, - que ce que je vous dis là , c'est une thèse... la preuve d'une doctrine que je crois vraie, et qui nie carrément la conscience comme la niait Broussais. Il n'y a pas de thèse ici. Je ne prétends point entamer vos opinions... Il n'y a que des faits, qui m'ont étonné autant que vous. Il y a le phénomène d'un bonheur continu, d'une bulle de savon qui grandit toujours et qui ne crève jamais! Quand le bonheur est continu, c'est déjà une surprise; mais ce bonheur dans le crime, c'est une stupéfaction, et voilà vingt ans que je ne reviens pas de cette stupéfaction-là . Le vieux médecin, le vieux observateur, le vieux moraliste... ou immoraliste - reprit-il, voyant mon sourire, - est déconcerté par le spectacle auquel il assiste depuis tant d'années, et qu'il ne peut pas vous faire voir en détail, car s'il y a un mot traÃnaillé partout, tant il est vrai! c'est que le bonheur n'a pas d'histoire. Il n'a pas plus de description. On ne peint pas plus le bonheur, cette infusion d'une vie supérieure dans la vie, qu'on ne saurait peindre la circulation du sang dans les veines. On s'atteste, aux battements des artères, qu'il y circule, et c'est ainsi que je m'atteste le bonheur de ces deux êtres que vous venez de voir, ce bonheur incompréhensible auquel je tâte le pouls depuis si longtemps. Le comte et la comtesse de Savigny refont tous les jours, sans y penser, le magnifique chapitre de l'amour dans le mariage de Mme de StaÃl, ou les vers plus magnifiques encore du Paradis perdu dans Milton. Pour mon compte, à moi, je n'ai jamais été bien sentimental ni bien poétique; mais ils m'ont, avec cet idéal réalisé par eux, et que je croyais impossible, dégoûté des meilleurs mariages que j'aie connus, et que le monde appelle charmants. Je les ai toujours trouvés si inférieurs au leur, si décolorés et si froids! La destinée, leur étoile, le hasard, qu'est-ce que je sais? a fait qu'ils ont pu vivre pour eux-mêmes. Riches, ils ont eu ce don de l'oisiveté sans laquelle il n'y a pas d'amour, mais qui tue aussi souvent l'amour qu'elle est nécessaire pour qu'il naisse... Par exception, l'oisiveté n'a pas tué le leur. L'amour, qui simplifie tout, a fait de leur vie une simplification sublime. Il n'y a point de ces grosses choses qu'on appelle des événements dans l'existence de ces deux mariés, qui ont vécu, en apparence, comme tous les châtelains de la terre, loin du monde auquel ils n'ont rien à demander, se souciant aussi peu de son estime que de son mépris. Ils ne se sont jamais quittés. Où l'un va, l'autre l'accompagne. Les routes des environs de V... revoient Hauteclaire à cheval, comme du temps du vieux La Pointe-au-corps; mais c'est le comte de Savigny qui est avec elle, et les femmes du pays, qui, comme autrefois, passent en voiture, la dévisagent lus encore peut-être que quand elle était la grade et mystérieuse jeune fille au voile bleu sombre, et qu'on ne voyait pas. Maintenant, elle lève son voile, et leur montre hardiment le visage de servante qui a su se faire épouser, et elles rentrent indignées, mais rêveuses... Le comte et la comtesse de Savigny ne voyagent point; ils viennent quelquefois à Paris, mais ils n'y restent que quelques jours. Leur vie se concentre donc tout entière dans ce château de Savigny, qui fut le théâtre d'un crime dont ils ont peut-être perdu le souvenir, dans l'abÃme sans fond de leurs coeurs... - Et ils n'ont jamais eu d'enfants, docteur? - lui dis-je. - Ah! - fit le docteur Torty, - vous croyez que c'est là qu'est la fêlure, la revanche du Sort, et ce que vous appelez la vengeance ou la justice de Dieu? Non, ils n'ont jamais eu d'enfants. Souvenez-vous! Une fois, j'avais eu l'idée qu'ils n'en auraient pas. Ils s'aiment trop... Le feu, - qui dévore, - consume et ne produit pas. Un jour, je le dis à Hauteclaire "- Vous n'êtes donc pas triste de n'avoir pas d'enfant, madame la comtesse? - Je n'en veux pas! - fit-elle impérieusement. J'aimerais moins Serlon. Les enfants, - ajouta-t-elle avec une espèce de mépris, - sont bons pour les femmes malheureuses!" Et le docteur Torty finit brusquement son histoire sur ce mot, qu'il croyait profond. Il m'avait intéressé, et je le lui dis "- Toute criminelle qu'elle soit, - fis-je, - on s'intéresse à cette Hauteclaire. Sans son crime, je comprendrais l'amour de Serlon. - Et peut-être même avec son crime!" - dit le docteur. - "Et moi aussi!"- ajouta-t-il, le hardi bonhomme. Le dessous de cartes d'une partie de whist - Vous moquez-vous de nous, monsieur, avec une pareille histoire? - Est-ce qu'il n'y a pas, madame, une espèce de tulle qu'on appelle du tulle illusion?... A une soirée chez le prince T... J'étais, un soir de l'été dernier, chez la baronne de Mascranny, une des femmes de Paris qui aiment le plus l'esprit comme on en avait autrefois, et qui ouvre les deux battants de son salon - un seul suffirait - au peu qui en reste parmi nous. Est-ce que dernièrement l'Esprit ne s'est pas changé en une bête à prétention qu'on appelle l'Intelligence?... La baronne de Mascranny est, par son mari, d'une ancienne et très illustre famille, originaire des Grisons. Elle porte, comme tout le monde le sait, de gueules à trois fasces, vivrées de gueules à l'aigle éployée d'argent, addextrée d'une clef d'argent, senestrée d'un casque de même, l'écu chargé, en coeur, d'un écusson d'azur à une fleur de lys d'or; et ce chef, ainsi que les pièces qui le couvrent, ont été octroyées par plusieurs souverains de l'Europe à la famille de Mascranny, en récompense des services qu'elle leur a rendus à différentes époques de l'histoire. Si les souverains de l'Europe n'avaient pas aujourd'hui de bien autres affaires à démêler, ils pourraient charger de quelque pièce nouvelle un écu déjà si noblement compliqué, pour le soin véritablement héroïque que la baronne prend de la conversation cette fille expirante des aristocraties oisives et des monarchies absolues. Avec l'esprit et les manières de son nom, la baronne de Mascranny a fait de son salon une espèce de Coblentz délicieux où s'est réfugiée la conversation d'autrefois, la dernière gloire de l'esprit français, forcé d'émigrer devant les moeurs utilitaires et occupées de notre temps. C'est là que chaque soir, jusqu'à ce qu'il se taise tout à fait, il chante divinement son chant du cygne. Là , comme dans les rares maisons de Paris où l'on a conservé les grandes traditions de la causerie, on ne carre guère de phrases, et le monologue est à peu près inconnu. Rien n'y rappelle l'article du journal et le discours politique, ces deux moules si vulgaires de la pensée, au dix-neuvième siècle. L'esprit se contente d'y briller en mots charmants ou profonds, mais bientôt dits; quelquefois même en de simples intonations, et moins que cela encore, en quelque petit geste de génie. Grâce à ce bienheureux salon, j'ai mieux reconnu une puissance dont je n'avais jamais douté, la puissance du monosyllabe. Que de fois j'en ai entendu lancer ou laisser tomber avec un talent bien supérieur à celui de Mlle Mars, la reine du monosyllabe à la scène, mais qu'on eût lestement détrônée au faubourg Saint-Germain, si elle avait pu y paraÃtre; car les femmes y sont trop grandes dames pour, quand elles sont fines, y raffiner la finesse comme une actrice qui joue Marivaux. Or, ce soir-là , par exception, le vent n'était pas au monosyllabe. Quand j'entrai chez la baronne de Mascranny, il s'y trouvait assez du monde qu'elle appelle ses intimes, et la conversation y était animée de cet entrain qu'elle y a toujours. Comme les fleurs exotiques qui ornent les vases de jaspe de ses consoles, les intimes de la baronne sont un peu de tous les pays. Il y a parmi eux des Anglais, des Polonais, des Russes; mais ce sont tous des Français pour le langage et par ce tour d'esprit et de manières qui est le même partout, à une certaine hauteur de société. Je ne sais pas de quel point on était parti pour arriver là ; mais, quand j'entrai, on parlait romans. Parier romans, c'est comme si chacun avait parlé de sa vie. Est-il nécessaire d'observer que, dans cette réunion d'hommes et de femmes du monde, on n'avait pas le pédantisme d'agiter la question littéraire? Le fond des choses, et non la forme, préoccupait. Chacun de ces moralistes supérieurs, de ces praticiens, à divers degrés, de la passion et de la vie, qui cachaient de sérieuses expériences sous des propos légers et des airs détachés, ne voyait alors dans le roman qu'une question de nature humaine, de moeurs et d'histoire. Rien de plus. Mais n'est-ce donc pas tout?... Du reste, il fallait qu'on eût déjà beaucoup causé sur ce sujet, car les visages avaient cette intensité de physionomie qui dénote un intérêt pendant longtemps excité. Délicatement fouettés les uns par les autres, tous ces esprits avaient leur mousse. Seulement, quelques âmes vives - j'en pouvais compter trois ou quatre dans ce salon - se tenaient en silence, les unes le front baissé, les autres l'oeil fixé rêveusement aux bagues d'une main étendue sur leurs genoux. Elles cherchaient peut-être à corporiser leurs rêveries, ce qui est aussi difficile que de spiritualiser ses sensations. Protégé par la discussion, je me glissai sans être vu derrière le dos éclatant et velouté de la belle comtesse de Damnaglia, qui mordait du bout de sa lèvre l'extrémité de son éventail replié, tout en écoutant, comme ils écoutaient tous, dans ce monde où savoir écouter est un charme. Le jour baissait, un jour rose qui se teignait enfin de noir, comme les vies heureuses. On était rangé en cercle et on dessinait, dans la pénombre crépusculaire du salon, comme une guirlande d'hommes et de femmes, dans des poses diverses, négligemment attentives. C'était une espèce de bracelet vivant dont la maÃtresse de la maison, avec son profil égyptien, et le lit de repos sur lequel elle est éternellement couchée, comme Cléopâtre, formait l'agrafe. Une croisée ouverte laissait voir un pan du ciel et le balcon où se tenaient quelques personnes. Et l'air était si pur et le quai d'Orsay si profondément silencieux, à ce moment-là , qu'elles ne perdaient pas une syllabe de la voix qu'on entendait dans le salon, malgré les draperies en vénitienne de la fenêtre, qui devaient amortir cette voix sonore et en retenir les ondulations dans leurs plis. Quand j'eus reconnu celui qui parlait, je ne m'étonnai ni de cette attention, - qui n'était plus seulement une grâce octroyée par la grâce,... - ni de l'audace de qui gardait ainsi la parole plus longtemps qu'on n'avait coutume de le faire, dans ce salon d'un ton si exquis. En effet, c'était le plus étincelant causeur de ce royaume de la causerie. Si ce n'est pas son nom, voilà son titre! Pardon. Il en avait encore un autre... La médisance ou la calomnie, ces Ménechmes qui se ressemblent tant qu'on ne peut les reconnaÃtre, et qui écrivent leur gazette à rebours, comme si c'était de l'hébreu n'en est-ce pas souvent?, écrivaient en égratignures qu'il avait été le héros de plus d'une aventure qu'il n'eût pas certainement, ce soir-là , voulu raconter. "... Les plus beaux romans de la vie - disait-il, quand je m'établis sur mes coussins de canapé, à l'abri des épaules de la comtesse de Damnaglia, - sont des réalités qu'on a touchées du coude, ou même du pied, en passant. Nous en avons tous vu. Le roman est plus commun que l'histoire. je ne parle pas de ceux-là qui furent des catastrophes éclatantes, des drames joués par l'audace des sentiments les plus exaltés à la majestueuse barbe de l'Opinion; mais à part ces clameurs très rares, faisant scandale dans une société comme la nôtre, qui était hypocrite hier, et qui n'est plus que lâche aujourd'hui, il n'est personne de nous qui n'ait été témoin de ces faits mystérieux de sentiment ou de passion qui perdent toute une destinée, de ces brisements de coeur qui ne rendent qu'un bruit sourd, comme celui d'un corps tombant dans l'abÃme caché d'une oubliette, et par-dessus lequel le monde met ses mille voix ou son silence. On peut dire souvent du roman ce que Molière disait de la vertu "Où diable va-t-il se nicher?..." Là où on le croit le moins, on le trouve! Moi qui vous parle, j'ai vu dans mon enfance... non, vu n'est pas le mot! j'ai deviné, pressenti, un de ces drames cruels, terribles, qui ne se jouent pas en public, quoique le public en voie les acteurs tous les jours; une de ces sanglantes comédies, comme disait Pascal, mais représentées à huis clos, derrière une toile de manoeuvre, le rideau de la vie privée et de l'intimité. Ce qui sort de ces drames cachés, étouffés, que j'appellerai presque à transpiration rentrée, est plus sinistre, et d'un effet plus poignant sur l'imagination et sur le souvenir, que si le drame tout entier s'était déroulé sous vos yeux. Ce qu'on ne sait pas centuple l'impression de ce qu'on sait. Me trompé-je? Mais je me figure que l'enfer, vu par un soupirail, devrait être plus effrayant que si, d'un seul et planant regard, on pouvait l'embrasser tout entier." Ici, il fit une légère pause. Il exprimait un fait tellement humain, d'une telle expérience d'imagination pour ceux qui en ont un peu, que pas un contradicteur ne s'éleva. Tous les visages peignaient la curiosité la plus vive. La jeune Sibylle, qui était pliée en deux aux pieds du lit de repos où s'étendait sa mère, se rapprocha d'elle avec une crispation de terreur, comme si l'on eût glissé un aspic entre sa plate poitrine d'enfant et son corset. - Empêche-le, maman, - dit-elle, avec la familiarité d'une enfant gâtée, élevée pour être une despote, - de nous dire ces atroces histoires qui font frémir. - je me tairai, si vous le voulez, mademoiselle Sibylle, - répondit celui qu'elle n'avait pas nommé, dans sa familiarité naïve et presque tendre. Lui, qui vivait si près de cette jeune âme, en connaissait les curiosités et les peurs; car, pour toutes choses, elle avait l'espèce d'émotion que l'on a quand on plonge les pieds dans un bain plus froid que la température, et qui coupe l'haleine à mesure qu'on entre dans la saisissante fraÃcheur de son eau. - Sibylle n'a pas la prétention, que je sache, d'imposer silence à mes amis, fit la baronne en caressant la tête de sa fille, si prématurément pensive. Si elle a peur, elle a la ressource de ceux qui ont peur; elle a la fuite; elle peut s'en aller. Mais la capricieuse fillette, qui avait peut-être autant d'envie de l'histoire que madame sa mère, ne fuit pas, mais redressa son maigre corps, palpitant d'intérêt effrayé, et jeta ses yeux noirs et profonds du côté du narrateur, comme si elle se fût penchée sur un abÃme. - Eh bien! contez, dit Mlle Sophie de Revistal, en tournant vers lui son grand oeil brun baigné de lumière, et qui est si humide encore, quoiqu'il ait pourtant diablement brillé. Tenez, voyez! ajouta-t-elle avec un geste imperceptible, nous écoutons tous. Et il raconta ce qui va suivre. Mais pourrai-je rappeler, sans l'affaiblir, ce récit, nuancé par la voix et le geste, et surtout faire ressortir le contre-coup de l'impression qu'il produisit sur toutes les personnes rassemblées dans l'atmosphère sympathique de ce salon? "J'ai été élevé en province, dit le narrateur, mis en demeure de raconter, et dans la maison paternelle. Mon père habitait une bourgade jetée nonchalamment les pieds dans l'eau, au bas d'une montagne, dans un pays que je ne nommerai pas, et près d'une petite ville qu'on reconnaÃtra quand j'aurai dit qu'elle est, ou du moins qu'elle était, dans ce temps, la plus profondément et la plus férocement aristocratique de France. je n'ai depuis, rien vu de pareil. Ni notre faubourg Saint-Germain, ni la place Bellecour, à Lyon, ni les trois ou quatre grandes villes qu'on cite pour leur esprit d'aristocratie exclusif et hautain, ne pourraient donner une idée de cette petite ville de six mille âmes qui, avant 1789, avait cinquante voitures armoriées, roulant fièrement sur son pavé. Il semblait qu'en se retirant de toute la surface du pays, envahi chaque jour par une bourgeoisie insolente, l'aristocratie se fût concentrée là , comme dans le fond d'un creuset, et y jetât, comme un rubis brûlé, le tenace éclat qui tient à la substance même de la pierre, et qui ne disparaÃtra qu'avec elle. La noblesse de ce nid de nobles, qui mourront ou qui sont morts peut-être dans ces préjugés que j'appelle, moi, de sublimes vérités sociales, était incompatible comme Dieu. Elle ne connaissait pas l'ignominie de toutes les noblesses, la monstruosité des mésalliances. Les filles, ruinées par la Révolution, mouraient stoïquement vieilles et vierges, appuyées sur leurs écussons qui leur suffisaient contre tout. Ma puberté s'est embrasée à la réverbération ardente de ces belles et charmantes jeunesses qui savaient leur beauté inutile, qui sentaient que le flot de sang qui battait dans leurs coeurs et teignait d'incarnat leurs joues sérieuses, bouillonnait vainement. Mes treize ans ont rêvé les dévoûments les plus romanesques devant ces filles pauvres qui n'avaient plus que la couronne fermée de leurs blasons pour toute fortune, majestueusement tristes, dès leurs premiers pas dans la vie, comme il convient à des condamnées du Destin. Hors de son sein, cette noblesse, pure comme l'eau des roches, ne voyait personne. Comment voulez-vous, - disaient-ils, - que nous voyions tous ces bourgeois dont les pères ont donné des assiettes aux nôtres? Ils avaient raison; c'était impossible, car, pour cette petite ville, c'était vrai. On comprend l'affranchissement, à de grandes distances; mais, sur un terrain grand comme un mouchoir, les races se séparent par leur rapprochement même. Ils se voyaient donc entre eux, et ne voyaient qu'eux et quelques Anglais. Car les Anglais étaient attirés par cette petite ville qui leur rappelait certains endroits de leurs comtés. Ils l'aimaient pour son silence, pour sa tenue rigide, pour l'élévation froide de ses habitudes, pour les quatre pas qui la séparaient de la mer qui les avait apportés, et aussi pour la possibilité d'y doubler, par le bas prix des choses, le revenu insuffisant des fortunes médiocres dans leur pays. Fils de la même barque de pirates que les Normands, à leurs yeux c'était une espèce de Continental England que cette ville normande, et ils y faisaient de longs séjours. Les petites miss y apprenaient le français en poussant leur cerceau sous les grêles tilleuls de la place d'armes; mais, vers dix-huit ans, elles s'envolaient en Angleterre, car cette noblesse ruinée ne pouvait guère se permettre le luxe dangereux d'épouser des filles qui n'ont qu'une simple dot, comme les Anglaises. Elles partaient donc, mais d'autres migrations venaient bientôt s'établir dans leurs demeures abandonnées, et les rues silencieuses, où l'herbe poussait comme à Versailles, avaient toujours à peu près le même nombre de promeneuses à voile vert, à robe à carreaux, et à plaid écossais. Excepté ces séjours, en moyenne de sept à dix ans, que faisaient ces familles anglaises, presque toutes renouvelées à de si longs intervalles, rien ne rompait la monotonie d'existence de la petite ville dont il est question. Cette monotonie était effroyable. On a souvent parlé - et que n'a-t-on point dit! - du cercle étroit dans lequel tourne la vie de province; mais ici cette vie, pauvre partout en événements, l'était d'autant plus que les passions de classe à classe, les antagonismes de vanité, n'existaient pas comme dans une foule de petits endroits, où les jalousies, les haines, les blessures d'amour-propre, entretiennent une fermentation sourde qui éclate parfois dans quelque scandale, dans quelque noirceur, dans une de ces bonnes petites scélératesses sociales pour lesquelles il n'y a pas de tribunaux. Ici, la démarcation était si profonde, si épaisse, si infranchissable, entre ce qui était noble et ce qui ne l'était pas, que toute lutte entre la noblesse et la roture était impossible. En effet, pour que la lutte existe, il faut un terrain commun et un engagement, et il n'y en avait pas. Le diable, comme on dit, n'y perdait rien, sans doute. Dans le fond du coeur de ces bourgeois dont les pères avaient donné des assiettes, dans ces têtes de fils de domestiques, affranchis et enrichis, il y avait des cloaques de haine et d'envie, et ces cloaques élevaient souvent leur vapeur et leur bruit d'égout contre ces nobles, qui les avaient entièrement sortis de l'orbe de leur attention et de leur rayon visuel, depuis qu'ils avaient quitté leurs livrées. Mais tout cela n'atteignait pas ces patriciens distraits dans la forteresse de leurs hôtels, qui ne s'ouvraient qu'à leurs égaux, et pour qui la vie finissait à la limite de leur caste. Qu'importait ce qu'on disait d'eux, plus bas qu'eux?... Ils ne l'entendaient pas. Les jeunes gens qui auraient pu s'insulter, se prendre de querelle, ne se rencontraient point dans les lieux publics, qui sont des arènes chauffées à rouge par la présence et les yeux des femmes. Il n'y avait pas de spectacle. La salle manquant, jamais il ne passait de comédiens. Les cafés, ignobles comme des cafés de province, ne voyaient guère autour de leurs billards que ce qu'il y avait de plus abaissé parmi la bourgeoisie, quelques mauvais sujets tapageurs et quelques officiers en retraite, débris fatigués des guerres de l'Empire. D'ailleurs, quoique enragés d'égalité blessée ce sentiment qui, à lui seul, explique les horreurs de la Révolution, ces bourgeois avaient gardé, malgré eux, la superstition des respects qu'ils n'avaient plus. Le respect des peuples ressemble un peu à cette sainte Ampoule, dont on s'est moqué avec une bêtise de tant d'esprit. Lorsqu'il n'y en a plus, il y en a encore. Le fils du bimbelotier déclame contre l'inégalité des rangs; mais, seul, il n'ira point traverser la place publique de sa ville natale, où tout le monde se connaÃt et où l'on vit depuis l'enfance, pour insulter de gaieté de coeur le fils d'un Clamorgan-Taillefer, par exemple, qui passe donnant le bras à sa soeur. Il aurait la ville contre lui. Comme toutes les choses haïes et enviées, la naissance exerce physiquement sur ceux qui la détestent une action qui est peut-être la meilleure preuve de son droit. Dans les temps de révolution, on réagit contre elle, ce qui est la subir encore; mais dans les temps calmes, on la subit tout au long. Or, on était dans une de ces périodes tranquilles, en 182... Le libéralisme, qui croissait à l'ombre de la Charte constitutionnelle comme les chiens de la lice grandissaient dans leur chenil d'emprunt, n'avait pas encore étouffé un royalisme que le passage des Princes, revenant de l'exil, avait remué dans tous les coeurs jusqu'à l'enthousiasme. Cette époque, quoi qu'on ait dit, fut un moment superbe pour la France, convalescente monarchique, à qui le couperet des révolutions avait tranché les mamelles, mais qui, pleine d'espérance, croyait pouvoir vivre ainsi, et ne sentait pas dans ses veines les germes mystérieux du cancer qui l'avait déjà déchirée, et qui, plus tard, devra la tuer. Pour la petite ville que j'essaie de vous faire connaÃtre, ce fut un moment de paix profonde et concentrée. Une mission qui venait de se clore avait, dans la société noble, engourdi le dernier symptôme de la vie, l'agitation et les plaisirs de la jeunesse. On ne dansait plus. Les bals étaient proscrits comme une perdition. Les jeunes filles portaient des croix de mission sur leurs gorgerettes, et formaient des associations religieuses sous la direction d'une présidente. On tendait au grave, à faire mourir de rire, si l'on avait osé. Quand les quatre tables de whist étaient établies pour les douairières et les vieux gentils-hommes, et les deux tables d'écarté pour les jeunes gens, ces demoiselles se plaçaient, comme à l'église, dans leurs chapelles où elles étaient séparées des hommes, et elles formaient, dans un angle du salon, un groupe silencieux... pour leur sexe car tout est relatif, chuchotant au plus quand elles parlaient, mais bâillant en dedans à se rougir les yeux, et contrastant par leur tenue un peu droite avec la souplesse pliante de leurs tailles, le rose et le lilas de leurs robes, et la folâtre légèreté de leurs pèlerines de blonde et de leurs rubans." II "La seule chose, - continua le conteur de cette histoire où tout est vrai et réel comme la petite ville où elle s'est passée, et qu'il avait peinte si ressemblante que quelqu'un, moins discret que lui, venait d'en prononcer le nom; - la seule chose qui eût, je ne dirai pas la physionomie d'une passion, mais enfin qui ressemblât à du mouvement, à du désir, à de l'intensité de sensation, dans cette société singulière où les jeunes filles avaient quatre-vingts ans d'ennui dans leurs âmes limpides et introublées, c'était le jeu, la dernière passion des âmes usées. Le jeu, c'était la grande affaire de ces anciens nobles, taillés dans le patron des grands seigneurs, et désoeuvrés comme de vieilles femmes aveugles. Ils jouaient comme des Normands, des aïeux d'Anglais, la nation la plus joueuse du monde. Leur parenté de race avec les Anglais, l'émigration en Angleterre, la dignité de ce jeu, silencieux et contenu comme la grande diplomatie, leur avaient fait adopter le whist. C'était le whist qu'ils avaient jeté, pour le combler, dans l'abÃme sans fond de leurs jours vides. Ils le jouaient après leur dÃner, tous les soirs, jusqu'à minuit ou une heure du matin, ce qui est une vraie saturnale pour la province. Il y avait la partie du marquis de Saint-Albans, qui était l'événement de chaque journée. Le marquis semblait être le seigneur féodal de tous ces nobles, et ils l'entouraient de cette considération respectueuse qui vaut une auréole, quand ceux qui la témoignent la méritent. Le marquis était très fort au whist. Il avait soixante-dix-neuf ans. Avec qui n'avait-il pas joué?... Il avait joué avec Maurepas, avec le comte d'Artois lui-même, habile au whist comme à la paume, avec le prince de Polignac, avec l'évêque Louis de Rohan, avec Cagliostro, avec le prince de la Lippe, avec Fox, avec Dundas, avec Sheridan, avec le prince de Galles, avec Talleyrand, avec le Diable, quand il se donnait à tous les diables, aux plus mauvais jours de l'émigration Il lui fallait donc des adversaires dignes de lui. D'ordinaire, les Anglais reçus par la noblesse fournissaient leur contingent de forces à cette partie, dont on parlait comme d'une institution et qu'on appelait le whist de M. de Saint-Albans, comme on aurait dit, à la cour, le whist du Roi. Un soir, chez Mme de Beaumont, les tables vertes étaient dressées; on attendait un Anglais, un M. Hartford, pour la partie du grand marquis. Cet Anglais était une espèce d'industriel qui faisait aller une manufacture de coton au Pont-aux-Arches, - par parenthèse, une des premières manufactures qu'on eût vues dans ce pays dur à l'innovation, non par ignorance ou par difficulté de comprendre, mais par cette prudence qui est le caractère distinctif de la race normande. - Permettez-moi encore une parenthèse Les Normands me font toujours l'effet de ce renard si fort en sorite dans Montaigne. Où ils mettent la patte, on est sûr que la rivière est bien prise, et qu'ils peuvent, de cette puissante patte, appuyer. Mais, pour en revenir à notre Anglais, à ce M. Hartford, - que les jeunes gens appelaient Hartford tout court, quoique cinquante ans fussent bien sonnés sur le timbre d'argent de sa tête, que je vois encore avec ses cheveux ras et luisants comme une calotte de soie blanche, - il était un des favoris du marquis. Quoi d'étonnant? C'était un joueur de la grande espèce, un homme dont la vie véritable fantasmagorie d'ailleurs n'avait de signification et de réalité que quand il tenait des cartes, un homme, enfin, qui répétait sans cesse que le premier bonheur était de gagner au jeu, et que le second était d'y perdre magnifique axiome qu'il avait pris à Sheridan, mais qu'il appliquait de manière à se faire absoudre de l'avoir pris. Du reste, à ce vice du jeu près en considération duquel le marquis de Saint-Albans lui eût pardonné les plus éminentes vertus, M. Hartford passait pour avoir toutes les qualités pharisaïques et protestantes que les Anglais sous-entendent dans le confortable mot d'honorability. On le considérait comme un parfait gentleman. Le marquis l'amenait passer des huitaines à son château de la Vanillière, mais à la ville il le voyait tous les soirs. Ce soir-là donc, on s'étonnait, et le marquis lui-même, que l'exact et scrupuleux étranger fût en retard... On était en août. Les fenêtres étaient ouvertes sur un de ces beaux jardins comme il n'y en a qu'en province, et les jeunes filles, massées dans les embrasures, causaient entre elles, le front penché sur leurs festons. Le marquis, assis devant la table de jeu, fronçait ses longs sourcils blancs. Il avait les coudes appuyés sur la table. Ses mains, d'une beauté sénile, jointes sous son menton, soutenaient son imposante figure étonnée d'attendre, comme celle de Louis XIV, dont il avait la majesté. Un domestique annonça enfin M. Hartford. Il parut, dans sa tenue irréprochable accoutumée, linge éblouissant de blancheur, bagues à tous les doigts, comme nous en avons vu depuis à M. Bulwer, un foulard des Indes à la main, et sur les lèvres car il venait de dÃner la pastille parfumée qui voilait les vapeurs des essences d'anchois, de l'harvey-sauce et du porto. Mais il n'était pas seul. Il alla saluer le marquis et lui présenta, comme un bouclier contre tout reproche, un Ecossais de ses amis, M. Marmor de KarkoÃl, qui lui était tombé à la manière d'une bombe, pendant son dÃner, et qui était le meilleur joueur de whist des Trois Royaumes. Cette circonstance, d'être le meilleur whisteur de la triple Angleterre, étendit un sourire charmant sur les lèvres pâles du marquis. La partie fut aussitôt constituée. Dans son empressement à se mettre au jeu, M. de KarkoÃl n'ôta pas ses gants, qui rappelaient par leur perfection ces célèbres gants de Bryan Brummell, coupés par trois ouvriers spéciaux, deux pour la main et un pour le pouce. Il fut le partner de M. de Saint-Albans. La douairière de Hautcardon, qui avait cette place, la lui céda. Or, ce Marmor de KarkoÃl, Mesdames, était, pour la tournure, un homme de vingt-huit ans à peu près; mais un soleil brûlant, des fatigues ignorées, ou des passions peut-être, avaient attaché sur sa face le masque d'un homme de trente-cinq. il n'était pas beau, mais il était expressif. Ses cheveux étaient noirs, très durs, droits, un peu courts, et sa main les écartait souvent de ses tempes et les rejetait en arrière. Il y avait dans ce mouvement une véritable, mais sinistre éloquence de geste. Il semblait écarter un remords. Cela frappait d'abord, et, comme les choses profondes, cela frappait toujours. J'ai connu pendant plusieurs années ce KarkoÃl, et je puis assurer que ce sombre geste, répété dix fois dans une heure, produisait toujours son effet et faisait venir dans l'esprit de cent personnes la même pensée. Son front régulier, mais bas, avait de l'audace. Sa lèvre rasée on ne portait pas alors de moustaches comme aujourd'hui était d'une immobilité à désespérer Lavater, et tous ceux qui croient que le secret de la nature d'un homme est mieux écrit dans les lignes mobiles de sa bouche que dans l'expression de ses yeux. Quand il souriait, son regard ne souriait pas, et il montrait des dents d'un émail de perles, comme ces Anglais, fils de la mer, en ont parfois pour les perdre ou les noircir, à la manière chinoise, dans les flots de leur affreux thé. Son visage était long, creusé aux joues, d'une certaine couleur olive qui lui était naturelle, mais chaudement hâlé, par-dessus, des rayons d'un soleil qui, pour l'avoir si bien mordu, n'avait pas dû être le soleil émoussé de la vaporeuse Angleterre. Un nez long et droit, mais qui dépassait la courbe du front, partageait ses deux yeux noirs à la Macbeth, encore plus sombres que noirs et très rapprochés, ce qui est, dit-on, la marque d'un caractère extravagant ou de quelque insanité intellectuelle. Sa mise avait de la recherche. Assis nonchalamment comme il était là , à cette table de whist, il paraissait plus grand qu'il n'était réellement, par un léger manque de proportion dans son buste, car il était petit; mais, au défaut près que je viens de signaler, très bien fait et d'une vigueur de souplesse endormie, comme celle du tigre dans sa peau de velours. Parlait-il bien le français? La voix, ce ciseau d'or avec lequel nous sculptons nos pensées dans l'âme de ceux qui nous écoutent et y gravons la séduction, l'avait-il harmonique à ce geste que je ne puis me rappeler aujourd'hui sans en rêver? Ce qu'il y a de certain, c'est que, ce soir-là , elle ne fit tressaillir personne. Elle ne prononça, dans un diapason fort ordinaire, que les mots sacramentels de tricks et d'honneurs, les seules expressions qui, au whist, coupent à d'égaux intervalles l'auguste silence au fond duquel on joue enveloppé. Ainsi, dans ce vaste salon plein de gens pour qui l'arrivée d'un Anglais était une circonstance peu exceptionnelle, personne, excepté la table du marquis, ne prit garde à ce whisteur inconnu, remorqué par Hartford. Les jeunes filles ne retournèrent pas seulement la tête par-dessus l'épaule pour le voir. Elles étaient à discuter on commençait à discuter dès ce temps-là la composition du bureau de leur congrégation et la démission d'une des vice-présidentes qui n'était pas ce jour-là chez Mme de Beaumont. C'était un peu plus important que de regarder un Anglais ou un Ecossais. Elles étaient un peu blasées sur ces éternelles importations d'Anglais et d'Ecossais. Un homme qui, comme les autres, ne s'occuperait que des dames de carreau et de trèfle! Un protestant, d'ailleurs! un hérétique! Encore, si ç'eût été un lord catholique d'Irlande! Quant aux personnes âgées, qui jouaient déjà aux autres tables lorsqu'on annonça M. Hartford, elles jetèrent un regard distrait sur l'étranger qui le suivait et se replongèrent, de toute leur attention, dans leurs cartes, comme des cygnes plongent dans l'eau de toute la longueur de leurs cous. M. de KarkoÃl ayant été choisi pour le partner du marquis de Saint-Albans la personne qui jouait en face de M. Hartford était la comtesse du Tremblay de Stasseville, dont la fille Herminie, la plus suave fleur de cette jeunesse qui s'épanouissait dans les embrasures du salon, parlait alors à Mlle Ernestine de Beaumont. Par hasard, les yeux de Mlle Herminie se trouvaient dans la direction de la table où jouait sa mère. - Regardez, Ernestine, fit-elle à demi-voix, comme cet Ecossais donne! M. de KarkoÃl venait de se, déganter... Il avait tiré de leur étui de chamois parfumé, des mains blanches et bien sculptées, à faire la religion d'une petite maÃtresse qui les aurait eues, et il donnait les cartes comme on les donne au whist, une à une, mais avec un mouvement circulaire d'une rapidité si prodigieuse, que cela étonnait comme le doigté de Liszt. L'homme qui maniait les cartes ainsi devait être leur maÃtre... Il y avait dix ans de tripot dans cette foudroyante et augurale manière de donner. - C'est la difficulté vaincue dans le mauvais ton, dit la hautaine Ernestine, de sa lèvre la plus dédaigneuse, - mais le mauvais ton est vainqueur! Dur jugement pour une si jeune demoiselle; mais, avoir bon ton était plus pour cette jolie tête-là que d'avoir l'esprit de Voltaire. Elle a manqué sa destinée, Mlle Ernestine de Beaumont, et elle a dû mourir de chagrin de n'être pas la camerera major d'une reine d'Espagne. La manière de jouer de Marmor de KarkoÃl fit équation avec cette donne merveilleuse. Il montra une supériorité qui enivra de plaisir le vieux marquis, car il éleva la manière de jouer de l'ancien partner de Fox, et l'enleva jusqu'à la sienne. Toute supériorité quelconque est une séduction irrésistible, qui procède par rapt et vous emporte dans son orbite. Mais ce n'est pas tout. Elle vous féconde en vous emportant. Voyez les grands causeurs! ils donnent la réplique, et ils l'inspirent. Quand ils ne causent plus, les sots, privés du rayon qui les dora, reviennent, ternes, à fleur d'eau de conversation, comme des poissons morts retournés qui montrent un ventre sans écailles. M. de KarkoÃl fit bien plus que d'apporter une sensation nouvelle à un homme qui les avait épuisées il augmenta l'idée que le marquis avait de lui-même, il couronna d'une pierre de plus l'obélisque, depuis longtemps mesuré, que ce roi du whist s'était élevé dans les discrètes solitudes de son orgueil. Malgré l'émotion qui le rajeunissait, le marquis observa l'étranger pendant la partie du fond de cette patte d'oie comme nous disons de la griffe du Temps, pour lui payer son insolence de nous la mettre sur la figure qui bridait ses yeux spirituels. L'Ecossais ne pouvait être goûté, apprécié, dégusté, que par un joueur d'une très grande force. Il avait cette attention profonde, réfléchie, qui se creuse en combinaisons sous les rencontres du jeu, et il la voilait d'une impassibilité superbe. A côté de lui, les sphinx accroupis dans la lave de leur basalte auraient semblé les statues des Génies de la confiance et de l'expansion. Il jouait comme s'il eût joué avec trois paires de mains qui eussent tenu les cartes, sans s'inquiéter de savoir à qui ces mains appartenaient. Les dernières brises de cette soirée d'août déferlaient en vagues de soufflés et de parfums sur ces trente chevelures de jeunes filles, nu-tête, pour arriver chargées de nouveaux parfums et d'effluves virginales, prises à ce champ de têtes radieuses, et se briser contre ce front cuivré large et bas, écueil de marbre humain qui ne faisait pas un seul pli. Il ne s'en apercevait même pas. Ses nerfs étaient muets. En cet instant, il faut l'avouer, il portait bien son nom de Marmor! Inutile de dire qu'il gagna. Le marquis se retirait toujours vers minuit. Il fut reconduit par l'obséquieux Hartford, qui lui donna le bras jusqu'à sa voiture. - C'est le dieu du chelem slam que ce KarkoÃl! lui dit-il, avec la surprise de l'enchantement; arrangez-vous pour qu'il ne nous quitte pas de si tôt. Hartford le promit et le vieux marquis, malgré son âge et son sexe, se prépara à jouer le rôle d'une sirène d'hospitalité. Je me suis arrêté sur cette première soirée d'un séjour qui dura plusieurs années. je n'y étais pas; mais elle m'a été racontée par un de mes parents plus âgé que moi, et qui, joueur comme tous les jeunes gens de cette petite ville où le jeu était l'unique ressource qu'on eût, dans cette famine de toutes les passions, se prit de goût pour le dieu du chelem. Revue en se retournant et avec des impressions rétrospectives qui ont leur magie, cette soirée, d'une prose commune et si connue, une partie de whist gagnée, prendra des proportions qui pourront peut-être vous étonner. - La quatrième personne de cette partie, la comtesse de Stasseville, ajoutait mon parent, perdit son argent avec l'indifférence artistocratique qu'elle mettait à tout. Peut-être fut-ce de cette partie de whist que son sort fut décidé, là où se font les destinées. Qui comprend un seul mot à ce mystère de la vie?... Personne n'avait alors d'intérêt à observer la comtesse. Le salon ne fermentait que du bruit des jetons et des fiches... Il aurait été curieux de surprendre dans cette femme, jugée alors et rejugée un glaçon poli et coupant, si ce qu'on a cru depuis et répété tout bas avec épouvante, a daté de ce moment-là . La comtesse du Tremblay de Stasseville était une femme de quarante ans, d'une très faible santé, pâle et mince, mais d'un mince et d'un pâle que je n'ai vus qu'à elle. Son nez bourbonien, un peu pincé, ses cheveux châtain clair, ses lèvres très fines, annonçaient une femme de race, mais chez qui la fierté peut devenir aisément cruelle. Sa pâleur teintée de soufre était maladive. Elle se fût nommée Constance, - disait Mlle Ernestine de Beaumont, qui ramassait des épigrammes jusque dans Gibbon, - qu'on eût pu l'appeler Constance Chlore. Pour qui connaissait le genre d'esprit de Mlle de Beaumont, on était libre de mettre une atroce intention dans ce mot. Malgré sa pâleur, cependant, malgré la couleur hortensia passé des lèvres de la comtesse du Tremblay de Stasseville, il y avait pour l'observateur avisé, précisément dans ces lèvres à peine marquées, ténues et vibrantes comme la cordelette d'un arc, une effrayante physionomie de fougue réprimée et de volonté. La société de province ne le voyait pas. Elle ne voyait, elle, dans la rigidité de cette lèvre étroite et meurtrière, que le fil d'acier sur lequel dansait incessamment la flèche barbelée de l'épigramme. Des yeux pers car la comtesse portait de sinople, étincelé d'or, dans son regard comme dans ses armes couronnaient, comme deux étoiles fixes, ce visage sans le réchauffer. Ces deux émeraudes, striées de jaune, enchâssées sous les sourcils blonds et fades de ce front busqué, étaient aussi froides que si on les avait retirées du ventre et du frai du poisson de Polycrate. L'esprit seul, un esprit brillant, damasquiné et affilé comme une épée, allumait parfois dans ce regard vitrifié les éclairs de ce glaive qui tourne dont parle la Bible. Les femmes haïssaient cet esprit dans la comtesse du Tremblay, comme s'il avait été de la beauté. Et, en effet, c'était la sienne! Comme Mlle de Retz, dont le cardinal a laissé un portrait d'amant qui s'est débarbouillé les yeux des dernières badauderies de sa jeunesse, elle avait un défaut à la taille, qui pouvait à la rigueur passer pour un vice. Sa fortune était considérable. Son mari, mourant, l'avait laissée très peu chargée de deux enfants un petit garçon, bête à ravir, confié aux soins très paternels et très inutiles d'un vieil abbé qui ne lui apprenait rien, et sa fille Herminie, dont la beauté aurait été admirée dans les cercles les plus difficiles et les plus artistes de Paris. Quant à sa fille, elle l'avait élevée irréprochablement, au point de vue de l'éducation officielle. L'irréprochable de Mme de Stasseville ressemblait toujours un peu à de l'impertinence. Elle en faisait une jusque de sa vertu, et qui sait si ce n'était pas son unique raison pour y tenir? Toujours est-il qu'elle était vertueuse; sa réputation défiait la calomnie. Aucune dent de serpent ne s'était usée sur cette lime. Aussi, de regret forcené de n'avoir pu l'entamer, on s'épuisait à l'accuser de froideur. Cela tenait, sans nul doute, disait-on on raisonnait, on faisait de la science!, à la décoloration de son sang. Pour peu qu'on eût poussé ses meilleures amies, elles lui auraient découvert dans le coeur la certaine barre historique qu'on avait inventée contre une femme bien charmante et bien célèbre du siècle dernier, afin d'expliquer qu'elle eût laissé toute l'Europe élégante à ses pieds, pendant dix ans, sans la faire monter d'un cran plus haut." Le conteur sauva par la gaieté de son accent le vif de ces dernières paroles, qui causèrent comme un joli petit mouvement de pruderie offensée. Et, je dis, pruderie sans humeur, car la pruderie des femmes bien nées, qui n'affectent rien, est quelque chose de très gracieux. Le jour était si tombé, d'ailleurs, qu'on sentit plutôt ce mouvement qu'on ne le vit. - Sur ma parole, c'était bien ce que vous dites, cette comtesse de Stasseville, - fit, en bégayant, selon son usage, le vieux vicomte de Rassy, bossu et bègue, et spirituel comme s'il avait été boiteux par-dessus le marché. Qui ne connaÃt pas à Paris le vicomte de Rassy, ce memorandum encore vivant des petites corruptions du xviiie siècle? Beau de visage dans sa jeunesse comme le maréchal de Luxembourg, il avait, comme lui, son revers de médaille, mais le revers seul de la médaille lui était resté. Quant à l'effigie, où l'avait-il laissée?... Lorsque les jeunes gens de ce temps le surprenaient dans quelque anachronisme de conduite, il disait que, du moins, il ne souillait pas ses cheveux blancs, car il portait une perruque châtain à la Ninon, avec une raie de chair factice, et les plus incroyables et indescriptibles tire-bouchons! - Ah! vous l'avez connue? - dit le narrateur interrompu. - Eh bien! vous savez, vicomte, si je surfais d'un mot la vérité. - C'est calqué à la vitre, votre po... ortrait, - répondit le vicomte en se donnant un léger soufflet sur la joue, par impatience de bégayer, et au risque de faire tomber les grains du rouge qu'on dit qu'il met, comme il fait tout, sans nulle pudeur. - je l'ai connue à ... à ... peu près au temps de votre histoire. Elle venait à Paris tous les hivers pour quelques jours. je la rencontrais chez la princesse de Cou... ourt... tenay, dont elle était un peu parente. C'était de l'esprit servi dans sa glace, une femme froide à vous faire tousser. "Excepté ces quelques jours passés par hiver à Paris, - reprit l'audacieux conteur, qui ne mettait même pas à ses personnages le demi-masque d'Arlequin, - la vie de la comtesse du Tremblay de Stasseville était réglée comme le papier de cette ennuyeuse musique qu'on appelle l'existence d'une femme comme il faut, en province. Elle était, six mois de l'année, au fond de son hôtel, dans la ville que je vous ai décrite au moral, et elle troquait, pendant les autres six mois, ce fond d'hôtel pour un fond de château, dans une belle terre qu'elle avait à quatre lieues de là . Tous les deux ans, elle conduisait à Paris sa fille, - qu'elle laissait à une vieille tante, Mlle de Triflevas, quand elle y allait seule, - au commencement de l'hiver; mais jamais de Spa, de Plombières, de Pyrénées! On ne la voyait point aux eaux. Etait-ce de peur des médisants? En province, quand une femme seule, dans la position de Mme de Stasseville, va prendre les eaux si loin, que ne croit-on pas?... que ne soupçonne-t-on pas? L'envie de ceux qui restent se venge, à sa façon, du plaisir de ceux qui voyagent. De singuliers airs viennent, comme des drôles de souffles, rider la pureté de ces eaux. Est-ce le fleuve Jaune, ou le fleuve Bleu sur lequel on expose les enfants, en Chine?... Les eaux, en France, ressemblent un peu à ce fleuve-là . Si ce n'est pas un enfant, on y expose toujours quelque chose aux yeux de ceux qui n'y vont pas. La moqueuse comtesse du Tremblay était bien fière pour sacrifier un seul de ses caprices à l'opinion; mais elle n'avait point celui des eaux; et son médecin l'aimait mieux auprès de lui qu'à deux cents lieues, car, à deux cents lieues, les chattemites visites à dix francs ne peuvent pas beaucoup se multiplier. C'était une question, d'ailleurs, que de savoir si la comtesse avait des caprices quelconques. L'esprit n'est pas l'imagination. Le sien était si net, si tranchant, si positif, même dans la plaisanterie, qu'il excluait tout naturellement l'idée de caprice. Quand il était gai ce qui était rare, il sonnait si bien ce son vibrant de castagnettes d'ébène ou de tambour de basque, toute peau tendue et grelots de métal, qu'on ne pouvait pas s'imaginer qu'il y eût jamais dans cette tête sèche, en dos, non! mais en fil de couteau, rien qui rappelât la fantaisie, rien qui pût être pris pour une de ces curiosités rêveuses, lesquelles engendrent le besoin de quitter sa place et de s'en aller où l'on n'était pas. Depuis dix ans qu'elle était riche et veuve, maÃtresse d'elle-même par conséquent, et de bien des choses, elle aurait pu transporter sa vie immobile fort loin de ce trou à nobles, où ses soirées se passaient à jouer le boston et le whist avec de vieilles filles qui avaient vu la Chouannerie, et de vieux chevaliers, héros inconnus, qui avaient délivré Destouches. Elle aurait pu, comme lord Byron, parcourir le monde avec une bibliothèque, une cuisine et une volière dans sa voiture, mais elle n'en avait pas eu la moindre envie. Elle était mieux qu'indolente; elle était indifférente; aussi indifférente que Marmor de KarkoÃl quand il jouait au whist. Seulement, Marmor n'était pas indifférent au whist même, et dans sa vie, à elle, il n'y avait point de whist tout était égal! C'était une nature stagnante, une espèce de femme-dandy, auraient dit les Anglais. Hors l'épigramme, elle n'existait qu'à l'état de larve élégante. "Elle est de la race des animaux à sang blanc", répétait son médecin dans le tuyau de l'oreille, croyant l'expliquer par une image, comme on expliquerait une maladie par un symptôme. Quoiqu'elle eût l'air malade, le médecin dépaysé niait la maladie. Etait-ce haute discrétion? ou bien réellement ne la voyait-il pas? jamais elle ne se plaignait ni de son corps ni de son âme. Elle n'avait pas même cette ombre presque physique de mélancolie, étendue d'ordinaire sur le front meurtri des femmes qui ont quarante ans. Ses jours se détachaient d'elle et ne s'en arrachaient pas. Elle les voyait tomber de ce regard d'Ondine, glauque et moqueur, dont elle regardait toutes choses. Elle semblait mentir à sa réputation de femme spirituelle, en ne nuançant sa conduite d'aucune de ces manières d'être personnelles, appelées des excentricités. Elle faisait naturellement, simplement, tout ce que faisaient les autres femmes dans sa société, et ni plus ni moins. Elle voulait prouver que l'égalité, cette chimère des vilains, n'existe vraiment qu'entre nobles. Là seulement sont les pairs, car la distinction de la naissance, les quatre générations de noblesse nécessaires pour être gentilhomme, sont un niveau. "Je ne suis que le premier gentilhomme de France", disait Henri IV, et par ce mot, il mettait les prétentions de chacun aux pieds de la distinction de tous. Comme les autres femmes de sa caste, qu'elle était trop aristocratique pour vouloir primer, la comtesse remplissait ses devoirs extérieurs de religion et de monde avec une exacte sobriété, qui est la convenance suprême dans ce monde où tous les enthousiasmes sont sévèrement défendus. Elle ne restait pas en deçà ni n'allait au delà de sa société. Avait-elle accepté en se domptant la vie monotone de cette ville de province où s'était tari ce qui lui restait de jeunesse, comme une eau dormante sous des nénuphars? Ses motifs pour agir, motifs de raison, de conscience, d'instinct, de réflexion, de tempérament, de goût, tous ces flambeaux intérieurs qui jettent leur lumière sur nos actes, ne projetaient pas de lueurs sur les siens. Rien du dedans n'éclairait les dehors de cette femme. Rien du dehors ne se répercutait au dedans! Fatigués d'avoir guetté si longtemps sans rien voir dans Mme de Stasseville, les gens de province, qui ont pourtant une patience de prisonnier ou de pêcheur à la ligne, quand ils veulent découvrir quelque chose, avaient fini par abandonner ce casse-tête, comme on jette derrière un coffre un manuscrit qu'il aurait été impossible de déchiffrer. - Nous sommes bien bêtes, - avait dit un soir, dogmatiquement, la comtesse de Hautcardon, - et cela remontait à plusieurs années - de nous donner un tel tintouin pour savoir ce qu'il y a dans le fond de l'âme de cette femme probablement il n'y a rien!" III "Et cette opinion de la douairière de Hautcardon avait été acceptée. Elle avait eu force de loi sur tous ces esprits dépités et désappointés de l'inutilité de leurs observations, et qui ne cherchaient qu'une raison pour se rendormir. Cette opinion régnait encore, mais à la manière des rois fainéants, quand Marmor de KarkoÃl, l'homme peut-être qui devait le moins se rencontrer dans la vie de la comtesse du Tremblay de Stasseville, vint du bout du monde s'asseoir à cette table verte où il manquait un partner. Il était né, racontait son cornac Hartford, dans les montagnes de brume des Ãles Shetland. Il était du pays où se passe la sublime histoire de Walter Scott, cette réalité du Pirate que Marmor allait reprendre en sous-oeuvre, avec des variantes, dans une petite ville ignorée des côtes de la Manche. Il avait été élevé aux bords de cette mer sillonnée par le vaisseau de Cleveland. Tout jeune, il avait dansé les danses du jeune Mordaunt avec les filles du vieux Troil. Il les avait retenues, et plus d'une fois il les a dansées devant moi sur la feuille en chêne des parquets de cette petite ville prosaïque, mais digne, qui juraient avec la poésie sauvage et bizarre de ces danses hyperboréennes. A quinze ans, on lui avait acheté une lieutenance dans un régiment anglais qui allait aux Indes, et pendant douze ans il s'y était battu contre les Marattes. Voilà ce qu'on apprit bientôt de lui et de Hartford, et aussi qu'il était gentilhomme, parent des fameux Douglas d'Ecosse au coeur sanglant. Mais ce fut tout. Pour le reste, on l'ignorait, et on devait l'ignorer toujours. Ses aventures aux Indes, dans ce pays grandiose et terrible où les hommes dilatés apprennent des manières de respirer auxquelles l'air de l'Occident ne suffit plus, il ne les raconta jamais. Elles étaient tracées en caractères mystérieux sur le couvercle de ce front d'or bruni, qui ne s'ouvrait pas plus que ces boÃtes à poison asiatique, gardées, pour le jour de la défaite et des désastres, dans l'écrin des sultans indiens. Elles se révélaient par un éclair aigu de ces yeux noirs, qu'il savait éteindre quand on le regardait, comme on souffle un flambeau quand on ne veut pas être vu, et par l'autre éclair de ce geste avec lequel il fouettait ses cheveux sur sa tempe, dix fois de suite, pendant un robber de whist ou une partie d'écarté. Mais hors ces hiéroglyphes de geste et de physionomie que savent lire les observateurs, et qui n'ont, comme la langue des hiéroglyphes, qu'un fort petit nombre de mots, Marmor de KarkoÃl était indéchiffrable, autant, à sa manière, que la comtesse du Tremblay l'était à la sienne. C'était un Cleveland silencieux. Tous les jeunes nobles de la ville qu'il habitait, et il y en avait plusieurs de fort spirituels, curieux comme des femmes et entortillants comme des couleuvres, étaient démangés du désir de lui faire raconter les mémoires inédits de sa jeunesse, entre deux cigarettes de maryland. Mais ils avaient toujours échoué. Ce lion marin des Ãles Hébrides, roussi par le soleil de Lahore, ne se prenait pas à ces souricières de salon offertes aux appétits de la vanité, à ces pièges à paon où la fatuité française laisse toutes ses plumes, pour le plaisir de les étaler. La difficulté ne put jamais être tournée. Il était sobre comme un Turc qui croirait au Coran. Espèce de muet qui gardait bien le sérail de ses pensées! Je ne l'ai jamais vu boire que de l'eau et du café. Les cartes, qui semblaient sa passion, étaient-elles sa passion réelle ou une passion qu'il s'était donnée? car on se donne des passions comme des maladies. Etaient-elles une espèce d'écran qu'il semblait déplier pour cacher son âme? Je l'ai toujours cru, quand je l'ai vu jouer comme il jouait. Il enveloppa, creusa, invétéra cette passion du jeu dans l'âme joueuse de cette petite ville, au point que, quand il fut parti, un spleen affreux, le spleen des passions trompées, tomba sur elle comme un sirocco maudit et la fit ressembler davantage à une ville anglaise. Chez lui, la table de whist était ouverte dès le matin. La journée, quand il n'était pas à la Vanillière ou dans quelque château des environs, avait la simplicité de celle des hommes qui sont brûlés par l'idée fixe. Il se levait à neuf heures, prenait son thé avec quelque ami venu pour le whist, qui commençait alors et ne finissait qu'à cinq heures de l'après-midi. Comme il y avait beaucoup de monde à ces réunions, on se relayait à chaque robber, et ceux qui ne jouaient point pariaient. Du reste, il n'y avait pas que des jeunes gens à ces espèces de matinées, mais les hommes les plus graves de la ville. Des pères de famille, comme disaient les femmes de trente ans, osaient passer leurs journées dans ce tripot, et elles beurraient, en toute occasion, d'intentions perfides, mille tartelettes au verjus sur le compte de cet Ecossais, comme s'il avait inoculé la peste à toute la contrée dans la personne de leurs maris. Elles étaient pourtant bien accoutumées à les voir jouer, mais non dans ces proportions d'obstination et de furie. Vers cinq heures, on se séparait, pour se retrouver le soir dans le monde et s'y conformer, en apparence, au jeu officiel et commandé par l'usage des maÃtresses de maison chez lesquelles on allait, mais, sous main et en réalité, pour jouer le jeu convenu le matin même, au whist de KarkoÃl. Je vous laisse à penser à quel degré de force ces hommes, qui ne faisaient plus qu'une chose, atteignirent. Ils élevèrent ce whist jusqu'à la hauteur de la plus difficile et de la plus magnifique escrime. Il y eut sans doute des pertes fort considérables; mais ce qui empêcha les catastrophes et les ruines que le jeu traÃne toujours après soi, ce furent précisément sa fureur et la supériorité de ceux qui jouaient. Toutes ces forces finissaient par s'équilibrer entre elles; et puis, dans un rayon si étroit, on était trop souvent partner les uns des autres pour ne pas, au bout d'un certain temps, comme on dit en termes de jeu, se rattraper. L'influence de Marmor de KarkoÃl, contre laquelle regimbèrent en dessous les femmes raisonnables, ne diminua point, mais augmenta au contraire. On le conçoit. Elle venait moins de Marmor et d'une manière d'être entièrement personnelle, que d'une passion qu'il avait trouvée là , vivante, et que sa présence, à lui qui la partageait, avait exaltée. Le meilleur moyen, le seul peut-être de gouverner les hommes, c'est de les tenir par leurs passions. Comment ce KarkoÃl n'eût-il pas été puissant? Il avait ce qui fait la force des gouvernements, et, de plus, il ne songeait pas à gouverner. Aussi arriva-t-il à cette domination qui ressemble à un ensorcellement. On se l'arrachait. Tout le temps qu'il resta dans cette ville, il fut toujours reçu avec le même accueil, et cet accueil était une fiévreuse recherche. Les femmes, qui le redoutaient, aimaient mieux le voir chez elles que de savoir leurs fils ou leurs maris chez lui, et elles le recevaient comme les femmes reçoivent, même sans l'aimer, un homme qui est le centre d'une attention, d'une préoccupation, d'un mouvement quelconque. L'été, il allait passer quinze jours, un mois, à la campagne. Le marquis de Saint-Albans l'avait pris sous son admiration spéciale, - protection ne dirait pas assez. A la campagne, comme à la ville, c'étaient des whists éternels. Je me rappelle avoir assisté j'étais un écolier en vacances alors à une superbe partie de pêche au saumon, dans les eaux brillantes de la Douve, pendant tout le temps de laquelle Marmor de KarkoÃl joua, en canot, au whist à deux morts double dummy, avec un gentilhomme du pays. Il fût tombé dans la rivière qu'il eût joué encore!... Seule, une femme de cette société ne recevait pas l'Ecossais à la campagne, et à peine à la ville. C'était la comtesse du Tremblay. Qui pouvait s'en étonner? Personne. Elle était veuve, et elle avait une fille charmante. En province, dans cette société envieuse et alignée où chacun plonge dans la vie de tous, on ne saurait prendre trop de précautions contre des inductions faciles à faire de ce qu'on voit à ce qu'on ne voit pas. La comtesse du Tremblay les prenait en n'invitant jamais Marmor à son château de Stasseville, et en ne le recevant à la ville que fort publiquement et les jours qu'elle recevait toutes ses connaissances. Sa politesse était pour lui froide, impersonnelle. C'était une conséquence de ces bonnes manières qu'on doit avoir avec tous, non pour eux, mais pour soi. Lui, de son côté, répondait par une politesse du même genre; et cela était si peu affecté, si naturel dans tous les deux, qu'on a pu y être pris pendant quatre ans. Je l'ai déjà dit hors le jeu, KarkoÃl ne semblait pas exister. Il parlait peu. S'il avait quelque chose à cacher, il le couvrait très bien de ses habitudes de silence. Mais la comtesse avait, elle, si vous vous le rappelez, l'esprit très extérieur et très mordant. Pour ces sortes d'esprits, toujours en dehors, brillants, agressifs, se retenir, se voiler, est chose difficile. Se voiler, n'est-ce pas même une manière de se trahir? Seulement, si elle avait les écailles fascinantes et la triple langue du serpent, elle en avait aussi la prudence. Rien donc n'altéra l'éclat et l'emploi féroces de sa plaisanterie habituelle. Souvent, quand on parlait de KarkoÃl devant elle, elle lui décochait de ces mots qui sifflent et qui percent, et que Mlle de Beaumont, sa rivale d'épigrammes, lui enviait. Si ce fut là un mensonge de plus, jamais mensonge ne fut mieux osé. Tenait-elle cette effrayante faculté de dissimuler de son organisation sèche et contractile? Mais pourquoi s'en servait-elle, elle, l'indépendance en personne par sa position et la fierté moqueuse du caractère? Pourquoi, si elle aimait KarkoÃl et si elle en était aimée, le cachait-elle sous les ridicules qu'elle lui jetait de temps à autre, sous ces plaisanteries apostates, renégates, impies, qui dégradent l'idole adorée... les plus grands sacrilèges en amour? Mon Dieu! qui sait? il y avait peut-être en tout cela du bonheur pour elle... - Si l'on jetait, docteur, - fit le narrateur, en se tournant vers le docteur Beylasset, qui était accoudé sur un meuble de Boule, et dont le beau crâne chauve renvoyait la lumière d'un candélabre que les domestiques venaient, en cet instant, d'allumer au-dessus de sa tête, si l'on jetait sur la comtesse de Stasseville un de ces bons regards physiologistes, - comme vous en avez, vous autres médecins, et que les moralistes devraient vous emprunter, - il était évident que tout, dans les impressions de cette femme, devait rentrer, porter en dedans, comme cette ligne hortensia passé qui formait ses lèvres, tant elle les rétractait; comme ces ailes du nez, qui se creusaient au lieu de s'épanouir, immobiles et non pas frémissantes; comme ces yeux qui, à certains moments, se renfonçaient sous leurs arcades sourcilières et semblaient remonter vers le cerveau. Malgré son apparente délicatesse et une souffrance physique dont on suivait l'influence visible dans tout son être, comme on suit les rayonnements d'une fêlure dans une substance trop sèche, elle était le plus frappant diagnostic de la volonté, de cette pile de Volta intérieure à laquelle aboutissent nos nerfs. Tout l'attestait, en elle, plus qu'en aucun être vivant que j'aie jamais contemplé. Cet influx de la volonté sommeillante circulait - qu'on me passe le mot, car il est bien pédant! - puissanciellement jusque dans ses mains, aristocratiques et princières pour la blancheur mate, l'opale irisée des ongles et l'élégance, mais qui, pour la maigreur, le gonflement et l'implication des mille torsades bleuâtres des veines, et surtout pour le mouvement d'appréhension avec lequel elles saisissaient les objets, ressemblaient à des griffes fabuleuses, comme l'étonnante poésie des Anciens en attribuait à certains monstres au visage et au sein de femme. Quand, après avoir lancé une de ces plaisanteries, un de ces traits étincelants et fins comme les arêtes empoisonnées dont se servent les sauvages, elle passait le bout de sa langue vipérine sur ses lèvres sibilantes, on sentait que dans une grande occasion, dans le dernier moment de la destinée, par exemple, cette femme frêle et forte tout ensemble était capable de deviner le procédé des nègres, et de pousser la résolution jusqu'à avaler cette langue si souple, pour mourir. A la voir, on ne pouvait douter qu'elle ne fût, en femme, une de ces organisations comme il y en a dans tous les règnes de la nature, qui, de préférence ou d'instinct, recherchent le fond au lieu de la surface des choses; un de ces êtres destinés à des cohabitations occultes, qui plongent dans la vie comme les grands nageurs plongent et nagent sous l'eau, comme les mineurs respirent sous la terre, passionnés pour le mystère, en raison même de leur profondeur, le créant autour d'elles et l'aimant jusqu'au mensonge, car le mensonge, c'est du mystère redoublé, des voiles épaissis, des ténèbres faites à tout prix! Peut-être ces sortes d'organisations aiment-elles le mensonge pour le mensonge, comme on aime l'art pour l'art, comme les Polonais aiment les batailles. - Le docteur inclina gravement la tête en signe d'adhésion. - Vous le pensez, n'est-ce pas? et moi aussi! je suis convaincu que, pour certaines âmes il y a le bonheur de l'imposture. Il y a une effroyable, mais enivrante félicité dans l'idée qu'on ment et qu'on trompe; dans la pensée qu'on se sait seul soi-même, et qu'on joue à la société une comédie dont elle est la dupe, et dont on se rembourse les frais de mise en scène par toutes les voluptés du mépris. - Mais c'est affreux, ce que vous dites-là ! - interrompit tout à coup la baronne de Mascranny, avec le cri de la loyauté révoltée. Toutes les femmes qui écoutaient et il y en avait peut-être quelques-unes connaisseuses en plaisirs cachés avaient éprouvé comme un frémissement aux dernières paroles du conteur. J'en jugeai au dos nu de la comtesse de Damnaglia, alors si près de moi. Cette espèce de frémissement nerveux, tout le monde le connaÃt et l'a ressenti. On l'appelle quelquefois avec poésie la mort qui passe. Etait-ce alors la vérité qui passait?... "Oui, - répondit le narrateur, c'est affreux; mais est-ce vrai? Les natures au coeur sur la main ne se font pas l'idée des jouissances solitaires de l'hypocrisie, de ceux qui vivent et peuvent respirer la tête lacée dans un masque. Mais, quand on y pense, ne comprend-on pas que leurs sensations aient réellement la profondeur enflammée de l'enfer? Or, l'enfer, c'est le ciel en creux. Le mot diabolique ou divin, appliqué à l'intensité des jouissances, exprime la même chose, c'est-à -dire des sensations qui vont jusqu'au surnaturel. Mine de Stasseville était-elle de cette race d'âmes?... Je ne l'accuse ni ne la justifie. Je raconte comme je peux son histoire, que personne n'a bien sue, et je cherche à l'éclairer par une étude à la Cuvier sur sa personne. Voilà tout. Du reste, cette analyse que je fais maintenant de la comtesse du Tremblay, sur le souvenir de son image, empreinte dans ma mémoire comme un cachet d'onyx fouillé par un burin profond sur de la cire, je ne la faisais point alors. Si j'ai compris cette femme, ce n'a été que bien plus tard... La toute-puissante volonté, qu'à la réflexion j'ai reconnue en elle, depuis que l'expérience m'a appris à quel point le corps est la moulure de l'âme, n'avait pas plus soulevé et tendu cette existence, encaissée dans de tranquilles habitudes, que la vague ne gonfle et ne trouble un lac de mer, fortement encaissé dans ses bords. Sans l'arrivée de KarkoÃl, de cet officier d'infanterie anglaise que des compatriotes avaient engagé à aller manger sa demi-solde dans une ville normande, digne d'être anglaise, la débile et pâle moqueuse qu'on appelait en riant madame de Givre, n'aurait jamais su elle-même quel impérieux vouloir elle portait dans son sein de neige fondue, comme disait Mlle Ernestine de Beaumont, mais sur lequel, au moral, tout avait glissé comme sur le plus dur mamelon des glaces polaires. Quand il arriva, qu'éprouva-t-elle? Apprit-elle tout à coup que, pour une nature comme la sienne, sentir fortement, c'est vouloir? EntraÃna-t-elle par la volonté un homme qui ne semblait plus devoir aimer que le jeu?... Comment s'y prit-elle pour réaliser une intimité dont il est difficile, en province, d'esquiver les dangers?... Tous mystères, restés tels à jamais, mais qui, soupçonnés plus tard, n'avaient encore été pressentis par personne à la fin de l'année 182... Et cependant, à cette époque, dans un des hôtels les plus paisibles de cette ville, où le jeu était la plus grande affaire de chaque journée et presque de chaque nuit; sous les persiennes silencieuses et les rideaux de mousseline brodée, voiles purs, élégants, et à moitié relevés d'une vie calme, il devait y avoir depuis longtemps un roman qu'on aurait juré impossible. Oui, le roman était à cette vie correcte, irréprochable, réglée, moqueuse, froide jusqu'à la maladie, où l'esprit semblait tout et l'âme rien. Il y était, et la rongeait sous les apparences et la renommée, comme les vers qui seraient au cadavre d'un homme avant qu'il ne fût expiré." - Quelle abominable comparaison! fit encore observer la baronne de Mascranny. - Ma pauvre Sibylle avait presque raison de ne pas vouloir de votre histoire. Décidément, vous avez un vilain genre d'imagination, ce soir. - Voulez-vous que je m'arrête? - répondit le conteur, avec une sournoise courtoisie et la petite rouerie d'un homme sûr de l'intérêt qu'il a fait naÃtre. - Par exemple! - reprit la baronne; - est-ce que nous pouvons rester, maintenant, l'attention en l'air, avec une moitié d'histoire? - Ce serait aussi par trop fatigant! - dit, en défrisant une de ses longues anglaises d'un beau noir bleu, Mlle Laure d'Alzanne, la plus languissante image de la paresse heureuse, avec le gracieux effroi de sa nonchalance menacée. - Et désappointant, en plus! - ajouta gaÃment le docteur. - Ne serait-ce pas comme si un coiffeur, après vous avoir rasé un côté du visage, fermait tranquillement son rasoir et vous signifiait qu'il lui est impossible d'aller plus loin?... - Je reprends donc, - reprit le conteur, avec la simplicité de l'art suprême qui consiste surtout à se bien cacher... - En 182..., j'étais dans le salon d'un de mes oncles, maire de cette petite ville que je vous ai décrite comme la plus antipathique aux passions et à l'aventure; et, quoique ce fût un jour solennel, la fête du roi, une Saint-Louis, toujours grandement fêtée par ces ultras de l'émigration, par ces quiétistes politiques qui avaient inventé le mot mystique de l'amour pur Vive le roi quand même! on ne faisait, dans ce salon, rien de plus que ce qu'on y faisait tous les jours. On y jouait. Je vous demande bien pardon de vous parler de moi, c'est d'assez mauvais goût, mais il le faut. J'étais un adolescent encore. Cependant, grâce à une éducation exceptionnelle, je soupçonnais plus des passions et du monde qu'on n'en soupçonne d'ordinaire à l'âge que j'avais. je ressemblais moins à un de ces collégiens pleins de gaucherie, qui n'ont rien vu que dans leurs livres de classe, qu'à une de ces jeunes filles curieuses, qui s'instruisent en écoutant aux portes et en rêvant beaucoup sur ce qu'elles y ont entendu. Toute la ville se pressait, ce soir-là , dans le salon de mon oncle, et, comme toujours, - car il n'y avait que des choses éternelles dans ce monde de momies qui ne secouaient leurs bandelettes que pour agiter des cartes, - cette société se divisait en deux parties, la partie qui jouait, et les jeunes filles qui ne jouaient pas. Momies aussi que ces jeunes filles, qui devaient se ranger, les unes auprès des autres, dans les catacombes du célibat, mais dont les visages, éclatants d'une vie inutile et d'une fraÃcheur qui ne serait pas respirée, enchantaient mes avides regards. Parmi elles, il n'y avait peut-être que Mlle Herminie de Stasseville à qui la fortune eût permis de croire à ce miracle d'un mariage d'amour, sans déroger. Je n'étais pas assez âgé, ou je l'étais trop, pour me mêler à cet essaim de jeunes personnes, dont les chuchotements s'entrecoupaient de temps à autre d'un rire bien franc ou doucement contenu. En proie à ces brûlantes timidités qui sont en même temps des voluptés et des supplices, je m'étais réfugié et assis auprès du dieu du chelem, ce Marmor de KarkoÃl, pour lequel je m'étais pris de belle passion. Il ne pouvait y avoir entre lui et moi d'amitié. Mais les sentiments ont leur hiérarchie secrète. Il n'est pas rare de voir, dans les êtres qui ne sont pas développés, de ces sympathies que rien de positif, de démontré, n'explique, et qui font comprendre que les jeunes gens ont besoin de chefs comme les peuples qui, malgré leur âge, sont toujours un peu des enfants. Mon chef, à moi, eût été KarkoÃl. Il venait souvent chez mon père, grand joueur comme tous les hommes de cette société. Il s'était souvent mêlé à nos récréations gymnastiques, à mes frères et à moi, et il avait déployé devant nous une vigueur et une souplesse qui tenaient du prodige. Comme le duc d'Enghien, il sautait en se jouant une rivière de dix-sept pieds. Cela seul, sans doute, devait exercer sur la tête de jeunes gens comme nous, élevés pour devenir des hommes de guerre, un grand attrait de séduction; mais là n'était pas le secret pour moi de l'aimant de KarkoÃl. Il fallait qu'il agÃt sur mon imagination avec la puissance des êtres exceptionnels sur les êtres exceptionnels, car la vulgarité préserve des influences supérieures, comme un sac de laine préserve des coups de canon. Je ne saurais dire quel rêve j'attachais à ce front, qu'on eût cru sculpté dans cette substance que les peintres d'aquarelle appellent terre de Sienne; à ces yeux sinistres, aux paupières courtes; à toutes ces marques que des passions inconnues avaient laissées sur la personne de l'Ecossais, comme les quatre coups de barre du bourreau aux articulations d'un roué; et surtout à ces mains d'un homme, du plus amolli des civilisés, chez qui le sauvage finissait au poignet, et qui savaient imprimer aux cartes cette vélocité de rotation qui ressemblait au tournoiement de la flamme, et qui avait tant frappé Herminie de Stasseville, la première fois qu'elle l'avait vu. Or, ce soir-là , dans l'angle où se dressait la table de jeu, la persienne était à moitié fermée. La partie était sombre comme l'espèce de demi-jour qui l'éclairait. C'était le whist des forts. Le Mathusalem des marquis, M. de Saint-Albans, était le partner de Marmor. La comtesse du Tremblay avait pris pour le sien le chevalier de Tharsis, officier au régiment de Provence avant la Révolution et chevalier de Saint-Louis, un de ces vieillards comme il n'y en a plus debout maintenant, un de ces hommes qui furent à cheval sur deux siècles, sans être pour cela des colosses. A un certain moment de la partie, et par le fait d'un mouvement de Mme du Tremblay de Stasseville pour relever ses cartes, une des pointes du diamant qui brillait à son doigt rencontra, dans cette ombre projetée par la persienne sur la table verte, qu'elle rendait plus verte encore, un de ces chocs de rayon, intersectés par la pierre, comme il est impossible à l'art humain d'en combiner, et il en jaillit un dard de feu blanc tellement électrique, qu'il fit presque mal aux yeux comme un éclair. - Eh! eh! qu'est-ce qui brille? - dit, d'une voix flûtée, le chevalier de Tharsis, qui avait la voix de ses jambes. - Et, qui est-ce qui tousse? - dit simultanément le marquis de Saint-Albans, tiré par une toux horriblement mate de sa préoccupation de joueur, en se retournant vers Herminie, qui brodait une collerette à sa mère. - C'est mon diamant et c'est ma fille, - fit la comtesse du Tremblay avec un sourire de ses lèvres minces, en répondant à tous les deux. - Mon Dieu! comme il est beau, votre diamant, Madame! - reprit le chevalier. - Jamais je ne l'avais vu étinceler comme ce soir; il forcerait les plus myopes à le remarquer. On était arrivé, en disant cela, à la fin de la partie, et le chevalier de Tharsis prit la main de la comtesse - Voulez-vous permettre?... - ajouta-t-il. La comtesse ôta languissamment sa bague, et la jeta au chevalier sur la table de jeu. Le vieil émigré l'examina en la tournant devant son oeil comme un kaléidoscope. Mais la lumière a ses hasards et ses caprices. En roulant sur les facettes de la pierre, elle n'en détacha pas un second jet de lumière nuancée, semblable à celui qui venait si rapidement d'en jaillir. Herminie se leva et poussa la persienne, afin que le jour tombât mieux sur la bague de sa mère et qu'on en pût mieux apprécier la beauté. Et elle se rassit, le coude à la table, regardant aussi la pierre prismatique; mais la toux revint, une toux sifflante, qui lui rougit et lui injecta la nacre de ses beaux yeux bleus, d'un humide radical si pur. - Et où avez-vous pris cette affreuse toux, ma chère enfant? - dit le marquis de Saint-Albans, plus occupé de la jeune fille que de la bague, du diamant humain que du diamant minéral. - Je ne sais, monsieur le marquis, - fit-elle, avec la légèreté d'une jeunesse qui croyait à l'éternité de la vie. - Peut-être à me promener le soir, au bord de l'étang de Stasseville. Je fus frappé alors du groupe qu'ils formaient à eux quatre. La lumière rouge du couchant immergeait par la fenêtre ouverte. Le chevalier de Tharsis regardait le diamant; M. de Saint-Albans, Herminie; Mme du Tremblay, KarkoÃl, qui regardait d'un oeil distrait sa dame de carreau. Mais ce qui me frappa surtout, ce fut Herminie. La Rose de Stasseville était pâle, plus pâle que sa mère. La pourpre du jour mourant, qui versait son transparent reflet sur ses joues pâles, lui donnait l'air d'une tête de victime, réfléchie dans un miroir qu'on aurait dit étamé avec du sang. Tout à coup, j'eus froid dans les nerfs, et par je ne sais quelle évocation foudroyante et involontaire, un souvenir me saisit avec l'invincible brutalité de ces idées qui fécondent monstrueusement la pensée révoltée, en la violant. Il y avait quinze jours, à peu près, qu'un matin j'étais allé chez Marmor de KarkoÃl. Je l'avais trouvé seul. Il était de bonne heure. Nul des joueurs qui, d'ordinaire, jouaient le matin chez lui, n'était arrivé. Il était, quand j'entrai, debout devant son secrétaire, et il semblait occupé d'une opération fort délicate qui exigeait une extrême attention et une grande sûreté de main. Je ne le voyais pas; sa tête était penchée. Il tenait entre les doigts de sa main droite un petit flacon d'une substance noire et brillante, qui ressemblait à l'extrémité d'un poignard cassé, et, de ce flacon microscopique, il épanchait je ne sais quel liquide dans une bague ouverte. - Que diable faites-vous là ? - lui dis-je en m'avançant. Mais il me cria avec une voix impérieuse "N'approchez pas! restez où vous êtes; vous me feriez trembler la main, et ce que je fais est plus difficile et plus dangereux que de casser à quarante pas un tire-bouchon avec un pistolet qui pourrait crever." C'était une allusion à ce qui nous était arrivé, il y avait quelque temps. Nous nous amusions à tirer avec les plus mauvais pistolets qu'il nous fût possible de trouver, afin que l'habileté de l'homme se montrât mieux dans la faiblesse de l'instrument, et nous avions failli nous ouvrir le crâne avec le canon d'un pistolet qui creva. Il put insinuer les gouttes du liquide inconnu qu'il laissait tomber du bec effilé de son flacon. Quand ce fut fait, il ferma la bague et la jeta dans un des tiroirs de son secrétaire, comme s'il avait voulu la cacher. Je m'aperçus qu'il avait un masque de verre. - Depuis quand, - lui dis-je, en plaisantant, - vous occupez-vous de chimie? et sont-ce des ressources contre les pertes au whist que vous composez? - Je ne compose rien, - me répondit-il, - mais ce qui est là -dedans et il montrait le flacon noir est une ressource contre tout. C'est, - ajouta-t-il avec la sombre gaÃté du pays des suicides d'où il était, - le jeu de cartes biseautées avec lequel on est sûr de gagner la dernière partie contre le Destin. - Quelle espèce de poison? - lui demandai-je, en prenant le flacon dont la forme bizarre m'attirait. - C'est le plus admirable des poisons indiens, me répondit-il en ôtant son masque. - Le respirer peut être mortel, et, de quelque manière qu'on l'absorbe, s'il ne tue pas immédiatement, vous ne perdez rien pour attendre; son effet est aussi sûr qu'il est caché. Il attaque lentement, presque languissamment, mais infailliblement, la vie dans ses sources, en les pénétrant et en développant, au fond des organes sur lesquels il se jette, de ces maladies connues de tous et dont les symptômes, familiers à la science, dépayseraient le soupçon et répondraient à l'accusation d'empoisonnement, si une telle accusation pouvait exister. On dit, aux Indes, que des fakirs mendiants le composent avec des substances extrêmement rares, qu'eux seuls connaissent et qu'on ne trouve que sur les plateaux du Thibet. Il dissout les liens de la vie plus qu'il ne les rompt. En cela, il convient davantage à ces natures d'Indiens, apathiques et molles, qui aiment la mort comme un sommeil et s'y laissent tomber comme sur un lit de lotos. Il est fort difficile, du reste, presque impossible de s'en procurer. Si vous saviez ce que j'ai risqué, pour obtenir ce flacon d'une femme qui disait m'aimer!... J'ai un ami, comme moi officier dans l'armée anglaise, et revenu comme moi des Indes où il a passé sept ans. Il a cherché ce poison avec le désir furieux d'une fantaisie anglaise, - et plus tard, quand vous aurez vécu davantage, vous comprendrez ce que c'est. Eh bien! il n'a jamais pu en trouver. Il a acheté, au prix de l'or, d'indignes contrefaçons. De désespoir, il m'a écrit d'Angleterre, et il m'a envoyé une de ses bagues, en me suppliant d'y verser quelques gouttes de ce nectar de la mort. Voilà ce que je faisais quand vous êtes entré. Ce qu'il me disait ne m'étonnait pas. Les hommes sont ainsi faits, que, sans aucun mauvais dessein, sans pensée sinistre, ils aiment à avoir du poison chez eux, comme ils aiment à avoir des armes. Ils thésaurisent les moyens d'extermination autour d'eux, comme les avares thésaurisent les richesses. Les uns disent Si je voulais détruire! comme les autres Si je voulais jouir! C'est le même idéalisme enfantin. Enfant, moi-même, à cette époque, je trouvai tout simple que Marmor de KarkoÃl, revenu des Indes, possédât cette curiosité d'un poison comme il n'en existe pas ailleurs, et, parmi ses kandjars et ses flèches, apportés au fond de sa malle d'officier, ce flacon de pierre noire, cette jolie babiole de destruction qu'il me montrait. Quand j'eus bien tourné et retourné ce bijou, poli comme une agate, qu'une Almée peut-être avait porté entre les deux globes de topaze de sa poitrine, et dans la substance poreuse duquel elle avait imprégné sa sueur d'or, je le jetai dans une coupe posée sur la cheminée, et je n'y pensai plus. Eh bien! le croiriez-vous? c'était le souvenir de ce flacon qui me revenait!... La figure souffrante d'Herminie, sa pâleur, cette toux qui semblait sortir d'un poumon spongieux, ramolli, où déjà peut-être s'envenimaient ces lésions profondes que la médecine appelle, - n'est-ce pas, docteur? - dans un langage plein d'épouvantements pittoresques, des cavernes; cette bague qui, par une coïncidence inexplicable, brillait tout à coup d'un éclat si étrange au moment où la jeune fille toussait, comme si le scintillement de la pierre homicide eût été la palpitation de joie du meurtrier; les circonstances d'une matinée qui était effacée de ma mémoire, mais qui y reparaissaient tout à coup voilà ce qui m'afflua, comme un flot de pensées, au cerveau! De lien pour rattacher les circonstances passées à l'heure présente, je n'en avais pas. Le rapprochement involontaire qui se faisait dans ma tête était insensé. J'avais horreur de ma propre pensée. Aussi m'efforçai-je d'étouffer, d'éteindre en moi cette fausse lueur, ce flamboiement qui s'était allumé, et qui avait passé dans mon âme comme l'éclair de ce diamant qui était passé sur cette table verte!... Pour appuyer ma volonté et broyer sous elle la folle et criminelle croyance d'un instant, je regardais attentivement Marmor de KarkoÃl et la comtesse du Tremblay. Ils répondaient très bien l'un et l'autre par leur attitude et leur visage, que ce que j'avais osé penser était impossible! Marmor était toujours Marmor. Il continuait de regarder sa dame de carreau comme si elle eût représenté l'amour dernier, définitif, de toute sa vie. Mme du Tremblay, de son côté, avait sur le front, dans les lèvres et dans le regard, le calme qui ne la quittait jamais, même quand elle ajustait l'épigramme, car sa plaisanterie ressemblait à une balle, la seule arme qui tue sans se passionner, tandis que l'épée, au contraire, partage la passion de la main. Elle et lui, lui et elle, étaient deux abÃmes placés en face l'un de l'autre; seulement, l'un, KarkoÃl, était noir et ténébreux comme la nuit; et l'autre, cette femme pâle, était claire et inscrutable comme l'espace. Elle tenait toujours sur son partner des yeux indifférents et qui brillaient d'une impassible lumière. Seulement, comme le chevalier de Tharsis n'en finissait pas d'examiner la bague qui renfermait le mystère que j'aurais voulu pénétrer, elle avait pris à sa ceinture un gros bouquet de résédas, et elle se mit à le respirer avec une sensualité qu'on n'eût, certes, pas attendue d'une femme comme elle, si peu faite pour les rêveuses voluptés. Ses yeux se fermèrent après avoir tourné dans je ne sais quelle pâmoison indicible, et, d'une passion avide, elle saisit avec ses lèvres effilées et incolores plusieurs tiges de fleurs odorantes, et elle les broya sous ses dents, avec une expression idolâtre et sauvage, les yeux rouverts sur KarkoÃl. Etait-ce un signe, une entente quelconque, une complicité, comme en ont les amants entre eux, que ces fleurs mâchées et dévorées en silence?... Franchement, je le crus. Elle remit tranquillement la bague à son doigt, quand le chevalier l'eut assez admirée, et le whist continua, renfermé, muet et sombre, comme si rien ne l'avait interrompu." Ici, encore, le conteur s'arrêta. Il n'avait plus besoin de se presser. Il nous tenait tous sous la griffe de son récit. Peut-être tout le mérite de son histoire était-il dans sa manière de la raconter... Quand il se tut, on entendit, dans le silence du salon, aller et venir les respirations. Moi, qui allongeais mes regards par-dessus mon rempart d'albâtre, l'épaule de la comtesse de Damnaglia, je vis l'émotion marbrer de ses nuances diverses tous ces visages. Involontairement, je cherchais celui de la jeune Sibylle, de la sauvage enfant qui s'était cabrée aux premiers mots de cette histoire. J'eusse aimé à voir passer les éclairs de la transe dans ces yeux noirs qui font penser au ténébreux et sinistre canal Orfano, à Venise, car il s'y noiera plus d'un coeur. Mais elle n'était plus sur le canapé de sa mère. Inquiète de ce qui allait suivre, la sollicitude de la baronne avait sans doute fait à sa fille quelque signe de furtive départie, et elle avait disparu. "En fin de compte, - reprit le narrateur, - qu'y avait-il dans tout cela qui fût de nature à m'émouvoir si fort et à se graver dans ma mémoire comme une eau-forte, car le temps n'a pas effacé un seul des linéaments de cette scène? Je vois encore la figure de Marmor, l'expression du calme cristallisé de la comtesse, se fondant pour une minute dans la sensation de ces résédas respirés et triturés avec un frissonnement presque voluptueux. Tout cela m'est resté, et vous allez comprendre pourquoi. Ces faits dont je ne voyais pas très bien la relation entre eux, ces faits mal éclairés d'une intuition que je me reprochais, dans l'écheveau entortillé desquels le possible et l'incompréhensible apparaissaient, reçurent plus tard une goutte de lumière qui en débrouilla pour jamais en moi le chaos. Je vous ai dit, je crois, que j'avais été mis fort tard au collège. Les deux dernières années de mon éducation s'y écoulèrent sans que je revinsse dans mon pays. Ce fut donc au collège que j'appris, par les lettres de ma famille, la mort de Mlle Herminie de Stasseville, victime d'une maladie de langueur dont personne ne s'était douté qu'à la dernière extrémité, et quand la maladie avait été incurable. Cette nouvelle, qu'on me transmettait sans aucun commentaire, me glaça le sang du même froid que j'avais senti lorsque, dans le salon de mon oncle, j'avais entendu pour la première fois cette toux qui sonnait la mort, et qui avait dressé en moi tout à coup de si épouvantables inductions. Ceux qui ont l'expérience des choses de l'âme me comprendront, quand je dirai que je n'osai pas faire une seule question sur cette perte soudaine d'une jeune fille, enlevée à l'affection de sa mère et aux plus belles espérances de la vie. J'y pensai d'une manière trop tragique pour en parler à qui que ce fût. Revenu chez mes parents, je trouvai la ville de *** bien changée; car, en plusieurs années, les villes changent comme les femmes on ne les reconnaÃtrait plus. C'était après 1830. Depuis le passage de Charles X, qui l'avait traversée pour aller s'embarquer à Cherbourg, la plupart des familles nobles que j'avais connues pendant mon enfance vivaient retirées dans les châteaux circonvoisins. Les événements politiques avaient frappé d'autant plus ces familles, qu'elles avaient cru à la victoire de leur parti et qu'elles étaient retombées d'une espérance. En effet, elles avaient vu le moment où le droit d'aÃnesse, relevé par le seul homme d'Etat qu'ait eu la Restauration, allait rétablir la société française sur la seule base de sa grandeur et de sa force; puis, tout à coup, cette idée, doublement juste de justesse et de justice, qui avait brillé aux regards de ces hommes, dupes sublimes de leur dévouement monarchique, comme un dédommagement à leurs souffrances et à leur ruine, comme un dernier lambeau de vair et d'hermine qui doublât leur cercueil et rendÃt moins dur leur dernier sommeil, périr sous le coup d'une opinion publique qu'on n'avait su ni éclairer ni discipliner. La petite ville dont il a été si souvent question dans ce récit, n'était plus qu'un désert de persiennes fermées et de portes cochères qui ne s'ouvraient plus. La révolution de Juillet avait effrayé les Anglais, et ils étaient partis d'une ville dont les moeurs et les habitudes avaient reçu des événements une si forte rupture. Mon premier soin avait été de demander ce qu'était devenu M. Marmor de KarkoÃl. On me répondit qu'il était retourné aux Indes sur un ordre de son gouvernement. La personne qui me dit cela était précisément cet éternel chevalier de Tharsis, l'un des quatre de la fameuse partie du diamant fameuse, du moins elle l'était pour moi, et son oeil, en me renseignant, se fixa sur les miens avec l'expression d'un homme qui veut être interrogé. Aussi, presque involontairement, car les âmes se devinent bien avant que la volonté n'ait agi - Et Mme du Tremblay de Stasseville?... - lui dis-je. - Vous saviez donc quelque chose?... - me répondit-il assez mystérieusement, comme si nous avions eu cent paires d'oreilles à nous écouter, et nous étions seuls. - Mais non, - lui dis-je, - je ne sais rien. - Elle est morte, - reprit-il, - de la poitrine, comme sa fille, un mois après le départ de ce diable de Marmor de KarkoÃl. - Pourquoi cette date? - fis-je alors, - et pourquoi me parlez-vous de Marmor de KarkoÃl?... - C'est donc la vérité, répondit-il, - que vous ne savez rien! Eh bien! mon cher, il paraÃt qu'elle était sa maÃtresse. Du moins l'a-t-on fait entendre ici, quand on en parlait à voix basse. A présent, on n'ose plus en parler. C'était une hypocrite du premier ordre que cette comtesse. Elle l'était comme on est blonde ou brune, elle était née cela. Aussi pratiquait-elle le mensonge au point d'en faire une vérité, tant elle était simple et naturelle, sans effort et sans affectation en tout. A travers une habileté si profonde qu'on n'a su que depuis bien peu de temps que c'en était une, il a transpiré des bruits bientôt étouffés par la terreur qui les transmettait... A les entendre, cet Ecossais qui n'aimait que les cartes, n'a pas été seulement l'amant de la comtesse, laquelle ne le recevait jamais chez elle comme tout le monde, et, mauvaise comme le démon, lui campait son épigramme comme à pas un de nous, quand l'occasion s'en présentait!... Mon Dieu, ceci ne serait rien, s'il n'y avait que cela! Mais le pis est, dit-on, que le dieu du chelem avait fait chelem toute la famille. Cette pauvre petite Herminie l'adorait en silence. Mlle Ernestine de Beaumont vous le dira si vous le voulez. C'était comme une fatalité. Lui, l'aimait-il? Aimait-il la mère? Les aimait-il toutes les deux? Ne les aimait-il ni l'une ni l'autre? Trouvait-il seulement la mère bonne pour entretenir sa mise au jeu?... Qui sait? Ici l'histoire est fort obscure. Tout ce qu'on certifie, c'est que la mère, dont l'âme était aussi sèche que le corps, s'était prise d'une haine pour sa fille, qui n'a pas peu contribué à la faire mourir. - On dit cela! - repris-je, plus épouvanté d'avoir pensé juste que je ne l'avais été d'avoir pensé faux, - mais qui peut savoir cela?... KarkoÃl n'était pas un fat. Ce n'est pas lui qui se serait permis des confidences. On n'a pu jamais rien savoir de sa vie. Il n'aura pas commencé d'être confiant, ou indiscret, à propos de la comtesse de Stasseville. - Non, - répondit le chevalier de Tharsis. - Les deux hypocrites faisaient la paire. Il est parti comme il est venu, sans qu'aucun de nous ait pu dire "Il était autre chose qu'un joueur." Mais, si parfaite de ton et de tenue que fût dans le monde l'irréprochable comtesse, les femmes de chambre, pour lesquelles il n'est point d'héroïnes, ont raconté qu'elle s'enfermait avec sa fille, et qu'après de longues heures de tête-à -tête, elles sortaient plus pâles l'une que l'autre, mais la fille toujours davantage et les yeux abÃmés de pleurs. - Vous n'avez pas d'autres détails et d'autres certitudes, chevalier? - lui dis-je, pour le pousser et voir plus clair. - Mais vous n'ignorez pas ce que sont des propos de femmes de chambre... On en saurait probablement davantage par Mlle de Beaumont. - Mlle de Beaumont! - fit le Tharsis. - Ah! elles ne s'aimaient pas, la comtesse et elle, car c'était le même genre d'esprit toutes les deux! Aussi la survivante ne parle-t-elle de la morte qu'avec des yeux imprécatoires et des réticences perfides. Il est sûr qu'elle veut faire croire les choses les plus atroces... et qu'elle n'en sait qu'une, qui ne l'est pas... l'amour d'Herminie pour KarkoÃl. - Et ce n'est pas savoir grand-chose, chevalier, - repris-je. - Si l'on savait toutes les confidences que se font les jeunes filles entre elles, on mettrait; sur le compte de l'amour la première rêverie venue. Or, vous avouerez qu'un homme comme ce KarkoÃl avait bien tout ce qui fait rêver. - C'est vrai, - dit le vieux Tharsis, - mais on a plus que des confidences de jeunes filles. Vous rappelez-vous... non! vous étiez trop enfant, mais on l'a assez remarqué dans notre société... que Mme Stasseville, qui n'avait jamais rien aimé, pas plus les fleurs que tout le reste, car je défie de pouvoir dire quels étaient les goûts de cette femme-là , portait toujours vers la fin de sa vie un bouquet de résédas à sa ceinture, et qu'en jouant au whist, et partout, elle en rompait les tiges pour les mâchonner, si bien qu'un beau jour Mlle de Beaumont demanda à Herminie, avec une petite roulade de raillerie dans la voix, depuis quand sa mère était herbivore?... - Oui, je m'en souviens, - lui répondis-je. Et de fait, je n'avais jamais oublié la manière fauve, et presque amoureusement cruelle, dont la comtesse avait respiré et mangé les fleurs de son bouquet, à cette partie de whist qui avait été pour moi un événement. - Eh bien! - fit le bonhomme, - ces résédas venaient d'une magnifique jardinière que Mme de Stasseville avait dans son salon. Oh! le temps n'était plus où les odeurs lui faisaient mal. Nous l'avions vue ne pouvoir les souffrir, depuis ses dernières couches, pendant lesquelles on avait failli la tuer, nous contait-elle langoureusement, avec un bouquet de tubéreuses. A présent, elle les aimait et les recherchait avec fureur. Son salon asphyxiait comme une serre dont on n'a pas encore soulevé les vitrages à midi. A cause de cela, deux ou trois femmes délicates n'allaient plus chez elle. C'étaient là des changements! Mais on les expliquait par la maladie et par les nerfs. Une fois morte, et quand il a fallu fermer son salon, - car le tuteur de son fils a fourré au collège ce petit imbécile, que voilà riche comme doit être un sot, - on a voulu mettre ces beaux résédas en pleine terre et l'on a trouvé dans la caisse, devinez quoi!... le cadavre d'un enfant qui avait vécu..." Le narrateur fut interrompu par le cri très vrai de deux ou trois femmes, pourtant bien brouillées avec le naturel. Depuis longtemps, il les avait quittées; mais, ma foi, pour cette occasion il leur revint. Les autres, qui se dominaient davantage, ne se permirent qu'un haut-le-corps, mais il fut presque convulsif. "- Quel oubli et quelle oubliette! - fit alors, avec sa légèreté qui rit de tout, cette aimable petite pourriture ambrée, le marquis de Gourdes, que nous appelons le dernier des marquis, un de ces êtres qui plaisanteraient derrière un cercueil et même dedans. - D'où venait cet enfant? - ajouta le chevalier de Tharsis, en pétrissant son tabac dans sa boÃte d'écaille. - De qui était-il? Etait-il mort de mort naturelle? L'avait-on tué?... Qui l'avait tué?... Voilà ce qu'il est impossible de savoir et ce qui fait faire, mais bien bas, des suppositions épouvantables. - Vous avez raison, chevalier, - lui répondis-je, renfonçant en moi plus avant ce que je croyais savoir de plus que lui. - Ce sera toujours un mystère, et même qu'il sera bon d'épaissir jusqu'au jour où l'on n'en soufflera plus un seul mot. - En effet, - dit-il, - il n'y a que deux êtres au monde qui savent réellement ce qu'il en est, et il n'est pas probable qu'ils le publient, ajouta-t-il, avec un sourire de côté. - L'un est ce Marmor de KarkoÃl, parti pour les Grandes-Indes, la malle pleine de l'or qu'il nous a gagné. On ne le reverra jamais. L'autre... - L'autre? - fis-je étonné. - Ah! l'autre, - reprit-il, avec un clignement d'oeil qu'il croyait bien fin, - il y a encore moins de danger pour l'autre. C'est le confesseur de la comtesse. Vous savez, ce gros abbé de Trudaine, qu'ils ont, par parenthèse, nommé dernièrement au siège de Bayeux. - Chevalier, .- lui dis-je alors, frappé d'une idée qui m'illumina, mieux que tout le reste, cette femme naturellement cachée, qu'un observateur à lunettes comme le chevalier de Tharsis appelait hypocrite, parce qu'elle avait mis une énergique volonté par-dessus ses passions, peut-être pour en redoubler l'orageux bonheur, - chevalier, vous vous êtes trompé. Le voisinage de la mort n'a pas entrouvert l'âme scellée et murée de cette femme, digne de l'Italie du seizième siècle plus que de ce temps. La comtesse du Tremblay de Stasseville est morte... comme elle a vécu. La voix du prêtre s'est brisée contre cette nature impénétrable qui a emporté son secret. Si le repentir le lui eût fait verser dans le coeur du ministre de la miséricorde éternelle, on n'aurait rien trouvé dans la jardinière du salon." Le conteur avait fini son histoire, ce roman qu'il avait promis et dont il n'avait montré que ce qu'il en savait, c'est-à -dire les extrémités. L'émotion prolongeait le silence. Chacun restait dans sa pensée et complétait, avec le genre d'imagination qu'il avait, ce roman authentique dont on n'avait à juger que quelques détails dépareillés. A Paris, où l'esprit jette si vite l'émotion par la fenêtre, le silence, dans un salon spirituel, après une histoire, est le plus flatteur des succès - Quel aimable dessous de cartes ont vos parties de whist! - dit la baronne de Saint-Albiti, joueuse comme une vieille ambassadrice. - C'est très vrai ce que vous disiez. A moitié montré il fait plus d'impression que si l'on avait retourné toutes les cartes et qu'on eût vu tout ce qu'il y avait dans le jeu. - C'est le fantastique de la réalité, - fit gravement le docteur. - Ah! - dit passionnément Mlle Sophie de Revistal, - il en est également de la musique et de la vie. Ce qui fait l'expression de l'une et de l'autre, ce sont les silences bien plus que les accords. Elle regarda son amie intime, l'altière comtesse de Damnaglia, au buste inflexible, qui rongeait toujours le bout d'ivoire, incrusté d'or, de son éventail. Que disait l'oeil d'acier bleuâtre de la comtesse?... Je ne la voyais pas, mais son dos, où perlait une sueur légère, avait une physionomie. On prétend que, comme Mme de Stasseville, la comtesse de Damnaglia a la force de cacher bien des passions et bien du bonheur. - Vous m'avez gâté des fleurs que j'aimais, - dit la baronne de Mascranny, en se retournant de trois quarts vers le romancier. Et, cassant le cou à une rose bien innocente qu'elle prit à son corsage et dont elle éparpilla les débris dans une espèce d'horreur rêveuse - Voilà qui est fini! - ajouta-t-elle; - je ne porterai plus de résédas. A un dÃner d'athées Ceci est digne de gens sans Dieu. ALLEN Le jour tombait depuis quelques instants dans les rues de la ville de ***. Mais, dans l'église de cette petite et expressive ville de l'Ouest, la nuit était tout à fait venue. La nuit avance presque toujours dans les églises. Elle y descend plus vite que partout ailleurs, soit à cause des reflets sombres des vitraux, quand il y a des vitraux, soit à cause de l'entrecroisement des piliers, si souvent comparés aux arbres des forêts, et aux ombres portées par les voûtes. Cette nuit des églises, qui devance un peu la mort définitive du jour au dehors, n'en fait guère nulle part fermer les portes. Généralement, elles restent ouvertes, l'Angelus sonné, - et même quelquefois très tard, la veille des grandes fêtes par exemple, dans les villes dévotes, où l'on se confesse en grand nombre pour les communions du lendemain. Jamais, à aucune heure de la journée, les églises de province ne sont plus hantées par ceux qui les fréquentent qu'à cette heure vespérale où les travaux cessent, où la lumière agonise, et où l'âme chrétienne se prépare à la nuit, - à la nuit qui ressemble à la mort et laquelle la mort peut venir. A cette heure-là , on sent vraiment très bien que la religion chrétienne est la fille des catacombes et qu'elle a toujours quelque chose en elle des mélancolies de son berceau. C'est à ce moment, en effet, que ceux qui croient encore à la prière aiment à venir s'agenouiller et s'accouder, le front dans leurs mains, en ces nuits mystérieuses des nefs vides, qui répondent certainement au plus profond besoin de l'âme humaine, car si pour nous autres mondains et passionnés, le tête-à -tête en cachette avec la femme aimée nous paraÃt plus intime et plus troublant dans les ténèbres, pourquoi n'en serait-il pas de même pour les âmes religieuses avec Dieu, quand il fait noir devant ses tabernacles, et qu'elles lui parlent, de bouche à oreille, dans l'obscurité? Or, c'est ainsi qu'elles semblaient lui parler dans l'église de *** ce jour-là , les âmes pieuses qui y étaient venues faire leurs prières du soir, selon leur coutume. Quoique dans la ville, grise d'un crépuscule brumeux d'automne, les réverbères ne fussent pas encore allumés, - ni la petite lampe grillagée de la statue de la Vierge, qu'on voyait à la façade de l'hôtel des dames de la Varengerie, et qui n'y est plus à présent, - il y avait plus de deux heures que les Vêpres étaient finies, - car c'était dimanche, ce jour-là , - et le nuage d'encens qui forme longtemps un dais bleuâtre dans l'en-haut des voûtes du choeur, après les Offices, s'y était évaporé. La nuit, épaisse déjà dans l'église, y étalait sa grande draperie d'ombre qui semblait, comme une voile tombant d'un mât, déferler des cintres. Deux maigres cierges, perchés au tournant de deux piliers de la nef, assez éloignés l'un de l'autre, et la lampe du sanctuaire, piquant sa petite étoile immobile dans le noir du choeur, plus profond que tout ce qui était noir à l'entour, faisaient ramper sur les ténèbres qui noyaient la nef et les bas-côtés, une lueur fantômale plutôt qu'une lumière. A cette filtration de clarté incertaine, il était possible de se voir douteusement et confusément, mais il était impossible de se reconnaÃtre... On apercevait bien, ici et là , dans les pénombres, des groupes plus opaques que les fonds sut lesquels ils se détachaient vaguement, - des dos courbés, - quelques coiffes blanches de femmes du peuple agenouillées par terre, - deux ou trois mantelets qui avaient baissé leurs capuchons; mais c'était tout. On s'entendait mieux qu'on ne se voyait. Toutes ces bouches qui priaient à voix basse, dans ce grand vaisseau silencieux et sonore, et par le silence rendu plus sonore, faisaient ce susurrement singulier qui est comme le bruit d'une fourmilière d'âmes, visibles seulement à l'oeil de Dieu. Ce susurrement continu et menu, coupé, par intervalles, de soupirs, ce murmure labial, - si impressionnant dans les ténèbres d'une église muette, - n'était troublé par rien, si ce n'est, parfois, par une des portes des bas-côtés, qui roulait sur ses gonds et claquait en se refermant derrière la personne qui venait d'entrer; - le bruit alerte et clair d'un sabot qui longeait l'orée des chapelles; - une chaise qui, heurtée dans l'obscurité, tombait; - et, de temps en temps, une ou deux toux, de ces toux retenues de dévotes qui les musiquent et qui les flûtent, par respect pour les saints échos de la maison du Seigneur. Mais ces bruits qui n'étaient que le passage rapide d'un son, n'interrompaient pas ces âmes attentives et ferventes dans le train-train de leurs prières et l'éternité de leur susurrement. Et voilà pourquoi, de ce groupe de fidèles, recueillis et rassemblés chaque soir dans l'église de ***, aucun ne prit garde à un homme qui en eût assurément étonné plus d'un, s'il avait fait assez de jour ou de clarté pour qu'il fût possible de le reconnaÃtre. Ce n'était pas, lui, un hanteur d'église. On ne l'y voyait jamais. Il n'y avait pas mis le pied depuis qu'il était revenu, après des années d'absence, habiter momentanément sa ville natale. Pourquoi donc y entrait-il ce soir-là ?... Quel sentiment, quelle idée, quel projet l'avait décidé à franchir le seuil de cette porte, devant laquelle il passait plusieurs fois par jour comme si elle n'eût pas existé?... C'était un homme haut en tout, qui avait dû courber sa fierté autant que sa grande taille pour passer sous la petite porte basse cintrée, et verdie par les humidités de ce pluvieux climat de l'Ouest; et qu'il avait prise pour entrer. Il ne manquait pas, après tout, de poésie dans sa tête de feu. Quand il entra dans ce lieu, qu'il avait probablement désappris, fut-il frappé de l'aspect presque tombal de cette église, qui, de construction, ressemble à une crypte, car elle est plus basse que le pavé de la place sur laquelle elle est bâtie, et son portail, à escalier intérieur de quelques marches, plus élevé que le maÃtre autel?... Il n'avait pas lu sainte Brigitte. S'il l'avait lue, il aurait, en entrant dans cette atmosphère nocturne, pleine de mystérieux chuchotements, pensé à la vision de son Purgatoire, à ce dortoir, morne et terrible, où l'on ne voit personne et où l'on entend des voix basses et des soupirs qui sortent des murs... Quelle que fût, du reste, son impression, toujours est-il qu'il s'arrêta, peu sûr de lui-même et de ses souvenirs, s'il en avait, au milieu de la contre-allée dans laquelle il s'était engagé. Pour qui l'eût observé, il cherchait évidemment quelqu'un ou quelque chose, qu'il ne trouvait pas dans ces ombres... Cependant, quand ses yeux s'y furent un peu faits et qu'il put retrouver autour de lui les contours des choses, il finit par apercevoir une vieille mendiante, croulée, plutôt qu'agenouillée, pour dire son chapelet, à l'extrémité du banc des pauvres, et il lui demanda, en la touchant à l'épaule, la chapelle de la Vierge et le confessionnal d'un prêtre de la paroisse qu'il lui nomma. Renseigné par cette vieille habituée du banc des pauvres qui, depuis cinquante ans peut-être, semblait faire partie du mobilier de l'église de *** et lui appartenir autant que les marmousets de ses gargouilles, l'homme en question arriva, sans trop d'encombre, à travers les chaises dérangées et dispersées par les Offices de la journée, et se planta juste debout devant le confessionnal qui est au fond de la chapelle. Il y resta les bras croisés, comme les ont presque toujours, dans les églises, les hommes qui n'y viennent pas pour prier et qui veulent pourtant y avoir une attitude convenable et grave. Plusieurs dames de la congrégation du Saint-Rosaire, alors en oraison autour de cette chapelle, si elles avaient remarqué cet homme, n'auraient pu le distinguer autrement que par je ne dirai pas l'impiété, mais la non piété de son attitude. D'ordinaire, il est vrai, les soirs de confession, il y avait auprès de la quenouille de la Vierge, ornée de ses rubans, un cierge tors de cire jaune allumé et qui éclairait la chapelle; mais, comme on avait communié en foule le matin et qu'il n'y avait plus personne au confessionnal, le prêtre de ce confessionnal, qui y faisait solitairement sa méditation, en était sorti, avait éteint le cierge de cire jaune, et était rentré dans son espèce de cellule en bois pour y reprendre sa méditation, sous l'influence de cette obscurité qui empêche toute distraction extérieure et qui féconde le recueillement. Etait-ce ce motif, était-ce hasard, caprice, économie ou quelque autre raison de ce genre, qui avait déterminé l'action très simple de ce prêtre? Mais, à coup sûr, cette circonstance sauva l'incognito, s'il tenait à le garder, de l'homme entré dans la chapelle, et qui, d'ailleurs, n'y demeura que peu d'instants... Le prêtre, qui avait éteint son cierge avant son arrivée, l'ayant aperçu à travers les barreaux de sa porte à claire-voie; rouvrit toute grande cette porte, sans quitter le fond du confessionnal dans lequel il était assis; et l'homme, décroisant ses bras, tendit au prêtre un objet indiscernable qu'il avait tiré de sa poitrine - Tenez, mon père! - dit-il d'une voix basse, mais distincte. - Voilà assez longtemps que je le traÃne avec moi! Et il n'en fut pas dit davantage. Le prêtre, comme s'il eût su de quoi il s'agissait, prit l'objet et referma tranquillement la porte de son confessionnal. Les dames de la congrégation du Saint-Rosaire crurent que l'homme qui avait parlé au prêtre allait s'agenouiller et se confesser, et furent extrêmement étonnées de le voir descendre le degré de la chapelle d'un pied leste, et regagner la contre-allée par où il était venu. Mais, si elles furent surprises, il fut encore plus surpris qu'elles, car, au beau milieu de cette contre-allée qu'il remontait pour sortir de l'église, il fut saisi brusquement par deux bras vigoureux, et un rire, abominablement scandaleux dans un lieu si saint, partit presque à deux pouces de sa figure. Heureusement pour les dents qui riaient qu'il les reconnut, si près de ses yeux! - Sacré nom de Dieu! - fit en même temps le rieur à mi-voix, mais pas de manière cependant qu'on n'entendÃt pas, près de là , le blasphème et l'autre irrévérente parole, - qu'est-ce que tu fous donc, Mesnil, dans une église, à pareille heure? Nous ne sommes plus en Espagne, comme au temps où nous chiffonnions si joliment les guimpes des religieuses d'Avila. Celui qu'il avait appelé "Mesnil" eut un geste de colère. - Tais-toi! - dit-il, en réprimant l'éclat d'une voix qui ne demandait qu'à retentir. - Es-tu ivre?... Tu jures dans une église comme dans un corps de garde. Allons! pas de sottises! et sortons d'ici décemment tous deux. Et il doubla le pas, enfila, suivi de l'autre, la petite porte basse, et quand, dehors et à l'air libre de la rue, ils eurent pu reprendre la plénitude de leur voix - Que tous les tonnerres de l'enfer te brûlent, Mesnil! - continua l'autre, qui paraissait comme enragé. - Vas-tu donc te faire capucin?... Vas-tu donc manger de la messe?... Toi, Mesnilgrand, toi, le capitaine de Chamboran, comme un calotin, dans une église! - Tu y étais bien, toi! - dit Mesnil, avec tranquillité. - J'y étais pour t'y suivre. Je t'ai vu y entrer, plus étonné de ça, ma parole d'honneur, que si j'avais vu violer ma mère. Je me suis dit Qu'est-ce donc qu'il va faire dans cette grange à prêtraille?... Puis j'ai pensé qu'il y avait là quelque damnée anguille de jupe sous roche, et j'ai voulu voir pour quelle grisette ou pour quelle grande dame de la ville tu y allais. - Je n'y suis allé que pour moi seul, mon cher, - dit Mesnil, avec l'insolence froide du plus complet mépris, de ce mépris qui se soucie bien de ce qu'on pense. - Alors, tu m'étonnes plus diablement que jamais! - Mon cher, - reprit Mesnil, en s'arrêtant, - les hommes... comme moi, n'ont été faits, de toute éternité, que pour étonner les hommes... comme toi. Et, tournant le dos et hâtant le pas, comme quelqu'un qui n'entend pas être suivi, il monta la rue de Gisors et regagna la place Thurin, dans un des angles de laquelle il demeurait. Il demeurait chez son père, le vieux M. de Mesnilgrand comme on l'appelait par la ville, quand on en parlait. C'était un vieillard riche et avare prétendait-on, dur à la détente, - c'était le mot dont on se servait, - qui depuis longues années vivait retiré de toutes compagnies, excepté pendant les trois mois que son fils, qui habitait Paris, venait passer dans la ville de ***. Alors, ce vieux M. de Mesnilgrand, qui ne voyait pas un chat d'ordinaire, se mettait à inviter et à recevoir les anciens amis et camarades de régiment de son fils et à se gaver de ces somptueux dÃners d'avare, à faire partout, disaient les rabelaisiens de l'endroit, fort malproprement et fort ingratement aussi, car la chère cette chère de vilain vantée par les proverbes y était excellente. Pour vous en donner une idée, il y avait, à cette époque-là , dans la ville de ***, un fameux receveur particulier des finances, qui avait, quand il y arriva, produit l'effet d'un carosse à six chevaux entrant dans une église. C'était un assez mince financier que ce gros homme, mais la nature s'était amusée à en faire, de vocation, un grand cuisinier. On racontait qu'en 1814 , il avait apporté à Louis XVIII, détalant vers Gand, d'une main la caisse de son arrondissement, et de l'autre un coulis de truffes qui semblait avoir été cuisiné par les sept diables des péchés capitaux, tant il était délicieux; Louis XVIII avait, comme de juste, pris la caisse sans dire seulement merci; mais, de reconnaissance pour le coulis, il avait orné l'estomac prépotent de ce maÃtre queux de génie, poussé en pleines finances, de son grand cordon noir de Saint-Michel, qu'on n'accordait guère qu'à des savants ou à des artistes. Avec ce large cordon moiré, toujours plaqué sur son gilet blanc, et son crachat d'or allumant sa bedaine, ce Turcaret de M. Deltocq il s'appelait Deltocq, qui, les jours de Saint-Louis, portait l'épée et l'habit de velours à la française, orgueilleux et insolent comme trente-six cochers anglais poudrés d'argent, et qui croyait que tout devait céder à l'empire de ses sauces, était pour la ville de ***, un personnage de vanité et de faste presque solaire... Eh bien! c'est avec ce haut personnage dÃnatoire, qui se vantait de pouvoir faire quarante-neuf potages maigres d'espèces différentes, mais qui ne savait pas combien il en pouvait faire de gras, - c'était l'infini! - que la cuisinière du vieux M. de Mesnilgrand luttait, et à qui elle donnait des inquiétudes, pendant le séjour à *** de son fils, au vieux M. de Mesnilgrand! Il en était fier, de son fils; - mais aussi, il en était triste, ce grand vieillard de père, et il y avait de quoi! Son jeune homme, comme il l'appelait, quoiqu'il eût quarante ans passés, avait eu la vie brisée du même coup qui avait mis l'Empire en miettes et renversé la fortune de Celui qui alors n'était plus que l'EMPEREUR, comme s'il avait perdu son nom dans sa fonction et dans sa gloire! Parti comme vélite à dix-huit ans, de l'étoffe dans laquelle se taillaient les maréchaux à cette époque, le fils Mesnilgrand avait fait les guerres de l'Empire, ayant sur son kolback tous les panaches de l'espérance; mais le tonnerre final de Waterloo avait brûlé jusqu'à ras de terre ses dernières ambitions. Il était de ceux que la Restauration ne reprit pas à son service, parce qu'ils n'avaient pu résister à la fascination du retour de l'Ãle d'Elbe, qui fit oublier leurs serments aux hommes les plus forts, comme s'ils avaient perdu leur libre arbitre. Le chef d'escadron Mesnilgrand, celui dont les officiers de Chamboran, ce régiment romanesquement brave, disaient "On peut être aussi brave que Mesnilgrand; mais davantage, c'est impossible!" vit de ses camarades de régiment, qui n'avaient pas des états de service comparables aux siens, devenir, à sa moustache, colonels des plus beaux régiments de la Garde Royale; et, quoiqu'il ne fût pas jaloux, ce lui fut une cruelle angoisse... C'était une nature de l'intensité la plus redoutable. La discipline militaire d'un temps où elle fut presque romaine, fut seule capable d'endiguer les passions de ce violent qui - de ses passions inexprimablement terribles - avait révolté sa ville natale avant dix-huit ans, et failli mourir. Avant dix-huit ans, en effet, des excès de femmes, des excès insensés, lui avaient donné une maladie nerveuse, une espèce de tabes dorsal pour lequel il avait fallu lui brûler la colonne vertébrale avec des moxas. Cette médication effrayante qui épouvanta la ville de *** comme ses excès l'avaient épouvantée, fut un genre de supplice exemplaire dont les pères de famille de la ville infligèrent la vue à leurs fils, pour les moraliser, comme on moralise les peuples par la terreur. Ils les menèrent voir brûler le jeune Mesnilgrand, qui n'échappa aux morsures du feu, dirent les médecins, que grâce à une organisation d'enfer; c'était le mot, puisqu'elle avait si bien résisté à la flamme. Aussi quand, avec cette organisation si prodigieusement exceptionnelle, qui, après les moxas, résista plus tard aux fatigues, aux blessures et à tous les fléaux qui puissent fondre sur un homme de guerre, Mesnilgrand, robuste encore, se vit, en pleine maturité, sans le grand avenir militaire qu'il avait rêvé, sans but désormais, les bras cassés et l'épée clouée au fourreau, ses sentiments s'exaspérèrent jusqu'à la fureur la plus aiguÃ. S'il fallait, pour le faire comprendre, chercher dans l'histoire un homme à qui comparer Mesnilgrand, on serait obligé de remonter jusqu'au fameux Charles le Téméraire, duc de Bourgogne. Un moraliste ingénieux, préoccupé du non-sens de nos destinées, a, pour l'expliquer, prétendu que les hommes ressemblent à des portraits dont les uns ont la tête ou la poitrine coupée par leurs cadres, sans proportion avec leur grandeur naturelle, et dont les autres disparaissent, rapetissés et réduits à l'état de nains par l'absurde immensité du leur. Mesnilgrand, fils d'un simple hobereau bas-normand, qui devait mourir dans l'obscurité de la vie privée, après avoir manqué la grande gloire historique pour laquelle il était né, se rencontra avoir, - et pour quoi en faire? - l'épouvante puissance de furie continue, d'envenimement et d'ulcération enragée, qu'avait ce Téméraire, que l'histoire appelle aussi le Terrible Waterloo, qui l'avait jeté sur le pavé, fut pour lui, en une fois, ce que Granson et Morat avaient été, en deux, pour cette foudre humaine qui s'éteignit dans les neiges de Nancy. Seulement, il n'y eut pas de neige et de Nancy pour Mesnilgrand, le chef d'escadron dégommé, comme disent les gens qui déshonorent tout, avec leur bas vocabulaire. A cette époque, on crut qu'il se tuerait, ou qu'il deviendrait fou. Il ne se tua point, et sa tête résista. Il ne devint pas fou. Il l'était déjà , dirent les rieurs, car il y a toujours des rieurs. S'il ne se tua pas, - et, sa nature étant donnée, ses amis auraient pu lui demander, mais ne lui demandèrent pas pourquoi, - il n'était pas homme à se laisser manger le coeur par le vautour, sans essayer d'écraser le bec du vautour. Comme Alfiéri, cet incroyable volontaire d'Alfiéri, qui, ne sachant rien que dompter des chevaux, apprit le grec à quarante ans et fit même des vers grecs, Mesnilgrand se jeta, ou plutôt se précipita dans la peinture, c'est-à -dire dans ce qu'il y avait de plus éloigné de lui, exactement comme on monte au septième étage pour se tuer mieux, en tombant de plus haut, quand on veut se jeter par la fenêtre. Il ne savait pas un mot de dessin, et il devint peintre comme Géricault, qu'il avait, je crois, connu aux Mousquetaires. Il travailla... avec la furie de la fuite devant l'ennemi, disait-il, avec un rire amer, exposa, fit éclat, n'exposa plus, crevant ses toiles après les avoir peintes, et recommençant de travailler avec un infatigable acharnement. Cet officier, qui avait toujours vécu le bancal à la main, emporté par son cheval à travers l'Europe, passa sa vie piqué devant un chevalet, sabrant la toile de son pinceau, et tellement dégoûté de la guerre, - le dégoût de ceux qui adorent! - que ce qu'il peignait le plus, c'étaient des paysages, des paysages comme ceux qu'il avait ravagés. Tout en les peignant, il mâchait je ne sais quel mastic d'opium, mêlé au tabac qu'il fumait jour et nuit, car il s'était fait construire une espèce de houka de son invention, dans lequel il pouvait fumer, même en dormant. Mais ni les narcotiques, ni les stupéfiants, ni aucun des poisons avec lesquels l'homme se paralyse et se tue en détail, ne purent endormir ce monstre de fureur, qui ne s'assoupissait jamais en lui et qu'il appelait le crocodile de sa fontaine, un crocodile phosphorescent dans une fontaine de feu! D'aucuns, qui le connaissaient mal, le crurent longtemps carbonaro. Mais, pour ceux qui le connaissaient mieux, il y avait trop de déclamation et de libéralisme bête dans le carbonarisme, pour qu'un homme aussi absolu tombât dans des niaiseries qu'il jugeait, avec la ferme judiciaire de son pays. Et de fait, en dehors de ses passions, dont l'extravagance avait été quelquefois sans limites, il avait le sentiment net de la réalité qui distingue les hommes de race normande. Il ne donna jamais dans l'illusion des conspirations. Il avait prédit au général Berton sa destinée. D'un autre côté, les idées démocratiques sur lesquelles les Impérialistes s'appuyèrent sous la Restauration, pour mieux conspirer, lui répugnaient d'instinct. Il était profondément aristocrate. Il ne l'était pas seulement de naissance, de caste, de rang social; il l'était de nature, comme il était lui, et pas un autre, et comme il l'eût été encore, aurait-il été le dernier cordonnier de sa ville, Il l'était enfin, comme dit Henri Heine, "par sa grande manière de sentir", et non point bourgeoisement, à la façon des parvenus qui aiment les distinctions extérieures. Il ne portait pas ses décorations. Son père, le voyant à la veille de devenir colonel, quand s'écroula l'Empire, lui avait constitué un majorat de baron; mais il n'en prit jamais le titre, et, sur ses cartes et pour tout le monde, il ne fut que "le chevalier de Mesnilgrand". Les titres, vidés des privilèges politiques dont ils étaient bourrés autrefois, et qui en faisaient de vraies armes de guerre, ne valaient pas plus à ses yeux que des écorces d'orange quand l'orange n'y est plus, et il s'en moquait bien, même devant ceux qui les respectaient. Il en donna la preuve, un jour, dans cette petite ville de ***, entichée de noblesse, où les anciens seigneurs terriens du pays, ruinés et volés par la Révolution, avaient, peut-être pour se consoler, l'inoffensive manie de s'attribuer entre eux des titres de comte et de marquis, que leurs familles très anciennes, et n'ayant nul besoin de cela pour être très nobles, n'avaient jamais portés. Mesnilgrand, qui trouvait cette usurpation ridicule, prit un moyen hardi pour la faire cesser. Un soir de réunion dans une des maisons les plus aristocratiques de la ville, il dit au domestique "Annoncez le duc de Mesnilgrand." Et le domestique, étonné, annonça d'une voix de Stentor "Monsieur le duc de Mesnilgrand!" Ce fut un haut-le-corps général. "Ma foi, dit-il, voyant l'effet qu'il avait produit, en tant que tout le monde se donne un titre, j'ai mieux aimé prendre celui-là !" On ne souffla mot. Et même quelques-uns de bonne humeur se mirent à rire dans les petits coins; mais on ne recommença plus. Il y a toujours des Chevaliers errants dans le monde. Ils ne redressent plus les torts avec la lance, mais les ridicules avec la raillerie, et Mesnilgrand était de ces Chevaliers-là . Il avait le don du sarcasme. Mais ce n'était pas le seul don que le Dieu de la force lui eût fait. Quoique, dans son économie animale, le caractère fût sur le premier plan, comme chez presque tous les hommes d'action, l'esprit, resté en seconde ligne, n'en était pas moins, pour lui et contre les autres, une puissance. Nul doute que si le chevalier de Mesnilgrand avait été un homme heureux, il n'eût été très spirituel; mais, malheureux, il avait des opinions de désespéré et, quand il était gai, chose rare, une gaÃté de désespéré; et rien ne casse mieux que la pensée fixe du malheur le kaléidoscope de l'esprit et ne l'empêche mieux de tourner, en éblouissant. Seulement, ce qu'il avait par-dessus tout, c'était, avec les passions qui fermentaient dans son sein, une extraordinaire éloquence. Le mot qu'on a dit de Mirabeau et qu'on peut dire de tous les orateurs "Si vous l'eussiez entendu!..." semblait fait spécialement pour lui. Il fallait le voir, à la moindre discussion, sa poitrine de volcan soulevée, passant du pâle à un pâle plus profond, le front labouré de houles de rides - comme la mer dans l'ouragan de sa colère, - les pupilles jaillissant de leur cornée, comme pour frapper ceux à qui il parlait, - deux balles flamboyantes! fallait le voir haletant, palpitant, l'haleine courte, la voix plus pathétique à mesure qu'elle se brisait davantage, l'ironie faisant trembler l'écume sur ses lèvres, longtemps vibrantes après qu'il avait parlé, plus sublime d'épuisement, après ces accès, que Talma dans Oreste, plus magnifiquement tué et cependant ne mourant pas, n'étant pas achevé par sa colère, mais la reprenant le lendemain, une heure après, une minute après, phénix de fureur, renaissant toujours de ses cendres!... Et en effet, n'importe à quel moment on touchât à de certaines cordes, immortellement tendues en lui, il s'en échappait des résonances à renverser celui qui aurait eu l'imprudence de les effleurer. "Il est venu passer hier la soirée à la maison, disait une jeune fille à une de ses amies. Ma chère, il y a rugi tout le temps. C'est un démoniaque. On finira par ne plus le recevoir du tout, M. de Mesnilgrand." Sans ces rugissements de mauvais ton, pour lesquels ne sont faits ni les salons, ni les âmes qui les habitent, peut-être aurait-il intéressé les jeunes filles qui en parlaient avec cette moqueuse sévérité. Lord Byron commençait à devenir fort à la mode dans ce temps-là , et quand Mesnilgrand était silencieux et contenu, il y avait en lui quelque chose des héros de Byron. Ce n'était pas la beauté régulière que les jeunes personnes à âme froide recherchent. Il était rudement laid; mais son visage pâle et ravagé, sous ses cheveux châtains restés très jeunes, son front ridé prématurément, comme celui de Lara ou du Corsaire, son nez épaté de léopard, ses yeux glauques, légèrement bordés d'un filet de sang comme ceux des chevaux de race très ardents, avaient une expression devant laquelle les plus moqueuses de la ville de *** se sentaient troublées. Quand il était là , les plus ricaneuses ne ricanaient plus. Grand, fort, bien tourné, quoiqu'il se voûtât un peu du haut du corps, comme si la vie qu'il portait eût été une armure trop lourde, le chevalier de Mesnilgrand avait, sous son costume moderne l'air perdu qu'on retrouve dans certains majestueux portraits de famille. "C'est un portrait qui marche", disait encore une jeune fille qui le voyait entrer dans un salon pour la première fois. D'ailleurs, Mesnilgrand couronnait tous ces avantages par un avantage supérieur à tous les autres, aux yeux de ces fillettes il était toujours divinement mis. Etait-ce là une dernière coquetterie de sa vie d'homme à femmes, à ce désespéré, et qui survivait à cette vie finie, enterrée, comme le soleil couché envoie un dernier rayon rose au flanc des nuages derrière lesquels il a sombré?... Etait-ce un reste du luxe satrapesque, étalé autrefois par cet officier de Chamboran qui avait fait payer au vieil avare son père, quand son régiment fut licencié, vingt mille francs seulement de peaux de tigre pour ses chabraques et ses bottes rouges? Mais, le fait est qu'aucun jeune homme de Paris ou de Londres ne l'eût emporté par l'élégance sur ce misanthrope, qui n'était plus du monde, et qui, pendant les trois mois de son séjour à ***, ne faisait que quelques visites, et puis après n'en faisait plus. Il y vivait, comme à Paris, livré à sa peinture jusqu'à la nuit. Il se promenait peu dans cette ville propre et charmante, à l'aspect rêveur, bâtie pour des rêveurs, cette ville de poètes, où il n'y en avait peut-être pas un. Quelquefois, il y passait dans quelques rues, et le boutiquier disait à l'étranger qui remarquait sa hautaine tournure "C'est le commandant Mesnilgrand", comme si le commandant Mesnilgrand devait être connu de toute la terre! Qui l'avait vu une fois ne l'oubliait plus. Il imposait, comme tous les hommes qui ne demandent plus rien à la vie; car qui ne demande rien à la vie est plus haut qu'elle, et c'est elle alors qui fait des bassesses avec nous. Il n'allait point au café avec les autres officiers que la Restauration avait rayés de ses cadres de service, et auxquels il ne manquait jamais de donner une poignée de main, quand il les rencontrait. Les cafés de province répugnaient à son aristocratie. C'était pour lui affaire de goût que de ne pas entrer là . Cela ne scandalisait personne. Les camarades étaient toujours sûrs de le rencontrer chez son père, devenu, pendant son séjour, magnifique, d'avare qu'il était pendant son absence, et qui leur donnait des festins appelés par eux des Balthazars, quoiqu'ils n'eussent jamais lu la Bible. Il y assistait en face de son fils, et quoiqu'il fût vieux et semblât-il, par la tenue, un personnage de comédie, on voyait que le père avait dû être, dans le temps, digne de procréer cette géniture dont il avait l'orgueil... C'était un grand vieillard très sec, droit comme un mât de vaisseau, qui tenait altièrement tête à la vieillesse. Toujours vêtu d'une longue redingote de couleur sombre, qui le faisait paraÃtre encore plus grand qu'il n'était, il avait extérieurement l'austérité du penseur ou d'un homme pour lequel le monde n'avait ni pompes, ni oeuvres. Il portait, sans le quitter jamais, depuis des années, un bonnet de coton avec un large serre-tête lilas; mais nul plaisant n'aurait songé à rire de ce bonnet de coton, la coiffure traditionnelle du Malade imaginaire. Le vieux M. de Mesnilgrand ne prêtait pas plus à la comédie qu'à personne. Il aurait coupé le rire sur les lèvres joyeuses de Regnard, et rendu plus pensif le regard pensif de Molière. Quelle qu'eût été la jeunesse de ce Géronte ou de cet Harpagon presque majestueux; cela remontait trop loin pour qu'on s'en souvÃnt. Il avait donné disait-on du côté de la Révolution, quoiqu'il fût le parent de Vicq d'Azir, le médecin de Marie-Antoinette, mais ce n'avait pas été long. L'homme du fait les Normands appellent leur bien leur fait; expression profonde!, le possesseur, le terrien, avaient en lui promptement redressé l'homme d'idée. Seulement, de la Révolution, il était sorti athée politique, comme il y était entré athée religieux, et ces deux athéismes combinés en avaient fait un négateur carabiné, qui aurait effrayé Voltaire. Il parlait peu, du reste, de ses opinions, excepté dans ces dÃners d'hommes qu'il donnait pour fêter son fils, où, se trouvant en famille d'idées, il laissait échapper des lueurs d'opinion qui auraient justifié ce qu'on disait de lui par la ville. Pour les gens religieux et les nobles dont elle était pleine, c'était, en effet, un vieux réprouvé qu'il était impossible de voir et qui s'était fait justice, en n'allant chez personne... Sa vie était très simple. Il ne sortait jamais. Les limites de son jardin et de sa cour étaient pour lui le bout du monde. Assis, l'hiver, sous le grand manteau de la cheminée de sa cuisine, où il avait fait rouler un vaste fauteuil rouge brun de velours d'Utrecht, à larges oreilles, silencieux devant les domestiques qu'il gênait de sa présence, car devant lui ils n'osaient pas parler haut, et ils s'entretenaient à voix basse, comme dans une église; l'été, il les délivrait de sa présence, et il se tenait dans sa salle à manger, qui était fraÃche, lisant les journaux ou quelques bouquins d'une ancienne bibliothèque de moines, achetés par lui à la criée, ou classant des quittances devant un petit secrétaire d'érable, à coins cuivrés, qu'il avait fait descendre là , pour ne pas être obligé de monter un étage, quand ses fermiers venaient, et quoique ce ne fût pas là un meuble de salle à manger. S'il se passait autre chose que des calculs d'intérêts dans sa cervelle, c'est ce que personne ne savait. Sa face, à nez court, un peu écrasée, blanche comme la céruse et trouée de petite vérole, ne laissait rien filtrer de ses pensées, aussi énigmatiques que celles d'un chat, qui fait ronron au coin du feu. La petite vérole, qui l'avait criblé, lui avait rougi les yeux et retourné les cils en dedans, qu'il était obligé de couper; et cette horrible opération, qu'il fallait répéter souvent, lui avait rendu la vue clignotante, si bien que, quand il vous parlait, il était obligé de mettre la main sur ses sourcils comme un garde-vue, pour s'assurer le regard, en se renversant un peu en arrière, ce qui lui donnait tout à la fois un grand air d'impertinence et de fierté. On n'eût certainement, avec aucun lorgnon, obtenu un effet d'impertinence supérieur à celui qu'obtenait le vieux M. de Mesnilgrand avec sa main tremblante, posée de champ sur ses sourcils pour vous ajuster et vous voir mieux, quand il vous interpellait... Sa voix était celle d'un homme qui avait toujours eu le droit du commandement sur les autres, une voix de tête plus que de poitrine, comme celle d'un homme qui a lui-même plus de tête que de coeur; mais il ne s'en servait pas beaucoup. On aurait dit qu'il en était aussi avare que de ses écus. Il l'économisait, non pas comme le centenaire Fontenelle économisait la sienne, quand il interrompait sa phrase, lorsqu'il passait une voiture, pour la reprendre après que le roulement de la voiture avait cessé. Le vieux M. de Mesnilgrand n'était pas, comme le vieux Fontenelle, un bonhomme de porcelaine fêlée, perpétuellement occupé à surveiller ses fêlures. C'était, lui, un antique dolmen, de granit pour la solidité, et s'il parlait peu, c'est que les dolmens parlent peu, comme les jardins de La Fontaine. Quand cela lui arrivait, du reste, c'était d'une briève façon, à la Tacite. En conversation, il gravait le mot. Il avait le style lapidaire, - et même lapidant, car il était né caustique, et les pierres qu'il jetait dans le jardin des autres atteignaient toujours quelqu'un. Autrefois, comme beaucoup de pères, il avait poussé des cris de cormoran contre les dépenses et les folies de son fils; mais depuis que Mesnil - ainsi qu'il disait par abréviation familière - était resté pris comme un Titan sous la montagne renversée de l'Empire, il avait pour lui le respect d'un homme qui a pesé la vie dans tous les trébuchets du mépris et qui trouvait que rien n'est plus beau, après tout, que la force humaine écrasée par la stupidité du destin! Et il le lui témoignait à sa manière, et cette manière était expressive. Quand son fils parlait devant lui, il y avait de l'attention passionnée sur cette froide face blafarde, qui semblait une lune dessinée au crayon blanc sur papier gris, et dont les yeux, rougis par la petite vérole, eussent été passés à la sanguine. D'ailleurs, la meilleure preuve qu'il pût donner du cas qu'il faisait de son fils Mesnil, c'était, pendant le séjour chez lui de ce fils, le complet oubli de son avarice, de cette passion qui lâche le moins, de sa poigne froide, l'homme qu'elle a pris. C'étaient ces fameux dÃners qui empêchaient M. Deltocq de dormir et qui agitaient les lauriers... de ses jambons, au-dessus de sa tête. C'étaient ces dÃners comme le Diable peut seul en tripoter pour ses favoris... Et de fait, les convives de ces dÃners-là n'étaient-ils pas les très grands favoris du Diable?... "Tout ce que la ville et l'arrondissement ont de gueux et de scélérats se trouve là , marmottaient les royalistes et les dévots, qui avaient encore les passions de 1815. Il doit s'y dire furieusement d'infamies - et peut-être s'y en faire", ajoutaient-ils. Les domestiques, qu'on ne renvoyait pas au dessert, comme aux soupers du baron d'Holbach, colportaient en effet des bruits abominables par la ville sur ce qu'on disait en ces ripailles; et la chose même devint si forte dans l'opinion, que la cuisinière du vieux M. de Mesnilgrand fut circonvenue par ses amies et menacée de ceci que, pendant la visite du fils Mesnilgrand à son père, M. le curé ne la laisserait plus approcher des Sacrements. On éprouvait alors, dans la ville de ***, pour ces agapes si tympanisées de la place Thurin, une horreur presque égale à l'horreur que les chrétiens, au Moyen Age, ressentaient pour ces repas des juifs, dans lesquels ils profanaient des hosties et égorgeaient des enfants. il est vrai que cette horreur était un peu tempérée par les convoitises d'une sensualité très éveillée, et par tous les récits qui faisaient venir l'eau à la bouche des gourmands de la ville; quand on parlait devant eux des dÃners du vieux M. de Mesnilgrand. En province et dans une petite ville, tout se sait. La halle y est mieux que la maison de verre du Romain elle y est une maison sans murs. On savait, à un perdreau ou à une bécassine près, ce qu'il aurait ou ce qu'il y avait eu à chaque dÃner hebdomadaire de la place Thurin. Ces repas, qui avaient ordinairement lieu tous les vendredis, raflaient le meilleur poisson et le meilleur coquillage à la halle, car on y faisait impudemment chère de commissaire, en ces festins affreux et malheureusement exquis. On y mariait fastueusement le poisson à la viande, pour que la loi de l'abstinence et de la mortification, prescrite par l'Eglise, fût mieux transgressée... Et cette idée-là était bien l'idée du vieux M. de Mesnilgrand et de ses satanés convives! Cela leur assaisonnait leur dÃner de faire gras les jours maigres, et, par-dessus leur gras, de faire un maigre délicieux. Un vrai maigre de cardinal! Ils ressemblaient à cette Napolitaine qui disait que son sorbet était bon, mais qui l'aurait trouvé meilleur s'il avait été un péché. Et que dis-je? un péché! Il aurait fallu qu'il en fût plusieurs pour ces impies, car tous, tant qu'ils étaient, qui venaient s'asseoir à cette table maudite, c'étaient des impies, - des impies de haute graisse et de crête écarlate, de mortels ennemis du prêtre, dans lequel ils voyaient toute l'Eglise, des athées, - absolus et furieux, - comme on l'était à cette époque; l'athéisme d'alors étant un athéisme très particulier. C'était, en effet, celui d'une période d'hommes d'action de la plus immense énergie, qui avaient passé par la Révolution et les guerres de l'Empire, et qui s'étaient vautrés dans tous les excès de ces temps terribles. Ce n'était pas du tout l'athéisme du XVIIIe siècle, dont il était pourtant sorti. L'athéisme du XVIIIe siècle avait des prétentions à la vérité et à la pensée. Il était raisonneur, sophiste, déclamatoire, surtout impertinent. Mais il n'avait pas les insolences des soudards de l'Empire et des régicides apostats de 93. Nous qui sommes venus après ces gens-là , nous avons aussi notre athéisme, absolu, concentré, savant, glacé, haïsseur, haïsseur implacable! ayant pour tout ce qui est religieux la haine de l'insecte pour la poutre qu'il perce. Mais, lui, non plus que l'autre, cet athéisme-là , ne peut donner l'idée de l'athéisme forcené des hommes du commencement du siècle, qui, élevés comme des chiens par les voltairiens, leurs pères, avaient, depuis qu'ils étaient hommes, mis leurs mains jusqu'à l'épaule dans toutes les horreurs de la politique et de la guerre et de leurs doubles corruptions. Après trois ou quatre heures de buveries et de mangeries blasphématoires, la salle à manger hurlante du vieux M. de Mesnilgrand avait de bien autres vibrations et une bien autre physionomie que ce piètre cabinet de restaurant, où quelques mandarins chinois de la littérature ont fait dernièrement leur petite orgie à cinq francs par tête, contre Dieu. C'étaient ici de tout autres bombances! Et comme elles ne recommenceront probablement jamais, du moins dans les mêmes termes, il est intéressant et nécessaire, pour l'histoire des moeurs, de les rappeler. Ceux qui les faisaient, ces bombances sacrilèges, sont morts et bien morts; mais à cette époque ils vivaient, et même c'est l'époque où ils vivaient le plus, car la vie est plus forte, quand ce ne sont pas les facultés qui baissent, mais les malheurs qui ont grandi. Tous ces amis de Mesnilgrand, tous ces commensaux de la maison de son père, avaient la même plénitude de forces actives qu'ils eussent jamais eues, et ils en avaient davantage, puisqu'ils les avaient exercées, puisqu'ils avaient bu à la bonde du tonneau de tous les excès du désir et de la jouissance, sans avoir été foudroyés par ces spiritueux renversants; mais ils ne tenaient plus entre leurs dents et leurs mains crispées la bonde du tonneau qu'ils avaient mordue, - comme Cynégire son vaisseau, pour le retenir. Les circonstances leur avaient arraché des dents cette mamelle qu'ils avaient tétée, sans l'épuiser, et ils n'en avaient que plus soif, de l'avoir tétée! C'était pour eux aussi, comme pour Mesnilgrand, l'heure de l'enragement. Ils n'avaient pas la hauteur de l'âme de Mesnil, de ce Roland le Furieux dont l'Arioste, s'il avait eu un Arioste, aurait dû ressembler de génie tragique à Shakespeare. Mais à leur niveau d'âme, à leur étage de passion et d'intelligence, ils avaient, comme lui, leur vie finie avant la mort, - qui n'est pas la fin de la vie et qui souvent vient bien longtemps avant sa fin. C'étaient des désarmés avec la force de porter des armes. Ils n'étaient pas, tous ces officiers, que des licenciés de l'armée de la Loire; c'étaient les licenciés de la vie et de l'Espérance. L'Empire perdu, la Révolution écrasée par cette réaction qui n'a pas su la tenir sous son pied, comme saint Michel y tient le dragon, tous ces hommes, rejetés de leurs positions, de leurs emplois, de leurs ambitions, de tous les bénéfices de leur passé, étaient retombés impuissants, défaits, humiliés, dans leur ville natale, où ils étaient revenus "crever misérablement comme des chiens", disaient-ils avec rage. Au Moyen Age, ils auraient fait des pastoureaux, des routiers, des capitaines d'aventure; mais on ne choisit pas son temps; mais, les pieds pris dans les rainures d'une civilisation qui a ses proportions géométriques et ses précisions impérieuses, force leur était de rester tranquilles, de ronger leur frein, d'écumer sur place, de manger et de boire leur sang, et d'en ravaler le dégoût! Ils avaient bien la ressource des duels; mais que sont quelques coups de sabre ou de pistolet, quand il leur eût fallu des hémorragies de sang versé, à noyer la terre, pour calmer l'apoplexie de leurs fureurs et de leurs ressentiments? Vous vous doutez bien, après cela, des oremus qu'ils adressaient à Dieu, quand ils en parlaient, car s'ils n'y croyaient pas, d'autres y croyaient leurs ennemis! et c'était assez pour maugréer, blasphémer et canonner dans leurs discours tout ce qu'il y a de saint et de sacré parmi les hommes. Mesnilgrand disait d'eux un soir, en les regardant autour de la table de son père, et aux lueurs d'un punch gigantesque "qu'on en monterait un beau corsaire!" - "Rien n'y manquerait, - ajoutait-il, en guignant deux ou trois défroqués, mêlés à ces soldats sans uniforme, - pas même des aumôniers, si c'était là une fantaisie de corsaires que des aumôniers!" Mais, après la levée du blocus continental et l'époque folle de paix qui suivit, si ce ne fut pas le corsaire qui manqua, ce fut l'armateur. Eh bien! ces convives du vendredi, qui scandalisaient hebdomadairement la ville de ***, vinrent, suivant leur usage, dÃner à l'hôtel Mesnilgrand le vendredi en suivant le dimanche où Mesnil avait été si brusquement appréhendé dans l'église par un de ses anciens camarades, étonné et furieux de l'y voir. Cet ancien camarade était le capitaine Rançonnet, du 8e dragons, lequel, par parenthèse, arriva un des premiers au dÃner de ce jour-là , n'ayant pas revu Mesnilgrand de toute la semaine et n'ayant pu encore digérer sa visite à l'église et la manière dont Mesnil l'avait reçu et planté là , quand il lui avait demandé des explications. Il comptait bien revenir sur cette chose stupéfiante dont il avait été témoin, et qu'il tenait à éclaircir, en présence de tous les conviés du vendredi qu'il régalerait de cette histoire. Le capitaine Rançonnet n'était pas le plus mauvais garçon des mauvais garçons de la bande des vendredis. Mais il était l'un des plus fanfarons, et tout à la fois des plus naïfs d'impiété. Quoiqu'il ne fût pas sot, il en était devenu bête. Il avait toujours l'idée de Dieu dans l'esprit, comme une mouche dans le nez. Il était, de la tête aux pieds, un officier du temps, avec tous les défauts et, les qualités de ce temps, pétri par la guerre et pour la guerre, et ne croyant qu'à elle, et n'aimant qu'elle; un de ces dragons qui font sonner leurs gros talons, - comme dit la vieille chanson dragonne. Des vingt-cinq qui dÃnaient ce jour-là à l'hôtel Mesnilgrand, il était peut-être celui qui aimait le plus Mesnil, quoiqu'il eût perdu le fil de son Mesnil, depuis qu'il l'avait vu entrer dans une église. Est-il besoin d'en avertir?... la majorité de ces vingt-cinq convives se composait d'officiers, mais il n'y avait pas à ce dÃner que des militaires. Il y avait des médecins, - les plus matérialistes des médecins de la ville, - quelques anciens moines, fuyards de leur abbaye et en rupture de voeux, contemporains du père Mesnilgrand - deux ou trois prêtres soi-disant mariés, mais en réalité concubinaires, et, brochant sur le tout, un ancien représentant du peuple, qui avait voté la mort du Roi... Bonnets rouges ou schakos, les uns révolutionnaires à tous crins, les autres bonapartistes effrénés, prêts à se chamailler et à s'arracher les entrailles, mais tous athées, et, sur ce point seul de la négation de Dieu et du mépris de toutes les Eglises, de la plus touchante unanimité. Ce sanhédrin de diables à plusieurs espèces de cornes était présidé par ce grand diable en bonnet de coton, le père Mesnilgrand, à la face blême et terrible sous cette coiffure, qui n'avait plus rien de bouffon avec pareille tête par-dessous, et qui se tenait droit au milieu de sa table, comme l'Evêque mitré de la messe du Sabbat, vis-à -vis de son fils Mesnil, au visage fatigué de lion au repos, mais dont les muscles étaient toujours près de jouer dans son mufle ridé et de lancer des éclairs!... Quant à lui, disons-le, il se distinguait - impérialement - de tous les autres. Ces officiers, anciens beaux de l'Empire, où il y eut tant de beaux, avaient, certes! de la beauté et même de l'élégance; mais leur beauté était régulière, tempéramenteuse, purement ou impurement physique, et leur élégance soldatesque. Quoique en habits bourgeois, ils avaient conservé le raide de l'uniforme, qu'ils avaient porté toute leur vie. Selon une expression de leur vocabulaire, ils étaient un peu trop ficelés. Les autres convives, gens de science, comme les médecins, ou revenus de tout, comme ces vieux moines, qui se souciaient bien d'un habit, après avoir porté et foulé aux pieds les ornements sacrés de la splendeur sacerdotale, ressemblaient par le vêtement à d'indignes pleutres... Mais lui, Mesnilgrand, était - eussent dit les femmes - adorablement mis. Comme on était au matin encore, il portait un amour de redingote noire, et il était cravaté comme on se cravatait alors d'un foulard blanc, de nuance écrue semé d'imperceptibles étoiles d'or brodées à la main. Etant chez lui, il ne s'était pas botté. Son pied nerveux et fin, qui faisait dire "Mon prince!" aux pauvres assis aux bornes des rues quand il passait près d'eux, était chaussé de bas de soie à jour et de ces escarpins, très découverts et à talon élevé, qu'affectionnait Chateaubriand, l'homme le plus préoccupé de son pied qu'il y eût alors en Europe, après le grand-duc Constantin. Sa redingote ouverte, coupée par Staub, laissait voir un pantalon de prunelle à reflets scabieuse et un simple gilet de casimir noir à châle, sans chaÃne d'or; car, ce jour-là , Mesnilgrand n'avait de bijoux d'aucune sorte, si ce n'est un camée antique d'un grand prix, représentant la tête d'Alexandre, qui fixait sur sa poitrine les plis étendus de sa cravate sans noeud, - presque militaire, - un hausse-col. Rien qu'en le voyant en cette tenue, d'un goût si sûr, on sentait que l'artiste avait passé par le soldat et l'avait transfiguré, et que l'homme de cette mise n'était pas de la même espèce que les autres qui étaient là , quoiqu'il fût à tu et à toi avec beaucoup d'entre eux. Le patricien de nature, l'officier né graine d'épinards, comme ils disaient de lui dans leur langue militaire, se révélait et tranchait bien sur ce vigoureux repoussoir de soldats énergiques, excessivement vaillants, mais vulgaires et inaptes aux commandements supérieurs. MaÃtre de maison, - en seconde ligne, puisque son père faisait les honneurs de sa table, - Mesnilgrand, s'il ne s'élevait pas quelqu'une de ces discussions qui l'enlevaient par les cheveux, comme Persée enleva la tête de la Gorgone, et lui faisaient vomir les flots de sa fougueuse éloquence, Mesnilgrand parlait peu en ces réunions bruyantes, dont le ton n'était pas complètement le sien et qui, dès les huÃtres, montaient à des diapasons de voix, d'aperçus et d'idées si aigus, qu'une note de plus n'était pas possible et que le plafond - ce bouchon de la salle - risqua bien souvent d'en sauter, après tous les autres bouchons. Ce fut à midi précis qu'on se mit à table, selon la coutume ironique de ces irrévérents moqueurs, qui profitaient des moindres choses pour montrer leur mépris de l'Eglise. Une idée de ce pieux pays de l'Ouest est de croire que le Pape se met à table à midi, et qu'avant de s'y mettre, il envoie sa bénédiction à tout l'univers chrétien. Eh bien! cet auguste Benedicite paraissait comique à ces libres penseurs. Aussi, pour s'en gausser, le vieux M. de Mesnilgrand ne manquait jamais, quand le premier coup de midi sonnait au double clocher de la ville, de dire du plus haut de sa voix de tête, avec ce sourire voltairien qui fendait parfois en deux son immobile face lunaire "A table, Messieurs! Des chrétiens comme nous ne doivent pas se priver de la bénédiction du Pape!" Et ce mot, ou l'équivalent, était comme un tremplin tendu aux impiétés qui allaient y bondir, à travers toutes les conversations échevelées d'un dÃner d'hommes, et d'hommes comme eux. En thèse générale, on peut dire que tous les dÃners d'hommes où ne préside pas l'harmonieux génie d'une maÃtresse de maison, où ne plane pas l'influence apaisante d'une femme qui jette sa grâce, comme un caducée, entre les grosses vanités, les prétentions criantes, les colères sanguines et bêtes, même chez les gens d'esprit, des hommes attablés entre eux, sont presque toujours d'effroyables mêlées de personnalités, prêtes à finir toutes comme le festin des Lapithes et des Centaures, où il n'y avait peut-être pas de femmes non plus. En ces sortes de repas découronnés de femmes, les hommes les plus polis et les mieux élevés perdent de leur charme de politesse et de leur distinction naturelle; et quoi d'étonnant?... Ils n'ont plus la galerie à laquelle ils veulent plaire, et ils contractent immédiatement quelque chose de sans-gêne, qui devient grossier au moindre attouchement, au moindre choc des esprits les uns par les autres. L'égoïsme, l'inexilable égoïsme, que l'art du monde est de voiler sous des formes aimables, met bientôt les coudes sur la table, en attendant qu'il vous les mette dans les côtés. Or, s'il en est ainsi pour les plus athéniens des hommes, que devait-il en être pour les convives de l'hôtel Mesnilgrand, pour ces espèces de belluaires et de gladiateurs, ces gens de clubs jacobins et de bivouacs militaires, qui se croyaient toujours un peu au bivouac ou au club, et parfois encore en pire lieu?... Difficilement peut-on s'imaginer, quand on ne les a pas entendues, les conversations à bâtons rompus et à vitres et à verres cassés de ces hommes, grands mangeurs, grands buveurs, bourrés de victuailles échauffantes, incendiés de vins capiteux, et qui, avant le troisième service, avaient lâché la bride à tous les propos et fait feu des quatre pieds dans leurs assiettes. Ce n'étaient pas toujours des impiétés, du reste, qui étaient le fond de ces conversations, mais c'en étaient les fleurs; et on peut dire qu'il y en avait dans tous les vases!... Songez donc! c'était le temps où Paul-Louis Courier, qui aurait très bien figuré à ces dÃners-là , écrivait cette phrase pour fouetter le sang à la France "La question est maintenant de savoir si nous serons capucins ou laquais." Mais ce n'était pas tout. Après la politique, la haine des Bourbons, le spectre noir de la Congrégation, les regrets du passé pour ces vaincus, toutes ces avalanches qui roulaient en bouillonnant d'un bout à l'autre de cette table fumante, il y avait d'autres sujets de conversation, à tempêtes et à tintamarres. Par exemple, il y avait les femmes. La femme est l'éternel sujet de conversation des hommes entre eux, surtout en France, le pays le plus fat de la terre. Il y avait les femmes en général et les femmes en particulier, - les femmes de l'univers et celle de la porte à côté, - les femmes des pays que beaucoup de ces soldats avaient parcourus, en faisant les beaux dans leurs grands uniformes victorieux, et celles de la ville, chez lesquelles ils n'allaient peut-être pas, et qu'ils nommaient insolemment par nom et prénom, comme s'ils les avaient intimement connues, sur le compte de qui, parbleu! ils ne se gênaient pas, et dont, au dessert, ils pelaient en riant la réputation, comme ils pelaient une pêche, pour, après, en casser le noyau. Tous prenaient part à ces bombardements de femmes, même les plus vieux, les plus coriaces, les plus dégoûtés de la femelle, ainsi qu'ils disaient cyniquement, car les hommes peuvent renoncer à l'amour malpropre, mais jamais à l'amour-propre de la femme, et, fût-ce sur le bord de leur fosse ouverte, ils sont toujours prêts à tremper leurs museaux dans ces galimafrées de fatuité! Et ils les y trempèrent, ce jour-là , jusqu'aux oreilles, à ce dÃner qui fut, comme déchaÃnement de langues, le plus corsé de tous ceux que le vieux M. de Mesnilgrand eût donnés. Dans cette salle à manger, présentement muette, mais dont les murs nous en diraient de si belles s'ils pouvaient parler, puisqu'ils auraient ce que je n'ai pas, moi, l'impassibilité des murs, l'heure des vanteries qui arrive si vite dans les dÃners d'hommes, d'abord décente, - puis indécente bientôt, - puis déboutonnée, - enfin chemise levée et sans vergogne, amena les anecdotes, et chacun raconta la sienne... Ce fut comme une confession de démons! Tous ces insolents railleurs, qui n'auraient pas eu assez de brocards pour la confession d'un pauvre moine, dite à haute voix, aux pieds de son supérieur, en présence des frères de son Ordre, firent absolument la même chose, non pour s'humilier, comme le moine, mais pour s'enorgueillir et se vanter de l'abomination de leur vie, - et tous, plus ou moins, crachèrent en haut leur âme contre Dieu, leur âme qui, à mesure qu'ils la crachèrent, leur retomba sur la figure. Or, au milieu de ce débordement de forfanteries de toute espèce, il y en eut une qui parut... est-ce plus piquante qu'il faut dire? Non, plus piquante ne serait pas un mot assez fort, mais plus poivrée, plus épicée, plus digne du palais de feu de ces frénétiques qui, en fait d'histoires, eussent avalé du vitriol. Celui qui la raconta, de tous ces diables, était le plus froid cependant... Il l'était comme le derrière de Satan, car le derrière de Satan, malgré l'enfer qui le chauffe, est très froid, - disent les sorcières qui le baisent à la messe noire du Sabbat. C'était un certain et ci-devant abbé Reniant, - un nom fatidique! - lequel, dans cette société à l'envers de la Révolution, qui défaisait tout, s'était fait, de son chef, de prêtre sans foi, médecin sans science, et qui pratiquait clandestinement un empirisme suspect et, qui sait? Peut-être meurtrier. Avec les hommes instruits, il ne convenait pas de son industrie. Mais, il avait persuadé aux gens des basses classes de la ville et des environs qu'il en savait plus long que tous les médecins à brevets et à diplômes... On disait mystérieusement qu'il avait des secrets pour guérir. Des secrets! ce grand mot qui répond à tout parce qu'il ne répond à rien, le cheval de bataille de tous les empiriques, qui sont maintenant tout ce qui reste des sorciers, si puissants jadis sur l'imagination populaire. Ce ci-devant abbé Reniant - "car, disait-il avec colère, ce diable de titre d'abbé était comme une teigne sur son nom que toutes les calottes de brai n'auraient pu jamais en arracher!" - ne se livrait point par amour du gain à ces fabrications cachées de remèdes, qui pouvaient être des empoisonnements il avait de quoi vivre. Mais il obéissait au démon dangereux des expériences, qui commence par traiter la vie humaine comme une matière à expérimentations, et qui finit par faire des Sainte-Croix, et des Brinvilliers! Ne voulant pas avoir affaire avec les médecins patentés, comme il les appelait d'un ton de mépris, il était le propre apothicaire de ses drogues, et il vendait ou donnait ses breuvages, - car bien souvent il les donnait, - à condition pourtant qu'on lui en rapportât les bouteilles. Ce coquin, qui n'était pas un sot, savait intéresser les passions de ses malades à sa médecine. Il donnait du vin blanc, mêlé à je ne sais quelles herbailles, aux hydropiques par ivrognerie, et aux filles embarrassées, disaient les paysans en clignant de l'oeil, des tisanes qui tout de même faisaient fondre leurs embarras. C'était un homme de taille moyenne, de mine frigide et discrète, vêtu dans le genre du vieux M. de Mesnilgrand mais en bleu, portant, autour d'une figure de la couleur du lin qui n'a pas été blanchi, des cheveux en rond la seule chose qu'il eût gardée du prêtre d'une odieuse nuance filasse, et droits comme des chandelles; peu parleur, et compendieux quand il se mettait à parler. Froid et propret comme la crémaillère d'une cheminée hollandaise, en ces dÃners où l'on disait tout et où il sirotait mièvrement son vin dans son angle de table quand les autres lampaient le leur, il plaisait peu à ces bouillants, qui le comparaient à du vin tourné de Sainte-Nitouche, un vignoble de leur invention. Mais cet air-là ne donna que plus de ragoût à son histoire, quand il dit modestement que, pour lui, ce qu'il avait fait de mieux contre l'infâme de M. de Voltaire, ç'avait été un jour - dame! on fait ce qu'on peut! - de donner un paquet d'hosties à des cochons! A ce mot-là , il y eut un tonnerre d'interjections triomphantes. Mais le vieux M. de Mesnilgrand le coupa de sa voix incisive et grêle - C'est, sans doute, - dit-il, - la dernière fois, l'abbé, que vous avez donné la communion? Et le pince-sans-rire mit sa main blanche et sèche au-dessus de ses yeux, pour voir le Reniant, posé maigrement derrière son verre entre les deux larges poitrines de ses deux voisins, le capitaine Rançonnet, empourpré et flambant comme une torche, et le capitaine au 6e cuirassiers, Travers de Mautravers, qui ressemblait à un caisson. - Il y avait déjà longtemps que je ne la donnais plus, - reprit le ci-devant prêtre, - et que j'avais jeté ma souquenille aux orties du chemin. C'était en pleine révolution, le temps où vous étiez ici, citoyen Le Carpentier, en tournée de représentant du peuple. Vous vous rappelez bien une jeune fille d'Hémevès que vous fÃtes mettre à la maison d'arrêt? une enragée! une épileptique! - Tiens! - dit Mautravers, - il y a une femme mêlée aux hosties! L'avez-vous aussi donnée aux cochons! - Tu te crois spirituel, Mautravers? - fit Rançonnet. - Mais n'interromps donc pas l'abbé. L'abbé, finissez-nous l'histoire. - Ah! l'histoire, - reprit Reniant, - sera bientôt contée. Je disais donc, monsieur Le Carpentier, cette fille d'Hémevès, vous en souvenez-vous? On l'appelait la Tesson... Joséphine Tesson, si j'ai bonne mémoire, une grosse maflée, - une espèce de Marie Alacoque pour le tempérament sanguin, - l'âme damnée des chouans et des prêtres, qui lui avaient allumé le sang, qui l'avaient fanatisée et rendue folle... Elle passait sa vie à les cacher, les prêtres... Quand il s'agissait d'en sauver un, elle eût bravé trente guillotines. Ah! les ministres du Seigneur! comme elle les nommait, elle les cachait chez elle, et partout. Elle les eût cachés sous son lit, dans son lit, sous ses jupes, et, s'ils avaient pu y tenir, elle les aurait tous fourrés et tassés, le Diable m'emporte! là où elle avait mis leur boÃte à hosties - entre ses tetons! - Mille bombes! - fit Rançonnet, exalté. - Non, pas mille, mais deux seulement, monsieur Rançonnet, - dit, en riant de son calembour, le vieux apostat libertin; - mais elles étaient de fier calibre! Le calembour trouva de l'écho. Ce fut une risée. - Singulier ciboire qu'une gorge de femme! - fit le docteur Bleny, rêveur. - Ah! le ciboire de la nécessité! - reprit Reniant, à qui le flegme était déjà revenu. Tous ces prêtres qu'elle cachait, persécutés, poursuivis, traqués, sans église, sans sanctuaire, sans asile quelconque, lui avaient donné à garder leur Saint-Sacrement, et ils l'avaient campé dans sa poitrine, croyant qu'on ne viendrait jamais le chercher là !... Oh! ils avaient une fameuse foi en elle. Ils la disaient une sainte. Ils lui faisaient croire qu'elle en était une. Ils lui montaient la tête et lui donnaient soif du martyre. Elle, intrépide, ardente, allait et venait, et vivait hardiment avec sa boÃte à hosties sous sa bavette. Elle la portait de nuit, par tous les temps, la pluie, le vent, la neige, le brouillard, à travers des chemins de perdition, aux prêtres cachés qui faisaient communier les mourants, en catimini... Un soir, nous l'y surprÃmes, dans une ferme où mourait un chouan, moi et quelques bons garçons des Colonnes Infernales de Rossignol. Il y en eut un qui, tenté par ses maÃtres avant-postes de chair vive, voulut prendre des libertés avec elle; mais il n'en fut pas le bon marchand, car elle lui imprima ses dix griffes sur la figure, à une telle profondeur qu'il a dû en rester marqué pour toute sa vie! Seulement, tout en sang qu'elle le mÃt, le mâtin ne lâcha pas ce qu'il tenait, et il arracha la boÃte à bons dieux qu'il avait trouvée dans sa gorge; et j'y comptai bien une douzaine d'hosties que, malgré ses cris et ses ruées, car elle se rua sur nous comme une furie, je fis jeter immédiatement dans l'auge aux cochons. Et il s'arrêta faisant jabot, pour une si belle chose, comme un pou sur une tumeur qui se donnerait des airs. - Vous avez donc vengé messieurs les porcs de l'Evangile, dans le corps desquels Jésus-Christ fit entrer des démons, - dit le vieux M. de Mesnilgrand de sa sarcastique voix de tête. - Vous avez mis le bon Dieu dans ceux-ci à la place du Diable c'est un prêté pour un rendu. - Et en eurent-ils une indigestion, monsieur Reniant, ou bien les amateurs qui en mangèrent, demanda profondément un hideux petit bourgeois nommé Le Hay, usurier à cinquante pour cent de son état, et qui avait l'habitude de dire qu'en tout il faut considérer la fin. Il y eut comme un temps d'arrêt dans ce flot d'impiétés grossières. - Mais toi, tu ne dis rien, Mesnil, de l'histoire de l'abbé Reniant? - fit le capitaine Rançonner, qui guettait l'occasion d'accrocher n'importe à quoi son histoire de la visite de Mesnilgrand à l'église. Mesnil ne disait rien, en effet. Il était accoudé, la joue dans sa main, sur le bord de la table, écoutant sans horripilation, mais sans goût, toutes ces horreurs, débitées par des endurcis, et sur lesquelles il était blasé et bronzé... Il en avait tant entendu toute sa vie dans les milieux qu'il avait traversés! Les milieux, pour l'homme, c'est presque une destinée. Au Moyen Age, le chevalier de Mesnilgrand aurait été un croisé brûlant de foi. Au XIXe siècle, c'était un soldat de Bonaparte, à qui son incrédule de père n'avait jamais parlé de Dieu, et qui, particulièrement en Espagne, avait vécu dans les rangs d'une armée qui se permettait tout, et qui commettait autant de sacrilèges qu'à la prise de Rome les soldats du connétable de Bourbon. Heureusement, les milieux ne sont absolument une fatalité que pour les âmes et les génies vulgaires. Pour les personnalités vraiment fortes, il y a quelque chose, ne fût-ce qu'un atome, qui échappe au milieu et résiste à son action toute-puissante. Cet atome dormait invincible dans Mesnilgrand. Ce jour-là , il n'aurait rien dit; il aurait laissé passer avec l'indifférence du bronze ce torrent de fange impie qui roulait devant lui en bouillonnant, comme un bitume de l'enfer; mais, interpellé par Rançonnet - Que veux-tu que je te dise? - fit-il, avec une lassitude qui touchait à la mélancolie. - M. Reniant n'a pas fait là une chose si crâne pour que, toi, tu puisses tant l'admirer! S'il avait cru que c'était Dieu, le Dieu vivant, le Dieu vengeur qu'il jetait aux porcs, au risque de la foudre sur le coup ou de l'enfer, sûrement, pour plus tard, il y aurait eu là du moins de la bravoure, du mépris de plus que la mort, puisque Dieu, s'il est, peut éterniser ta torture. Il y aurait eu là une crânerie, folle, sans doute, mais enfin une crânerie à tenter un crâne aussi crâne que toi! Mais la chose n'a pas cette beauté-là , mon cher. M. Reniant ne croyait pas que ces hosties fussent Dieu. Il n'avait pas là -dessus le moindre doute. Pour lui, ce n'étaient que des morceaux de pain à chanter, consacrés par une superstition imbécile, et pour lui, comme pour toi-même, mon pauvre Rançonnet, vider la boÃte aux hosties dans l'auge aux cochons, n'était pas plus héroïque que d'y vider une tabatière ou un cornet de pains à cacheter. - Eh! eh! - fit le vieux M. de Mesnilgrand, se renversant sur le dossier de sa chaise, ajustant son fils sous sa main en visière, comme il l'eût regardé tirer un coup de pistolet bien en ligne, toujours intéressé par ce que disait son fils, même quand il n'en partageait pas l'idée et ici il la partageait. Aussi doubla-t-il son Eh! eh! - Il n'y a donc ici, mon pauvre Rançonnet, reprit Mesnil, - disons le mot... qu'une cochonnerie. Mais ce que je trouve beau, moi, et très beau, ce que je me permets d'admirer, Messieurs, quoique je ne croie pas non plus à grand-chose, c'est cette fille Tesson, comme vous l'appelez, monsieur Reniant, qui porte ce qu'elle croit son Dieu sur son coeur; qui, de ses deux seins de vierge fait un tabernacle à ce Dieu de toute pureté; et qui respire, et qui vit, et qui traverse tranquillement toutes les vulgarités, et tous les dangers de la vie avec cette poitrine intrépide et brûlante, surchargée d'un Dieu, tabernacle et autel à la fois, et autel qui, à chaque minute, pouvait être arrosé de son propre sang!... Toi, Rançonnet, toi, Mautravers, toi, Sélune, et moi aussi, nous avons tous eu l'Empereur sur la poitrine, puisque nous avions sa Légion d'Honneur, et cela nous a parfois donné plus de courage au feu de l'y avoir. Mais elle, ce n'est pas l'image de son Dieu qu'elle a sur la sienne; c'en est, pour elle, la réalité. C'est le Dieu substantiel, qui se touche, qui se donne, qui se marge, et qu'elle porte, au prix de sa vie, à ceux qui ont faim de ce Dieu-là ! Eh bien, ma parole d'honneur! je trouve cela tout simplement sublime... Je pense de cette fille comme en pensaient les prêtres, qui lui donnaient leur Dieu à porter. Je voudrais savoir ce qu'elle est devenue. Elle est peut-être morte; peut-être vit-elle, misérable, dans quelque coin de campagne; mais je sais bien que, fussé-je maréchal de France, si je la rencontrais, cherchât-elle son pain, les pieds nus dans la fange, je descendrais de cheval et lui ôterais respectueusement mon chapeau, à cette noble fille, comme si c'était vraiment Dieu qu'elle eût encore sur le coeur! Henri IV, un jour, ne s'est pas agenouillé dans la boue, devant le Saint-Sacrement qu'on portait à un pauvre, avec plus d'émotion que moi je ne m'agenouillerais devant cette fille-là . Il n'avait plus la joue sur sa main. Il avait rejeté sa tête en arrière. Et, pendant qu'il parlait de s'agenouiller, il grandissait, et, comme la fiancée de Corinthe dans la poésie de Goethe, il semblait, sans s'être levé de sa chaise, grandi du buste jusqu'au plafond. - C'est donc la fin du monde! - dit Mautravers, en cassant un noyau de pêche avec son poing fermé, comme avec un marteau. - Des chefs d'escadron de hussards à genoux, maintenant, devant des dévotes! - Et encore, - dit Rançonnet, - encore, si c'était comme l'infanterie devant la cavalerie, pour se relever et passer sur le ventre à l'ennemi! Après tout, ce ne sont pas là de désagréables maÃtresses que ces diseuses d'oremus, que toutes ces mangeuses de bon Dieu, qui se croient damnées à chaque bonheur qu'elles nous donnent et que nous leur faisons partager. Mais, capitaine Mautravers, il y a pis pour un soldat que de mettre à mal quelques bigotes c'est de devenir dévot soi-même, comme une poule mouillée de pékin, quand on a traÃné le bancal!... Pas plus tard que dimanche dernier, où pensez-vous, Messieurs, qu'à la tombée du jour j'ai surpris le commandant Mesnilgrand, ici présent?... Personne ne répondit. On cherchait; mais, de tous les points de la table, les yeux convergeaient vers le capitaine Rançonnet. - Par mon sabre! - dit Rançonnet, - je l'ai rencontré... non pas rencontré, car je respecte trop mes bottes pour les traÃner dans le crottin de leurs chapelles; mais je l'ai aperçu, de dos, qui se glissait dans l'église, en se courbant sous la petite porte basse du coin de la place. Etonné, ébahi. Eh! sacre-bleu! me suis-je dit, ai-je la berlue?... Mais c'est la tournure de Mesnilgrand, ça!... Mais que va-t-il donc faire dans une église, Mesnilgrand?... L'idée me regalopa au cerveau de nos anciennes farces amoureuses avec les satanées béguines des églises d'Espagne. Tiens! fis-je, ce n'est donc pas fini? Ce sera encore de la vieille influence de jupon. Seulement, que le Diable m'arrache les yeux avec ses griffes si je ne vois pas la couleur de celui-ci! Et j'entrai dans leur boutique à messes... Malheureusement, il y faisait noir comme dans la gueule de l'enfer. On y marchait et on y trébuchait sur de vieilles femmes à genoux, qui y marmottaient leurs patenôtres. Impossible de rien distinguer devant soi, lorsque à force de tâtonner pourtant dans cet infernal mélange d'obscurité et de carcasses de vieilles dévotes en prières, ma main rattrapa mon Mesnil, qui filait déjà le long de la contre-allée. Mais, croirez-vous bien qu'il ne voulut jamais me dire ce qu'il était venu faire dans cette galère d'église?... Voilà pourquoi je vous le dénonce aujourd'hui, Messieurs, pour que vous le forciez à s'expliquer. - Allons, parle, Mesnil. Justifie-toi. Réponds à Rançonnet, - cria-t-on de tous les coins de la salle. - Me justifier! - dit Mesnil, gaÃment. - Je n'ai pas à me justifier de faire ce qui me plaÃt. Vous qui clabaudez à coeur de journée contre l'Inquisition, est-ce que vous êtes des inquisiteurs en sens inverse, à présent? Je suis entré dans l'église, dimanche soir, parce que cela m'a plu. - Et pourquoi cela t'a-t-il plu?... - fit Mautravers, car si le Diable est logicien, un capitaine de cuirassiers peut bien l'être aussi. - Ah! voilà ! - dit Mesnilgrand, en riant. - J'y allais... qui sait? peut-être à confesse. J'ai du moins fait ouvrir la porte d'un confessionnal. Mais tu ne peux pas dire, Rançonnet, que ma confession ait trop duré?... Ils voyaient bien qu'il se jouait d'eux... Mais il y avait dans cette jouerie quelque chose de mystérieux qui les agaçait. - Ta confession! mille millions de flammes! Ton plongeon serait donc fait? - dit tristement Rançonnet, terrassé, qui prenait la chose au tragique. Puis, se rejetant devant sa pensée et se renversant comme un cheval cabré - Mais non, - cria-t-il, - tonnerre de tonnerres! c'est impossible! Voyez-vous, vous autres, le chef d'escadron Mesnilgrand à confesse, comme une vieille bonne femme, à deux genoux sur le strapontin, le nez au guichet, dans la guérite d'un prêtre? Voilà un spectacle qui ne m'entrera jamais dans le crâne! Trente mille balles plutôt. - Tu es bien bon; je te remercie, - fit Mesnilgrand avec une douceur comique, la douceur d'un agneau. - Parlons sérieusement, - dit Mautravers, - je suis comme Rançonnet. Je ne croirai jamais à une capucinade d'un homme de ton calibre, mon brave Mesnil. Même à l'heure de la mort, les gens comme toi ne font pas un saut de grenouille effrayée dans un baquet d'eau bénite. - A l'heure de la mort, je ne sais pas ce que vous ferez, Messieurs, - répondit lentement Mesnilgrand; - mais quant à moi, avant de partir pour l'autre monde, je veux faire à tout risque mon portemanteau. Et, ce mot d'officier de cavalerie fut si gravement dit qu'il y eut un silence, comme celui du pistolet qui tirait, il n'y a qu'une minute, et tapageait, et dont la détente a cassé. - Laissons cela, du reste, - continua Mesnilgrand. - Vous êtes, à ce qu'il paraÃt, encore plus abrutis que moi par la guerre et par la vie que nous avons menée tous... Je n'ai rien à dire à l'incrédulité de vos âmes; mais puisque toi, Rançonnet, tu tiens à toute force à savoir pourquoi ton camarade Mesnilgrand, que tu crois aussi athée que toi, est entré l'autre soir à l'église, je veux bien et je vais te le dire. Il y a une histoire là -dessous... Quand elle sera dite, tu comprendras peut-être, même sans croire à Dieu, qu'il y soit entré. Il fit une pause, comme pour donner plus de solennité à ce qu'il allait raconter, puis il reprit - Tu parlais de l'Espagne, Rançonnet. C'est justement en Espagne que mon histoire s'est passée. Plusieurs d'entre vous y ont fait la guerre fatale qui, dès 1808, commença le désastre de l'Empire et tous nos malheurs. Ceux qui l'ont faite, cette guerre-là , ne l'ont pas oubliée, et toi, par parenthèse, moins que personne, commandant Sélune! Tu en as le souvenir gravé assez avant sur la figure pour que tu ne puisses pas l'effacer. Le commandant Sélune, assis auprès du vieux M. de Mesnilgrand, faisait face à Mesnil. C'était un homme d'une forte stature militaire et qui méritait de s'appeler le Balafré encore plus que le duc de Guise, car il avait reçu en Espagne, dans une affaire d'avant-poste, un immense coup de sabre courbe, si bien appliqué sur sa figure qu'elle en avait été fendue, nez et tout, en écharpe, de la tempe gauche jusqu'au-dessous de l'oreille droite. A l'état normal, ce n'aurait été qu'une terrible blessure d'un assez noble effet sur le visage d'un soldat; mais le chirurgien qui avait rapproché les lèvres de cette plaie béante, pressé ou maladroit, les avait mal rejointes, et à la guerre comme à la guerre! On était en marche, et, pour en finir plus vite, il avait coupé avec des ciseaux le bourrelet de chair qui débordait de deux doigts l'un des côtés de la plaie fermée; ce qui fit, non pas un sillon dans le visage de Sélune, mais un épouvantable ravin. C'était horrible, mais, après tout, grandiose. Quand le sang montait au visage de Sélune, qui était violent, la blessure rougissait, et c'était comme un large ruban rouge qui lui traversait sa face bronzée. "Tu portes, - lui disait Mesnil au jour de leurs communes ambitions, - ta croix de grand-officier de la Légion d'honneur sur la figure, avant de l'avoir sur la poitrine; mais sois tranquille, elle y descendra." Elle n'y était pas descendue; l'Empire avait fini avant. Sélune n'était que chevalier. - Eh bien, Messieurs, - continua Mesnilgrand, - nous avons vu des choses bien atroces en Espagne, n'est-ce pas? et même nous en avons fait; mais je ne crois pas avoir vu rien de plus abominable que ce que je vais avoir l'honneur de vous raconter. - Pour mon compte, - dit nonchalamment Sélune, avec la fatuité d'un vieil endurci qui n'entend pas qu'on l'émeuve de rien, - pour mon compte, j'ai vu un jour quatre-vingts religieuses jetées l'une sur l'autre, à moitié mortes, dans un puits, après avoir été préalablement très bien violées chacune par deux escadrons. - Brutalité de soldats! - fit Mesnilgrand froidement; - mais voici du raffinement d'officier. Il trempa sa lèvre dans son verre, et son regard cerclant la table et l'étreignant - Y a-t-il quelqu'un d'entre vous, Messieurs, - demanda-t-il, - qui ait connu le major Ydow? Personne ne répondit, excepté Rançonnet. - Il y a moi, - dit-il. - Le major Ydow! si je l'ai connu! Eh! parbleu! il était avec moi au 8e dragons. - Puisque tu l'as connu, - reprit Mesnilgrand, - tu ne l'as pas connu seul. Il était arrivé au 8e dragons, arboré d'une femme... - La Rosalba, dite "la Pudica", - fit Rançonnet, sa fameuse... - Et il dit le mot crûment. - Oui, - repartit Mesnilgrand, pensivement, - car une pareille femme ne méritait pas le nom de maÃtresse, même de celle d'Ydow... Le major l'avait amenée d'Italie, où, avant de venir en Espagne, il servait dans un corps de réserve avec le grade de capitaine. Comme il n'y a ici que toi, Rançonnet, qui l'ai connu, ce major Ydow, tu me permettras bien de le présenter à ces messieurs et de leur donner une idée de ce diable d'homme, dont. l'arrivée au 8e dragons tapagea beaucoup quand il y entra, avec cette femme en sautoir... Il n'était pas Français, à ce qu'il paraÃt. Ce n'est pas tant pis pour la France. Il était né je ne sais où et de je ne sais qui, en Illyrie ou en Bohême, je ne suis pas bien sûr... Mais, où qu'il fût né, il était étrange, ce qui est une manière d'être étranger partout. On l'aurait cru le produit d'un mélange de plusieurs races. Il disait, lui, qu'il fallait prononcer son nom à la grecque , pour Ydow, parce qu'il était d'origine grecque; et sa beauté l'aurait fait croire, car il était beau, et, le Diable m'emporte! peut-être trop pour un soldat. Qui sait si on ne tient pas moins à se faire casser la figure, quand on l'a aussi belle? On a pour soi le respect qu'on a pour les chefs-d'oeuvre. Tout chef-d'oeuvre qu'il fût, cependant, il allait au feu avec les autres; mais quand on avait dit cela du major Ydow, on avait tout dit. Il faisait son devoir, mais il ne faisait jamais plus que son devoir. Il n'avait pas ce que l'Empereur appelait le feu sacré. Malgré sa beauté, dont je convenais très bien, d'ailleurs, je lui trouvais au fond une mauvaise figure, sous ses traits superbes. Depuis que j'ai traÃné dans les musées, où vous n'allez jamais, vous autres, j'ai rencontré la ressemblance du major Ydow. Je l'ai rencontrée très frappante dans un des bustes d'Antinoüs... tenez! de celui-là auquel le caprice ou le mauvais goût du sculpteur a incrusté deux émeraudes dans le marbre des prunelles. Au lieu de marbre blanc les yeux vert de mer du major éclairaient un teint chaudement olivâtre et un angle facial irréprochable; mais, dans la lueur de ces mélancoliques étoiles du soir, qui étaient ses yeux, ce qui dormait si voluptueusement ce n'était pas Endymion c'était un tigre... et, un jour, je l'ai vu s'éveiller!... Le major Ydow était, en même temps, brun et blond. Ses cheveux bouclaient très noirs et très serrés autour d'un front petit, aux tempes renflées, tandis que sa longue et soyeuse moustache avait le blond fauve et presque jaune de la martre zibeline... Signe dit-on de trahison ou de perfidie, qu'une chevelure et une barbe de couleur différente. TraÃtre? le major l'aurait peut-être été plus tard. Il eut peut-être, comme tant d'autres, trahi l'Empereur; mais il ne devait pas en avoir le temps. Quand il vint au 8e dragons, il n'était probablement que faux, et encore pas assez pour ne pas en avoir l'air, comme le voulait le vieux malin de Souwarow, qui s'y connaissait... Fut-ce cet air-là qui commença son impopularité parmi ses camarades? Toujours est-il qu'il devint, en très peu de temps, la bête noire du régiment. Très fat d'une beauté à laquelle j'aurais préféré, moi, bien des laideurs de ma connaissance, il ne semblait n'être, en somme, comme disent soldatesquement les soldats, qu'un miroir à ... à ce que tu viens de nommer, Rançonnet, à propos de la Rosalba. Le major Ydow avait trente-cinq ans. Vous comprenez bien qu'avec cette beauté qui plaÃt à toutes les femmes, même aux plus fières, - c'est leur infirmité, - le major Ydow avait dû être horriblement gâté par elles et chamarré de tous les vices qu'elles donnent; mais il avait aussi, disait-on, ceux qu'elles ne donnent pas et dont on ne se chamarre point... Certes, nous n'étions pas, comme tu le dirais, Rançonnet, des capucins dans ce temps-là . Nous étions même d'assez mauvais sujets, joueurs, libertins, coureurs de filles, duellistes, ivrognes au besoin, et mangeurs d'argent sous toutes les espèces. Nous n'avions guère le droit d'être difficiles. Eh bien! tels que nous étions alors, il passait pour bien pire que nous. Nous, il y avait des choses, - pas beaucoup! mais enfin il y en avait bien une ou deux, dont, si démons que nous fussions, nous n'aurions pas été capables. Mais, lui prétendait-on, il était capable de tout. Je n'étais pas dans le 8e dragons. Seulement, j'en connaissais tous les officiers. Ils parlaient de lui cruellement. Ils l'accusaient de servilité avec les chefs et de basse ambition. Ils suspectaient son caractère. Ils allèrent même jusqu'à le soupçonner d'espionnage, et même il se battit courageusement deux fois pour ce soupçon entre-exprimé; mais l'opinion n'en fut pas changée. Il est toujours resté sur cet homme une brume qu'il n'a pu dissiper. De même qu'il était brun et blond à la fois, ce qui est assez rare, il était aussi à la fois heureux au jeu et heureux en femmes; ce qui n'est pas l'usage non plus. On lui faisait payer bien cher ces bonheurs-là , du reste. Ces doubles succès, ses airs à la Lauzun, la jalousie qu'inspirait sa beauté, car les hommes ont beau faire les forts et les indifférents quand il s'agit de laideur, et répéter le mot consolant qu'ils ont inventé qu'un homme est toujours assez beau quand il ne fait pas peur à son cheval, ils sont, entre eux, aussi petitement et lâchement jaloux que les femmes entre elles, - tout cet ensemble d'avantages était l'explication, sans doute, de l'antipathie dont il était l'objet; antipathie qui, par haine, affectait les formes du mépris, car le mépris outrage plus que la haine, et la haine le sait bien!... Que de fois ne l'ai-je pas entendu traiter, entre le haut et le bas de la voix, de "dangereuse canaille", quoique, s'il eût fallu prouver clairement qu'il en était une, on ne l'eût certainement pas pu... Et de fait, Messieurs, encore au moment où je vous parle, il est incertain pour moi que le major Ydow fût ce qu'on disait qu'il était... Mais, tonnerre! - ajouta Mesnilgrand avec une énergie mêlée à une horreur étrange, - ce qu'on ne disait pas et ce qu'il a été un jour, je le sais, et cela me suffit! Cela nous suffira aussi, probablement, - dit gaÃment Rançonnet; - mais, sacrebleu! quel diable de rapport peut-il y avoir entre l'église où je t'ai vu entrer dimanche soir et ce damné major du 8e dragons, qui aurait pillé toutes les églises et toutes les cathédrales d'Espagne et de la chrétienté, pour faire des bijoux à sa coquine de femme avec l'or et les pierres précieuses des saints sacrements? - Reste donc dans le rang, Rançonnet! - fit Mesnil, comme s'il eût commandé un mouvement à son escadron, - et tiens-toi tranquille! Tu seras donc toujours la même tête chaude, et partout impatient comme devant l'ennemi? Laisse-moi manoeuvrer, comme je l'entends, mon histoire. - Eh bien, marche! - fit le bouillant capitaine, qui pour se calmer, lampa un verre de Picardan. Et Mesnilgrand reprit - Il est bien probable que sans cette femme qui le suivait, et qu'on appelait sa femme, quoiqu'elle ne fût que sa maÃtresse et qu'elle ne portât pas son nom, le major Ydow eût peu frayé avec les officiers du 8e dragons. Mais cette femme, qu'on supposait tout ce qu'elle était pour s'être agrafée à un pareil homme, empêcha qu'on ne fÃt autour du major le désert qu'on aurait fait sans elle. J'ai vu cela dans les régiments. Un homme y tombe en suspicion ou en discrédit, on n'a plus avec lui que de stricts rapports de service; on ne camarade plus; on n'a plus pour lui de poignées de main; au café même, ce caravansérail d'officiers dans l'atmosphère chaude et familière du café, où toutes les froideurs se fondent, on reste à distance, contraint et poli jusqu'à ce qu'on ne le soit plus et qu'on éclate, s'il vient le moment d'éclater. Vraisemblablement, c'est ce qui serait arrivé au major; mais une femme, c'est l'aimant du diable! Ceux qui ne l'auraient pas vu pour lui, le virent pour elle. Qui n'aurait pas, au café, offert un verre de schnick au major, dédoublé de sa femme, le lui offrait en pensant à sa moitié, en calculant que c'était là un moyen d'être invité chez lui, où il serait possible de la rencontrer... Il y a une proportion d'arithmétique morale, écrite, avant qu'elle le fût par un philosophe sur du papier, dans la poitrine de tous les hommes, comme un encouragement du Démon "c'est qu'il y a plus loin d'une femme à son premier amant, que de son premier au dixième", et c'était, à ce qu'il semblait, plus vrai avec la femme du major qu'avec personne. Puisqu'elle s'était donnée à lui, elle pouvait bien se donner à un autre, et, ma foi! tout le monde pouvait être cet autre-là ! En un temps fort court, au 8e dragons, on sut combien il y avait peu d'audace dans cette espérance. Pour tous ceux qui ont le flair de la femme, et qui en respirent la vraie odeur à travers tous les voiles blancs et parfumés de vertu dans lesquels elle s'entortille, la Rosalba fut reconnue tout de suite pour la plus corrompue des femmes corrompues, - dans le mal, une perfection! "Et je ne la calomnie point, n'est-ce pas, Rançonnet?... Tu l'as eue peut-être, et si tu l'as eue, tu sais maintenant s'il fut jamais une plus brillante, une plus fascinante cristallisation de tous les vices! Où le major l'avait-il prise?... D'où sortait-elle? Elle était si jeune! On n'osa pas, tout d'abord, se le demander; mais ce ne fut pas long, l'hésitation! L'incendie - car elle n'incendia pas que le 8e dragons, mais mon régiment de hussards à moi, mais aussi, tu t'en souviens, Rançonnet, tous les états-majors du corps d'expédition dont nous faisions partie, - l'incendie qu'elle alluma prit très vite d'étranges proportions... Nous avions vu bien des femmes, maÃtresses d'officiers, et suivant les régiments, quand les officiers pouvaient se payer le luxe d'une femme dans leurs bagages les colonels fermaient les yeux sur cet abus, et quelquefois se le permettaient. Mais de femmes à la façon de cette Rosalba, nous n'en avions pas même l'idée. Nous étions accoutumés à de belles filles, si vous voulez, mais presque toujours du même type, décidé, hardi, presque masculin, presque effronté; le plus souvent de belles brunes plus ou moins passionnées, qui ressemblaient à de jeunes garçons, très piquantes et très voluptueuses sous l'uniforme que la fantaisie de leurs amants leur faisait porter quelquefois... Si les femmes d'officiers, légitimes et honnêtes, se reconnaissent des autres femmes par quelque chose de particulier, commun à elles toutes, et qui tient au milieu militaire dans lequel elles vivent, ce quelque-chose-là est bien autrement marqué dans les maÃtresses. Mais, la Rosalba du major Ydow n'avait rien de semblable aux aventurières de troupes et aux suiveuses de régiment dont nous avions l'habitude. Au premier abord, c'était une grande jeune fille pâle, mais qui ne restait pas longtemps pâle, comme vous allez voir, - avec une forêt de cheveux blonds. Voilà tout. Il n'y avait pas de quoi s'écrier. Sa blancheur de teint n'était pas plus blanche que celle de toutes les femmes à qui un sang frais et sain passe sous la peau. Ses cheveux blonds n'étaient pas de ce blond étincelant, qui, a les fulgurances métalliques de l'or ou les teintes molles et endormies de l'ambre gris, que j'ai vu à quelques Suédoises. Elle avait le visage classique qu'on appelle un visage de camée, mais qui ne différait par aucun signe particulier de cette sorte de visage, si impatientant pour les âmes passionnées, avec son invariable correction et son unité. Au prendre ou au laisser, c'était certainement ce qu'on peut appeler une belle fille, dans l'ensemble de sa personne... Mais les philtres qu'elle faisait boire n'étaient point dans sa beauté... Ils étaient ailleurs... Ils étaient où vous ne devineriez jamais qu'ils fussent... dans ce monstre d'impudicité qui osait s'appeler Rosalba, qui osait porter ce nom immaculé de Rosalba, qu'il ne faudrait donner qu'à l'innocence, et qui, non contente d'être la Rosalba, la Rose et Blanche, s'appelait encore la Pudique, la Pudica, par-dessus le marché! - Virgile aussi s'appelait "le pudique", et il a écrit le Corydon ardebat Alexim, - insinua Reniant, qui n'avait pas oublié son latin. - Et ce n'était pas une ironie, - continua Mesnilgrand, - que ce surnom de Rosalba, qui ne fut point inventé par nous, mais que nous lûmes dès le premier jour sur son front, où la nature l'avait écrit avec toutes les roses de sa création. La Rosalba n'était pas seulement une fille de l'air le plus étonnamment pudique pour ce qu'elle était; c'était positivement la pudeur elle-même. Elle eût été pure comme les Vierges du ciel, qui rougissent peut-être sous le regard des Anges, qu'elle n'eût pas été plus la Pudeur. Qui donc a dit - ce doit être un Anglais - que le monde est l'oeuvre du Diable, devenu fou? C'était sûrement ce Diable-là qui, dans un accès de folie, avait créé la Rosalba, pour se faire le plaisir... du Diable, de fricasser, l'une après l'autre, la volupté dans la pudeur et la pudeur dans la volupté, et de pimenter, avec un condiment céleste, le ragoût infernal des jouissances qu'une femme puisse donner à des hommes mortels. La pudeur de la Rosalba n'était pas une simple physionomie, laquelle, par exemple, aurait, celle-là , renversé de fond en comble le système de Lavater. Non, chez elle, la pudeur n'était pas le dessus du panier; elle était aussi bien le dessous que le dessus de la femme, et elle frissonnait et palpitait en elle autant dans le sang qu'à la peau. Ce n'était pas non plus une hypocrisie. Jamais le vice de Rosalba ne rendit cet hommage, pas plus qu'un autre, à la vertu. C'était réellement une vérité. La Rosalba était pudique comme elle était voluptueuse, et le plus extraordinaire, c'est qu'elle l'était en même temps. Quand elle disait ou faisait les choses les plus... osées, elle avait d'adorables manières de dire "J'ai honte!" que j'entends encore. Phénomène inouï! on était toujours au début avec elle, même après le dénoûment. Elle fût sortie d'une orgie de bacchantes, comme l'innocence de son premier péché. Jusque dans la femme vaincue, pâmée, à demi morte, on retrouvait la vierge confuse, avec la grâce toujours fraÃche de ses troubles et le charme auroral de ses rougeurs... Jamais je ne pourrai vous faire comprendre les raffolements que ces contrastes vous mettaient au coeur, le langage périrait à exprimer cela!" Il s'arrêta. Il y pensait, et ils y pensaient. Avec ce qu'il venait de dire, il avait, le croira-t-on? transformé en rêveurs ces soldats qui avaient vu tous les genres de feux, ces moines débauchés, ces vieux médecins, tous ces écumeurs de la vie et qui en étaient revenus. L'impétueux Rançonnet, lui-même, ne souffla mot, Il se souvenait. "Vous sentez bien, - reprit Mesnilgrand, - que le phénomène ne fut connu que plus tard. Tout d'abord, quand elle arriva au 8e dragons, on ne vit qu'une fille extrêmement jolie quoique belle, dans le genre, par exemple, de la princesse Paufine Borghèse, la soeur de l'Empereur, à qui, du reste, elle ressemblait. La princesse Pauline avait aussi l'air idéalement chaste, et vous savez tous de quoi elle est morte... Mais, Pauline n'avait pas en toute sa personne une goutte de pudeur pour teinter de rose la plus petite place de son corps charmant, tandis que la Rosalba en avait assez dans les veines pour rendre écarlates toutes les places du sien. Le mot naïf et étonné de la Borghèse, quand on lui demanda comment elle avait bien pu poser nue devant Canova "Mais l'atelier était chaud! il y avait un poêle!" la Rosalba ne l'eût jamais dit. Si on lui eût adressé la même question, elle se serait enfuie en cachant son visage divinement pourpre dans ses mains divinement rosées. Seulement, soyez bien sûrs qu'en s'en allant, il y aurait eu par derrière à sa robe un pli dans lequel auraient niché toutes les tentations de l'enfer! "Telle donc elle était, cette Rosalba, dont le visage de vierge nous pipa tous, quand elle arriva au régiment. Le major Ydow aurait pu nous la présenter comme sa femme légitime, et même comme sa fille, que nous l'aurions cru. Quoique ses yeux d'un bleu limpide fussent magnifiques, ils n'étaient jamais plus beaux que quand ils étaient baissés. L'expression des paupières l'emportait sur l'expression du regard. Pour des gens qui avaient roulé la guerre et les femmes; et quelles femmes! ce fut une sensation nouvelle que cette créature à qui, comme on dit avec une expression vulgaire, mais énergique, "on aurait donné le bon Dieu sans confession". Quelle sacrée jolie fille! se soufflaient à l'oreille les anciens, les vieux routiers; mais quelle mijaurée! Comment s'y prend-elle pour rendre le major heureux?... Il le savait, lui, et il ne le disait pas... Il buvait son bonheur en silence, comme les vrais ivrognes, qui boivent seuls. Il ne renseignait personne sur la félicité cachée qui le rendait discret et fidèle pour la première fois de sa vie, lui, le Lauzun de garnison, le fat le plus carabiné et le plus fastueux, et qu'à Naples, rapportaient des officiers qui l'y avaient connu, on appelait le tambour-major de la séduction! Sa beauté, dont il était si vain, aurait fait tomber toutes les filles d'Espagne à ses pieds, qu'il n'en eût pas ramassé une. A cette époque, nous étions sur les frontières de l'Espagne et du Portugal, les Anglais devant nous, et nous occupions dans nos marches les villes les moins hostiles au roi Joseph. Le major Ydow et la Rosalba y vivaient ensemble, comme ils eussent fait dans une ville de garnison en temps de paix. Vous vous souvenez des acharnements de cette guerre d'Espagne, de cette guerre furieuse et lente, qui ne ressemblait à aucune autre, car nous ne nous battions pas ici simplement pour la conquête, mais pour implanter une dynastie et une organisation nouvelle dans un pays qu'il fallait d'abord conquérir. Aucun de vous n'a oublié qu'au milieu de ces acharnements il y avait des pauses, et que, dans l'entre-deux des batailles les plus terribles, au sein de cette contrée envahie dont une partie était à nous, nous nous amusions à donner des fêtes aux Espagnoles le plus afrancesadas des villes que nous occupions. C'est dans ses fêtes que la femme du major Ydow, comme on disait, déjà fort remarquée, passa à l'état de célébrité. Et de fait, elle se mit à briller au milieu de ces filles brunes d'Espagne, comme un diamant dans une torsade de jais. Ce fut là qu'elle commença de produire sur les hommes ces effets d'encharmement qui tenaient, sans doute, à la composition diabolique de son être, et qui faisaient d'elle la plus enragée des courtisanes, avec la figure d'une des plus célestes madones de Raphael. Alors les passions s'allumèrent et allèrent leur train, faisant leur feu dans l'ombre. Au bout d'un certain temps, tous flambèrent, même des vieux, même des officiers généraux qui avaient l'âge d'être sages, tous flambèrent pour "la Pudica", comme on trouva piquant de l'appeler. Partout et autour d'elle les prétentions s'affichèrent; puis les coquetteries, puis l'éclat des duels, enfin tout le tremblement d'une vie de femme devenue le centre de la galanterie la plus passionnée, au milieu d'hommes indomptables qui avaient toujours le sabre à la main. Elle fut le sultan de ces redoutables odalisques, et elle jeta le mouchoir à qui lui plut, et beaucoup lui plurent. Quant au major Ydow, il laissa faire et laissa dire... Etait-il assez fat pour n'être pas jaloux, ou, se sentant haï et méprisé, pour jouir, dans son orgueil de possesseur, des passions qu'inspiraient à ses ennemis la femme dont il était le maÃtre?... Il n'était guère possible qu'il ne s'aperçût de quelque chose. J'ai vu parfois son oeil d'émeraude passer au noir de l'escarboucle, en regardant tel de nous que l'opinion du moment soupçonnait d'être l'amant de sa moitié; mais il se contenait... Et, comme on pensait toujours de lui ce qu'il y avait de plus insultant, on imputait son calme indifférent ou son aveuglément volontaire à des motifs de la plus abjecte espèce. On pensait que sa femme était encore moins un piédestal à sa vanité qu'une échelle à son ambition. Cela se disait comme ces choses-là se disent, et il ne les entendait pas. Moi qui avais des raisons pour l'observer, et qui trouvais sans justice la haine et le mépris qu'on lui portait, je me demandais s'il y avait plus de faiblesse que de force, ou de force que de faiblesse, dans l'attitude sombrement impassible de cet homme, trahi journellement par sa maÃtresse, et qui ne laissait rien paraÃtre des morsures de sa jalousie. Par Dieu! nous avons tous, Messieurs, connu de ces hommes assez fanatisés d'une femme pour croire en elle, quand tout l'accuse, et qui, au lieu de se venger quand la certitude absolue d'une trahison pénètre dans leur âme, préfèrent s'enfoncer dans leur bonheur lâche, et en tirer, comme une couverture par-dessus leur tête, l'ignominie! Le major Ydow était-il de ceux-là ? Peut-être. Mais, certes! la Pudica était bien capable d'avoir soufflé en lui ce fanatisme dégradant. La Circé antique, qui changeait les hommes en bêtes, n'était rien en comparaison de cette Pudica, de cette Messaline-Vierge, avant, pendant et après. Avec les passions qui brûlaient au fond de son être et celles dont elle embrasait tous ces officiers, peu délicats en matière de femmes, elle fut bien vite compromise, mais elle ne se compromit pas. Il faut bien entendre cette nuance. Elle ne donnait pas prise sur elle ouvertement par sa conduite. Si elle avait un amant, c'était un secret entre elle et son alcôve. Extérieurement, le major Ydow n'avait pas l'étoffe du plus petit bout de scène à lui faire. L'aurait-elle aimé, par hasard?... Elle demeurait avec lui, et elle aurait pu sûrement, si elle avait voulu, s'attacher à la fortune d'un autre. J'ai connu un maréchal de l'Empire assez fou d'elle pour lui tailler un manche d'ombrelle dans son bâton de maréchal. Mais c'est encore ici comme ces hommes dont je vous parlais. Il y a des femmes qui aiment... ce n'est pas leur amant que je veux dire, quoique ce soit leur amant aussi. Les carpes regrettent leur bourbe, disait Mme de Maintenon. La Rosalba ne voulut pas regretter la sienne. Elle n'en sortit pas, et moi j'y entrai." - Tu coupes les transitions avec ton sabre! - fit le capitaine Mautravers. - Parbleu! - repartit Mesnilgrand, - qu'ai-je à respecter? Vous savez tous la chanson qu'on chantait au XVIIIe siècle Quand Boufflers parut à la cour, On crut voir la reine d'amour. Chacun s'empressait à lui plaire, Et chacun l'avait... à son tour! "J'eus donc mon tour. J'en avais eu, des femmes, et par paquets! Mais qu'il y en eût une seule comme cette Rosalba, je ne m'en doutais pas. La bourbe fut un paradis. Je ne m'en vais pas vous faire des analyses à la façon des romanciers. J'étais un homme d'action, brutal sur l'article, comme le comte Almaviva, et je n'avais pas d'amour pour elle dans le sens élevé et romanesque qu'on donne à ce mot, moi tout le premier... Ni l'âme, ni l'esprit, ni la vanité, ne furent pour quelque chose dans l'espèce de bonheur qu'elle me prodigua; mais ce bonheur n'eut pas du tout la légèreté d'une fantaisie. Je ne croyais pas que là sensualité pût être profonde. Ce fut la plus profonde des sensualités. Figurez-vous une de ces belles pêches, à chair rouge, dans lesquelles on mord à belles dents, ou plutôt ne vous figurez rien... Il n'y a pas de figures pour exprimer le plaisir qui jaillissait de cette pêche humaine, rougissant sous le regard le moins appuyé comme si vous l'aviez mordue. Imaginez ce que c'était quand, au lieu du regard, on mettait la lèvre ou la dent de la passion dans cette chair émue et sanguine. Ah! le corps de cette femme était sa seule âme! Et c'est avec ce corps-là qu'elle me donna, un soir, une fête qui vous fera juger d'elle mieux que tout ce que je pourrais ajouter. Oui, un soir, n'eut-elle pas l'audace et l'indécence de me recevoir, n'ayant pour tout vêtement qu'une mousseline des Indes transparente, une nuée, une vapeur, à travers laquelle on voyait ce corps, dont la forme était la seule pureté et qui se teignait du double vermillon mobile de la volupté et de la pudeur!... Que le Diable m'emporte si elle ne ressemblait pas, sous sa nuée blanche, à une statue de corail vivant! Aussi, depuis ce temps, je me suis soucié de la blancheur des autres femmes comme de ça!" Et Mesnilgrand envoya d'une chiquenaude une peau d'orange à la corniche, par-dessus la tête du représentant Le Carpentier, qui avait fait tomber celle du roi. "Notre liaison dura quelque temps, - continua-t-il, - mais ne croyez pas que je me blasai d'elle. On ne s'en blasait pas. Dans la sensation, qui est finie, comme disent les philosophes en leur infâme baragouin, elle transportait l'infini! Non, si je la quittai, ce fut pour une raison de dégoût moral, de fierté pour moi, de mépris pour elle, pour elle qui, au plus fort des caresses les plus insensées, ne me faisait pas croire qu'elle m'aimât... Quand je lui demandais M'aimes-tu? ce mot qu'il est impossible de ne pas dire, même à travers toutes les preuves qu'on vous donne que vous êtes aimé, elle répondait "Non!" ou secouait énigmatiquement la tête. Elle se roulait dans ses pudeurs et dans ses hontes, et elle restait là -dessous, au milieu de tous les désordres de sens soulevés, impénétrable comme le sphinx. Seulement, le sphinx était froid, et elle ne l'était pas... Eh bien, cette impénétrabilité qui m'impatientait et m'irritait, puis encore la certitude que j'eus bientôt des fantaisies à la Catherine II qu'elle se permettait, furent la double cause du vigoureux coup de caveçon que j'eus la force de donner pour sortir des bras tout-puissants de cette femme, l'abreuvoir de tous les désirs! Je la quittai, ou plutôt je ne revins plus à elle. Mais je gardai l'idée qu'une seconde femme comme celle-là n'était pas possible; et de penser cela me rendit désormais fort tranquille et fort indifférent avec toutes les femmes. Ah! elle m'a parachevé comme officier. Après elle, je n'ai plus pensé qu'à mon service. Elle m'avait trempé dans le Styx. - Et tu es devenu tout à fait Achille! - dit le vieux M. de Mesnilgrand, avec orgueil. - Je ne sais pas ce que je suis devenu, - reprit Mesnilgrand; - mais je sais bien qu'après notre rupture, le major Ydow, qui était avec moi dans les mêmes termes qu'avec tous les officiers de la division, nous apprit un jour, au café, que sa femme était enceinte, et qu'il aurait bientôt la joie d'être père. A cette nouvelle inattendue, les uns se regardèrent, les autres sourirent; mais il ne le vit pas, ou, l'ayant vu, il n'y prit garde, résolu qu'il était, probablement, à ne faire jamais attention qu'à ce qui était une injure directe. Quand il fut sorti "L'enfant est-il de toi, Mesnil?" me demanda à l'oreille un de mes camarades; et, dans ma conscience une voix secrète, une voix plus précise que la sienne, me répéta la même question. Je n'osais me répondre. Elle, la Rosalba, dans nos tête-à -tête les plus abandonnés, ne m'avait jamais dit un mot de cet enfant, qui pouvait être de moi, ou du major, ou même d'un autre... - L'enfant du drapeau! - interrompit Mautravers, comme s'il eût donné un coup de pointe avec sa latte de cuirassier. - Jamais, - reprit Mesnilgrand, - elle n'avait fait la moindre allusion à sa grossesse; mais quoi d'étonnant? C'était, je vous l'ai dit, un sphinx que la Pudica, un sphinx qui dévorait le plaisir silencieusement et gardait son secret. Rien du coeur ne traversait les cloisons physiques de cette femme, ouverte au plaisir seul... et chez qui la pudeur était sans doute la première peur, le premier frisson, le premier embrasement du plaisir! Cela me fit un effet singulier de la savoir enceinte. Convenons-en, Messieurs, à présent que nous sommes sortis de la vie bestiale des passions ce qu'il y a de plus affreux dans les amours partagées, - cette gamelle! - ce n'est pas seulement la malpropreté du partage, mais c'est de plus l'égarement du sentiment paternel; c'est cette anxiété terrible qui vous empêche d'écouter la voix de la nature, et qui l'étouffe dans un doute dont il est impossible de sortir. On se dit Est-ce à moi, cet enfant?... Incertitude qui vous poursuit comme la punition du partage, de l'indigne partage auquel on s'est honteusement soumis! Si on pensait longtemps à cela, quand on a du coeur, on deviendrait fou; mais la vie, la vie puissante et légère, vous reprend de son flot et vous emporte, comme le bouchon en liège d'une ligne rompue. - Après cette déclaration faite à nous tous par le major Ydow; le petit tressaillement paternel que j'avais cru sentir dans mes entrailles s'apaisa. Rien ne bougea plus. Il est vrai qu'à quelques jours plus tard j'avais bien autre chose à penser qu'au bambin de la Pudica. Nous nous battions à Talavera, où le commandant Titan, du 9e hussards, fut tué à la première charge, et où je fus obligé de prendre le commandement de l'escadron. "Cette rude peignée de Talavera exaspéra la guerre que nous faisions. Nous nous trouvâmes plus souvent en marche, plus serrés, plus inquiétés par l'ennemi, et forcément il fut moins question de la Pudica entre nous. Elle suivait le régiment en char-à -bancs, et ce fut là , dit-on, qu'elle accoucha d'un enfant que le major Ydow, qui croyait en sa paternité, se mit à aimer comme si réellement cet enfant avait été le sien. Du moins, quand cet enfant mourut, car il mourut quelques mois après sa naissance, le major eut un chagrin très exalté, un chagrin à folies, et on n'en rit pas dans le régiment. Pour la première fois, l'antipathie dont il était l'objet se tut. On le plaignit beaucoup plus que la mère qui, si elle pleura sa géniture, n'en continua pas moins d'être la Rosalba que nous connaissions tous, cette singulière catin arrosée de pudeur par le Diable, qui avait, malgré ses moeurs, conservé la faculté, qui tenait du prodige, de rougir jusqu'à l'épine dorsale deux cents fois par jour! Sa beauté ne diminua pas. Elle résistait à toutes les avaries. Et, cependant, la vie qu'elle menait devait faire très vite d'elle ce qu'on appelle entre cavaliers une vieille chabraque, si cette vie de perdition avait duré." - Elle n'a donc pas duré? Tu sais donc, toi, ce que cette chienne de femme-là est devenue? - fit Rançonnet, haletant d'intérêt, excité, et oubliant pour une minute cette visite à l'église qui le tenait si dru. - Oui, - dit Mesnilgrand, - concentrant sa voix comme s'il avait touché au point le plus profond de son histoire. Tu as cru, comme tout le monde, qu'elle avait sombré avec Ydow dans le tourbillon de guerre et d'événements qui nous a enveloppés et, pour la plupart de nous, dispersés et fait disparaÃtre. Mais je vais aujourd'hui te révéler le destin de cette Rosalba. Le capitaine Rançonnet s'accouda sur la table en prenant dans sa large main son verre, qu'il y laissa, et qu'il serra comme la poignée d'un sabre, tout en écoutant. - La guerre ne cessait pas, - reprit Mesnilgrand. - Ces patients dans la fureur, qui ont mis cinq cents ans à chasser les Maures, auraient mis, s'il l'avait fallu, autant de temps à nous chasser. Nous n'avancions dans le pays qu'à la condition de surveiller chaque pas que nous y faisions. Les villages envahis étaient immédiatement fortifiés par nous, et nous les retournions contre l'ennemi. Le petit bourg d'Alcudia, dont nous nous emparâmes, fut notre garnison assez de temps. Un vaste couvent y fut transformé en caserne; mais l'état-major se répartit dans les maisons du bourg, et le major Ydow eut celle de l'alcade. Or, comme cette maison était la plus spacieuse, le major Ydow y recevait quelquefois le soir le corps des officiers, car nous ne voyions plus que nous. Nous avions rompu avec les afrancesados, nous défiant d'eux, tant la haine pour les Français gagnait du terrain! Dans ces réunions entre nous, quelquefois interrompues par les coups de feu de l'ennemi à nos avant-postes, la Rosalba nous faisait les honneurs de quelque punch, avec cet air incomparablement chaste que j'ai toujours pris pour une plaisanterie du Démon. Elle y choisissait ses victimes; mais je ne regardais pas à mes successeurs. J'avais ôté mon âme de cette liaison, et, d'ailleurs, je ne traÃnais après moi comme l'a dit je ne sais plus qui, la chaÃne rompue d'aucune espérance trompée. Je n'avais ni dépit, ni jalousie, ni ressentiment. Je regardais vivre et agir cette femme, qui m'intéressait comme spectateur, et qui cachait les déportements du vice le plus impudent sous les déconcertements les plus charmants de l'innocence. J'allais donc, chez elle, et devant le monde elle m'y parlait avec la simplicité presque timide d'une jeune fille, rencontrée par hasard à la fontaine ou dans le fond du bois. L'ivresse, le tournoiement de tête, la rage des sens qu'elle avait allumée en moi, toutes ces choses terribles n'étaient plus. Je les tenais pour dissipées, évanouies, impossibles! Seulement, lorsque je retrouvais inépuisable cette nuance d'incarnat qui lui teignait le front pour un mot ou pour un regard, je ne pouvais m'empêcher d'éprouver la sensation de l'homme qui regarde dans son verre vidé la dernière goutte du champagne rosé qu'il vient de boire, et qui est tenté de faire rubis sur l'ongle, avec cette dernière goutte oubliée. "Je le lui dis, un soir. Ce soir-là , j'étais seul chez elle. J'avais quitté le café de bonne heure, et j'y avais laissé le corps d'officiers engagé dans des parties de cartes et de billard, et jouant un jeu très vif. C'était le soir, mais un soir d'Espagne où le soleil torride avait peine à s'arracher du ciel. Je la trouvai à peine vêtue, les épaules au vent, embrasées par une chaleur africaine, les bras nus, ces beaux bras dans lesquels j'avais tant mordu et qui, dans de certains moments d'émotion que j'avais si souvent fait naÃtre, devenaient, comme disent les peintres, du ton de l'intérieur des fraises. Ses cheveux, appesantis par la chaleur, croulaient lourdement sur sa nuque dorée, et elle était belle ainsi, déchevelée, négligée, languissante à tenter Satan et à venger Eve! A moitié couchée sur un guéridon, elle écrivait... Or, si elle écrivait, la Pudica, c'était, pas de doute! à quelque amant, pour quelque rendez-vous, pour quelque infidélité nouvelle au major Ydow, qui les dévorait toutes, comme elle dévorait le plaisir, en silence. Lorsque j'entrai, sa lettre était écrite, et elle faisait fondre pour la cacheter, à la flamme d'une bougie, de la cire bleue pailletée d'argent, que je vois encore, et vous allez savoir, tout à l'heure, pourquoi le souvenir de cette cire bleue pailletée d'argent m'est resté si clair. - Où est le major? - me dit-elle, me voyant entrer, troublée déjà , - mais elle était toujours troublée, cette femme qui faisait croire à l'orgueil et aux sens des hommes qu'elle était émue devant eux! - Il joue frénétiquement ce soir, - lui répondis-je, en riant et en regardant avec convoitise cette friandise de flocon rose qui venait de lui monter au front; - et moi, j'ai ce soir une autre frénésie. Elle me comprit. Rien ne l'étonnait. Elle était faite aux désirs qu'elle allumait chez les hommes, qu'elle aurait ramenés en face d'elle de tous les horizons. - Bah! - fit-elle lentement, quoique la teinte d'incarnat que je voulais boire sur son adorable et exécrable visage se fût foncée à la pensée que je lui donnais. - Bah! vos frénésies à vous sont finies. - Et elle mit le cachet sur la cire bouillante de la lettre, qui s'éteignit et se figea. - Tenez! - dit-elle, insolemment provocante, - voilà votre image! C'était brûlant il n'y a qu'une seconde, et c'est froid. Et, tout en disant cela, elle retourna la lettre et se pencha pour en écrire l'adresse. Faut-il que je le répète jusqu'à satiété? Certes! je n'étais pas jaloux de cette femme mais nous sommes tous les mêmes. Malgré moi, je voulus voir à qui elle écrivait, et, pour cela, ne m'étant pas assis encore, je m'inclinai par-dessus sa tête; mais mon regard fut intercepté par l'entre-deux de ses épaules, par cette fente enivrante et duvetée où j'avais fait ruisseler tant de baisers, et, ma foi! magnétisé par cette vue, j'en fis tomber un de plus dans ce ruisseau d'amour, et cette sensation l'empêcha d'écrire... Elle releva sa tête de la table où elle était penchée, comme si on lui eût piqué les reins d'une pointe de feu, se cambrant sur le dossier de son fauteuil, la tête renversée; elle me regardait, dans ce mélange de désir et de confusion qui était son charme, les yeux en l'air et tournés vers moi, qui étais derrière elle, et qui fis descendre dans la rose mouillée de sa bouche entr'ouverte ce que je venais de faire tomber dans l'entre-deux de ses épaules. Cette sensitive avait des nerfs de tigre. Tout à coup, elle bondit - Voilà le major qui monte, - me dit-elle. - Il aura perdu, il est jaloux quand il a perdu. Il va me faire une scène affreuse. Voyons! Mettez-vous là ... je vais le faire partir. - Et, se levant, elle ouvrit un grand placard dans lequel elle pendait ses robes, et elle m'y poussa. Je crois qu'il y a bien peu d'hommes qui n'aient été mis dans quelque placard, à l'arrivée du mari ou du possesseur en titre... - Je te trouve heureux avec ton placard! - dit Sélune; - je suis entré un jour dans un sac à charbon, moi! C'était, bien entendu, avant ma sacrée blessure. J'étais dans les hussards blancs, alors. Je vous demande dans quel état je suis sorti de mon sac à charbon! - Oui, - reprit amèrement Mesnilgrand, - c'est encore là un des revenants-bons de l'adultère et du partage! En ces moments-là , les plus fendants ne sont pas fiers, et, par générosité pour une femme épouvantée, ils deviennent aussi lâches qu'elle, et font cette lâcheté de se cacher. J'en ai, je crois, mal au coeur encore d'être entré dans ce placard, en uniforme et le sabre au côté, et, comble de ridicule! pour une femme qui n'avait pas d'honneur à perdre et que je n'aimais pas! Mais je n'eus pas le temps de m'appesantir sur cette bassesse d'être là , comme un écolier dans les ténèbres de mon placard et les frôlements sur mon visage de ses robes, qui sentaient son corps à me griser. Seulement, ce que j'entendis me tira bientôt de ma sensation voluptueuse. Le major était entré. Elle l'avait deviné, il était d'une humeur massacrante, et, comme elle l'avait dit, dans un accès de jalousie, et d'une jalousie d'autant plus explosive qu'avec nous tous il la cachait. Disposé au soupçon et à la colère comme il l'était, son regard alla probablement à cette lettre restée sur la table, et à laquelle mes deux baisers avaient empêché la Pudica de mettre l'adresse. - Qu'est-ce que c'est que cette lettre?... fit-il, - d'une voix rude. - C'est une lettre pour l'Italie, - dit tranquillement la Pudica. Il ne fut pas dupe de cette placide réponse. - Cela n'est pas vrai! - dit-il grossièrement, car vous n'aviez pas besoin de gratter beaucoup le Lauzun dans cet homme pour y retrouver le soudard; et je compris, à ce seul mot, la vie intime de ces deux êtres, qui engloutissaient entre eux deux des scènes de toute espèce, et dont, ce jour-là , j'allais avoir un spécimen. Je l'eus, en effet, du fond de mon placard. Je ne les voyais pas, mais je les entendais; et les entendre, pour moi, c'était les voir. Il y avait leurs gestes dans leurs paroles et dans les intonations de leurs voix, qui montèrent en quelques instants au diapason de toutes les fureurs. Le major insista pour qu'on lui montrât cette lettre sans adresse, et la Pudica, qui l'avait saisie, refusa opiniâtrément de la donner. C'est alors qu'il voulut la prendre de force. J'entendis les froissements et les piétinements d'une lutte entre eux, mais vous devinez bien que le major fut plus fort que sa femme. Il prit donc la lettre et la lut. C'était un rendez-vous d'amour à un homme, et la lettre disait que cet homme avait été heureux et qu'on lui offrait le bonheur encore... Mais cet homme-là n'était pas nommé. Absurdement curieux comme tous les jaloux, le major chercha en vain le nom de l'homme pour qui on le trompait... Et la Pudica fut vengée de cette prise de lettre, arrachée à sa main meurtrie, et peut-être ensanglantée, car elle avait crié pendant la lutte "Vous me déchirez la main, misérable!" Ivre de ne rien savoir, défié et moqué par cette lettre qui ne le renseignait que sur une chose, c'est qu'elle avait un amant, - un amant de plus, - le major Ydow tomba dans une de ces rages qui déshonorent le caractère d'un homme, et cribla la Pudica d'injures ignobles, d'injures de cocher. Je crus qu'il la rouerait de coups. Les coups allaient venir, mais un peu plus tard. Il lui reprocha, - en quels termes! d'être... tout ce qu'elle était. Il fut brutal, abject, révoltant; et elle, à toute cette fureur, répondit en vraie femme qui n'a plus rien à ménager, qui connaÃt jusqu'à l'axe l'homme à qui elle s'est accouplée, et qui sait que la bataille éternelle est au fond de cette bauge de la vie à deux. Elle fut moins ignoble, mais plus atroce, plus insultante et plus cruelle dans sa froideur, que lui dans sa colère. Elle fut insolente, ironique, riant du rire hystérique de la haine dans son paroxysme le plus aigu, et répondant au torrent d'injures que le major lui vomissait à la face par de ces mots comme les femmes en trouvent, quand elles veulent nous rendre fous, et qui tombent sur nos violences et dans nos soulèvements comme des grenades à feu dans de la poudre. De tous ces mots outrageants à froid qu'elle aiguisait, celui avec lequel elle le dardait le plus, c'est qu'elle ne l'aimait pas - qu'elle ne l'avait jamais aimé "jamais! jamais! jamais!" répétait-elle, avec une furie joyeuse, comme si elle lui eût dansé des entrechats sur le coeur! - Or, cette idée - qu'elle ne l'avait jamais aimé - était ce qu'il y avait de plus féroce, de plus affolant pour ce fat heureux, pour cet homme dont la beauté avait fait ravage, et qui, derrière son amour pour elle, avait encore sa vanité! Aussi arriva-t-il une minute où, n'y tenant plus, sous le dard de ce mot, impitoyablement répété, qu'elle ne l'avait jamais aimé, et qu'il ne voulait pas croire, et qu'il repoussait toujours - Et notre enfant? - objecta-t-il, l'insensé! comme si c'était une preuve, et comme s'il eût invoqué un souvenir! - Ah! notre enfant! - fit-elle, en éclatant de rire. - Il n'était pas de toi! J'imaginai ce qui dut se passer dans les yeux verts du major, en entendant son miaulement étranglé de chat sauvage. Il poussa un juron à fendre le ciel. - Et de qui est-il? garce maudite! - demanda-t-il, avec quelque chose qui n'était plus une voix. Mais elle continua de rire comme une hyène. - Tu ne le sauras pas! - dit-elle, en le narguant. Et elle le cingla de ce tu ne le sauras pas! mille fois répété, mille fois infligé à ses oreilles; et quand elle fut lasse de le dire, - le croiriez-vous? - elle le lui chanta comme une fanfare! Puis, quand elle l'eut assez fouetté avec ce mot, assez fait tourner comme une toupie sous le fouet de ce mot, assez roulé avec ce mot dans les spirales de l'anxiété et de l'incertitude, cet homme, hors de lui, et qui n'était plus entre ses mains qu'une marionnette qu'elle allait casser; quand, cynique à force de haine, elle lui eut dit, en les nommant par tous leurs noms, les amants qu'elle avait eus, et qu'elle eut fait le tour du corps d'officiers tout entier "Je les ai eus tous, - cria-t-elle, - mais ils ne m'ont pas eue, eux! Et cet enfant que tu es assez bête pour croire le tien, a été fait par le seul homme que j'aie jamais aimé! que j'aie jamais idolâtré! Et tu ne l'as pas deviné! Et tu ne le devines pas encore?" "Elle mentait. Elle n'avait jamais aimé un homme. Mais elle sentait bien que le coup de poignard pour le major était dans ce mensonge, et elle l'en dagua, elle l'en larda, elle l'en hacha, et quand elle en eut assez d'être le bourreau de ce supplice, elle lui enfonça pour en finir, comme on enfonce un couteau jusqu'au manche, son dernier aveu dans le coeur - Eh bien! - fit-elle, - puisque tu ne devines pas, jette ta langue aux chiens, imbécile! C'est le capitaine Mesnilgrand. Elle mentait probablement encore, mais je n'en étais pas si sûr, et mon nom, ainsi prononcé par elle, m'atteignit comme une balle à travers mon placard. Après ce nom, il y eut un silence comme après un égorgement. - L'a-t-il tuée au lieu de lui répondre? pensé-je, lorsque j'entendis le bruit d'un cristal, jeté violemment sur le sol, et qui y volait en mille pièces. Je vous ai dit que le major Ydow avait eu, pour l'enfant qu'il croyait le sien, un amour paternel immense et, quand il l'avait perdu, un de ces chagrins à folies, dont notre néant voudrait éterniser et matérialiser la durée. Dans l'impossibilité où il était, avec sa vie militaire en campagne, d'élever à son fils un tombeau qu'il aurait visité chaque jour, - cette idolâtrie de la tombe! - la major Ydow avait fait embaumer le coeur de son fils pour mieux l'emporter avec lui partout, et il l'avait déposé pieusement dans une urne de cristal, habituellement placée sur une encoignure, dans sa chambre à coucher. C'était cette urne qui volait en morceaux. - Ah! il n'était pas à moi, abominable gouge! - s'écria-t-il. Et j'entendis, sous sa botte de dragon, grincer et s'écraser le cristal de l'urne, et piétiner le coeur de l'enfant qu'il avait cru son fils! Sans doute, elle voulut le ramasser, elle! l'enlever, le lui prendre, car je l'entendis qui se précipita; et les bruits de la lutte recommencèrent, mais avec un autre, - le bruit des coups. - Eh bien! puisque tu le veux, le voilà , le coeur de ton marmot, catin déhontée! - dit le major. Et il lui battit la figure de ce coeur qu'il avait adoré, et le lui lança à la tête comme un projectile. L'abÃme appelle l'abÃme, dit-on. Le sacrilège créa le sacrilège. La Pudica, hors d'elle, fit ce qu'avait fait le major. Elle rejeta à sa tête le coeur de cet enfant, qu'elle aurait peut-être gardé s'il n'avait pas été de lui, l'homme exécré, à qui elle eût voulu rendre torture pour torture, ignominie pour ignominie! C'est la première fois, certainement, que si hideuse chose se soit vue! un père et une mère se souffletant tour à tour le visage, avec le coeur mort de leur enfant! Cela dura quelques minutes, ce combat impie... Et c'était si étonnamment tragique, que je ne pensai pas tout de suite à peser de l'épaule sur la porte du placard, pour la briser et intervenir... quand un cri comme je n'en ai jamais entendu, ni vous non plus, Messieurs, - et nous en avons pourtant entendu d'assez affreux sur les champs de bataille! - me donna la force d'enfoncer la porte du placard, et je vis... ce que je ne reverrai jamais! La Pudica, terrassée, était tombée sur la table où elle avait écrit, et le major l'y retenait d'un poignet de fer, tous voiles relevés, son beau corps à nu, tordu, comme un serpent coupé, sous son étreinte. Mais que croyez-vous qu'il faisait de son autre main, Messieurs?... Cette table à écrire, la bougie allumée, la cire à côté, toutes ces circonstances avaient donné au major une idée infernale, - l'idée de cacheter cette femme, comme elle avait cacheté sa lettre - et il était dans l'acharnement de ce monstrueux cachetage, de cette effroyable vengeance d'amant perversement jaloux! - Sois punie par où tu as péché, fille infâme! - cria-t-il. Il ne me vit pas. Il était penché sur sa victime, qui ne criait plus, et c'était le pommeau de son sabre qu'il enfonçait dans la cire bouillante et qui lui servait de cachet! Je bondis sur lui; je ne lui dis même pas de se défendre, et je lui plongeai mon sabre jusqu'à la garde dans le dos, entre les épaules, et j'aurais voulu, du même coup, lui plonger ma main et mon bras avec mon sabre à travers le corps, pour le tuer mieux!" - Tu as bien fait, Mesnil! dit le commandant Sélune; - il ne méritait pas d'être tué par devant, comme un de nous, ce brigand-là ! - Eh! mais c'est l'aventure d'Abailard, transposée à Héloïse! - fit l'abbé Reniant. - Un beau cas de chirurgie, - dit le docteur Bleny, - et rare! Mais Mesnilgrand, lancé, passa outre "Il était, - reprit-il, - tombé mort sur le corps de sa femme évanouie. Je l'en arrachai, le jetai là , et poussai du pied son cadavre. Au cri que la Pudica avait jeté, à ce cri sorti comme d'une vulve de louve, tant il était sauvage! et qui me vibrait encore dans les entrailles, une femme de chambre était montée. "Allez chercher le chirurgien du 8e dragons; il y a ici de la besogne pour lui, ce soir!" Mais je n'eus pas le temps d'attendre le chirurgien. Tout à coup, un boute-selle furieux sonna, appelant aux armes. C'était l'ennemi qui nous surprenait et qui avait égorgé au couteau, silencieusement, nos sentinelles. Il fallait sauter à cheval. Je jetai un dernier regard sur ce corps superbe et mutilé, immobilement pâle pour la première fois sous les yeux d'un homme. Mais, avant de partir, je ramassai ce pauvre coeur, qui gisait à terre dans la poussière, et avec lequel ils auraient voulu se poignarder et se déchiqueter, et je l'emportai, ce coeur d'un enfant qu'elle avait dit le mien, dans ma ceinture de hussard." Ici, le chevalier de Mesnilgrand s'arrêta, dans une émotion qu'ils respectèrent, ces matérialistes et ces ribauds. - Et la Pudica?... - dit presque timidement Rançonnet, qui ne caressait plus son verre. "Je n'ai plus eu jamais des nouvelles de la Rosalba, dite la Pudica, - répondit Mesnilgrand. - Est-elle morte? A-t-elle pu vivre encore? Le chirurgien a-t-il pu aller jusqu'à elle? Après la surprise d'Alcudia, qui nous fut si fatale, je le cherchai. Je ne le trouvai pas. Il avait disparu, comme tant d'autres, et n'avait pas rejoint les débris de notre régiment décimé. - Est-ce là tout? - dit Mautravers. - Et si c'est là tout, voilà une fière histoire! Tu avais raison, Mesnil, quand tu disais à Sélune que tu lui rendrais, en une fois, la petite monnaie de ses quatre-vingts religieuses violées et jetées dans le puits. Seulement, puisque Rançonnet rêve maintenant derrière son assiette, je reprendrai la question où il l'a laissée Quelle relation a ton histoire avec tes dévotions à l'église, de l'autre jour?... - C'est juste, - dit Mesnilgrand. - Tu m'y fais penser. Voici donc ce qui me reste à dire, à Rançonnet et à toi j'ai porté plusieurs années, et partout, comme une relique, ce coeur d'enfant dont je doutais; mais quand, après la catastrophe de Waterloo, il m'a fallu ôter cette ceinture d'officier dans laquelle j'avais espéré de mourir, et que je l'eus porté encore quelques années, ce coeur, - et je t'assure, Mautravers, que c'est lourd, quoique cela paraisse bien léger, - la réflexion venant avec l'âge, j'ai craint de profaner un peu plus ce coeur si profané déjà , et je me suis décidé à le déposer en terre chrétienne. Sans entrer dans les détails que je vous donne aujourd'hui, j'en ai parlé à un des prêtres de cette ville, de ce coeur qui pesait depuis si longtemps sur le mien, et je venais de le remettre à lui-même, dans le confessionnal de la chapelle, quand j'ai été pris dans la contre-allée à bras-le-corps par Rançonnet." Le capitaine Rançonnet avait probablement son compte. Il ne prononça pas une syllabe, les autres non plus. Nulle réflexion ne fut risquée. Un silence plus expressif que toutes les réflexions leur pesait sur la bouche à tous. Comprenaient-ils enfin, ces athées, que, quand l'Eglise n'aurait été instituée que pour recueillir les coeurs - morts ou vivants - dont on ne sait plus que faire, c'eût été assez beau comme cela! - Servez donc le café! - dit, de sa voix de tête, le vieux M. de Mesnilgrand. - S'il est, Mesnil, aussi fort que ton histoire, il sera bon. La vengeance d'une femme J'ai souvent entendu parler de la hardiesse de la littérature moderne; mais je n'ai, pour mon compte, jamais cru à cette hardiesse-là . Ce reproche n'est qu'une forfanterie... de moralité. La littérature, qu'on a dit si longtemps l'expression de la société, ne l'exprime pas du tout, - au contraire; et, quand quelqu'un de plus crâne que les autres a tenté d'être plus hardi, Dieu sait quels cris il a fait pousser! Certainement, si on veut bien y regarder, la littérature n'exprime pas la moitié des crimes que la société commet mystérieusement et impunément tous les jours, avec une fréquence et une facilité charmantes. Demandez à tous les confesseurs, - qui seraient les plus grands romanciers que le monde aurait eus, s'ils pouvaient raconter les histoires qu'on leur coule dans l'oreille au confessionnal. Demandez-leur le nombre d'incestes par exemple enterrés dans les familles les plus fières et les plus élevées, et voyez si la littérature, qu'on accuse tant d'immorale hardiesse, a osé jamais les raconter, même pour en effrayer! A cela près du petit souffle, - qui n'est qu'un souffle, - et qui passe - comme un souffle - dans le René de Chateaubriand, - du religieux Chateaubriand, - je ne sache pas de livre où l'inceste, si commun dans nos moeurs, - en haut comme en bas, et peut-être plus en bas qu'en haut, - ait jamais fait le sujet, franchement abordé, d'un récit qui pourrait tirer de ce sujet des effets d'une moralité vraiment tragique. La littérature moderne, à laquelle le bégueulisme jette sa petite pierre, a-t-elle jamais osé les histoires de Myrrha, d'Agrippine et d'Oedipe, qui sont des histoires, croyez-moi, toujours et parfaitement vivantes, car je n'ai pas vécu - du moins jusqu'ici - dans un autre enfer que l'enfer social, et j'ai, pour ma part, connu et coudoyé pas mal de Myrrhas, d'Oedipes et d'Agrippines, dans la vie privée et dans le plus beau monde, comme on dit. Parbleu! cela n'avait jamais lieu comme au théâtre ou dans l'histoire. Mais, à travers les surfaces sociales, les précautions, les peurs et les hypocrisies; cela s'entrevoyait... Je connais - et tout Paris connaÃt - une Mme Henri III, qui porte en ceinture des chapelets de petites têtes de mort, ciselées dans de l'or, sur des robes de velours bleu, et qui se donne la discipline, mêlant ainsi au ragoût de ses pénitences le ragoût des autres plaisirs de Henri III. Or, qui écrirait l'histoire de cette femme, qui fait des livres de piété, et que les jésuites croient un homme joli détail plaisant! et même un saint?... Il n'y a déjà pas tant d'années que tout Paris a vu une femme, du faubourg Saint-Germain, prendre à sa mère son amant, et, furieuse de voir cet amant retourner à sa mère qui, vieille, savait mieux pourtant se faire aimer qu'elle, voler les lettres très passionnées de cette dernière à cet homme trop aimé, les faire lithographier et les jeter, par milliers, du Paradis bien nommé pour une action pareille dans la salle de l'Opéra, un jour de première représentation. Qui a fait l'histoire de cette autre femme-là ?... La pauvre littérature ne saurait même par quel bout prendre de pareilles histoires, pour les raconter. Et c'est là ce qu'il faudrait faire si on était hardi. L'Histoire a des Tacite et des Suétone; le Roman n'en a pas, - du moins en restant dans l'ordre élevé et moral du talent et de la littérature. Il est vrai que la langue latine brave l'honnêteté, en païenne qu'elle est, tandis que notre langue, à nous, a été baptisée avec Clovis sur les fonts de Saint-Remy, et y a puisé une impérissable pudeur, car cette vieille rougit encore. Nonobstant, si on osait - oser, un Suétone ou un Tacite, romanciers, pourraient exister, car le Roman est spécialement l'histoire des moeurs, mise en récit et en drame, comme l'est souvent l'Histoire elle-même. Et nulle autre différence que celles-ci c'est que l'un le Roman met ses moeurs sous le couvert de personnages d'invention, et que l'autre l'Histoire donne les noms et les adresses. Seulement, le Roman creuse bien plus avant que l'Histoire. Il a un idéal, et l'Histoire n'en a pas elle est bridée par la réalité. Le Roman tient, aussi, bien plus longtemps la scène. Lovelace dure plus, dans Richardson, que Tibère dans Tacite. Mais, si Tibère, dans Tacite, était détaillé comme Lovelace dans Richardson, croyez-vous que l'Histoire y perdrait et que Tacite ne serait pas plus terrible?... Certes, je n'ai pas peur d'écrire que Tacite, comme peintre, n'est pas au niveau de Tibère comme modèle, et que, malgré tout son génie, il en est resté écrasé. Et ce n'est pas tout. A cette défaillance inexplicable, mais frappante, dans la littérature, quand on la compare, dans sa réalité, avec la réputation qu'elle a, ajoutez la physionomie que le crime a pris par ce temps d'ineffables et de délicieux progrès! L'extrême civilisation enlève au crime son effroyable poésie et ne permet pas à l'écrivain de la lui restituer. Ce serait par trop horrible, disent les âmes qui veulent qu'on enjolive tout, même l'affreux. Bénéfice de la philanthropie! d'imbéciles criminalistes diminuent la pénalité, et d'ineptes moralistes le crime, et encore ils ne le diminuent que pour diminuer la pénalité. Cependant, les crimes de l'extrême civilisation sont, certainement, plus atroces que ceux de l'extrême barbarie par le fait de leur raffinement, de la corruption qu'ils supposent, et de leur degré supérieur d'intellectualité. L'Inquisition le savait bien. A une époque où la foi religieuse et les moeurs publiques étaient fortes, l'Inquisition, ce tribunal qui jugeait la pensée, cette grande institution dont l'idée seule tortille nos petits nerfs et escarbouille nos têtes de linottes, l'Inquisition savait bien que les crimes spirituels étaient les plus grands, et elle les châtiait comme tels... Et, de fait, si ces crimes parlent moins aux sens, ils parlent plus à la pensée; et la pensée, en fin de compte, est ce qu'il y a de plus profond en nous. Il y a donc, pour le romancier, tout un genre de tragique inconnu à tirer de ces crimes, plus intellectuels que physiques, qui semblent moins des crimes à la superficialité des vieilles sociétés matérialistes, parce que le sang n'y coule pas et que le massacre ne s'y fait que dans l'ordre des sentiments et des moeurs... C'est ce genre de tragique dont on a voulu donner ici un échantillon, en racontant l'histoire d'une vengeance de la plus épouvantable originalité, dans laquelle le sang n'a pas coulé, et où il n'y a eu ni fer ni poison; un crime civilisé enfin, dont rien n'appartient à l'invention de celui qui le raconte, si ce n'est la manière de le raconter. Vers la fin du règne de Louis-Philippe, un jeune homme enfilait, un soir, la rue Basse-du-Rempart qui, dans ce temps-là , méritait bien son nom de la Rue Basse, car elle était moins élevée que le sol du boulevard, et formait une excavation toujours mal éclairée et noire, dans laquelle on descendait du boulevard par deux escaliers qui se tournaient le dos, si on peut dire cela de deux escaliers. Cette excavation, qui n'existe plus et qui se prolongeait de la rue de la Chaussée-d'Antin à la rue Caumartin, devant laquelle le terrain reprenait son niveau; cette espèce de ravin sombre, où l'on se risquait à peine le jour, était fort mal hantée quand venait la nuit. Le Diable est le Prince des ténèbres. Il avait là une de ses principautés. Au centre, à peu près, de cette excavation, bordée d'un côté par le boulevard formant terrasse, et, de l'autre, par de grandes maisons silencieuses à portes cochères et quelques magasins de bric-à -brac, il y avait un passage étroit et non couvert où le vent, pour peu qu'il fÃt du vent, jouait comme dans une flûte, et qui conduisait, le long d'un mur et des maisons en construction, jusqu'à la rue Neuve-des-Mathurins. Le jeune homme en question, et très bien mis du reste, qui venait de prendre ce chemin, lequel ne devait pas être pour lui le droit chemin de la vertu, ne l'avait pris que parce qu'il suivait une femme qui s'était enfoncée, sans hésitation et sans embarras, dans la suspecte noirceur de ce passage. C'était un élégant que ce jeune homme, - un gant jaune, comme on disait des élégants de ce temps-là . - Il avait dÃné longuement au Café de Paris, et il était venu, tout en mâchonnant son cure-dents, se placer contre la balustrade à mi-corps de Tortoni à présent supprimée, et guigner de là les femmes qui passaient le long du boulevard. Celle-là était justement passée plusieurs fois devant lui; et, quoique cette circonstance, ainsi que la mise trop voyante de cette femme et le tortillement de sa démarche fussent de suffisantes étiquettes; quoique ce jeune homme, qui s'appelait Robert de Tressignies, fût horriblement blasé et qu'il revÃnt d'Orient, - où il avait vu l'animal femme dans toutes les variétés de son espèce et de ses races, - à la cinquième passe de cette déambulante du soir, il l'avait suivie... chiennement, comme il disait, en se moquant de lui-même, - car il avait la faculté de se regarder faire et de se juger à mesure qu'il agissait, sans que son jugement, très souvent contraire à son acte, empêchât son acte, ou que son acte nuisit à son jugement asymptote terrible! - Tressignies avait plus de trente ans. Il avait vécu cette niaise première jeunesse qui fait de l'homme le Jocrisse de ses sensations, et pour qui la première venue qui passe est un magnétisme. Il n'en était plus là . C'était un libertin déjà froidi et très compliqué de cette époque positive, un libertin fortement intellectualisé, qui avait assez réfléchi sur ses sensations pour ne plus pouvoir en être dupe, et qui n'avait peur ni horreur d'aucune. Ce qu'il venait de voir, ou ce qu'il avait cru voir, lui avait inspiré la curiosité qui veut aller au fond d'une sensation nouvelle. Il avait donc quitté sa balustrade et suivi... très résolu à pousser à fin la très vulgaire aventure qu'il entrevoyait. Pour lui, en effet, cette femme qui s'en allait devant lui, déferlant onduleusement comme une vague, n'était qu'une fille du plus bas étage; mais elle était d'une telle beauté qu'on pouvait s'étonner que cette beauté ne l'eût pas classée plus haut, et qu'elle n'eût pas trouvé un amateur qui l'eût sauvée de l'abjection de la rue, car, à Paris, lorsque Dieu y plante une jolie femme, le Diable, en réplique, y plante immédiatement un sot pour l'entretenir. Et puis, encore, il avait, ce Robert de Tressignies, une autre raison pour la suivre que la souveraine beauté que ne voyaient peut-être pas ces Parisiens, si peu connaisseurs en beauté vraie et dont l'esthétique, démocratisée comme le reste, manque particulièrement de hauteur. Cette femme était pour lui une ressemblance. Elle était cet oiseau moqueur qui joue le rossignol, dont parle Byron, dans ses Mémoires, avec tant de mélancolie. Elle lui rappelait une autre femme, vue ailleurs... Il était sûr, absolument sûr, que ce n'était pas elle, mais elle lui ressemblait à s'y méprendre, si se méprendre n'avait pas été impossible... Et il en était, du reste, plus attiré que surpris, car il avait assez d'expérience, comme observateur, pour savoir qu'en fin de compte il y a beaucoup moins de variété qu'on ne croit dans les figures humaines, dont les traits sont soumis à une géométrie étroite et inflexible, et peuvent se ramener à quelques types généraux. La beauté est une. Seule, la laideur est multiple, et encore sa multiplicité est bien vite épuisée. Dieu a voulu qu'il n'y eût d'infini que la physionomie, parce que la physionomie est une immersion de l'âme à travers les lignes correctes ou incorrectes, pures ou tourmentées, du visage. Tressignies se disait confusément tout cela, en mettant son pas dans le pas de cette femme, qui marchait le long du boulevard, sinueusement, et le coupait comme une faux, plus fière que la reine de Saba du Tintoret lui-même, dans sa robe de satin safran, aux tons d'or, cette couleur aimée des jeunes Romaines, et dont elle faisait, en marchant, miroiter et crier les plis glacés et luisants, comme un appel aux armes! Exagérément cambrée, comme il est rare de l'être en France, elle s'étreignait dans un magnifique châle turc à larges raies blanches, écarlate et or; et la plume rouge de son chapeau blanc - splendide de mauvais goût - lui vibrait jusque sur l'épaule. On se souvient qu'à cette époque les femmes portaient des plumes penchées sur leurs chapeaux, qu'elles appelaient des plumes en saule pleureur. Mais rien ne pleurait en cette femme; et la sienne exprimait bien autre chose que la mélancolie. Tressignies, qui croyait qu'elle allait prendre la rue de la Chaussée-d'Antin, étincelante de ses mille becs de lumière, vit avec surprise tout ce luxe piaffant de courtisane, toute cette fierté impudente de fille enivrée d'elle-même et des soies qu'elle traÃnait, s'enfoncer dans la rue Basse-du-Rempart, la honte du boulevard de ce temps! Et l'élégant, aux bottes vernies, moins brave que la femme, hésita avant d'entrer là -dedans... Mais ce ne fut guère qu'une seconde... La robe d'or, perdue un instant dans les ténèbres de ce trou noir, après avoir dépassé l'unique réverbère qui les tatouait d'un point lumineux, reluisit au loin, et il s'élança pour la rejoindre. Il n'eut pas grand-peine elle l'attendait, sûre qu'il viendrait; et ce fut, alors, qu'au moment où il la rejoignit elle lui projeta bien en face, pour qu'il pût en juger, son visage, et lui campa ses yeux dans les yeux, avec toute l'effronterie de son métier. Il fut littéralement aveuglé de la magnificence de ce visage empâté de vermillon, mais d'un brun doré comme les ailes de certains insectes, et que la clarté blême, tombant en maigre filet du réverbère, ne pouvait pas pâlir. - Vous êtes Espagnole? - fit Tressignies, qui venait de reconnaÃtre un des plus beaux types de cette race. - Si, - répondit-elle. Etre Espagnole, à cette époque-là , c'était quelque chose! C'était une valeur sur la place. Les romans d'alors, le théâtre de Clara Gazul, les poésies d'Alfred de Musset, les danses de Mariano Camprubi et de Dolorès Serral, faisaient excessivement priser les femmes orange aux joues de grenade, - et, qui se vantait d'être Espagnole ne l'était pas toujours, mais on s'en vantait. Seulement, elle ne semblait pas plus tenir à sa qualité d'Espagnole qu'à toute autre chose qu'elle aurait fait chatoyer; et, en français - Viens-tu? - lui dit-elle, à brûle-pourpoint, et avec le tutoiement qu'aurait eu la dernière fille de la rue des Poulies, existant aussi alors. Vous la rappelez-vous? Une immondice! Le ton, la voix déjà rauque, cette familiarité prématurée, ce tutoiement si divin - le ciel! - sur les lèvres d'une femme qui vous aime, et qui devient la plus sanglante des insolences dans la bouche d'une créature pour qui vous n'êtes qu'un passant, auraient suffi pour dégriser Tressignies par le dégoût, mais le Démon le tenait. La curiosité, pimentée de convoitise, dont il avait été mordu, en voyant cette fille qui était plus pour lui que de la chair superbe, tassée dans du satin, lui aurait fait avaler non pas la pomme d'Eve, mais tous les crapauds d'une crapaudière! - Par Dieu! - dit-il, - si je viens! - Comme si elle pouvait en douter! Je me mettrai à la lessive demain, - pensa-t-il. Ils étaient au bout du passage par lequel on gagnait la rue des Mathurins; ils s'y engagèrent. Au milieu des énormes moellons qui gisaient là et des constructions qui s'y élevaient, une seule maison restée debout sur sa base, sans voisines, étroite, laide, rechignée, tremblante, qui semblait avoir vu bien du vice et bien du crime à tous les étages de ses vieux murs ébranlés, et qui avait peut-être été laissée là pour en voir encore, se dressait, d'un noir plus sombre, dans un ciel déjà noir. Longue perche de maison aveugle, car aucune de ses fenêtres et les fenêtres sont les yeux des maisons n'était éclairée, et qui avait l'air de vous raccrocher en tâtonnant dans la nuit! Cette horrible maison avait la classique porte entrebâillée des mauvais lieux, et, au fond d'une ignoble allée, l'escalier dont on voit quelques marches éclairées d'en haut, par une lumière honteuse et sale... La femme entra dans cette allée étroite, qu'elle emplit de la largeur de ses épaules et de l'ampleur foisonnante et frissonnante de sa robe; et, d'un pied accoutumé à de pareilles ascensions, elle monta lestement l'escalier en colimaçon, - image juste, car cet escalier en avait la viscosité... Chose inaccoutumée à ces bouges, en montant, cet abominable escalier s'éclairait ce n'était plus la lueur épaisse du quinquet puant l'huile qui rampait sur les murs du premier étage, mais une lumière qui, au second, s'élargissait et s'épanouissait jusqu'à la splendeur. Deux griffes de bronze, chargées de bougies, incrustées dans le mur, illuminaient avec un faste étrange une porte, commune d'aspect, sur laquelle était collée, pour qu'on sût chez qui on entrait, la carte où ces filles mettent leur nom, pour que, si elles ont quelque réputation et quelque beauté, le pavillon couvre la marchandise. Surpris de ce luxe si déplacé en pareil lieu, Tressignies fit plus attention à ces torchères, d'un style presque grandiose, qu'une puissante main d'artiste avait tordues, qu'à la carte et au nom de la femme, qu'il n'avait pas besoin de savoir, puisqu'il l'accompagnait. En les regardant, - pendant qu'elle faisait tourner une clef dans la serrure de cette porte si bizarrement ornée et inondée de lumière, le souvenir lui revint des surprises des petites maisons du temps de Louis XV. "Cette fille-là aura lu, - pensa-t-il, - quelques romans ou quelques mémoires de ce temps, et elle aura eu la fantaisie de mettre un joli appartement, plein de voluptueuses coquetteries, là où on ne l'aurait jamais soupçonné..." Mais ce qu'il trouva, la porte une fois ouverte, dut redoubler son étonnement, - seulement dans un sens opposé. Ce n'était, en effet, que l'appartement trivial et désordonné de ces filles-là ... Des robes, jetées çà et là confusément sur tous les meubles, et un lit vaste, - le champ de manoeuvres, - avec les immorales glaces au fond et au plafond de l'alcôve, disaient bien chez qui on était... Sur la cheminée, des flacons qu'on n'avait pas pensé à reboucher, avant de repartir pour la campagne du soir, croisaient leurs parfums dans l'atmosphère tiède de cette chambre où l'énergie des hommes devait se dissoudre à la troisième respiration... Deux candélabres allumés, du même style que ceux de la porte, brûlaient des deux côtés de la cheminée. Partout, des peaux de bêtes faisaient tapis par-dessus le tapis. On avait tout prévu. Enfin, une porte ouverte laissait voir, par-dessous ses portières, un mystérieux cabinet de toilette, la sacristie de ces prêtresses. Mais, tous ces détails, Tressignies ne les vit que plus tard. Tout d'abord, il ne vit que la fille chez laquelle il venait de monter. Sachant où il était, il ne se gêna pas. Il se mit sans façon sur le canapé attirant entre ses genoux cette femme qui avait ôté son chapeau et son châle, et qui les avait jetés sur le fauteuil. Il la prit à la taille, comme s'il l'eût bouclée entre ses deux mains jointes, et il la regarda ainsi de bas en haut, comme un buveur qui lève au jour, avant de le boire, le verre de vin qu'il va sabler! Ses impressions du boulevard n'avaient pas menti. Pour un dégustateur de femmes, pour un homme blasé, mais puissant, elle était véritablement splendide. La ressemblance qui l'avait tant frappé dans les lueurs mobiles et coupées d'ombre du boulevard, cette femme l'avait toujours, en pleine lumière fixe. Seulement, celle à qui elle le faisait penser n'avait pas sur son visage, aux traits si semblables qu'ils en paraissaient identiques, cette expression de fierté résolue et presque terrible que le Diable, ce père joyeux de toutes les anarchies, avait refusée à une duchesse et avait donnée - pour quoi en faire? - à une demoiselle du boulevard. Quand elle eut la tête nue, avec ses cheveux noirs, sa robe jaune, ses larges épaules dont ses hanches dépassaient encore la largeur, elle rappelait la Judith de Vernet un tableau de ce temps, mais par le corps plus fait pour l'amour et par le visage plus féroce encore. Cette férocité sombre venait peut-être d'un pli qui se creusait entre ses deux beaux sourcils, qui se prolongeaient jusque dans les tempes, comme Tressignies en avait vu à quelques Asiatiques, en Turquie, et elle les rapprochait, dans une préoccupation si continue qu'on aurait dit qu'ils étaient barrés. Souffletant contraste! cette fille avait la taille de son métier; elle n'en avait pas la figure. Ce corps de courtisane, qui disait si éloquemment Prends! - cette coupe d'amour aux flancs arrondis qui invitait la main et les lèvres, étaient surmontés d'un visage qui aurait arrêté le désir par la hauteur de sa physionomie, et pétrifié dans le respect la volupté la plus brûlante... Heureusement, le sourire volontairement assoupli de la courtisane, et dont elle savait profaner la courbure idéalement dédaigneuse de ses lèvres, ralliait bientôt à elle ceux que la fierté cruelle de son visage aurait épouvantés. Au boulevard, elle promenait ce raccrochant sourire, étalé impudiquement sur ses lèvres rouges; mais, au moment où Tressignies la tenait debout entre ses genoux, elle était sérieuse, et sa tête respirait quelque chose de si étrangement implacable, qu'il ne lui manquait que le sabre recourbé aux mains pour que ce dandy de Tressignies pût, sans fatuité se croire Holopherne. Il lui prit ses mains désarmées, et il s'en attesta la beauté suzeraine. Elle lui laissait faire silencieusement tout cet examen de sa personne, et elle le regardait aussi, non pas avec la curiosité futile ou sordidement intéressée de ses pareilles, qui, en vous regardant, vous soupèsent comme de l'or suspect... Evidemment, elle avait une autre pensée que celle du gain qu'elle allait faire ou du plaisir qu'elle allait donner. Il y avait dans les ailes ouvertes de ce nez, aussi expressives que des yeux et par où la passion, comme par les yeux, devait jeter des flammes, une décision suprême comme celle d'un crime qu'on va accomplir. - "Si l'implacabilité de ce visage était, par hasard; l'implacabilité de l'amour et des sens, quelle bonne fortune pour elle et pour moi, dans ce temps d'épuisement!" - pensa Tressignies, qui, avant de s'en passer la fantaisie, la détaillait comme un cheval anglais...Lui, l'expérimenté, le fort critique en fait de femmes, qui avait marchandé les plus belles filles sur le marché d'Andrinople et qui savait le prix de la chair humaine, quand elle avait cette couleur et cette densité, jeta, pour deux heures de celle-ci, une poignée de louis dans une coupe de cristal bleu, posée à niveau de main sur une console, et qui; probablement, n'avait jamais reçu tant d'or. - Ah! je te plais donc?... - s'écria-t-elle audacieusement et prête à tout, sous l'action du geste qu'il venait de faire; peut-être impatientée de cet examen dans lequel la curiosité semblait plus forte que le désir, ce qui, pour elle, était une perte de temps ou une insolence. - Laisse-moi ôter tout cela, - ajouta-t-elle, comme si sa robe lui eût pesé, et en faisant sauter les deux premiers boutons de son corsage... Et elle s'arracha de ses genoux pour aller dans le cabinet de toilette d'à côté... Prosaïque détail! voulait-elle ménager sa robe? La robe, c'est l'outil de ces travailleuses... Tressignies, qui rêvait devant ce visage l'inassouvissement de Messaline, retomba dans la plate banalité. Il se sentit de nouveau chez la fille - la fille de Paris, malgré la sublimité d'une physionomie qui jurait cruellement avec le destin de celle qui l'avait. "Bah! - pensa-t-il encore, - la poésie n'est jamais qu'à la peau avec ces drôlesses, et il ne faut la prendre que là où elle est." Et il se promit de l'y prendre, mais il la trouva aussi ailleurs, - et là où, certes, il ne se doutait pas qu'elle fût, la poésie! Jusque-là , en suivant cette femme, il n'avait obéi qu'à une irrésistible curiosité et à une fantaisie sans noblesse; mais, quand celle qui les lui avait si vite inspirées sortit du cabinet de toilette, où elle était allée se défaire de tous ses caparaçons du soir, et qu'elle revint vers lui, dans le costume, qui n'en était pas un, de gladiatrice qui va combattre, il fut littéralement foudroyé d'une beauté que son oeil exercé, cet oeil de sculpteur qu'ont les hommes à femmes, n'avait pas, au boulevard, devinée tout entière, à travers les souffles révélateurs de la robe et de la démarche. Le tonnerre entrant tout à coup, au lieu d'elle, par cette porte, ne l'aurait pas mieux foudroyé... Elle n'était pas entièrement nue; mais c'était pis! Elle était bien plus indécente, - bien plus révoltamment indécente que si elle eût été franchement nue. Les marbres sont nus, et la nudité est chaste. C'est même la bravoure de la chasteté. Mais cette fille, scélératement impudique, qui se serait allumée elle-même, comme une des torches vivantes des jardïns de Néron, pour mieux incendier les sens des hommes, et à qui son métier avait sans doute appris les plus basses rubriques de la corruption, avait combiné la transparence insidieuse des voiles et l'osé de la chair, avec le génie et le mauvais goût d'un libertinage atroce, car, qui ne le sait? en libertinage, le mauvais goût est une puissance... Par le détail de cette toilette, monstrueusement provocante, elle rappelait à Tressignies cette statuette indescriptible devant laquelle il s'était parfois arrêté, exposée qu'elle était chez tous les marchands de bronze du Paris d'alors, et sur le socle de laquelle on ne lisait que ce mot mystérieux "Madame Husson." Dangereux rêve obscène! Le rêve était ici une réalité. Devant cette irritante réalité, devant cette beauté absolue, mais qui n'avait pas la froideur qu'a trop souvent la beauté absolue, Tressignies, retour de Turquie, aurait été le plus blasé des pachas à trois queues qu'il eût retrouvé les sens d'un chrétien, et même d'un anachorète. Aussi, quand, très sûre des bouleversements qu'elle était accoutumée à produire, elle vint impétueusement à lui, et qu'elle lui poussa, à hauteur de la bouche, l'éventaire des magnificences savoureuses de son corsage, avec le mouvement retrouvé de la courtisane qui tente le Saint dans le tableau de Paul Véronèse, Robert de Tressignies, qui n'était pas un saint, eut la fringale... de ce qu'elle lui offrait, et il la prit dans ses bras, cette brutale tentatrice, avec une fougue qu'elle partagea, car elle s'y était jetée. Se jetait-elle ainsi dans tous les bras qui se fermaient sur elle? Si supérieure qu'elle fût dans son métier ou dans son art de courtisane, elle fut, ce soir-là , d'une si furieuse et si hennissante ardeur, que même l'emportement de sens exceptionnels ou malades n'aurait pas suffi pour l'expliquer. Etait-elle au début de cette horrible vie de fille, pour la faire avec une semblable furie? Mais, vraiment, c'était quelque chose de si fauve et de si acharné, qu'on aurait dit qu'elle voulait laisser sa vie ou prendre celle d'un autre dans chacune de ses caresses. En ce temps-là , ses pareilles à Paris, qui ne trouvaient pas assez sérieux le joli nom de "lorettes" que la littérature leur avait donné et qu'a immortalisé Gavarni, se faisaient appeler orientalement des "panthères". Eh bien! aucune d'elles n'aurait mieux justifié ce nom de panthère... Elle en eut, ce soir-là , la souplesse, les enroulements, les bonds, les égratignements et les morsures. Tressignies put s'attester qu'aucune des femmes qui lui étaient jusque-là passées par les bras ne lui avait donné les sensations inouïes que lui donna cette créature, folle de son corps à rendre la folie contagieuse, et pourtant il avait aimé, Tressignies. Mais, faut-il le dire à la gloire ou à la honte de la nature humaine? Il y a dans ce qu'on appelle le plaisir, avec trop de mépris peut-être, des abÃmes tout aussi profonds que dans l'amour. Etait-ce dans ces abÃmes qu'elle le roula, comme la mer roule un fort nageur dans les siens? Elle dépassa, et bien au delà , ses plus coupables souvenirs de mauvais sujet, et même jusqu'aux rêves d'une imagination comme la sienne, tout à la fois violente et corrompue. Il oublia tout, - et ce qu'elle était, et ce pour quoi il était venu, et cette maison, et cet appartement dont il avait eu presque, en y entrant, la nausée. Positivement, elle lui soutira son âme, à lui, dans son corps, à elle... Elle lui enivra jusqu'au délire, des sens difficiles à griser. Elle le combla enfin de telles voluptés, qu'il arriva un moment où l'athée à l'amour, le sceptique à tout, eut la pensée folle d'une fantaisie éclose tout à coup dans cette femme, qui faisait marchandise de son corps. Oui, Robert de Tressignies, qui avait presque dans la trempe la froideur d'acier de son patron Robert Lovelace, crut avoir inspiré au moins un caprice à cette prostituée, qui ne pouvait être ainsi avec tous les autres, sous peine de bientôt périr consumée. Il le crut deux minutes, comme un imbécile, cet homme si fort! Mais la vanité qu'elle avait allumée, au feu d'un plaisir cuisant comme l'amour, eut soudainement, entre deux caresses, le petit frisson d'un doute subit... Une voix lui cria du fond de son être "Ce n'est pas toi qu'elle aime en toi!" car il venait de la surprendre, dans le temps où elle était le plus panthère et le plus souplement nouée à lui, distraite de lui et toute perdue dans l'absorbante contemplation d'un bracelet qu'elle avait au bras, et sur lequel Tressignies avisa le portrait d'un homme. Quelques mots en langue espagnole, que Tressignies, qui ne savait pas cette langue, ne comprit pas, mêlés à ses cris de bacchante, lui semblèrent à l'adresse de ce portrait. Alors, l'idée qu'il posait pour un autre, - qu'il était là pour le compte d'un autre, - ce fait, malheureusement si commun dans nos misérables moeurs, avec l'état surchauffé et dépravé de nos imaginations, ce dédommagement de l'impossible dans les âmes enragées qui ne peuvent avoir l'objet de leur désir, et qui se jettent sur l'apparence, se saisit violemment de son esprit et le glaça de férocité. Dans un de ces accès de jalousie absurde et de vanité tigre dont l'homme n'est pas maÃtre, il lui saisit le bras durement, et voulut voir ce bracelet qu'elle regardait avec une flamme qui, certainement, n'était pas pour lui, quand tout, de cette femme, devait être à lui dans un pareil moment. - Montre-moi ce portrait! lui dit-il, avec une voix encore plus dure que sa main. Elle avait compris; mais, sans orgueil - Tu ne peux pas être jaloux d'une fille comme moi, - lui dit-elle. Seulement, ce ne fut pas le mot de fille qu'elle employa. Non, à la stupéfaction de Tressignies, elle se rima elle-même en tain, comme un crocheteur qui l'aurait insultée. - Tu veux le voir! - ajouta-t-elle. - Eh bien! regarde. Et elle lui coula près des yeux son beau bras, fumant encore de la sueur enivrante du plaisir auquel ils venaient de se livrer. C'était le portrait d'un homme laid, chétif, au teint olive, aux yeux noirs jeunes, très sombre, mais non pas sans noblesse; l'air d'un bandit ou d'un grand d'Espagne. Et il fallait bien que ce fût un grand d'Espagne, car il avait au cou le collier de la Toison-d'Or. - Où as-tu pris cela? - fit Tressignies, qui pensa Elle va me faire un conte. Elle va me débiter la séduction d'usage, le roman du premier, l'histoire connue qu'elles débitent toutes... - Pris! - repartit-elle, révoltée. - C'est bien lui, POR DIOS, qui me l'a donné! Qui lui? ton amant, sans doute? - dit Tressignies. - Tu l'auras trahi. Il t'aura chassée, et, tu auras roulé jusqu'ici. Ce n'est pas mon amant, - fit-elle froidement, avec l'insensibilité du bronze, à l'outrage de cette supposition. - Peut-être ne l'est-il plus, - dit Tressignies. - Mais tu l'aimes encore je l'ai vu tout à l'heure dans tes yeux. Elle se mit à rire amèrement. - Ah! tu ne connais donc rien ni à l'amour, ni à la, haine? - s'écria-t-elle. - Aimer cet homme! mais je l'exècre! C'est mon mari. - Ton mari! - Oui, mon mari, - fit-elle, le plus grand seigneur des Espagnes, trois fois duc, quatre fois marquis, cinq fois comte, grand d'Espagne à plusieurs grandesses, Toison-d'Or. Je suis la duchesse d'Arcos de Sierra-Leone. Tressignies, presque terrassé par ces incroyables paroles, n'eut pas le moindre doute sur la vérité de cette renversante affirmation. Il était sûr que cette fille n'avait pas menti. Il venait de la reconnaÃtre. La ressemblance qui l'avait tant frappé au boulevard était justifiée. Il l'avait rencontrée déjà , et il n'y avait pas si longtemps! C'était à Saint-Jean-de-Luz, où il était allé passer la saison des bains une année. Précisément, cette année-là , la plus haute société espagnole s'était donné rendez-vous sur la côte de France, dans cette petite ville, qui est si près de l'Espagne qu'on s'y rêverait en Espagne encore, et que les Espagnols les plus épris de leur péninsule peuvent y venir en villégiature, sans croire faire une infidélité à leur pays. La duchesse de Sierra-Leone avait habité tout un été cette bourgade, si profondément espagnole par les moeurs, le caractère, la physionomie, les souvenirs historiques; car on se rappelle que c'était là que furent célébrées les fêtes du mariage de Louis XIV, le seul roi de France qui, par parenthèse, ait ressemblé à un roi d'Espagne, et que c'est là aussi que vint échouer, après son naufrage, la grande fortune démâtée de la princesse des Ursins. La duchesse de Sierra-Leone était alors, disait-on, dans la lune de miel de son mariage avec le plus grand et le plus opulent seigneur de l'Espagne. Quand, de son côté, Tressignies arriva dans ce nid de pêcheurs qui a donné les plus terribles flibustiers au monde, elle y étalait un faste qu'on n'y connaissait plus, depuis Louis XIV, et, parmi ces Basquaises qui, en fait de beauté, ne craignent la rivalité de personne, avec leurs tailles de canéphores antiques et leurs yeux d'aigue-marine, si pâlement pers, une beauté qui pourtant terrassait la leur. Attiré par cette beauté, et d'ailleurs d'une naissance et d'une fortune à pouvoir pénétrer dans tous les mondes, Robert de Tressignies s'efforça d'aller jusqu'à elle, mais le groupe de société espagnole dont la duchesse était la souveraine, strictement fermé, cette année-là , ne s'ouvrit à aucun des Français qui passèrent la saison à Saint-Jean-de-Luz. La duchesse, entrevue de loin, ou sur les dunes du rivage, ou à l'église, repartit sans qu'il pût la connaÃtre, et, pour cette raison, elle lui était restée dans le souvenir comme un de ces météores, d'autant plus brillants dans notre mémoire qu'ils ont passé et que nous ne les reverrons jamais! Il parcourut la Grèce et une partie de l'Asie; mais aucune des créatures les plus admirables de ces pays, où la beauté tient tant de place qu'on ne conçoit pas le paradis sans elle, ne put lui effacer la tenace et flamboyante image de la duchesse. Eh bien, aujourd'hui, par le fait d'un hasard étrange et incompréhensible, cette duchesse, admirée un instant et disparue, revenait dans sa vie par le plus incroyable des chemins! Elle faisait un métier infâme; il l'avait achetée. Elle venait de lui appartenir. Elle n'était plus qu'une prostituée, et encore de la prostitution la plus basse, car il y a une hiérarchie jusque dans l'infamie... La superbe duchesse de Sierra-Leone, qu'il avait rêvée et peut-être aimée, - le rêve étant si près de l'amour dans nos âmes! - n'était plus... était-ce bien possible? qu'une fille du pavé de Paris!!! C'était elle qui venait de se rouler dans ses bras tout à l'heure, comme elle s'était roulée probablement, la veille, dans les bras d'un autre, - le premier venu comme lui, - et comme elle se roulerait encore dans les bras d'un troisième demain, et, qui sait? peut-être dans une heure! Ah! cette découverte abominable le frappait à la poitrine et au front d'un coup de massue de glace. L'homme, en lui, qui flambait il n'y avait qu'une minute, - qui, dans son délire, croyait voir courir du feu jusque sur les corniches de cet appartement, embrasé par ses sensations, restait désenivré, transi, écrasé. L'idée, la certitude que c'était là réellement la duchesse de Sierra-Leone, n'avait pas ranimé ses désirs, éteints aussi vite qu'une chandelle qu'on souffle, et ne lui avait pas fait remettre sa bouche, avec plus d'avidité que la première fois, au feu brûlant où il avait bu à pleines gorgées. En se révélant, la duchesse avait emporté jusqu'à la courtisane! Il n'y avait plus ici, pour lui, que la duchesse; mais dans quel état! souillée, abÃmée, perdue, une femme à la mer, tombée de plus haut que du rocher de Leucade dans une mer de boue, immonde et dégoûtante à ne pouvoir l'y repêcher. Il la fixait d'un oeil hébété, assise droite et sombre, métamorphosée, et tragique; de Messaline, changée tout à coup il ne savait en quelle mystérieuse Agrippine, sur l'extrémité du canapé où ils s'étaient vautrés tous deux; et l'envie ne le prenait pas de la toucher du bout du doigt, cette créature dont il venait de pétrir, avec des mains idolâtres, les formes puissantes, pour s'attester que c'était bien là ce corps de femme qui l'avait fait bouillonner, - que ce n'était pas une illusion, - qu'il ne rêvait pas, - qu'il n'était pas fou! La duchesse; en émergeant à travers la fille, l'avait anéanti. "- Oui, - lui dit-il, d'une voix qu'il s'arracha de la gorge où elle était collée, tant ce qu'il avait entendu l'avait strangulé! - je vous crois il ne la tutoyait déjà plus, car je vous reconnais. Je vous ai vue à Saint-Jean-de-Luz, il y a trois ans." A ce nom rappelé de Saint-Jean-de-Luz, une clarté passa sur le front qui venait pour lui de s'envelopper, avec son incroyable aveu, dans de si prodigieuses ténèbres. - "Ah! - dit-elle; sous la lueur de ce souvenir, - j'étais alors dans toutes les ivresses de la vie, et à présent..." L'éclair était déjà éteint, mais elle n'avait pas baissé sa tête volontaire. "- Et à présent?... dit Tressignies, qui lui fit écho. - A présent, - reprit-elle, - je ne suis plus que dans l'ivresse de la vengeance... Mais je la ferai assez profonde, - ajouta-t-elle avec une violence concentrée, - pour y mourir, dans cette vengeance, comme les mosquitos de mon pays, qui meurent, gorgés de sang, dans la blessure qu'ils ont faite. Et, lisant sur le visage de Tressignies - Vous ne comprenez pas, dit-elle, - mais je m'en vais vous faire comprendre. Vous savez qui je suis, mais vous ne savez pas tout ce que je suis. Voulez-vous le savoir? Voulez-vous savoir mon histoire? Le voulez-vous? - reprit-elle avec une insistance exaltée. - Moi, je voudrais la dire à tous ceux qui viennent ici! Je voudrais la raconter à toute la terre! J'en serais plus infâme, mais j'en serais mieux vengée. - Dites-la!" - fit Tressignies, crocheté par une curiosité et un intérêt qu'il n'avait jamais ressentis à ce degré, ni dans la vie, ni dans les romans, ni au théâtre. Il lui semblait bien que cette femme allait lui raconter de ces choses comme il n'en avait pas entendu encore. Il ne pensait plus à sa beauté. Il la regardait comme s'il avait désiré assister à l'autopsie de son cadavre. Allait-elle le faire revivre pour lui?... "- Oui, - reprit-elle, - j'ai voulu bien des fois déjà la raconter à ceux qui montent ici; mais ils n'y montent pas, disent-ils, pour écouter des histoires. Lorsque je la leur commençais, ils m'interrompaient ou ils s'en allaient, brutes repues de ce qu'elles étaient venues chercher! Indifférents, moqueurs, insultants, ils m'appelaient menteuse ou bien folle. Ils ne me croyaient pas, tandis que vous, vous me croirez. Vous, vous m'avez vue à Saint-Jean-de-Luz, dans toutes les gloires d'une femme heureuse, au plus haut sommet de la vie, portant comme un diadème ce nom de Sierra-Leone que je traÃne maintenant à la queue de ma robe dans toutes les fanges, comme on traÃnait à la queue d'un cheval, autrefois, le blason d'un chevalier déshonoré. Ce nom, que je hais et dont je ne me pare que pour l'avilir, est encore porté par le plus grand seigneur des Espagnes et le plus orgueilleux de tous ceux qui ont le privilège de rester couverts devant Sa Majesté le Roi, car il se croit dix fois plus noble que le roi. Pour le duc d'Arcos de Sierra-Leone, que sont toutes les plus illustres maisons qui ont régné sur les Espagnes Castille, Aragon, Transtamare, Autriche et Bourbon?... Il est, dit-il, plus ancien qu'elles. Il descend, lui, des anciens rois Goths, et par Brunehild il est allié aux Mérovingiens de France. Il se pique de n'avoir dans les veines que de ce sangre azul dont les plus vieilles races, dégradées par des mésalliances, n'ont plus maintenant que quelques gouttes... Don Christoval d'Arcos, duc de Sierra-Leone et otros ducados, ne s'était pas, lui, mésallié en m'épousant. Je suis une Turre-Cremata, de l'ancienne maison des Turre-Cremata d'Italie, la dernière des Turre-Cremata, race qui finit en moi, bien digne du reste de porter ce nom de Turre-Cremata tour brûlée, car je suis brûlée à tous les feux de l'enfer. Le grand inquisiteur Torquemada, qui était un Turre-Cremata d'origine, a infligé moins de supplices, pendant toute sa vie, qu'il n'y en a dans ce .sein maudit... Il faut vous dire que les Turre-Cremata n'étaient pas moins fiers que les Sierra-Leone. Divisés en deux branches, également illustres, ils avaient été, durant des siècles, tout-puissants en Italie et en Espagne. Au quinzième, sous le pontificat d'Alexandre VI, les Borgia, qui voulurent, dans leur enivrement de la grande fortune de la papauté d'Alexandre, s'apparenter à toutes les maisons royales de l'Europe, se dirent nos parents; mais les Turre-Cremata repoussèrent cette prétention avec mépris, et deux d'entre eux payèrent de leur vie cette audacieuse hauteur. Ils furent, dit-on, empoisonnés par César. Mon mariage avec le duc de Sierra-Leone fut une affaire de race à race. Ni de son côté, ni du mien, il n'entra de sentiment dans notre union. C'était tout simple qu'une Turre-Cremata épousât un Sierra-Leone. C'était tout simple, même pour moi, élevée dans la terrible étiquette des vieilles maisons d'Espagne qui représentait celle de l'Escurial, dans cette dure et compressive étiquette qui empêcherait les coeurs de battre, si les coeurs n'étaient pas plus forts que ce corset de fer. Je fus un de ces coeurs-là ... J'aimai Don Esteban. Avant de le rencontrer, mon mariage sans bonheur de coeur j'ignorais même que j'en eusse un fut la chose grave qu'il était autrefois dans la cérémonieuse et catholique Espagne, et qui ne l'est plus, à présent, que par exception, dans quelques familles de haute classe qui ont gardé les moeurs antiques. Le duc de Sierra-Leone était trop profondément Espagnol pour ne pas avoir les moeurs du passé. Tout ce que vous avez entendu dire en France de la gravité de l'Espagne, de ce pays altier, silencieux et sombre, le duc l'avait et l'outrepassait... Trop fier pour vivre ailleurs que dans ses terres, il habitait un château féodal, sur la frontière portugaise, et il s'y montrait, dans toutes ses habitudes, plus féodal que son château. Je vivais là , près de lui, entre mon confesseur et mes caméristes, de cette vie somptueuse, monotone et triste, qui aurait écrasé d'ennui toute âme plus faible que la mienne. Mais j'avais été élevée pour être ce que j'étais l'épouse d'un grand seigneur espagnol. Puis, j'avais la religion d'une femme de mon rang, et j'étais presque aussi impassible que les portraits de mes aïeules qui ornaient les vestibules et les salles du château de Sierra-Leone, et qu'on y voyait représentées, avec leurs grandes mines sévères, dans leurs garde-infants et sous leurs buscs d'acier. Je devais ajouter une génération de plus à ces générations de femmes irréprochables et majestueuses, dont la vertu avait été gardée par la fierté comme une fontaine par un lion. La solitude dans laquelle je vivais ne pesait point sur mon âme, tranquille comme les montagnes de marbre rouge qui entourent Sierra-Leone. Je ne soupçonnais pas que sous ces marbres dormait un volcan. J'étais dans les limbes d'avant la naissance, mais j'allais naÃtre et recevoir d'un seul regard d'homme le baptême de feu. Don Esteban, marquis de Vasconcellos, de race portugaise, et cousin du duc, vint à Sierra-Leone; et l'amour, dont je n'avais eu l'idée que par quelques livres mystiques, me tomba sur le coeur comme un aigle tombe à pic sur un enfant qu'il enlève et qui crie... Je criai aussi. Je n'étais pas pour rien une Espagnole de vieille race. Mon orgueil s'insurgea contre ce que je sentais en présence de ce dangereux Esteban, qui s'emparait de moi avec cette révoltante puissance. Je dis au duc de le congédier sous un prétexte ou sous un autre, de lui faire au plus vite quitter le château..., que je m'apercevais qu'il avait pour moi un amour qui m'offensait comme une insolence. Mais don Christoval me répondit, comme le duc de Guise à l'avertissement que Henri III l'assassinerait "Il n'oserait!" C'était le mépris du Destin, qui se vengea en s'accomplissant. Ce mot me jeta à Esteban..." Elle s'arrêta un instant; - et il l'écoutait, parlant cette langue élevée qui, à elle seule, lui aurait affirmé, s'il avait pu en douter, qu'elle était bien ce qu'elle disait la duchesse de Sierra-Leone. Ah! la fille du boulevard était alors entièrement effacée. On eût juré d'un masque tombé, et que la vraie figure, la vraie personne, reparaissait. L'attitude de ce corps effréné était devenue chaste. Tout en parlant, elle avait pris derrière elle un châle, oublié au dos du canapé, et elle s'en était enveloppée... Elle en avait ramené les plis sur ce sein maudit, - comme elle l'avait nommé, - mais auquel la prostitution n'avait pu enlever la perfection de sa rondeur et sa fermeté virginale. Sa voix même avait perdu la raucité qu'elle avait dans la rue... Etait-ce une illusion produite par ce qu'elle disait? mais il semblait à Tressignies que cette voix était d'un timbre plus pur, - qu'elle avait repris sa noblesse. "Je ne sais pas, - continua-t-elle, - si les autres femmes sont comme moi. Mais cet orgueil incrédule de don Christoval, ce dédaigneux et tranquille "Il n'oserait!" en parlant de l'homme que j'aimais, m'insulta pour lui, qui, déjà , dans le fond de mon être, avait pris possession de moi comme un Dieu. - "Prouve-lui que tu oseras!" - lui dis-je, le soir même, en lui déclarant mon amour. Je n'avais pas besoin de le lui dire. Esteban m'adorait depuis le premier jour qu'il m'avait vue. Notre amour avait eu la simultanéité de deux coups de pistolet tirés en même temps, et qui tuent... J'avais fait mon devoir, de femme espagnole en avertissant don Christoval. Je ne lui devais que ma vie, puisque j'étais sa femme, car le coeur n'est pas libre d'aimer; et, ma vie, il l'aurait prise très certainement, en mettant à la porte de son château don Esteban; comme je le voulais. Avec la folie de mon coeur déchaÃné, je serais morte de ne plus le voir, et je m'étais exposée à cette terrible chance. Mais puisque lui, le duc, mon mari, ne m'avait pas comprise, puisqu'il se croyait au-dessus de Vasconcellos, qu'il lui paraissait impossible que celui-ci élevât les yeux et son hommage jusqu'à moi, je ne poussai pas plus loin l'héroïsme conjugal contre un amour qui était mon maÃtre... Je n'essaierai pas de vous donner l'idée exacte de cet amour. Vous ne me croiriez peut-être pas, vous non plus... Mais qu'importe, après tout, ce que vous penserez! Croyez-moi, ou ne me croyez pas! ce fut un amour tout à la fois brûlant et chaste, un amour chevaleresque, romanesque, presque idéal, presque mystique. Il est vrai que nous avions vingt ans à peine, et que nous étions du pays des Bivar, d'Ignace de Loyola et de sainte Thérèse. Ignace, ce chevalier de la Vierge, n'aimait pas plus purement la Reine des cieux que ne m'aimait Vasconcellos; et moi, de mon côté, j'avais pour lui quelque chose de cet amour extatique que sainte Thérèse avait pour son Epoux divin. L'adultère, fi donc! Est-ce que nous pensions que nous pouvions être adultères? Le coeur battait si haut dans nos poitrines, nous vivions dans une atmosphère de sentiments si transcendants et si élevés, que nous ne sentions en nous rien des mauvais désirs et des sensualités des amours vulgaires. Nous vivions en plein azur du ciel; seulement ce ciel était africain, et cet azur était du feu. Un tel état d'âmes aurait-il duré? Etait-ce bien possible qu'il durât? Ne jouions-nous pas là , sans le savoir, sans nous en douter, le jeu le plus dangereux pour de faibles créatures, et ne devions-nous pas être précipités, dans un temps donné, de cette hauteur immaculée?... Esteban était pieux comme un prêtre, comme un chevalier portugais du temps d'Albuquerque; moi, je valais assurément moins que lui, mais j'avais en lui et dans la pureté de son amour une foi qui enflammait la pureté du mien. Il m'avait dans son coeur, comme une madone dans sa niche d'or, - avec une lampe à ses pieds, - une lampe inextinguible. Il aimait mon âme pour mon âme. Il était de ces rares amants qui veulent grande la femme qu'ils adorent. Il me voulait noble, dévouée, héroïque, une grande femme de ces temps où l'Espagne était grande. Il aurait mieux aimé me voir faire une belle action que de valser avec moi souffle à souffle! Si les anges pouvaient s'aimer entre eux devant le trône de Dieu, ils devraient s'aimer comme nous nous aimions... Nous étions tellement fondus l'un dans l'autre, que nous passions de longues heures ensemble et seuls, la main dans la main, les yeux dans les yeux, pouvant tout, puisque nous étions seuls, mais tellement heureux que nous ne désirions pas davantage. Quelquefois, ce bonheur immense qui nous inondait nous faisait mal à force d'être intense, et nous désirions mourir, mais l'un avec l'autre ou l'un pour l'autre, et nous comprenions alors le mot de sainte Thérèse Je meurs de ne pouvoir mourir! ce désir de la créature finie succombant sous un amour infini, et croyant faire plus de place à ce torrent d'amour infini par le brisement des organes et la mort. Je suis maintenant la dernière des créatures souillées; mais, dans ce temps-là , croirez-vous que jamais, les lèvres d'Esteban n'ont touché les miennes, et qu'un baiser déposé par lui sur une rose, et repris par moi, me faisait évanouir? Du fond de l'abÃme d'horreur où je me suis volontairement plongée, je me rappelle à chaque instant, pour mon supplice, ces délices divines de l'amour pur dans lesquelles nous vivions, perdus, éperdus, et si transparents, sans doute, dans l'innocence de cet amour sublime, que don Christoval n'eut pas grand'peine à voir que nous nous adorions. Nous vivions la tête dans le ciel. Comment nous apercevoir qu'il était jaloux, et de quelle jalousie! De la seule dont il fût capable de la jalousie de l'orgueil. Il ne nous surprit pas. On ne surprend que ceux qui se cachent, Nous ne nous cachions pas. Pourquoi nous serions-nous cachés? Nous avions la candeur de la flamme en plein jour qu'on aperçoit dans le jour même, et, d'ailleurs, le bonheur débordait trop de nous pour qu'on ne le vÃt pas, et lé duc le vit! Cela creva enfin les yeux à son orgueil, cette splendeur d'amour! Ah! Esteban avait osé! Moi aussi! Un soir nous étions comme nous étions toujours, comme nous passions notre vie depuis que nous nous aimions, tête à tête, unis par le regard seul; lui, à mes pieds, devant moi, comme devant la Vierge Marie, dans une contemplation si profonde que nous n'avions besoin d'aucune caresse. Tout à coup, le duc entra avec deux noirs qu'il avait ramenés des colonies espagnoles, dont il avait été longtemps gouverneur. Nous ne les aperçûmes pas, dans la contemplation céleste qui enlevait nos âmes en les unissant, quand la tête d'Esteban tomba lourdement sur mes genoux. Il était étranglé! Les noirs lui avaient jeté autour du cou ce terrible lazo avec lequel on étrangle au Mexique les taureaux sauvages. Ce fut la foudre pour la rapidité! Mais la foudre qui ne me tua pas. Je ne m'évanouis point, je ne criai pas. Nulle larme ne jaillit de mes yeux. Je restai muette et rigide, dans un état sans nom d'horreur, d'où je ne sortis que par un déchirement de tout mon être. Je sentis qu'on m'ouvrait la poitrine et qu'on m'en arrachait le coeur. Hélas! ce n'était pas à moi qu'on l'arrachait c'était à Esteban, à ce cadavre d'Esteban qui gisait à mes pieds, étranglé, la poitrine fendue, fouillée, comme un sac, par les mains de ces monstres! J'avais ressenti, tant j'étais par l'amour devenue lui, ce qu'aurait senti Esteban s'il avait été vivant. J'avais ressenti la douleur que ne sentait pas son cadavre, et c'était cela qui m'avait tirée de l'horreur dans laquelle je m'étais figée quand ils me l'avaient étranglé. Je me jetai à eux "A mon tour!" leur criai-je. Je voulais mourir de la même mort, et je tendis ma tête à l'infâme lacet. Ils allaient la prendre. - "On ne touche pas à la reine", fit le duc, cet orgueilleux duc qui se croyait plus que le Roi, et il les fit reculer en les fouettant de son fouet de chasse. "Non! vous vivrez, Madame, me dit-il, mais pour penser toujours à ce que vous allez voir..." Et il siffla. Deux énormes chiens sauvages accoururent. Qu'on fasse manger, - dit-il, - le coeur de ce traÃtre à ces chiens!" - Oh! à cela, je ne sais quoi se redressa en moi "- Allons donc, venge-toi mieux! - lui dis-je. - C'est à moi qu'il faut le faire manger! Il resta comme épouvanté de mon idée... "Tu l'aimes donc furieusement?" - reprit-il. - Ah! je l'aimais d'un amour qu'il venait d'exaspérer. Je l'aimais à n'avoir ni peur ni dégoût de ce coeur saignant, plein de moi, chaud de moi encore, et j'aurais voulu le mettre dans le mien, ce coeur... Je le demandai à genoux, les mains jointes! Je voulais épargner, à ce noble coeur adoré, cette profanation impie, sacrilège... J'aurais communié avec ce coeur, comme avec une hostie. N'était-il pas mon Dieu?... La pensée de Gabrielle de Vergy, dont nous avions lu, Esteban et moi, tant de fois l'histoire ensemble, avait surgi en moi. Je l'enviais!... Je la trouvais heureuse d'avoir fait de sa poitrine un tombeau vivant à l'homme qu'elle avait aimé. Mais la vue d'un amour pareil rendit le duc atrocement implacable. Ses chiens dévorèrent le coeur d'Esteba devant moi. Je le leur disputai; je me battis avec ces chiens. Je ne pus le leur arracher. Ils me couvrirent d'affreuses morsures, et traÃnèrent et essuyèrent à mes vêtements leurs gueules sanglantes." Elle s'interrompit. Elle était devenue livide à ces souvenirs... et, haletante, elle se leva d'un mouvement forcené, et, tirant à elle un tiroir de commode par sa poignée de bronze, elle montra à Tressignies une robe en lambeaux, teinte de sang à plusieurs places "Tenez! - dit-elle, - c'est là le sang du coeur de l'homme que j'aimais et que je n'ai pu arracher aux chiens! Quand je me retrouve seule dans l'exécrable vie que je mène, quand le dégoût m'y prend, quand la boue m'en monte à la bouche et m'étouffe, quand le génie de la vengeance faiblit en moi, que l'ancienne duchesse revient et que la fille m'épouvante, je m'entortille dans cette robe, je vautre mon corps souillé dans ses plis rouges, toujours brûlants pour moi, et j'y réchauffe ma vengeance. C'est un talisman que ces haillons sanglants! Quand je les ai autour du corps, la rage de le venger me reprend aux entrailles, et je me retrouve de la force, à ce qu'il me semble, pour une éternité!" Tressignies frémissait, en écoutant cette femme effrayante. Il frémissait de ses gestes, de ses paroles, de sa tête, devenue une tête de Gorgone il lui semblait voir autour de cette tête les serpents que cette femme avait dans le coeur. Il commençait alors de comprendre - le rideau se tirait! - ce mot vengeance, qu'elle disait tant, - qui lui flambait toujours aux lèvres! "La vengeance! oui, - reprit-elle, - vous comprenez, maintenant, ce qu'elle est, ma vengeance! Ah! je l'ai choisie entre toutes comme on choisit de tous les genres de poignards celui qui doit faire le plus souffrir, le cric dentelé qui doit le mieux déchirer l'être abhorré qu'on tue. Le tuer simplement cet homme, et d'un coup! je ne le voulais pas. Avait-il tué, lui, Vasconcellos avec son épée, comme un gentilhomme? Non! il l'avait fait tuer par des valets. II avait fait jeter son coeur aux chiens; et son corps au charnier peut-être! Je ne le savais pas. Je ne l'ai jamais su. Le tuer, pour tout cela? Non! c'était trop doux et trop rapide! Il fallait quelque chose de plus lent et de plus cruel... D'ailleurs, le duc était brave. II ne craignait pas la mort. Les Sierra-Leone l'ont affrontée à toutes les générations. Mais son orgueil, son immense orgueil était lâche, quand il s'agissait de déshonneur. Il fallait donc l'atteindre et le crucifier dans son orgueil. Il fallait donc déshonorer son nom dont il était si fier. Eh bien! je me jurai que, ce nom, je le tremperais dans la plus infecte des boues, que je le changerais en honte, en immondice, en excrément! et pour cela je me suis faite ce que je suis, - une fille publique, - la fille Sierra-Leone, qui vous a raccroché ce soir!..." Elle dit ces dernières paroles avec des yeux qui se mirent à étinceler de la joie d'un coup bien frappé. "- Mais, - dit Tressignies, - le sait-il, lui, le duc, ce que vous êtes devenue?... - S'il ne le sait pas, il le saura un jour - répondit-elle, avec la sécurité absolue d'une femme qui a pensé à tout, qui a tout calculé, qui est sûre de l'avenir. - Le bruit de ce que je fais peut l'atteindre d'un jour à l'autre, d'une éclaboussure de ma honte! Quelqu'un des hommes qui montent ici peut lui cracher au visage le déshonneur de sa femme, ce crachat qu'on n'essuie jamais; mais ce ne serait là qu'un hasard, et ce n'est pas à un hasard que je livrerais ma vengeance! J'ai résolu d'en mourir pour qu'elle soit plus sûre; ma mort l'assurera, en l'achevant." Tressignies était dépaysé par l'obscurité de ces dernières paroles; mais elle en fit jaillir une hideuse clarté "Je veux mourir où meurent les filles comme moi, - reprit-elle. - Rappelez-vous!... Il fut un homme, sous François Ier, qui alla chercher chez une de mes pareilles une effroyable et immonde maladie, qu'il donna à sa femme pour en empoisonner le roi, dont elle était la maÃtresse, et c'est ainsi qu'il se vengea de tous les deux... Je ne ferai pas moins que cet homme. Avec ma vie ignominieuse de tous les soirs, il arrivera bien qu'un jour la putréfaction de la débauche saisira et rongera enfin la prostituée, et qu'elle ira tomber par morceaux et s'éteindre dans quelque honteux hôpital! Oh! alors, ma vie sera payée! - ajouta-t-elle, avec l'enthousiasme de la plus affreuse espérance; - alors, il sera temps que le duc de Sierra-Leone apprenne comment sa femme, la duchesse de Sierra-Leone aura vécu et comment elle meurt!" Tressignies n'avait pas pensé à cette profondeur dans la vengeance, qui dépassait tout ce que l'histoire lui avait appris. Ni l'Italie du XVIe siècle, ni la Corse de tous les âges, ces pays renommés pour l'implacabilité de leurs ressentiments n'offraient à sa mémoire un exemple de combinaison plus réfléchie et plus terrible que celle de cette femme, qui se vengeait à même elle, à même son corps comme à même son âme! Il était effrayé de ce sublime horrible, car l'intensité dans les sentiments, poussée à ce point, est sublime. Seulement, c'est le sublime de l'enfer. "Et quand il ne le saurait pas, - reprit-elle encore, redoublant d'éclairs sur son âme, - moi, après tout, je le saurais! Je saurais ce que je fais chaque soir, - que je bois cette fange, et que c'est du nectar, puisque c'est ma vengeance!... Est-ce que je ne jouis pas, à chaque minute, de la pensée de ce que je suis?... Est-ce qu'au moment où je le déshonore, ce duc altier, je n'ai pas, au fond de ma pensée, l'idée enivrante que je le déshonore? Est-ce que je ne vois pas clairement dans ma pensée tout ce qu'il souffrirait s'il le savait?... Ah! les sentiments comme les miens ont leur folie, mais c'est leur folie qui fait le bonheur! Quand je me suis enfuie de Sierra-Leone, j'ai emporté avec moi le portrait du duc, pour lui faire voir, à ce portrait, comme si ç'avait été à lui-même, les hontes de ma vie! Que de fois je lui ai dit, comme s'il avait pu me voir et m'entendre "Regarde donc! regarde!" Et quand l'horreur me prend dans vos bras, à tous vous autres, - car elle m'y prend toujours je ne puis pas m'accoutumer au goût de cette fange! - j'ai pour ressource ce bracelet, - et elle leva son bras superbe d'un mouvement tragique; - j'ai ce cercle de feu, qui me brûle jusqu'à la moelle et que je garde à mon bras, malgré le supplice de l'y porter, pour que je ne puisse jamais oublier le bourreau d'Esteban, pour que son image excite mes transports, - ces transports d'une haine vengeresse, que les hommes sont assez bêtes et assez fats pour croire du plaisir qu'ils savent donner! Je ne sais pas ce que vous êtes, vous, mais vous n'êtes certainement pas le premier venu parmi tous ces hommes; et cependant vous avez cru, il n'y a qu'un instant, que j'étais encore une créature humaine, qu'il y avait encore une fibre qui vibrait en moi; et il n'y avait en moi que l'idée de venger Esteban du monstre dont voici l'image! Ah! son image, c'était pour moi comme le coup de l'éperon, large comme un sabre, que le cavalier arabe enfonce dans le flanc de son cheval pour lui faire traverser le désert. J'avais, moi, des espaces de honte encore plus grands à dévorer, et je m'enfonçais cette exécrable image dans les yeux et dans le coeur, pour mieux bondir sous vous quand vous me teniez... Ce portrait, c'était comme si c'était lui! c'était comme s'il nous voyait par ses yeux peints!... Comme je comprenais l'envoûtement des siècles où l'on envoûtait! Comme je comprenais le bonheur insensé de planter le couteau dans le coeur de l'image de celui qu'on eût voulu tuer! Dans le temps que j'étais religieuse, avant d'aimer cet Esteban qui a pour moi remplacé Dieu, j'avais besoin d'un crucifix pour mieux penser au Crucifié; et, au lieu de l'aimer, je l'aurais haï, j'eusse été une impie, que j'aurais eu besoin du crucifix pour mieux le blasphémer et l'insulter! Hélas! - ajouta-t-elle, changeant de ton et passant de l'âpreté des sentiments les plus cruels aux douceurs poignantes d'une incroyable mélancolie, - je n'ai pas le portrait d'Esteban. Je ne le vois que dans mon âme... et c'est peut-être heureux, - ajouta-t-elle. - Je l'aurais sous les yeux qu'il relèverait mon pauvre coeur, qu'il me ferait rougir des indignes abaissements de ma vie. Je me repentirais, et je ne pourrais plus le venger!..." La Gorgone était devenue touchante, mais ses yeux étaient restés secs. Tressignies, ému d'une tout autre émotion que celles-là par lesquelles jusqu'ici elle l'avait fait passer, lui prit la main, à cette femme qu'il avait le droit de mépriser, et il la lui baisa avec un respect mêlé de pitié. Tant de malheur et d'énergie la lui grandissaient "Quelle femme! - pensait-il. Si, au lieu d'être la duchesse de Sierra-Leone elle avait été la marquise de Vasconcellos, elle eût, avec la pureté et l'ardeur de son amour pour Esteban, offert à l'admiration humaine quelque chose de comparable et d'égal à la grande marquise de Pescaire. Seulement, - ajouta-t-il en lui-même, - elle n'aurait pas montré, et personne n'aurait jamais su, quels gouffres de profondeur et de volonté étaient en elle." Malgré le scepticisme de son époque et l'habitude de se regarder faire et de se moquer de ce qu'il faisait, Robert de Tressignies ne se sentit point ridicule d'embrasser la main de cette femme perdue; mais il ne savait plus que lui dire. Sa situation vis-à -vis d'elle était embarrassée. En jetant son histoire entre elle et lui, elle avait coupé, comme avec une hache, ces liens d'une minute qu'ils venaient de nouer. Il y avait en lui un inexprimable mélange d'admiration, d'horreur, et de mépris; mais il se serait trouvé de très mauvais goût de faire du sentiment ou de la morale avec cette femme. Il s'était souvent moqué des moralistes, sans mandat et sans autorité, qui pullulaient dans ce temps-là où, sous l'influence de certains drames et de certains romans, on voulait se donner les airs de relever, comme des pots de fleurs renversés, les femmes qui tombaient, Il était, tout sceptique qu'il fût, doué d'assez de bon sens pour savoir qu'il n'y avait que le prêtre seul - le prêtre du Dieu rédempteur - qui pût relever de pareilles chutes... et, encore croyait-il que, contre l'âme de cette femme, le prêtre lui-même se serait brisé. Il avait en lui une implication de choses douloureuses, et il gardait un silence plus pesant pour lui que pour elle. Elle, toute à la violence de ses idées et de ses souvenirs, continua "Cette idée de le déshonorer, au lieu de le tuer, cet homme pour qui l'honneur, comme le monde l'entend, était plus que la vie, ne me vint pas tout de suite... Je fus longtemps à trouver cela. Après la mort de Vasconcellos, qu'on ne sut peut-être pas dans le château, dont le corps fut probablement jeté dans quelque oubliette avec les noirs qui l'avaient assassiné, le duc ne m'adressa plus la parole, si ce n'est brièvement et cérémonieusement devant ses gens, car la femme de César ne doit pas être soupçonnée, et je devais rester aux yeux de tous l'impeccable duchesse d'Arcos de Sierra-Leone. Mais, tête à tête et entre nous, jamais un seul mot, jamais une allusion; le silence, ce silence de la haine, qui se nourrit d'elle-même et n'a pas besoin de parler. Don Christoval et moi, nous luttions de force et de fierté. Je dévorais mes larmes. Je suis une Turre-Cremata. J'ai en moi la puissante dissimulation de ma race qui est italienne, et je me bronzais, jusque dans les yeux, pour qu'il ne pût pas soupçonner ce qui fermentait sous ce front de bronze où couvait l'idée de ma vengeance. Je fus absolument impénétrable. Grâce à cette dissimulation, qui boucha tous les jours de mon être par lesquels mon secret aurait pu filtrer, je préparai ma fuite de ce château dont les murs m'écrasaient, et où ma vengeance n'aurait pu s'accomplir que sous la main du duc, qui se serait vite levée. Je ne me confiai à personne. Est-ce que jamais mes duègnes ou mes caméristes avaient osé lever leurs yeux sur mes yeux pour savoir ce que je pensais? J'eus d'abord le projet d'aller à Madrid; mais, à Madrid, le duc était tout-puissant, et le filet de toutes les polices se serait refermé sur moi à son premier signal. Il m'y aurait facilement reprise, et, reprise une fois, il m'aurait jetée dans l'in-pace de quelque couvent, étouffée là , tuée entre deux portes, supprimée du monde, de ce monde dont j'avais besoin pour me venger!... Paris était plus sûr. Je préférai Paris. C'était une meilleure scène pour l'étalage de mon infamie et de ma vengeance; et, puisque je voulais qu'un jour tout cela éclatât comme la foudre, quelle bonne place que cette ville, le centre de tous les échos, à travers laquelle passent toutes les nations du monde! Je résolus d'y vivre de cette vie de prostituée qui ne me faisait pas trembler, et d'y descendre impudemment jusqu'au dernier rang de ces filles perdues qui se vendent pour une pièce de monnaie, fût-ce à des goujats! Pieuse comme je l'étais avant de connaÃtre Esteban, qui m'avait arraché Dieu de la poitrine pour s'y mettre à la place, je me levais souvent la nuit sans mes femmes, pour faire mes oraisons à la Vierge noire de la chapelle. C'est de là qu'une nuit je me sauvai et gagnai audacieusement les gorges des Sierras. J'emportai tout ce que je pus de mes bijoux et de l'argent de ma cassette. Je me cachai quelque temps chez des paysans qui me conduisirent à la frontière. Je vins à Paris. Je m'y attelai, sans peur, à cette vengeance qui est ma vie. J'en suis tellement assoiffée, de cette fureur de me venger, que parfois j'ai pensé à affoler de moi quelque jeune homme énergique et à le pousser vers le duc pour lui apprendre mon ignominie; mais j'ai fini toujours par étouffer cette pensée, car ce n'est pas quelques pieds d'ordure que je veux élever sur son nom et sur ma mémoire c'est toute une pyramide de fumier! Plus je serai tard vengée, mieux je serai vengée..." Elle s'arrêta. De livide, elle était devenue pourpre. La sueur lui découlait des tempes. Elle s'enrouait. Etait-ce le croup de la honte?... Elle saisit fébrilement une carafe sur la commode, et se versa un énorme verre d'eau qu'elle lampa. "Cela est dur à passer, la honte! - dit-elle; mais il faut qu'elle passe! J'en ai assez avalé depuis trois mois, pour qu'elle puisse passer! - Il y a donc trois mois que ceci dure? - il n'osait plus dire quoi fit Tressignies, avec un vague plus sinistre que la précision. - Oui, - dit-elle, - trois mois. Mais qu'est-ce que trois mois? - ajouta-t-elle. - Il faudra du temps pour cuire et recuire ce plat de vengeance que je lui cuisine, et qui lui paiera son refus du coeur d'Esteban qu'il n'a pas voulu me faire manger..." Elle dit cela avec une passion atroce et une mélancolie sauvage. Tressignies ne se doutait pas qu'il pût y avoir dans une femme un pareil mélange d'amour idolâtre et de cruauté. Jamais on n'avait regardé avec une attention plus concentrée une oeuvre d'art qu'il ne regardait cette singulière et toute-puissante artiste en vengeance, qui se dressait alors devant lui... Mais quelque chose, qu'il était étonné d'éprouver, se mêlait à sa contemplation d'observateur. Lui qui croyait en avoir fini avec les sentiments involontaires et dont la réflexion, au rire terrible, mordait toujours les sensations, comme j'ai vu des charretiers mordre leurs chevaux pour les faire obéir, sentait que dans l'atmosphère de cette femme il respirait un air dangereux. Cette chambre, pleine de tant de passion physique et barbare, asphyxiait ce civilisé. Il avait besoin d'une gorgée d'air et il pensait à s'en aller, dût-il revenir. Elle crut qu'il partait. Mais elle avait encore des côtés à lui faire voir dans son chef-d'oeuvre. "- Et cela? - fit-elle, avec un dédain et un geste retrouvé de duchesse, en lui montrant du doigt la coupe de verre bleu qu'il avait remplie d'or. - Reprenez cet argent, - dit-elle. - Qui sait? Je suis peut-être plus riche que vous. L'or n'entre pas ici. Je n'en accepte de personne. Et, avec la fierté d'une bassesse qui était sa vengeance, elle ajouta "je ne suis qu'une fille à cent sous." Le mot fut dit comme il était pensé. Ce fut le dernier trait de ce sublime à la renverse, de ce sublime infernal dont elle venait de lui étaler le spectacle, et dont certainement le grand Corneille, au fond de son âme tragique, ne se doutait pas! Le dégoût de ce dernier mot donna à Tressignies la force de s'en aller. Il rafla les pièces d'or de la coupe et n'y laissa que ce qu'elle demandait. "Puisqu'elle le veut! dit-il, je pèserai sur le poignard qu'elle s'enfonce, et j'y mettrai aussi ma tache de boue, puisque c'est de boue qu'elle a soif." Et il sortit dans une agitation extrême. Les candélabres inondaient toujours de leur lumière cette porte, si commune d'aspect, par laquelle il était déjà passé. Il comprit pourquoi étaient plantées là ces torchères, quand il regarda la carte collée sur la porte, comme l'enseigne de cette boutique de chair. Il y avait sur cette carte en grandes lettres LA DUCHESSE D'ARCOS DE SIERRA-LEONE Et, au-dessous, un mot ignoble pour dire le métier qu'elle faisait. Tressignies rentra chez lui, ce soir-là , après cette incroyable aventure, dans une situation si troublée qu'il en était presque honteux. Les imbéciles - c'est-à -dire à peu près tout le monde - croient que rajeunir serait une invention charmante de la nature humaine; mais ceux qui connaissent la vie savent mieux le profit que ce serait. Tressignies se dit avec effroi qu'il allait peut-être se retrouver trop jeune... et voilà pourquoi il se promit de ne plus mettre le pied chez la duchesse, malgré l'intérêt, ou plutôt à cause de l'intérêt que cette femme inouïe lui infligeait. "Pourquoi, se dit-il, retourner dans ce lieu malsain d'infection, au fond duquel une créature de haute origine s'est volontairement précipitée? Elle m'a conté toute sa vie, et je peux imaginer sans effort les détails, qui ne peuvent changer, de cette horrible vie de chaque jour." Telle fut la résolution de Tressignies, prise énergiquement au coin du feu, dans la solitude de sa chambre. Il s'y calfeutra quelque temps contre les choses et les distractions du dehors, tête à tête avec les impressions et les souvenirs d'une soirée que son esprit ne pouvait s'empêcher de savourer, comme un poème étrange et tout-puissant auquel il n'avait rien lu de comparable, ni dans Byron, ni dans Shakespeare, ses deux poètes favoris. Aussi passa-t-il bien des heures, accoudé aux bras de son fauteuil, à feuilleter rêveusement en lui les pages toujours ouvertes de ce poème d'une hideuse énergie. Ce fut là un lotus qui lui fit oublier les salons de Paris, - sa patrie. Il lui fallut même le coup de collier de sa volonté pour y retourner. Les irréprochables duchesses qu'il y retrouva lui semblèrent manquer un peu d'accent... Quoiqu'il ne fût pas une bégueule, ce Tressignies, ni ses amis non plus, il ne leur dit pas un seul mot de son aventure, par un sentiment de délicatesse qu'il traitait d'absurde, car la duchesse ne lui avait-elle pas demandé de raconter à tout venant son histoire, et de la faire rayonner aussi loin qu'il pourrait la faire rayonner?... Il la garda pour lui, au contraire. Il la mit et la scella dans le coin le plus mystérieux de son être, comme on bouche un flacon de parfum très rare, dont on perdrait quelque chose en le faisant respirer. Chose étonnante, avec la nature d'un homme comme lui! ni au Café de Paris, ni au cercle, ni à l'orchestre des théâtres, ni nulle part où les hommes se rencontrent seuls et se disent tout, il n'aborda jamais un de ses amis sans avoir peur de lui entendre raconter, comme lui étant arrivée, l'aventure qui était la sienne; et, cette chose qui pouvait arriver faisait surgir en lui une perspective qui, dans les dix premières minutes d'une conversation, lui causait un léger tremblement. Nonobstant, il se tint parole, et non seulement il ne retourna pas rue Basse-du-Rempart, mais au boulevard. Il ne s'appuya plus, comme le faisaient les autres gants jaunes, les lions du temps, contre la balustrade de Tortoni. "Si je revoyais flotter sa diable de robe jaune, se disait-il, je serais peut-être encore assez bête pour la suivre." Toutes les robes jaunes qu'il rencontrait le faisaient rêver... Il aimait à présent les robes jaunes, qu'il avait toujours détestées. "Elle m'a dépravé le goût", se disait-il, et c'est ainsi que le dandy se moquait de l'homme. Mais ce que Mme de StaÃl, qui les connaissait, appelle quelque part les pensées du Démon, était plus fort que l'homme et que le dandy. Tressignies devint sombre. C'était dans le monde un homme d'un esprit animé, dont la gaÃté était aimable et redoutable - ce qu'il faut que toute gaÃté soit dans ce monde, qui vous mépriserait si, tout en l'amusant, vous ne le faisiez pas trembler un peu. Il ne causa plus avec le même entrain... "Est-il amoureux?" disaient les commères. La vieille marquise de Clérembault, qui croyait qu'il en voulait à sa petite-fille, sortie tout chaud du Sacré-Coeur et romanesque comme on l'était alors, lui disait avec humeur "Je ne puis plus vous sentir quand vous prenez vos airs d'Hamlet." De sombre, il passa souffrant. Son teint se plomba. "Qu'a donc M. de Tressignies?" disait-on, et on allait peut-être lui découvrir le cancer à l'estomac de Bonaparte dans la poitrine, quand, un beau jour, il supprima toutes les questions et inquisitions sur sa personne en bouclant sa malle en deux temps, comme un officier, et en disparaissant comme par un trou. Où allait-il? Qui s'en occupa? Il resta plus d'un an parti, puis il revint à Paris, reprendre le brancard de sa vie de mondain. Il était un soir chez l'ambassadeur d'Espagne, où, ce soir-là , par parenthèse, le monde le plus étincelant de Paris fourmillait... Il était tard. On allait souper. La cohue du buffet vidait les salons. Quelques hommes, dans le salon de jeu, s'attardaient à un whist obstiné. Tout à coup, le partner de Tressignies, qui tournait les pages d'un petit portefeuille d'écaille sur lequel il écrivait les paris qu'on faisait à chaque rob, y vit quelque chose qui lui fit faire le "Ah!" qu'on fait quand on retrouve ce qu'on oubliait. "- Monsieur l'ambassadeur d'Espagne, - dit-il au maÃtre de la maison, qui, les mains derrière son dos, regardait jouer, - y a-t-il encore des Sierra-Leone à Madrid? - Certes, s'il y en a! fit l'ambassadeur. - D'abord, il y a le duc, qui est de pair avec tout ce qu'il y a de plus élevé parmi les Grandesses. - Qu'est donc cette duchesse de Sierra-Leone qui vient de mourir à Paris, et qu'est-elle au duc? - reprit alors l'interlocuteur. - Elle ne pourrait être que sa femme, répondit tranquillement l'ambassadeur. Mais, il y a presque deux ans que la duchesse est comme si elle était morte. Elle a disparu, sans qu'on sache pourquoi ni comment elle a disparu - la vérité est un profond mystère! Figurez-vous bien que l'imposante duchesse d'Arcos de Sierra-Leone n'était pas une femme de ce temps-ci, une de ces femmes à folies, qu'un amant enlève. C'était une femme aussi hautaine pour le moins que le duc son mari, qui est bien le plus orgueilleux des Ricos hombres de toute l'Espagne. De plus, elle était pieuse, pieuse d'une piété quasi monastique. Elle n'a jamais vécu qu'à Sierra-Leone, un désert de marbre rouge, où les aigles, s'il y en a, doivent tomber asphyxiés d'ennui de leurs pics! Un jour, elle en a disparu, et jamais on n'a pu retrouver sa trace. Depuis ce temps-là , le duc, un homme du temps de Charles-Quint, à qui personne n'a jamais osé poser la moindre question, est venu habiter Madrid, et n'y a pas plus parlé de sa femme et de sa disparition que si elle n'avait jamais existé. C'était, en son nom, une Turre-Cremata, la dernière des Turre-Cremata, de la branche d'Italie. - C'est bien cela,, - interrompit le joueur, Et il regarda ce qu'il avait écrit sur un des feuillets de son calepin d'écaille. - Eh bien! - ajouta-t-il solennellement, - monsieur l'ambassadeur d'Espagne, j'ai l'honneur d'annoncer à Votre Excellence que la duchesse de Sierra-Leone a été enterrée ce matin, et, ce dont assurément vous ne vous douteriez jamais, qu'elle a été enterrée à l'église de la Salpêtrière, comme une pensionnaire de l'établissement!" A ces paroles, les joueurs tournèrent le nez à leurs cartes et les plaquèrent devant eux sur la table, regardant tour à tour, effarés, celui-là qui parlait et l'ambassadeur. "- Mais oui! - dit le joueur, qui faisait son effet, cette chose délicieuse en France! - Je passais par là , ce matin, et j'ai entendu le long des murs de l'église un si majestueux tonnerre de musique religieuse, que je suis entré dans cette église, peu accoutumée à de pareilles fêtes... et que je suis tombé de mon haut, en passant par le portail, drapé de noir et semé d'armoiries à double écusson, de voir dans le choeur le plus resplendissant catafalque. L'église était à peu près vide. Il y avait au banc des pauvres quelques mendiants, et çà et là quelques femmes, de ces horribles lépreuses de l'hôpital qui est à côté, du moins de celles-là qui ne sont pas tout à fait folles et qui peuvent encore se tenir debout. Surpris d'un pareil personnel auprès d'un pareil catafalque, je m'en suis approché, et j'ai lu, en grosses lettres d'argent sur fond noir, cette inscription que j'ai, ma foi! copiée, de surprise et pour ne pas l'oublier CI-GIT SANZIA-FLORINDA-CONCEPTION DE TURRE-CREMATA, DUCHESSE D'ARCOS DE SIERRA-LEONE FILLE REPENTIE, MORTE A LA SALPETRIERE, LE... REQUIESCAT IN PACE! Les joueurs ne songeaient plus à la partie. Quant à l'ambassadeur, quoiqu'un diplomate ne doive pas plus être étonné qu'un officier ne doive avoir peur, il sentit que son étonnement pouvait le compromettre "- Et vous n'avez pas pris de renseignements?... - fit-il, comme s'il eût parlé à un de ses inférieurs. - A personne, Excellence, - répondit le joueur. - Il n'y avait que des pauvres; et les prêtres, qui peut-être auraient pu me renseigner, chantaient l'office. D'ailleurs, je me suis souvenu que j'aurais l'honneur de vous voir ce soir. - Je les aurai demain", fit l'ambassadeur. Et la partie s'acheva, mais coupée d'interjections, et chacun si préoccupé de sa pensée, que tout le monde fit des fautes parmi ces forts whisteurs, et que personne ne s'aperçut de la pâleur de Tressignies, qui saisit son chapeau et sortit, sans prendre congé de personne. Le lendemain, il était de bonne heure à la Salpêtrière. Il demanda le chapelain, - un vieux bonhomme de prêtre, - lequel lui donna tous les renseignements qu'il lui demanda sur le n° 119 qu'était devenue la duchesse d'Arcos de Sierra-Leone. La malheureuse était venue s'abattre où elle avait prévu qu'elle s'abattrait... A ce jeu terrible qu'elle avait joué, elle avait gagné la plus effroyable des maladies. En peu de mois, dit le vieux prêtre, elle s'était cariée jusqu'aux os... Un de ses yeux avait sauté un jour brusquement de son orbite et était tombé à ses pieds comme un gros sou... L'autre s'était liquéfié et fondu... Elle était morte - mais stoïquement - dans d'intolérables tortures... Riche d'argent encore et de ses bijoux, elle avait tout légué aux malades, comme elle, de la maison qui l'avait accueillie, et prescrit de solennelles funérailles. "Seulement, pour se punir de ses désordres, - dit le vieux prêtre, qui n'avait rien compris du tout à cette femme-là , - elle avait exigé, par pénitence et par humilité, qu'on mÃt après ses titres, sur son cercueil et sur son tombeau, qu'elle était une FILLE... REPENTIE. - Et encore, ajouta le vieux chapelain, dupe de la confession d'une pareille femme, par humilité, elle ne voulait pas qu'on mÃt "repentie". Tressignies se prit à sourire amèrement du brave prêtre, mais il respecta l'illusion de cette âme naïve. Car il savait, lui, qu'elle ne se repentait pas, et que cette touchante humilité était encore, après la mort, de la vengeance! . 317 252 505 363 95 30 53 297